La Philosophie du pauvre diable


LA PHILOSOPHIE
DU PAUVRE DIABLE


Air : En revenant au village.


Chacun me dit à la ronde,
Que je suis mal loti
Et mal bâti ;
Mais il faut bien dans ce monde
Prendre enfin son parti.

Je suis pauvre et n’attends même
Ni place ni soutien ;
Mais n’ayant rien,

Je suis sûr que lorsqu’on m’aime,
Ce n’est pas pour mon bien.
Chacun me dit, etc.

Je suis sot, mais dans la vie,
Si c’était par l’esprit
Qu’on réussit,
Verrions-nous donc, je vous prie,
Tant de gens en crédit ?
Chacun me dit, etc.

Je suis borgne, mais le nombre
Des méchants entassés,
Des sots pressés,
Est tel que, même dans l’ombre,
Un œil en voit assez.
Chacun me dit, etc.

Je suis bossu, mais Ésope
Qui, dit-on, fut si laid,
Si contrefait,
Sous sa difforme enveloppe.
Fit la barbe au mieux fait.
Chacun me dit, etc.

Je suis sourd, mais sur la terre,
Tout, pour m’intimider,
Peut s’accorder ;
Créanciers, femme, tonnerre,
Je n’entends rien gronder.
Chacun me dit, etc.

Je suis boiteux des deux jambes ;
Mais combien on en voit

En maint endroit,
Qui, bien qu’ils soient très-ingambes,
N’en marchent pas plus droit.
Chacun me dit, etc.

Je suis manchot, mais qu’y faire ?
Me plaindre de mon sort
Serait un tort…
Un bras, pour remplir mon verre,
N’est-il pas assez fort ?
Chacun me dit, etc.

Si je suis court de stature,
Après ma mort, ma foi,
Le plus grand roi
Ne tiendra pas, je vous jure,
Plus de place que moi.
Chacun me dit, etc.

Ainsi, tous, tant que vous êtes,
Gens de la tête aux pieds
Estropiés,
Borgnes, bossus, boiteux, bêtes,
Riez-en et criez :

Chacun me dit à la ronde,
Que je suis mal loti
Et mal bâti ;
Mais il faut bien dans ce monde.
Prendre enfin son parti.