La Philosophie du dix-huitième siècle

La Philosophie du dix-huitième siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 50 (p. 762-765).


LA PHILOSOPHIE DU DIX-HUITIEME SIÈCLE.


La philosophie du XVIIIe siècle est encore aujourd’hui et sera pendant longtemps un des plus grands problèmes de la critique. Démêler le vrai du faux, le bien du mal dans cette époque extraordinaire est une œuvre d’autant plus difficile, qu’on ne l’aborde guère en général sans passion et sans prévention, soit dans un sens, soit dans l’autre. On adore le XVIIIe siècle ou on l’abhorre, on ne le juge pas. Ceux qui voudront se faire une opinion juste de la philosophie de ce temps consulteront avec fruit les ingénieux, solides et consciencieux Mémoires[1] qu’un de nos philosophes les plus regrettés, M. Damiron, avait publiés, il y a quelques années, sur cette époque intéressante, et dont le troisième volume posthume nous est donné aujourd’hui. Le véritable intérêt de ces Mémoires est précisément le partage si décidé et si sincère que l’auteur a su faire entre toutes les opinions du XVIIIe siècle. Autant il adopte avec foi, je dirais presque avec enthousiasme, les grandes idées libérales du XVIIIe siècle, autant il répudie avec énergie ses théories matérialistes et athées. Ce partage, que l’école de Rousseau, de Mme de Staël, de M. Cousin et de M. Jouffroy avait cru pouvoir faire au commencement de notre siècle, est de nouveau mis en question ; de nouveau la liberté de penser paraît s’engager dans toutes les négations. Les conseils fermes et purs d’un noble esprit sont donc d’une parfaite opportunité. Tel est l’attrait des Mémoires de M. Damiron, où l’on ne trouvera pas sans doute le feu de la jeunesse et l’élan d’une pensée téméraire, mais le doux éclat d’un esprit reposé, la sérénité de l’âge, sans aucun mélange de ce désenchantement et de cette amertume qu’il apporte souvent avec lui.

L’auteur de l’introduction qui précède ce dernier volume, M. Ch. Gouraud, a signalé avec justesse et bonheur le remarquable caractère de ces écrits, où il semble que la réfutation du faux sorte beaucoup moins des argumens de l’auteur que de l’esprit de haute moralité qu’il a maintenu partout sans effort en présence de cette société équivoque des d’Holbach, des Lamettrie, des Diderot, dans laquelle son sujet l’obligeait à vivre : « Rien que cette attitude, dit M. Charles Gouraud, d’une âme pure et d’un esprit bien fait au milieu de ces intelligences intempérantes, faibles ou déréglées, forme un enseignement ou un spectacle dont la pureté parle au cœur et subjugue la raison. Je ne crois pas qu’on ait jamais vu dans aucun livre de critique morale la police des idées basses se faire ainsi d’elle-même avec cette aisance et cette autorité, par la seule vertu de l’intervention au milieu d’elles d’une conscience parfaitement pure et d’une raison parfaitement droite. » Cet excellent jugement est le vrai. C’est bien là l’originalité de ces Mémoires, qui ont été le dernier ouvrage de M. Damiron, et qui resteront comme le meilleur de ses écrits. Dans cet ouvrage, M. Damiron est prêtre pour ainsi dire par l’onction, par le sentiment, par une sorte de foi pleine de candeur et de douceur ; mais il est philosophe par la tolérance, par l’équité de la critique, par l’effort qu’il fait pour avoir raison, par l’absence d’anathèmes pour ses adversaires, par le respect de la pensée, même dans ses égaremens.

Le volume posthume sur la Philosophie au dix-huitième siècle se compose de trois mémoires, l’un sur Maupertuis, l’autre sur Dumarsais, le troisième sur Condillac. Ce troisième mémoire est le dernier de l’auteur, et, par une circonstance bien touchante, il a été en quelque sorte le dernier adieu du philosophe. Il le lisait à l’Académie le jour même de sa mort, que rien au monde ne faisait prévoir. À peine rentré chez lui, il va se reposer quelques instans dans son cabinet. Il s’assoit dans son fauteuil, penche la tête et meurt. « Nous avons perdu un sage, » dit le duc de Broglie en apprenant sa mort, La dernière phrase que M. Damiron ait prononcée ici-bas, celle par laquelle se termine le mémoire sur Condillac ne pourrait-elle pas, légèrement modifiée, lui être appliquée : « Avoir bien vécu, disait-il, et n’avoir eu que des pensées irréprochables, en faut-il plus pour laisser une noble et digne mémoire ? »

Les trois études que contient le nouveau volume n’ont peut-être pas un aussi grand intérêt que celles des volumes déjà publiés. Cependant Maupertuis, plus connu par ses démêlés avec Voltaire que par ses propres écrits, est bien loin d’être un penseur méprisable. Il y a en lui des germes d’idées, et le travail de M. Damiron donne le désir de le mieux connaître. La prétention de démontrer l’existence de Dieu par le principe mathématique de la moindre action, principe dont il est l’inventeur, est une prétention, probablement erronée, mais qui mérite cependant d’être considérée d’un peu près. Son Essai sur le Bonheur contient des observations fines ; enfin ses vues, quoique vagues, sur l’essence de la matière, par leurs analogies avec celles de Bonnet, de Leibnitz et de Diderot, ont de quoi nous intéresser. Le mémoire sur Condillac a aussi son intérêt. L’auteur a borné son examen au Traité des systèmes et il n’a pas de peine à démontrer combien l’ignorance de l’histoire de la philosophie rendait les jugemens des meilleurs esprits courts, étroits, exclusifs, insuffisans. La lecture du Traité des systèmes est la meilleure justification qui se puisse donner des travaux considérables de notre temps sur l’histoire de la philosophie. Comme on se lasse de tout, on est aujourd’hui las des recherches de la philosophie sur sa propre histoire, et on lui demande d’oublier un peu le passé pour le présent et pour l’avenir. Je ne dis point que l’on ait tort, et je suis volontiers d’avis qu’il faut étudier les problèmes en eux-mêmes ; mais cette nouvelle disposition ne doit point nous rendre injustes, et nous devons reconnaître qu’il était nécessaire pour la philosophie de revenir sur elle-même, de se rendre bien compte de son passé, et, par une critique exacte de ses travaux antérieurs, de bien mesurer où elle en est arrivée et ce qu’il lui reste à faire.

J’ai déjà dit que ce troisième volume de M. Damiron est précédé d’une introduction où M. Ch. Gouraud apprécie avec un grand sens les travaux d’un philosophe qu’il a aimé et vénéré. Il relève aussi avec chaleur l’importance de ces nobles travaux dans un temps où, pour employer une expression célèbre, le matérialisme coule à pleins bords. J’adhère entièrement à ce qu’il dit sur ce sujet. Seulement je ne serais pas tout à fait d’accord avec lui sur les causes qu’il assigne à ce triste phénomène. Il paraît en imputer la plus grande responsabilité à l’économie politique, et il en veut surtout à cette science, ou du moins à quelques-uns de ses représentans, de la célèbre théorie de la production immatérielle. On sait en effet que certains économistes ont considéré l’intelligence comme un capital, et ses œuvres comme des produits ; mais cette théorie ne me paraît avoir rien à faire dans le matérialisme actuel. Le mal a son origine non dans l’économie politique, mais dans le développement des sciences physiques et naturelles, et il a été surtout provoqué par l’exemple remarquable de certaines généralisations scientifiques. On a vu des phénomènes très différens ramenés à une même cause, le magnétisme à l’électricité, la chaleur à la lumière, et tous ces phénomènes au mouvement. On en a conclu qu’il pourrait bien en être ainsi de la pensée. Telle est la vraie cause scientifique du matérialisme actuel. L’économie politique n’a rien à y voir. On peut même dire au contraire que cette science s’est de plus en plus rapprochée du spiritualisme, car, en montrant que la richesse a pour principale cause le travail humain, et que le travail c’est la volonté humaine, l’intelligence, l’âme enfin, on spiritualisait la richesse. Qu’y a-t-il d’étonnant alors que l’intelligence elle-même dans un ordre plus élevé et dans ses propres œuvres puisse être une source de richesse ? Et qui pourrait contester que le peintre qui fait payer son tableau, l’artiste son chant, le médecin ses visites, ne possèdent vraiment un capital, et ne soient dans toute la force du terme de véritables producteurs ? Attacher tant d’importance aux mots, quand on est obligé de reconnaître les choses, ne me paraît pas un scrupule vraiment scientifique ; mais, cette réserve faite, on fit avec plaisir l’introduction de M. Gouraud, où l’élévation de la pensée est en harmonie avec l’esprit de l’excellent et généreux ouvrage auprès duquel il nous introduit.

Paul Janet, de l’Institut.

  1. Mémoires pour servir à l’histoire de la Philosophie au dix-huitième siècle, par M. Ph. Damiron, de l’Institut, avec une introduction de M. Ch. Gouraud.