La Philosophie de l’histoire des États-Unis

« Nous n’avons pas oublié qu’au temps de la guerre de Cuba alors que les Français et beaucoup d’autres en Europe se détournaient de nous, vous avez défendu notre cause et introduit presque de force dans une grande École de Paris l’enseignement de notre histoire dont personne en France ne se souciait encore. »  (W.-M. Sloane)

Messieurs,

Je vous disais au début de ces leçons, qu’à mon sens, peu de peuples avaient autant besoin que le peuple américain d’être étudiés dans leur passé, pour être compris dans leur présent et devinés dans leur avenir. Et je vous en donnais une raison qui semble avoir surpris pas mal d’entre vous : c’est que peu de peuples ont été davantage remués par des idées et par des sentiments et se trouvent liés par des traditions plus impérieuses.

Quelles sont ces idées et ces traditions ? Je voudrais en terminant vous en offrir une sorte de résumé. Je voudrais dresser devant vous le bilan des grands faits matériels et moraux qui remplissent la période historique dont j’avais à vous entretenir et qui nous ont permis d’en déterminer le caractère. L’histoire, telle qu’on la comprend ici, a un but pratique : ici, la science s’acquiert en vue de l’action ; on apprend à agir. C’est pourquoi je me préoccupe de dégager de cet enseignement une conclusion pratique.

La grande idée qui domine la civilisation transatlantique, celle avec laquelle on doit toujours compter et qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est l’idée de la rénovation. À part une légère éclipse sous le régime colonial, cette idée n’a pas cessé de hanter les cerveaux américains, depuis l’homme d’État jusqu’à l’employé du dernier rang, depuis le littérateur jusqu’au cow-boy. La graine en fut déposée dans le sol du Nouveau-Monde par les pèlerins du May Flower qui débarquèrent dans la baie de Plymouth le 22 décembre 1620, et cette graine a germé en une moisson prodigieuse. Ainsi s’est fondée la croyance à la prédestination des États-Unis que tout Américain professe consciemment ou inconsciemment et qui inspire la plupart de ses actes. Il croit que son pays a reçu du ciel la mission spéciale de rénover le monde, de construire l’État modèle, de changer le sort des peuples.

Cet idéal national s’est formé en deux fois et chaque fois, c’est un fait matériel précis qui a provoqué le fait moral.

La persécution qu’ils avaient subie avait poussé loin de leur patrie une poignée d’hommes que tourmentait l’âpre désir d’une régénération individuelle conçue d’une manière étroite, mais sincère. Après une douloureuse odyssée, n’ayant trouvé nulle part la liberté qu’ils cherchaient, ils avaient été amenés à poursuivre une régénération collective ; puisque aucune des communautés existantes ne pouvait leur offrir asile et sécurité, ils avaient prétendu créer la communauté-type, celle qui devait guider, par la seule force de l’exemple, les nations d’Europe dans les voies de la réforme et du salut.

Le temps a passé ; les épreuves et les désillusions ont été multiples ; les coutumes puritaines se sont effacées ; surtout l’état d’esprit puritain s’est évanoui. Il s’est formé, sur l’autre rive de l’Océan, une collectivité qui, après tout, paraît devoir ressembler à celles du vieux monde, car ses fils versent le sang et veulent de l’or tout comme leurs cousins d’outre-mer… N’importe. Le vieil idéal subsiste. Il s’exprime naïvement dans les écrits, les paroles ou les actes.

Le régime de compression imposé par l’Angleterre à ses colonies pendant la fin du xviie et la plus grande partie du xviiie siècle, avait restreint leurs ambitions et les avait empêchées de les manifester. Avant que de songer à perfectionner les institutions, il faut vivre et la vie était difficile, là-bas. On avait à se battre contre les Indiens, contres les Français du Canada, bientôt contre la mère patrie elle-même. Cette longue période trempa vigoureusement la nation naissante ; elle ne s’enrichit guère : comment l’aurait-elle pu, soumise à des loi pareilles. Mais près de cent ans de luttes armées avaient rendu ses milices redoutables en même temps que le voisinage du péril, l’habitude de participer aux assemblées municipales, la diffusion de l’instruction avaient formé le citoyen.

L’Amérique d’alors est en retard sur l’Europe ; l’Américain est en avance sur l’Européen ; il est déjà mûr pour le self government. Et sitôt que les circonstances l’ont rendu, presque malgré lui, indépendant, il s’adonne de nouveau au rêve de ses pères. Les récits des voyageurs, les rapports des agents, presque tous les documents qui sont parvenus jusqu’à nous nous apportent la même impression sur ce que ressent l’Américain d’alors à l’égard de son pays ; il n’a pas encore de grandes ambitions matérielles, mais il a l’ambition morale de devancer le vieux monde au point de vue de l’organisation politique et sociale et de lui servir d’exemple.

Et alors, la Force entre en scène. La fondation de trois États continentaux, le Kentucky (1792), le Tennessee (1796) et l’Ohio (1802), et plus encore l’acquisition de la Louisiane (1803), font apercevoir soudain à l’Américain la possibilité de conquérir et de peupler tout le continent, d’un océan à l’autre. Il ne s’en était point avisé. La Constitution n’a prévu ni les agrandissements de territoires, ni la création de nouveaux États ; elle est d’hier pourtant, mais en la rédigeant, nul n’a entrevu de telles perspectives. Jusque-là chaque État est demeuré tourné vers l’Europe et sa seule ambition du côté de la terre a été la paix : ne plus être exposé aux incursion franco-indiennes constituait le vœu suprême. La doctrine de Monroë est si loin de la pensée des gouvernants que ceux-ci se sont engagés très volontiers à respecter « l’intégralité des possessions présentes et à venir de la couronne de France » en Amérique, et cette idée d’un agrandissement possible des colonies françaises n’a choqué personne.

L’utilité de posséder la Nouvelle-Orléans est évidente, ne fût-ce que pour acquérir le droit incontesté de naviguer sur le Mississipi ; l’Espagne précisément interdit cette navigation aux Américains. Et c’est là un droit dont ils ne peuvent se passer. Mais avec la Nouvelle-Orléans, la France vend la Louisiane, c’est-à-dire une immense étendue de terrain qui n’a point de limites au nord-ouest par la raison que cette partie du continent est encore inconnue : nul n’y a pénétré et l’on semble même assez peu empressé de la connaître. Ce vaste recul d’horizon grise pourtant le Kentuckien qui va devenir le père d’un second état d’âme comme le puritain fut le père du premier. Je vous ai tracé du Kentuckien un portrait hâtif ; je vous ai dit qu’il y avait en lui un peu de civilisation virginienne greffé sur un tempérament de trappeur et d’aventurier. Ne négligez aucune occasion d’étudier ce type étrange du Kentuckien. C’est lui qui a bouleversé les destinées du Nouveau-Monde ; ce qu’il en reste se retrouve aujourd’hui peut-être dans l’homme de Chicago, mais atténué et déformé. Le Kentuckien aimait le whisky, le duel et les cartes ; il était fou d’éloquence ; le sens de la grandeur était développé en lui d’une façon surprenante ; il voulait amplifier (magnify) toutes choses ; son patriotisme était pur, mais exalté. Napoléon était son Dieu et l’aigle son emblème. Il fut belliqueux. Il poussa à la guerre contre l’Angleterre en 1812 ; il voulut conquérir le Canada ; il obtint enfin l’annexion du Texas, l’invasion de la Californie, la guerre contre le Mexique. La prise de Mexico le ravit d’aise et le traité de Guadalupe Hidalgo combla ses vœux. Les États-Unis allaient maintenant d’un océan à l’autre ; leur superficie avait quintuplé en quarante-cinq ans ; ils prenaient rang parmi les plus grand pays du monde. Le Kentuckien, ouvrier obscur de cette œuvre immense, eut pour porte-parole, au Sénat fédéral, le célèbre Henry Clay auprès duquel siégeaient Webster et Calhoun, tous épris du même rêve de grandeur nationale.

Tels sont, résumés avec une hâte dont je m’excuse, les principaux éléments de cet idéal de rénovation universelle qui a marqué si profondément l’âme américaine, de cette croyance durable et répandue que les États-Unis ont été désignés par la Providence pour exercer une action supérieure et laisser dans l’histoire une trace indélébile.

Les circonstances ont grandement contribué à fortifier cette idée. Il s’est produit une suite d’événements qui ont été, pour le peuple américain, des sortes de leçons de choses.

En premier lieu, l’ampleur et la continuité de sa fortune. Nous ne nous rendons pas bien compte du contraste que présente l’histoire des États-Unis avec celles des autres nations, non seulement parce que nous songeons rarement à l’étudier, mais surtout parce que, lorsque nous l’étudions, c’est par lambeaux, si l’on peut ainsi dire, — et de la sorte, nous n’apercevons pas l’étourdissante rapidité avec laquelle la puissance américaine a été édifiée. L’Américain, qui procède autrement, est saisi par ce contraste. Il connait bien son histoire et sitôt qu’il la compare aux lentes évolutions, aux alternatives de grandeur et de décadence des nations européennes, la certitude s’affermit en lui que son pays n’est point semblable aux autres. D’autant que ce ne sont pas les épreuves et les difficultés qui ont manqué. Vingt fois, l’unité aurait dû périr : il n’est sorte de révolutions et de désordres qui n’aient failli éclater : tour à tour, la conquête, la banqueroute, l’anarchie, la guerre civile, le militarisme, le fonctionnarisme, la corruption, les crises économiques ont menacé la prospérité et souvent l’existence même de la nation. Et toujours elle est sortie de l’épreuve, grandie et fortifiée. Aux jours des plus grands périls, deux hommes providentiels lui ont été donnés. Le mot n’a rien d’exagéré. Washington et Lincoln furent vraiment les hommes providentiels en ce sens qu’on découvre en eux cette sorte de génie qui s’adapte exactement aux circonstances et ne semble fait que pour accomplir une œuvre donnée, généralement une œuvre de redressement ou de réparation, en sorte qu’ils ne laissent derrière eux que des bienfaits ; ce ne fut point là le génie de Napoléon, ce fut celui de Jeanne d’Arc. Je ne saurais trop vous engager à approfondir ces deux grandes figures, Washington et Lincoln ; la fréquentation de tels caractères est d’ailleurs salutaire et il est consolant pour l’humanité de songer qu’elle peut atteindre à pareille hauteur.

Pour un peuple si jeune, c’est beaucoup d’avoir été en moins d’un siècle deux fois sauvé de cette façon-là ; on comprend qu’il en ait ressenti quelque orgueil. Mais il y a une seconde leçon de choses qui a agi encore plus directement sur les Américains et qu’ils ont retenue encore plus aisément. Celle-là, il n’était pas besoin d’apprendre l’histoire pour la recueillir ; le plus ignorant la trouvait à sa portée. Je veux parler de l’absorption de l’émigrant européen par la civilisation transatlantique et de son « américanisation » rapide.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette question. J’ai cru remarquer, pour ma part, que l’américanisation — passez-moi ce barbarisme — était la résultante du succès ; l’homme qui réussit devient Américain avec une facilité qui, cela est évident, tient du prodige ; mais celui qui échoue reste Européen. C’est ainsi que tout une partie de Chicago constitue un véritable damier international où les Français, les Suédois, les Allemands, les Slaves, les Italiens demeurent en groupes, retenant dans la misère les marques distinctives de leur nationalité, la langage et les habitudes de leurs races. D’autre part, l’américanisation des autres n’est peut-être pas aussi complète au fond qu’elle l’est en apparence. L’avenir seul en décidera. Il n’en reste pas moins vrai qu’en une génération, l’Europe semble perdre toute influence sur les fils de ceux qui l’ont abandonnée pour se fixer au Nouveau Monde et qui sont parvenus à s’y créer une situation, si modeste soit-elle. Il y a dans l’air respiré, dans l’existence vécue, quelque chose qui prend la jeunesse, la pénètre, l’enthousiasme et lui inocule en quelque sorte toutes les passions et tous les hérédités américaines. Le fait est très curieux et, certainement à ce degré, il est unique. Comment n’aurait-il pas agi puissamment sur l’imagination d’un peuple déjà si porté à se croire au-dessus de tous les autres ?

L’idée de la rénovation est par elle-même un peu vague ; elle peut revêtir les formes les plus variées. C’est ainsi que nous la trouvons au centre de la plupart des manifestations du sentiment religieux qui remplissent les annales américaines depuis le « covenant » de 1620 jusqu’au Parlement des Religions de Chicago en 1893. L’effervescence religieuse aux États-Unis, n’a jamais cessé : les controverses théologiques de l’époque coloniale firent place, après l’Indépendance, aux Revivals, ces cyclones mystiques qui traversèrent tout le continent et déterminèrent la création d’innombrables sectes réformatrices et communistes. Avant la guerre de Sécession, le spiritisme fit rage. Puis le sentiment religieux s’épura et s’apaisa et un grand courant se dessina en faveur de l’union des différentes églises et même de la constitution d’une église nationale. Dans un pays aussi foncièrement religieux que les États-Unis, — ils le sont plus que l’Angleterre, — un tel courant a peu de chances de se détourner. C’est là ce qui, à mon sens, constituera l’obstacle au progrès du catholicisme américain dans l’avenir.

Vous saisissez déjà les éléments contradictoires qui constituent le grand problème transatlantique : éléments pacifiques, éléments belliqueux qui font de la question de guerre ou de paix, non point seulement une actualité, mais quelque chose de fondamental que l’Europe a eu la maladresse de ne point voir jusqu’ici. Rien que dans cet idéal de rénovation qui est caractéristique de l’âme américaine, nous démêlons des hérédités opposées, les unes poussant aux influences pacifiques, les autres aux influences belliqueuses. Voici maintenant d’autres traditions qui accentuent l’alternative.

Nous avons parlé de la fameuse doctrine de Monroë ; qu’elle ait ou non dévié de son sens primitif, cela n’importe. La pensée de Monroë n’a qu’un intérêt restreint : ce qui vaut, c’est la façon dont les Américains l’ont comprise et interprétée. Reportons-nous à l’époque où Monroë énonça son principe. C’était en 1823 ; mais dès 1818, la politique du cabinet de Washington à l’égard de l’Europe avait été formulée dans un sens identique. Or, depuis 1810, les colonies espagnoles levaient tour à tour l’étendard de la révolte et se formaient en républiques indépendantes. Les États-Unis ayant franchi la ligne du Mississipi ébauchaient en même temps leur rêve de grandeur et la démocratie populaire allait remplacer au pouvoir l’aristocratie virginienne. Les Américains applaudirent chaleureusement le langage de leur président et lui donnèrent une double interprétation : la première, c’est que l’Europe devait être évincée du Nouveau Monde ; la seconde, c’est que les États-Unis devaient servir de protecteur et de chef à l’ensemble des républiques américaines. Cette dernière prétention n’a pas été énoncée, mais elle a inspiré des actes et cela revient au même. Ce qu’on a appelé le Panaméricanisme n’a point jailli tout à coup du puissant cerveau de James Blaine, ce faiseur de présidents. Blaine avait distrait cette idée du patrimoine national et en avait fait le pivot de ses combinaisons à longue portée. De même qu’il préféra créer des chefs d’État que l’être lui-même, il aima mieux agir dans l’avenir que dans le présent. Son congrès panaméricain de 1889 fut beaucoup plus qu’un échafaudage électoral : ce fut une pierre d’attente, et si des lauriers militaires poussent à l’entour, la construction ne tardera pas à sortir de terre. Voilà donc, à côté de la mission générale et vague des États-Unis dans le monde, une mission très précise, une sphère d’action bien délimitée.

Maintenant cette sphère d’action sera-t-elle la seule ? Je ne le crois pas et je vous en signale une autre sur laquelle il est d’autant plus intéressant d’arrêter le regard que le panaméricanisme réserve vraisemblablement aux États-Unis plus d’une surprise désagréable, plus qu’un déboire. C’est du moins ce qui apparaît si l’on consulte la géographie. Prenez le planisphère et vous apercevez aussitôt que l’Amérique du Sud est moins voisine économiquement des États-Unis que de l’Europe et de cette vaste dépendance de l’Europe qui est l’Afrique.

La race, la civilisation concourent aussi à la rapprocher de nous et si l’Angleterre ne vient pas à la traverse et ne modifie pas l’équilibre de cette partie du globe (ce qu’elle pourrait bien faire, à en juger par les progrès de son influence dans la République Argentine), l’Europe pourra sans doute y lutter avantageusement contre le protectorat des États-Unis. Mais il existe d’autres républiques que celles du Sud-Amérique, des républiques qui ne portent pas ce titre et peut-être ne le porteront point de longtemps, mais qui n’en jouissent pas moins de tous les privilèges des États libres. Ce sont les diverses communautés de l’Empire Britannique. Une amitié croissante les relie aux États-Unis. Si l’on écrivait une histoire détaillée des rapports de l’Amérique du Nord avec le monde anglo-saxon, vous seriez surpris d’y constater combien, dès le lendemain de l’indépendance, ces rapports ont été empreints de vraie sympathie. Tout en notant (comme ont pu le faire, depuis, nombre de voyageurs) des expressions haineuses à l’égard des Anglais, Tocqueville ne s’est point appesanti sur cette haine qu’il sentait parfaitement n’être que « de l’amour tourné à l’aigre ». Le petit speech, — si peu protocolaire, adressé par George iii à John Adams qui lui présentait, au lendemain de la paix de Versailles, ses lettres de créance, contient en quelques lignes tout le programme de l’avenir. Il était à prévoir, dès cette époque, que « l’unité de langage, la similitude de la religion et les liens du sang exerceraient sur les relations des deux peuples une heureusement et complète influence » ; d’autant que si les Américains ressentent à l’égard de l’Angleterre un reste de rancune, rien ne les sépare de leurs cousins d’Australie ou d’Afrique. Quand un premier ministre australien s’est écrié en s’adressant à eux : « nous aurons soin, vous et nous, de faire du Pacifique un lac anglo-saxon », il a répondu aux secrètes pensées de bien des Américains.

L’influence des États-Unis sur les affaires des républiques espagnoles et de l’empire britannique s’est préparée de longue date et nous la verrons s’accentuer de plus en plus.

Dans cet ordre d’idées, l’existence de traditions certaines, de sentiments précis ne suffit pas à déterminer un courant d’action ; il faut encore que l’individu s’y prête, qu’il ait les qualités et les défauts requis pour mettre en pratique le rêve national, pour travailler à en faire une réalité. C’est ici, précisément, que l’histoire des États-Unis est tout à fait intéressante et qu’il devient très utile de la connaître. Elle montre que les événements successifs dont l’Amérique a été le théâtre depuis deux cent cinquante ans ont formé l’Américain en fonction — si l’on peut ainsi parler — de l’œuvre qu’il désire accomplir, dans laquelle son succès est incertain, mais qu’il tentera assurément. Je m’explique. L’Amérique a donné à l’Américain une endurance incroyable, le sens de l’activité poussé à un degré inconnu jusqu’ici, l’isolement d’avec ses semblables et l’habitude d’envisager toujours le point de vue collectif de préférence à tout autre. En deux cent cinquante ans, il a traversé : les rigueurs de l’époque coloniale, cent années de guerre incessante contre les Indiens, les Français et les Anglais, quatre années d’une effroyable guerre civile, des bouleversements économiques et financiers sans nombre et des tremblements de terre politiques et sociaux dont la série n’est certainement pas close. Voilà pour l’endurance. Quant à l’activité, jamais champ plus vaste ne s’ouvrit devant des humains. Un sol immense et fertile à défricher, de grandes facilités industrielles et deux façades commerciales ouvrant sur les deux côtés de l’univers, avec au centre un réseau sans pareil de voies fluviales. Et sur tout ce sol, un seul peuple, sans voisins, sans rivaux ; dans ce peuple sont entrés des éléments hétérogènes en grand nombre ; mais, d’une part, ils se sont assimilés très rapidement, et de l’autre, le noyau primordial est demeuré sinon intact, du moins prédominant. Voilà certes des conditions particulièrement propres à cimenter une nation, à lui faire sa légende. Il n’y a pas à craindre d’émiettement : il faudrait, pour cela, qu’une seconde nation se formât au milieu de la première puisque sur les frontières nulle absorption ne peut avoir lieu. On dit que le fait d’être une île a grandement influé sur les destins de l’Angleterre : mais cette île dépend tout de même, par sa situation, du système européen dans lequel elle se trouve à demi englobée : les États-Unis furent bien autrement isolés que l’Angleterre et cet isolement contribua infiniment à assurer le triomphe de ce que j’appellerai le sentiment collectif, faute de pouvoir employer le mot de collectivisme auquel nous donnons un sens spécial et que nous appliquons à un système social.

Il y a une philosophie américaine ; je ne sache pas qu’elle ait encore trouvé son expression dans des écrits quelconques ; si le Nouveau Monde doit produire des philosophes semblables aux grands Allemands qui synthétisèrent les angoisses et les aspirations germaniques, aucun ne s’est encore révélé. Il n’en est pas moins vrai qu’une philosophie nationale existe de l’autre côté de l’Océan et qu’on peut suivre sa genèse de page en page en lisant attentivement l’histoire des États-Unis. Je vous signale en passant quelques aperçus géniaux que Tocqueville a consacrés à ce sujet. Eh bien ! Cette philosophie n’est pas individualiste. Elle est tout le contraire. Elle est basée sur la nécessité de la subordination de l’individu à la collectivité et je ne suis pas éloigné de croire que si elle se développe normalement, elle conduira à l’absorption de l’individu par la collectivité. Et je vous en donnerais volontiers un exemple assez frappant si je ne me faisais un devoir de ne rien puiser dans mes impressions personnelles, voulant tracer ici le tableau de l’Amérique, telle qu’elle apparaît à l’historien et non au voyageur.

L’exemple que je vous citerais, c’est celui du « millionnaire ». Quiconque approche le millionnaire américain sent qu’il est imbu de son rôle social. En faisant fortune, il remplit une fonction. Il pense que le pays doit être fier de lui et que plus il deviendra riche, plus il sera utile au pays et méritera sa reconnaissance. Aussi ne le voit-on jamais s’arrêter pour jouir de ce qu’il a ; il va toujours, s’exposant à tout perdre plutôt que de renoncer à gagner. La plupart du temps, il meurt à la peine sous l’effort continu et trop violent. De tels hommes, — qu’ils soient dans le vrai ou le faux, — excitent évidemment l’admiration du peuple qui les entoure et lui servent de modèles ; on s’inspire de leurs actes, on imite leur conduite. De là — et point d’un instinct mercantile — est venue cette soif du dollar, caractéristique de la civilisation américaine et dont les Européens ne comprennent guère la nature ni la portée. Dans le dollar, l’Américain cherche beaucoup moins l’argent que la force, la jouissance que le pouvoir, la satisfaction d’être riche que la gloire de l’être. Et à quoi fait-il servir ces choses, quand il les possède ? Il ne songe guère à sa famille ; il songe à son pays, sous forme de fondations, souvent admirables, parfois puériles.

Mais, revenons-en à l’histoire. Nous y trouvons des tendances non équivoques au despotisme. Comment ont été organisées les partis politiques, les innombrables sociétés secrètes ou non, les sectes, les unions, les syndicats, les confréries, les ordres, qui pullulent, presque depuis l’Indépendance ? Partout on trouve le despotisme, — despotisme démocratique s’entend, celui qui a le bulletin de vote à la base et sur lequel reste suspendue l’épée de Damoclès de la non-réélection. Le citoyen des États-Unis subit de la sorte d’énormes contraintes, non pas en résigné, mais en satisfait ; il aurait pu parfois, d’un coup d’épaule, renverser l’oppression, briser les entraves : il ne l’a pas fait. À voir la facilité avec laquelle il s’est laissé imposer le joug de certains hommes, a obéi à certaines lois, supporté certains abus, enduré certains tracas, on en vient à se demande s’il ne sera pas, dans l’avenir, de ceux qui consentiront le plus volontiers les mainmises de l’État, de ceux qui se trouveront le mieux préparés à permettre une expropriation partielle de la liberté de l’individu au nom du bien public.

Cela peut se faire en vue du militarisme ou en vue du socialisme. Ne prophétisons pas. Bornons-nous à relever, dans les annales des États-Unis, pas mal d’accoutumances militaristes et socialistes et demandons-nous s’il existe un frein, quelque chose qui, en dehors de la sage parole de Washington, — si longtemps écoutée, mais affaiblie aujourd’hui par la distance des années et l’évolution des esprits, — puisse retenir les États-Unis sur la pente de l’ingérence extérieure ou de la transformation radicale à l’intérieur.

L’intérêt serait-il ce frein ? Je ne le crois pas et voici pourquoi. Je vous disais tout à l’heure que, dans sa poursuite de la fortune, l’Américain recherche surtout la force. Nous n’apercevons rien dans son passé qui indique la permanence de cet instinct d’enrichissement, rien qui prouve qu’un tel instinct soit inhérent à sa nature même et qu’il doive y subordonner ses autres passions. Le caractère commercial et mercantile que nous attribuons à l’histoire entière des États-Unis n’a existé, ni à l’époque coloniale, ni même au début de l’indépendance. On dit : les Américains alors faisaient tous du commerce (je prends ce mot dans son sens le plus vaste), — cela est évident ; qu’auraient-ils fait ? Ils n’avaient pas, sans doute, le moyen de devenir avocats ou hommes de lettres. Mais, à aucun moment, la passion de la fortune n’a dominé en eux jusqu’à ce que, par l’acquisition de la Louisiane, le contient entier se soit ouvert à eux. Ils ont entrevu dès lors la possibilité d’un enrichissement individuel excessif. Cela a duré, — par suite de diverses circonstances très intéressantes à étudier et que je n’aurais pas manqué de vous exposer si j’en avais eu le temps, — cela a duré, jusqu’à nos jours. Cela va prendre fin : on pourra encore faire fortune ; on ne pourra plus devenir, en quelques années ou en quelques mois, un homme colossalement riche. Une telle possibilité n’est pas normale ; elle est le propre d’une société en formation et non d’une société formée. Nous verrons alors si l’Américain est susceptible de devenir un de ces commerçants qui, aimant leur métier et faits pour l’exercer, édifient lentement et sagement une fortune moyenne — ou bien si ce qui l’a tenté jusqu’ici dans le commerce, ç’a été l’ampleur inattendue des horizons et si, une fois ces horizons rétrécis, il ne préfère pas s’adonner à d’autres besognes.

Et puis, enfin, l’intérêt ne dicte pas nécessairement une attitude pacifique : la guerre enrichit souvent ; elle ouvre des routes nouvelles, crée des débouchés, met de l’imprévu dans les affaires et précisément cet imprévu est pour beaucoup dans le charme que les affaires possèdent aux yeux des Américains. Ne prenons donc pas exemple sur l’Angleterre pour conclure à l’existence d’un tel cran d’arrêt dans les destins des États-Unis. Les États-Unis sont compacts ; l’Angleterre est éparpillée ; sa vulnérabilité est bien autre que la leur.

Le frein, s’il ne se brise pas, ce sera ce rouage dont je vous ai signalé à plusieurs reprises l’admirable fonctionnement, ce sera la démocratie municipale, ou plutôt l’esprit qui la fait mouvoir ; cet esprit de bon sens, de saine activité, de simplification qui distingua très vite la commune coloniale. Les États-Unis, il est vrai, nous ont donné depuis lors le spectacle de scandales municipaux sans précédents. Mais ces scandales ont éclaté précisément là où l’esprit municipal était annihilé, où l’élément vraiment américain se trouvait réduit à l’impuissance, dans de grandes villes corrompues, toutes viciées par un cosmopolitisme malsain. Dans les débats des Town meetings de jadis, il a été accumulé une telle quantité de bon sens que la réserve n’en est pas épuisée et d’ailleurs il s’en fabrique encore. L’Américain, être sensible à l’excès et prodigieusement nerveux, peut bien s’abandonner aux rêves de gloire que lui soufflent de grands souvenirs et de longues ambitions ; il peut s’emballer au contact de sa foule, l’une des plus impressionnables qui soient au monde ; il peut se griser de sa jeunesse et de sa force : une heure revient où, de nouveau, il raisonne avec ce clair bon sens qu’il a hérité des premiers fondateurs de sa fortune. « Sa supériorité, a écrit le duc de Noailles, paraît tenir à un don spécial, espèce de notion spontanée de la direction droite, comparable à l’aimant dans la boussole ou à l’instinct de l’hirondelle qui sait toujours reconnaître le chemin du nord ou du midi. » Ce don spécial, c’est le vieux bon sens municipal de la Nouvelle-Angleterre.

Voilà toute la sauvegarde de l’Europe. Elle est mince. Et puisque je prononce le nom de l’Europe, le moment est propice pour récapituler ce que nous savons du rôle joué par elle dans l’histoire des États-Unis. Ce rôle, il faut l’avouer, n’est ni brillant ni habile. Notre vieux monde ressemble à ces pères acariâtres qui n’admettent qu’en rechignant la majorité de leur fils, les laissent se former et se débrouiller tout seuls dans la vie et n’en attendent pas moins toutes sortes d’égards et de déférences pour le seul fait de les avoir engendrés. Pendant plus de cent cinquante ans, l’Amérique naissante n’a eu de regards et de pensées que pour l’Europe. J’ai attiré votre attention sur cet état de choses qui a subsisté au delà de la guerre de l’Indépendance et de l’organisation du gouvernement fédéral. N’oubliez pas que les pèlerins de Plymouth et leurs imitateurs avaient quitté le vieux monde sans haine, malgré les persécutions endurées, et qu’à défaut d’esprit de retour, ils se flattaient de pouvoir exercer une heureuse influence sur lui et l’amener, par leur exemple, au repentir et à la conversion. C’était là une sorte de fil tendu entre les deux rives de l’Océan. Opprimés par les Hollandais et par les Anglais, attaqués par les Espagnols et par les Français, exposés aux horribles cruautés des Indiens que la France excitait et soutenait, les coloniaux demeurèrent quand même Européens par le cœur. Ils n’avaient prétendu innover que sur un point ; jamais ils n’avaient pensé à se séparer moralement et intellectuellement de la société à laquelle ils avaient appartenu ; il se croyaient la mission de créer un État politique et religieux d’un type nouveau, et cela leur suffisait. Pendant toute la période coloniale, le même sentiment prévalut ; les idées et les modes venaient d’Europe. L’Indépendance n’y changea rien. Dès que les partis se furent organisés autour du pouvoir nouveau ils se distinguèrent bien moins par leur programme intérieur que par leurs tendances étrangères ; il y eut les Francophiles et les Anglophiles ; les uns et les autres apportaient à leurs disputes une véhémence telle que les bons esprits s’alarmèrent et Washington, en se retirant, rédigea le message où se trouvent les lignes si célèbres que je vous citais dernièrement. « Le peuple, disait le grand homme, qui se laisse aller à nourrir une antipathie marquée ou une sympathie enthousiaste à l’égard d’un autre peuple devient en quelque sorte l’esclave de sa passion… Il est aveuglé au point de méconnaitre sa dignité et ses intérêts véritables ». Cela est vrai dans tous les temps et pour tous les pays.

Ni l’Europe ni la France ne surent profiter de ces dispositions. Les tracasseries, les manques de parole, les infractions aux traités continuèrent de plus belle. De la part de la France, ce furent tantôt des prétentions exorbitantes comme celles de Genet, ce singulier ambassadeur de la Convention qui ouvertement levait des troupes et armait des corsaires, sans plus se soucier du Président et du Congrès que s’il se fût trouvé en pays conquis ; tantôt de hautaines mises en demeure comme celle que formula Talleyrand et qui eût amené des représailles sur nos navires sans la courageuse intervention de John Adams. À partir de ce moment-là, l’océan Atlantique s’élargit et se creusa. Au temps où il fallait trois mois pour le traverser il ne séparait pas les deux mondes aussi complètement qu’aujourd’hui où nous le franchisons en sept jours. Nous avons laissé, nous autres Européens, la pensée transatlantique se former en dehors de nous et contre nous. C’est là une faute qui n’est plus réparable et qui pèsera terriblement sur l’avenir. On peut établir des rapports commerciaux entre deux pays qui sont demeurés jusque-là étrangers l’un à l’autre ; quelques efforts intelligents, un peu de persévérance y suffisent. Mais quand il s’agit de rapprocher intellectuellement deux mondes dont la pensée n’est plus à l’unisson, il y a toute chance pour que la tentative échoue. L’homme génial, ce fut ce chevalier Quesnay de Beaurepaire qui tenta de créer à Richmond, au siècle dernier, une grande Université européenne et dont la Révolution française emporta le rêve au moment où il allait se réaliser. Celui qui a tenté modestement de reprendre l’œuvre dans son esprit sinon dans sa forme se fait moins d’illusions que personne sur les chances de succès, d’autant que l’heure est venue où un nouveau malentendu vient accentuer les divergences. L’Europe a eu quarante-deux ans, — depuis le manifeste d’Ostende, — pour préserver l’Espagne du sort qui l’atteint en ce moment, quarante-deux ans pour obtenir d’elle ce qui lui eût conservé Cuba et, aujourd’hui, les chancelleries ne connaissent même pas les termes de la question qui se pose aux États-Unis, de sorte que leur intervention ne peux qu’envenimer la querelle.

Il est né, au delà des mers, un sentiment nettement anti-européen. Ne nous laissons pas tromper par les voyages d’études que l’on fait chez nous, par la façon dont on nous accueille là-bas, par les mille rien qui constituent entre les deux mondes d’aimables, mais puériles politesses. Nous sommes pour l’Américain ce que furent, pour le Romain, la Grèce et l’Égypte : les pays du passé. Nous avons commis cette folie de ne point comprendre que jamais l’argent et les instincts mercantiles n’ont suffi à créer une nation et que, dès qu’un peuple est riche et puissant, si même il n’a pas eu jusque-là de grandes ambitions, ces ambitions lui viennent.

L’histoire des États-Unis nous montre que le peuple américain a l’instinct de la domination et les moyens de l’exercer. De là son importance. Je n’ai pas eu d’autre but, que de vous prouver cette importance. Le temps me manquait pour faire d’avantage et j’estime d’ailleurs que ce préambule auquel les circonstances présentes ajoutent tant de force était nécessaire. Si, comme je le souhaite, cet enseignement reçoit l’année prochaine l’extension qu’il comporte, il faudra, à l’aide d’une méthode scientifique rigoureuse, entrer dans la discussion du détail, au triple point de vue politique, sociologique et économique. Nul ne pourra en tous cas obtenir de ses auditeurs pour cette tâche une attention plus bienveillante ; je vous remercie de me l’avoir témoignée.


Paris, 18 avril 1898.

(Texte publié dans la « Revue Bleue » du 4 Juin 1898)