La Philosophie de René Boylesve/Texte entier

LA PHILOSOPHIE


DE RENÉ BOYLESVE
Portrait de René Boylesve, en col blanc et cravate, moustache et barbiche.
Portrait de René Boylesve, en col blanc et cravate, moustache et barbiche.
RENÉE DUNAN


La Philosophie
de René Boylesve


AVEC UN PORTRAIT DE RENÉ BOYLESVE


Le génie n’est probablement pas le résultat de la connaissance de la matière, mais de la connaissance de l’homme.

René BOYLESVE.

(Tu n’es plus rien.)


fleuron.
fleuron.


PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37

1933


Cet ouvrage a été tiré à 750 exemplaires

sur pur fil Lafuma numérotés de 1 à 750.


N° 80

I

CRITIQUE

Il est né de nos jours une nouvelle forme d’esprit scientifique, qui peut, assez légitimement, dédaigner le passé et le tenir pour le temps des « sciences » de caprice, de fantaisie et de sentiment. Au surplus, si on compare la chimie et l’astronomie modernes à l’alchimie et à l’astrologie anciennes, on doit reconnaître que le règne des instruments de supermesure, des « tests », de l’algèbre et du spectroscope nous confère en effet quelques avantages sur l’époque où Pline était un grand savant.

Le propre de notre désir, à cette heure, — « notre », c’est-à-dire du désir « savant », — c’est de chercher, sous les mots, et en dehors d’eux lorsque c’est possible, à saisir, à intégrer le réel dans sa fugace mobilité, tandis qu’il est en proie au temps et à l’espace. Que des problèmes nouveaux et surprenants soient ainsi posés, rien de plus naturel. Jadis on résolvait toutes les obscurités idéologiques avec des formules mystiques, qui, au vrai, ne pouvaient être le plus souvent que de très authentiques calembours. Nous avons passé ce stade ; et la théorie des quanta, le principe d’indétermination, comme les espaces à quatre dimensions et plus, échapperaient donc totalement à la compréhension ancienne. Ces données récentes réclament évidemment une entière revision des valeurs mentales, et forcent à utiliser, pour raisonner juste, de nouveaux critères. D’où, par un tel apport, d’importantes modifications apportées aux bases mêmes de l’intelligence.

Or, il est une « science » qui pourtant n’a point modifié ses vieilles pratiques : c’est la critique littéraire. Le livre ou l’article d’un critique « distingué » ressemblent toujours très exactement aujourd’hui à un livre ou un article de La Harpe ou du P. Bouhours. Je ne songe point du tout d’ailleurs à nier les vertus de ces personnages. Je sais de même que Képler, homme de génie certain, et sans lequel l’astronomie ne serait pas devenue ce qu’elle est, était pourtant un simple astrologue… Il faut craindre de mépriser. Mais remettre les hommes à leur place exacte, sans excès de dédain s’ils sont dépassés, sans abus d’admiration, même s’ils ont eu du génie, est toutefois le premier devoir de qui veut penser droit. La critique de La Harpe, avec, contre les « philosophes » responsables de la Révolution, des emportements exactement semblables à ceux de Paul Souday contre Romain Rolland mettant en doute les responsabilités allemandes touchant la dernière guerre, ou de Thérive attaquant Restif, pornographe, me prouve que rien dans ce domaine n’a changé. Mais fallait-il que cela changeât ? Sans nul doute. La morale, la psychologie et même l’art d’écrire ont subi depuis peu de profondes modifications parallèles aux changements de lignes scientifiques dans leurs méthodes et leurs thèses. Il n’y a plus de « rhétorique » enseignée ; et on a appris à se soucier un peu moins que jadis du « conformisme » des écrivains. Les buts et moyens littéraires se sont modifiés également du tout au tout, par l’élargissement des publics et d’autres contingences. Ce qu’on jugeait, en matière de pensée et de « réactivité » spirituelle, comme absolu il y a cent ans, s’est prouvé en sus tout faux. Il ne saurait donc s’agir d’apprécier une œuvre d’écrivain comme le firent nos aïeux.

Mais comment firent-ils ? En fonction des règles de principe, au surplus parfaitement arbitraires, régissant le genre d’abord. Ensuite, d’après des critères éthiques qui réclamaient, par exemple dans le roman, la punition des fautes et le bonheur terminal des gens de « bon esprit ». C’est ainsi que les Liaisons dangereuses, œuvre parfaitement immorale en soi, et d’un étonnant cynisme, volontiers « sadique », gardèrent l’estime des cuistres, parce que le crime y est châtié, tandis que le Sopha de Crébillon, ou ses Égarements du Cœur et de l’Esprit, authentiques chefs-d’œuvre, qui ne se soucièrent point toutefois de faire de belles fins, restèrent classés parmi les œuvres « infernales ». J’ose dire que de telles règles de jugement devraient avoir fait leur temps.

De même — et le fait mérite remarque — à toutes époques on estima un ouvrage selon le niveau des classes sociales dont il traitait. Émile Zola vécut dans la fortune sans doute, mais dans un discrédit certain, venu de ce qu’il attentait aux usages, en étudiant des « gens du vulgaire ».

On me dira que tout cela est bien fini. J’en demande pardon à mon contradicteur, mais cela dure. Tel volume, tenu pour livre trop galant, paraît aussitôt, de ce chef, sorti de la littérature. Et, sous un autre angle, le roman policier passe pour tout étranger aux belles-lettres. Comme si on ne pouvait pas faire du beau style, fouiller une psychologie avec profondeur, suivre les caprices et les soubresauts de la vie quotidienne, et centrer enfin une œuvre toute « classique », quoiqu’elle comportât quelques libertés, d’un égard amoureux, ou sous l’angle de la complication d’intrigues !…

Et que dirai-je encore des critiques qui jugent un livre en reprochant à l’auteur de n’avoir point fait ce que précisément le dit avait décidé de ne pas faire ? Un exemple est curieux : lisant Salammbô de Flaubert, Sainte-Beuve, avec une ardeur assez fâcheuse, attaque le roman — qui se passe il y a plus de deux mille ans — en lui reprochant ses audaces — pourtant infiniment moindres que l’auteur, féru de vérité, eût été fondé à en étaler — et de ne point avoir situé dans son volume un personnage pensant comme nous… Or, Flaubert tenait précisément à l’éviter ; et en littérature, comme devant un tribunal, on ne doit porter que les responsabilités librement assumées. Il est donc ridicule et, disons-le, absurde, d’inculper un écrivain ayant négligé ce que précisément il tenait pour négligeable.

On me répondra qu’il s’agit de savoir si cette négligence est justifiée. Je le nie. On doit juger exclusivement, dans les Lettres, en fonction des buts et moyens utilisés. Que la conception de principe soit discutable est un autre et nouveau problème. On peut demander de la science à l’auteur d’un roman scientifique ou historique, une connaissance approfondie de sa donnée à celui qui étudie un milieu social déterminé et peu connu, une pénétration délicate et complexe des réactions sexuelles et sentimentales ainsi que de leurs conflits à l’auteur d’un roman d’amour, tout cela sans préjudice d’un style, d’une langue, d’une appropriation rigoureuse de la forme au fond, et on doit exiger un certain quantum d’originalité dans l’expression des sensations et la formulation d’idées neuves, — vertus sans quoi il n’y a pas de talent authentique. Mais les exigences critiques ne sauraient aller plus loin. Or, les soucis, tenus par moi pour préférentiels, sont toujours dédaignés des juges littéraires. On ne trouverait pas en effet dix pour cent des œuvres admirées par le dernier critique notable de ce temps : Paul Souday, qui justifient par le talent, par l’activité spirituelle de leur créateur et par cet impondérable qui est la personnalité, les éloges qu’il en fit. À côté de cela, combien d’œuvres de valeur furent dédaignées par cet Aristarque ?

Enfin, le reproche de se tenir en dehors de voies et procédés que le critique tenait obstinément pour nécessaires, et ne l’étaient cependant que relativement à lui, apparaît toujours dans les attaques portées contre les livres que ce juge considérable n’aimait pas. Ce sont là, malgré l’admiration dont on les entoure, des méthodes périmées et barbares. La critique, à l’exemple des sciences exactes, ne devrait plus suivre des errements si primitifs, ni les passions personnelles de ceux qui l’exercent. Cela date. Une œuvre se doit donc apprécier en fonction du but proposé, de l’adéquation des moyens à ce but, et de l’apport individuel de celui qui la signa, dans les domaines si délicats de la forme, de l’intelligence, de la sensibilité, et de leurs modes d’expression. En sus, sitôt qu’un écrivain est mort, l’ensemble de ses écrits doit être pris comme représentant la traduction d’un état d’âme complet, d’une tendance volontaire, sous l’égard de la compréhension et de la mise en acte de concepts esthétiques et moraux. Il n’appartient aucunement, toutefois, au critique de donner une place plus ou moins haute à l’écrivain disparu. Nul ne sait ce que l’avenir décidera. Un régime politique, un ordre social, une situation économique déterminée joueront les rôles essentiels dans la popularisation ou l’oubli de telles et telles œuvres. Personne n’en peut préjuger. Le critique qui parle d’immortalité pour un de ses contemporains est, par suite, et tout modestement, un ignorant. Quant à la vertu éducatrice d’un ouvrage, elle est en dehors des appréciations critiques. Nul ne sait, dans le passé, si l’Astrée servit ou non la cause de la civilisation et de l’humanité. Il se pourrait qu’elle ait policé un monde assez brutal, il n’est pas du tout impossible qu’elle ait préparé, dans ses fureurs chastes et gracieuses, les délices érotiques qui apparaîtront sous la Régence. Qui en décidera ? L’action d’un écrit sur la psychologie des masses obéit à des règles spéciales et peu connues. Dans l’évolution des hommes, en groupes et individuellement, il arrive sans doute que ceux-ci prennent dans les livres des mobiles d’actions, il arrive encore que les auteurs traduisent, dans la lucidité d’un roman d’analyse, les mobiles obscurs, mais courants, dont ils sont tourmentés. Il peut advenir également que des écrits fomentent un enthousiasme plus ou moins superficiel ou profond, plus ou moins justifié, ou même certains découragements (Werther). Les tendances profondes d’une époque, éthiquement et esthétiquement, voire même dans le négoce et le détail de la vie, ne sont guère apparentes avant que cette époque soit disparue. Un romancier peut donc justement les saisir, les transcrire, et, de ce fait, hâter l’évolution qui prépare d’autres attitudes, sans être pour si peu compris. Son influence, au surplus, se limite là, et la définir constitue toute la besogne du critique devant une œuvre terminée. Saisir l’apport personnel de son auteur, son rôle social et idéologique, voire sa place exacte parmi les anticipateurs ou rétroacteurs, le poids et la « vection » de son labeur, le rôle qu’il peut jouer dans la lente transformation de la langue, des idées, des vocables, et par contre-coup, des concepts, voilà ce qu’il faut. Mais, c’est, ensemble, nécessaire et suffisant. Une pareille besogne, sans doute, est lourde. Cependant je ne vois pas pourquoi un juge littéraire aurait le privilège de se faire un nom et un renom en écrivant n’importe quoi sur n’importe qui, sans réflexion, sans calculs, sans méditations, sans lecture même (c’est un cas fréquent), et simplement parce que le public aime les méchancetés très affirmatives et les admirations déraisonnables, comme il admire les dentistes forains, les bluffeurs, les comiques de café-concert… Tout le monde peut et doit avoir un avis sur les livres lus. Ces avis sont fonction de la culture, de l’intelligence, de la liberté spirituelle, des préjugés plus ou moins raisonnés de ceux qui les formulent ; ils constituent le témoignage psychique des milieux. Mais il est inadmissible que le critique professionnel opine comme l’homme de la rue, sans plus d’efforts pour se libérer des œillères banales, avec la même passion étroite, et d’autant plus impérative, qui, voulant s’imposer, devient vaniteusement stupide aussitôt.

Si l’homme auquel je consacre ce travail fut de son vivant tenu pour un écrivain de seconde zone, une sorte de faiseur d’ouvrages sans couleur, mais édifiants, c’est précisément qu’on ne savait pas le lire et qu’on le jugeait « par principe ». Mais qui ? Les critiques. Je ne m’abuse pas sur l’influence des tenanciers de rez-de-chaussée littéraires d’où sortent des oracles hebdomadaires sur les chefs-d’œuvre du jour. Pourtant il faut reconnaître qu’ils ont une influence sur les éditeurs eux-mêmes, et, s’ils sont importants, sur les autres critiques désireux de suivre le courant… Parce que celui-ci n’aura pas cru devoir opiner touchant tel auteur, et semblera le tenir pour négligeable, l’éditeur, homme d’affaires et qui n’est pas tenu d’avoir d’autres qualités, ne fera pas, au bénéfice de cet auteur, les sacrifices de publicité indispensables. Ainsi l’homme de génie — c’est banal — pourrait végéter parce qu’on omettrait de le citer dans un journal. L’aventure ne serait ni neuve ni même rare. De très nobles écrivains, depuis dix ans, ont abandonné leur métier, parce qu’on refusait peut-être leurs manuscrits, parce que plutôt, et les deux choses sont loin de s’exclure, le succès ne leur venait pas. Succès pour une bonne part refusé par les « comptes rendus » et leur snobisme naïf, puis, de ce chef, par les négociants en imprimés, qui ne donnaient aucune importance à ce que méprisait la critique. Je pourrais citer des noms. Je ne veux désobliger personne et je m’en abstiens. Mais j’en ai une bonne demi-douzaine au bout de mon stylo.

Lorsque j’ai connu René Boylesve, il lui advint de me parler de son renom et de sa vente. Je reviendrai là-dessus. En tout cas, il pouvait rentrer dans la classe de ces auteurs qui, faute de savoir se montrer dangereux — car alors on vous respecte par crainte —, faute de savoir intriguer pour se faire rendre justice, et parce que les critiques notables les tiennent pour des artistes sans relief, restent dans l’ombre de leur vivant. Il est entendu au demeurant que l’ombre, en France, appartient de droit au talent. Victor Hugo eut un mal infini à percer, et l’Académie l’élut à sa cinquième candidature. Sans 1848 et l’exil de 1851, il fût resté méconnu. Zola resta dédaigné toute sa vie. Il se vendit, par chance, mais surtout parce qu’il faisait scandale. Le scandale est sans doute pour l’écrivain un moyen de réussite. Toutefois, René Boylesve n’aurait pour rien voulu trouver là le succès. Question de caractère. C’était un bourgeois paisible et amoureux de la mesure, qui redoutait beaucoup les tréteaux de la gloire. On conçoit, maintenant qu’il est mort, la raison qui me fait écrire à son propos. Il s’agit de lui rendre une justice équitable, sans intrigues ni faux poids. Il s’agit aussi de préciser en quoi cet homme fut toute sa vie incompris. On le jugeait sans le connaître, ce qui est courant, mais ce qui entretint chez lui une blessure douloureuse qui ne fut point sans collaborer à sa fin. Le plus pénible lui fut sans doute de se voir élire académicien sans être mieux pénétré, et pour des vertus qu’il n’avait pas, qu’il ne voulait pas avoir. Il réagit. Sa peine était grande de ne pas se faire comprendre. Il écrivit même un jour, afin de prouver qu’il n’était pas si « conservateur », le joli roman anarchiste qui se nomme Le Carrosse aux deux lézards verts, et, comme il passait pour fade ou sirupeux, il reprit, peu avant sa mort, le livre de sa jeunesse qui avait tant scandalisé certains et faillit l’empêcher d’entrer à l’Académie : La Leçon d’amour dans un parc.

Il écrivit ainsi une nouvelle Leçon d’amour, puis une autre. Ensuite, la mort vint.

II

RENÉ BOYLESVE
ET L’AUTEUR DE CETTE ÉTUDE

Lorsqu’on veut donner l’interprétation et le sens, tels du moins qu’on les conçoit, d’une œuvre importante en littérature, j’imagine qu’il est d’abord bienséant de présenter l’auteur en sa psychologie personnelle, dans le dosage spécifique de désirs, de passions, d’intelligence, de préjugés et de culture qui lui sont propres. Mais de telles données ne sont précisables qu’en fonction de celui qui offre alors le résultat de ses calculs et de ses raisonnements. En effet, chacun de nous a, devant les faits, son attitude et ses réactions individuelles. Ses appréciations ne valent donc que pour lui et pour les esprits qui lui ressemblent. Il doit commencer par l’admettre et tenir son bloc de vues pour entièrement relatif. Que si, bien entendu, il est d’une culture assez étendue, d’une information assez compétente et d’une indépendance assez stricte, son système d’opinions en prend plus de valeur, ce que je nommerai un primat proportionné à son sens critique, mais ce ne saurait être un dogme. La question pose ce que l’on peut nommer l’équation personnelle de l’auteur. Omise ou tenue pour négligeable, elle fausse les plus graves jugements. On peut le constater en relisant Sainte-Beuve, qui fut le prince de la critique au xixe siècle. Historiquement, l’homme était remarquablement doué et judicieux. En réalité, il ne dépassait pas cependant, par sa perspicacité, les critiques oubliés et médiocres de son époque. À la fois dogmatique sur les choses soumises aux plus discutables des critères, certainement misonéiste et fort arriéré dans les concepts moraux d’un autre âge, il perdait donc, devant les ouvrages de son temps, cet équilibre délicat de savoir et d’impartialité rigide apporté plus exactement aux études anciennes. Nous pouvons en dire tout autant de Jules Lemaître et d’Anatole France. Plus près de nous, on reste même incertain devant tels éloges excessifs d’ouvrages nuls, faits par des juges délicats et érudits. Mais peut-être faut-il présumer la vénalité ?

Revenons à René Boylesve et tentons de le définir : c’est un écrivain de bonne foi, avant tout. Le familier de ses livres n’y trouve jamais, et cela est exceptionnel, une concession, un effort faits pour satisfaire une certaine catégorie de public, présumée utile.

C’est un homme de foi, comme Balzac, comme Flaubert, comme Zola. Quoi qu’on en puisse penser, une étude attentive de la littérature moderne prouve d’ailleurs combien une pareille attitude est peu commune. Ceci ne comporte aucun reproche jeté à ceux qui, avant d’écrire un livre, se demandent : comment plaira-t-il le mieux ? ou : le public aimerait-il pas plutôt tel type de héros et d’héroïne ? Chaque écrivain a ses principes. Il y a de même, en politique, l’opportuniste, le conservateur et le progressiste (j’emploie les mots dans leurs sens étymologiques). S’ils sont sincères, ils apparaissent moralement égaux. L’art de Boylesve ne comporte aucun opportunisme. Il veut réaliser une série d’œuvres toutefois vraies, conformes à son interprétation morale du monde, et ne tient pas spécialement à plaire. Je l’ai dit, c’est l’homme de bonne foi. C’est le type d’écrivain, dois-je ajouter, le plus rare.

Ici, l’auteur du présent travail croit bon d’intervenir, comme on dit à la Chambre des Députés, pour une question personnelle. L’intégrale bonne foi de René Boylesve, c’est, avant tout, le secret apparentement d’un auteur qui fut académicien, mondain, plein de courtoisie dans les discussions, et désireux de ne déplaire à quiconque, avec celle qui écrit ici et ne lui ressemble pas. Une renommée savamment répandue d’écrivain ayant dépassé les limites de l’audace érotique, et qui d’ailleurs est absurde, la haine des gentillesses de style et de gestes, l’horreur de ce qui n’est littérairement ni chair ni poisson, des demi-mesures et du sourire circulaire des clowns, une brutalité voulue de mots et d’idées caractérisent la signataire de ce livre. Elle aima donc dans les livres de René Boylesve ce qu’il voulait y mettre et qu’elle y découvrit, parce que, moins brutale, c’était encore sa pensée : à savoir que le monde est mauvais, pourri d’hypocrisie et surtout de médiocrités triomphantes, de cupidités imbéciles et de magismes féroces, camouflés sous des dehors liliaux et mystiques. René Boylesve partageait, avec plus d’indulgence, ce jugement. Il écrivait des livres plutôt doux de ton, parce que tout l’y avait amené ; une certaine timidité de caractère, la peur de blesser même les indifférents, enfin une politesse charmante et attendrie. Ces qualités sans doute couraient risque de ne plus laisser apparaître le fond de l’âme de Boylesve. Elles ont pu en tout cas le dissimuler si bien qu’il est mort incompris de ses lecteurs familiers et de la critique. Mais elle ne me trompa aucunement, et c’est pourquoi, ayant publié sur le Carrosse aux deux lézards verts un travail où je définissais nettement le côté libertaire de cette œuvre charmante, je reçus de René Boylesve une lettre commençant par ces mots : Il m’a donc fallu arriver à la cinquante-sixième année de ma vie pour commencer d’être compris… Et à propos de la Jeune fille bien élevée, il m’écrivait encore : Vous êtes la première personne qui se soit avisée de voir ce qu’il y avait dans ce roman. Oui ! c’est un livre révolutionnaire…

Bonne foi et désir ardent de délimiter toute la vérité, mais avec mesure, dans ses romans, tel est donc le vœu de base de René Boylesve. Il était arrêté dans son effort, je l’ai dit, par la timidité et par l’empreinte, généralement indélébile, de l’éducation reçue. C’est ce que je vis, dès l’abord, et ce pourquoi je fus toujours son admiratrice. C’est qu’il est plus difficile d’être vrai et juste, pessimiste et douloureux devant la vie, quand des raisons, durement scellées dans votre âme enfantine, vous ont accoutumé à voir autrement.

Pessimiste, René Boylesve l’était avec une plénitude qui dépasse même Émile Zola. Tous ses romans nous montrent la défaite du bien et le triomphe d’une médiocrité qui n’a même pas les vertus du mal affirmé et volontaire, où se dissimule souvent un peu de risque et d’héroïsme.

Il voyait la vie comme une chose vaine et burlesque, où les belles intentions, les actes nobles, la beauté morale, sont sûrs de succomber devant la coalition des sots.

Mais la coalition des sots ne suffit même pas à expliquer certaines œuvres sombres où Boylesve semble croire à une sorte de perversité secrète de la destinée (Élise et Le meilleur ami). Seul trouvait grâce devant lui l’amour naïf et ingénu dans ses tendances charnelles. Les vrais livres où ne passe nulle amertume sont, dans son œuvre, les Leçons d’Amour. Encore y a-t-il là quelque tristesse, venue de ce que la nature, qui est pure, y reste en conflit avec la société, qui est hypocrite.

Mais, en vieillissant, René Boylesve trouvait plus de sérénité dans les actes inspirés par le vieil Éros, et ses dernières Leçons d’amour sont d’un optimisme plus complet que les premières.

Une telle évolution psychologique a une grande importance pour faire comprendre cet écrivain qui savait si bien se dérober. Car René Boylesve avait, outre la timidité, une sorte de pudeur devant l’idée d’avouer ses pensées profondes. Il avait aussi une autre tendance de caractère, qui est généralement celle des timides. Il faisait d’autant moins de concessions pour être compris qu’il se voyait moins lucidement interprété. Mais il souffrait d’autant plus, et de se voir jugé absurdement, et de ne pouvoir consentir à des aveux qui eussent semblé scandaleux.

Car il souffrait. Il semblait même y avoir quelque disproportion entre sa tristesse désespérée d’écrivain qui ne peut vaincre le mur d’incompréhension de la masse — et de l’élite — et le fait lui-même, qui n’est pas rare chez nous.

Qu’on imagine Balzac travaillant farouchement à son immense comédie humaine, Balzac poursuivi par les recors, courant chaque jour après l’argent du dîner de demain, haï pour sa force, comme le sont toujours les forts, vaincu par des entrefilets fielleux, par des éditeurs de mauvaise foi, par des périodiques qui cherchaient à le disqualifier, Balzac mort à la tâche sans avoir cédé. Cet homme pouvait avoir la crise de désespoir qui pousse un homme au Léthé. Il l’évita par une sorte d’alacrité obstinée. Et Stendhal, dont on vendait de son vivant une demi-douzaine d’exemplaires de ses chefs-d’œuvre, qu’a-t-il cru ?

Seulement René Boylesve, homme mélancolique, et ressassant secrètement ses déboires, devait tirer d’eux une peine plus profonde. C’est qu’il ne sentait pas le violent courage de ces génies d’action, dont certains sots ridiculisent le besoin constant de prendre le monde corps à corps. Mais je vois précisément la puissance et la force d’un rêve qui allège des réalités, lorsque Balzac rêve grandiosement de finances ou d’industries, et que Stendhal s’imagine, armé de la dagasse florentine, mettant à mort un mari ou un amant indiscrets.

Rien de tel chez René Boylesve. Il était sans doute tout à fait incapable de commercer, aussi de commettre un crime. Il se peut que dans notre monde féroce et cruel ce soit une infériorité. Il n’est sans doute pas nécessaire de mettre en acte de pareilles virtualités, mais il serait bon de les posséder en soi. J’ajouterai que les autres hommes les devinent, et que cela les rend perspicaces ou prudents…

Peut-être, venue ici, dirai-je que pareil sens de la mesure, quasi maladif chez René Boylesve, s’il est philosophiquement une belle chose, m’apparut excessif ? Je me souviens d’avoir conversé avec lui de Freud. Il me disait admettre une partie des idées du savant Autrichien, mais répugner à cette énormité du pansexualisme. Je lui exposai alors qu’on ne possède vraiment une idée que si on en arrive pour elle à une sorte de passion sans mesure. Il avoua reconnaître la vérité de ce dire, mais une force en lui limitait seule tous ses élans.

De même sur Casanova. Je lui disais que ce Vénitien ne peut être compris et admiré que si on lui suppose une intelligence supérieure liée à une perpétuelle attente de caresses féminines et à une faculté souveraine de les provoquer. À quoi il me répondit pouvoir difficilement admettre un homme qui ne serait pas comme tout le monde. Tout de suite il le voyait monstrueux. Et son intérêt disparaissait.

Ce sens de la mesure lui était cher sans doute, parce qu’il devait lui donner, dans la conversation, le goût et le pouvoir de plaire et d’intéresser, de transformer surtout les paradoxes en idées courantes. Mais, à d’autres moments, il le voyait en soi comme une impuissance. Il me l’a dit.

Je crois, en ce moment, dessiner vraiment la figure de cet homme remarquable. Il avait une culture prudente et dissimulée, mais que permettent de deviner ses Opinions sur le roman. Il aimait la science. C’est extrêmement rare chez les romanciers. Mais il n’y voyait pas, comme moi, une sorte de superpoésie, une série de paysages intellectuels étranges, et passionnants à la façon des plus rares visions exotiques. Plus que moi, il croyait à une sorte d’absolue et immarcescible vérité. C’est qu’il avait le besoin du vrai comme le coureur a sa faculté de vitesse dans les muscles. Cela armaturait sa pensée. Là encore il m’avoua un jour en souffrir, car il avait un amour secret, mais impossible à satisfaire, parce que son sens critique s’y opposait, pour le mensonge.

Figure complexe, comme nous le sommes tous ici-bas, René Boylesve me séduisit dans ses livres par la désespérance âcre et généreuse que j’y trouvai. Et de deviner qu’il connut, au fond de son cerveau, ses propres inhibitions de prudence, de mesure, de crainte du scandale, d’équilibre soigneux, de douce honnêteté au sens ancien, comme des vertus précieuses, mais malheureuses, me fit comprendre beaucoup de choses étrangères à la littérature. C’est de là que naquit mon désir de l’expliquer.

Faut-il ajouter à cette psychologie d’un homme célèbre d’autres traits particuliers ? Il avait le goût passionné de la phrase écrite, et le désir de l’illimiter sans cesse mieux, pour y intégrer la totalité des sensations et des réflexes mentaux qui mènent à l’expression d’une idée. Il travaillait difficilement, scrupuleusement, et pesait avec un soin minutieux les mots qu’il utilisait. Il aimait l’ironie, dont il usait rarement, mais avec une vigueur telle que la plupart de ses lecteurs en prenaient le sens réel à rebrousse-poil…

De ce mélange d’une sensibilité extrême, appliquée à résoudre des problèmes de style, et d’un penseur triste aimant ardemment l’intelligence, devait résulter une sentimentalité un peu névropathique. Elle existait chez René Boylesve. Il avait, comme tous les hommes de rêve, une sorte de tremblement de sympathie et d’émoi frissonnant devant l’action. Il souffrait avec ceux qui souffrent et se réjouissait du plaisir d’autrui. Cela même collaborait à lui interdire les descriptions violentes et brutales. Il m’a dit, un jour, envier l’aisance avec laquelle il m’advint de manier des sentiments et les actes horribles ou atroces. La sentimentalité est un beau don, quoique plus propre à endolorir l’âme qu’à l’alléger. Mais son inconvénient dans la littérature est de limiter les hideurs descriptibles. Or ces hideurs sont dans la vie. René Boylesve le savait, et il poursuivit longtemps la création d’un roman, me dit-il, qui les évoquerait toutes, sans pourtant forcer le ton, et sans employer certains mots trop purulents. Je ne sais ce qu’il en fut. À mon objection qu’il faut oser dire n’importe quoi, il répondait : « Stendhal a-t-il décrit la décapitation de Julien Sorel ? » Non, sans doute. Mais ce fut par mépris du public. Dans les Nouvelles italiennes, il montra par contre son goût raffiné des choses sanglantes. D’ailleurs pour celui qui sait imaginer, à travers les mots décents et corrects, que de choses abominables on peut trouver chez Stendhal ! Mais paix !

III

LA PHILOSOPHIE
DE RENÉ BOYLESVE

Le mot philosophie est une sorte de propriété réservée aux abstracteurs de quintessence. Derrière lui, on croit voir le plus souvent des manieurs d’entités, disant avec un air grave et solennel des niaiseries trop fréquemment délirantes. Il va de soi qu’il ne s’agit point ici de cette sorte de philosophie.

Le vocable a une valeur spéciale qu’il est toutefois impossible de remplacer. Je l’utilise donc dans le sens de conception de l’existence et d’interprétation générale du monde, sous l’angle éthique, esthétique et métaphysique.

Il est impossible, au vrai, de trouver dans les livres de René Boylesve ce que je nommerai les confidences personnelles de l’auteur. À la façon de son maître Gustave Flaubert, Boylesve se gardait de s’exposer et de peser sur les faits qu’il analysait, comme le font trop de dogmatiques désireux de voir les choses, même imaginaires, tourner selon leur gré. Mais on peut pourtant trouver le reflet de la philosophie dont il était pénétré, par la comparaison des sujets qu’il choisissait et par le sens qu’il donne aux résultats des actes de ses héros.

Évidemment il était incroyant ou plutôt athée. Il lui restait peut-être ici un doute que je nommerai actif, mais il était assuré que nulle intelligence humaine ne saurait exprimer en mots la vaste énigme du monde. En tout cas, il était assuré que ce mot n’existe dans aucun dogme.

Il ne croyait ni au bien ni au juste, comme réalisations possibles. Ses œuvres à ce sujet sont d’une redoutable éloquence. Il pensait que personne ici-bas n’a su et ne saura jamais faire passer les thèses idéologiques dans le plus petit fragment de réalité. Or le vrai, le beau et le bien ne sont que des thèses.

Il voyait, avec une acuité originale, que le monde en évoluant dans le temps se complique. Et le recoupement indéfini des actions ou des conceptions qui les inspirent, amortit de ce chef les efforts les plus apparemment efficaces dans l’action. Cela constitue l’inertie philosophique. Cette idée est nouvelle. Elle était, chez René Boylesve, née de la méditation des choses vivantes, mais les savants sont parvenus à la formuler par l’algèbre. C’est le phénomène connu sous le nom d’entropie, et qui explique pourquoi la durée est irréversible. Elle annonce aussi que le monde va du causal au contingent, jusqu’à l’équilibre absolu qui sera sans doute le dernier état du cosmos.

René Boylesve n’a pas mis dans ses livres certains types humains inspirés de cette interprétation désespérée du réel, mais il y pensait. Il voyait très bien, par exemple, ce que Balzac ne vit pas, que le jeu, la poursuite du gain à pile ou face, est à la base de la vie, aussi des grandes opérations financières, politiques et sociales. Il percevait tout cela, surtout parce que c’était en contradiction avec ses tendances héréditaires. Et il s’analysait si bien qu’il flairait tout de suite la vérité dans tout ce qui le blessait.

À cet égard, il pouvait être dit relativiste. Le relativisme est une doctrine scientifique, assez limitée en tant qu’elle reste à Einstein son créateur (avec Lorentz), mais qui a poussé certains penseurs hardis, depuis la mort de René Boylesve, à des vues qu’il avait fort bien pressenties, comme le principe d’indétermination, destructif du principe de raison. Le certain, c’est que nul écrivain, au même degré que René Boylesve, n’a précisé la vanité des rapports fixes entre le fait et son organisation conceptive. Il n’y a évidemment chez lui aucune théorie. Il veut simplement bâtir dans le vécu et dans le quotidien. Mais on voit bien que ses personnages demeurent incapables de sortir de leur propre imagination. Toutes les impulsions sincères et généreuses ont pour eux des conséquences détestables. Voyez Mademoiselle Cloque. Elle est pleine de vertus et déteste le mal. Elle veut aussi réaliser le bonheur de sa nièce, de toutes les forces d’un cœur sans ambiguïté. À quoi cela aboutit-il ? À faire le malheur de la jeune fille avec une sorte d’infaillible perfection… À côté de cela, un instinct déplorable — encore que beaucoup le défendent, mais pour des raisons que ne pénètre nulle noblesse morale — : l’avarice, avec cette dureté obligatoire qui la complète, réussit à assurer le bonheur des personnages de La Becquée. Dans Le meilleur ami, un jeune homme aimant et dévoué pousse la générosité jusqu’à aider celle qu’il adore à réaliser son amour ailleurs… Cependant à quel but aboutit ce merveilleux sacrifice ? À faire mourir pour l’autre celle dont, en abandonnant le meilleur de lui-même, il croyait assurer le bonheur. Dans Le bel avenir, on voit une famille accomplir de prodigieux efforts pour faire réussir deux enfants. L’un qui est intelligent, échoue misérablement, et le sot épouse une grosse fortune… C’est donc, chez René Boylesve, un perpétuel contraste entre les justes espérances des personnages de ses romans et les aboutissements matériels de leurs destins. Mais c’est plus encore une opposition rigide entre leurs actes et le fruit qu’ils en tirent.

Cela, c’est d’ailleurs bien la vie moderne. Tous les ouvrages dont je parle ont été écrits par Boylesve avant la dernière guerre qui a donné un surprenant primat à cette contradiction ironique et sinistre. Mais Stendhal avait prévu que, vers 1880, il commencerait d’être compris. C’est qu’il travaillait dans l’axe même d’une pensée dont il devinait les conséquence et les résultantes. René Boylesve me paraît avoir eu le même genre de perspicacité. Et c’est, quelle que soit l’opinion qu’on cultive sur son œuvre, une évidence que Boylesve illustra, en vingt volumes, la pensée directrice d’un monde qui, de son vivant, n’était pas encore tout à fait venu. À l’heure où j’écris, il ne fait même que donner forme à un devenir prochain. Car il est impossible de pénétrer dans ses romans sans se percevoir au centre exact de notre société. Sans doute faut-il pourtant se mettre à l’échelle. René Boylesve a surtout étudié un milieu provincial qui suit de loin les idées parisiennes, en les émoussant, en les atténuant.

Ainsi, La jeune fille bien élevée, que Boylesve tenait pour un livre révolutionnaire, ne peut sembler tel que si l’on regarde les conquêtes de la femme moderne et leur départ. Tout cela se définit dans Madeleine jeune femme. Non point sans doute avec l’emportement irrésistible de telle autre œuvre violente, mais avec la mesure et la prudence de la bourgeoisie tourangelle chère à Boylesve, laquelle suit fidèlement — et, dans ses heures de crise, dépasse — les emballements de Paris. Ainsi voit-on se formuler la philosophie de notre auteur. Elle n’a rien que de fort mélancolique, et ressemble à celle de Balzac, où l’on ne sait si ce n’est pas Vautrin qui représente au fond le vrai héros chéri par l’auteur.

Certes René Boylesve n’a aucunement ce besoin de se faire directeur de conscience, auquel obéissent tant d’écrivains poussés par l’orgueil et un peu la médiocrité. Cependant, outre les vues d’ensemble dont je viens de parler, peut-on en sus trouver dans son œuvre un ouvrage douloureux où certains problèmes transcendants sont posés. Je parle de Tu n’es plus rien.

La guerre avait profondément remué René Boylesve. Il mit d’ailleurs une extrême pudeur à le laisser voir. Mais, lorsqu’il écrivit Tu n’es plus rien, il laissa un personnage nommé La Villaumer exprimer certaines idées qui lui tenaient spécialement au cœur. Il est assez difficile d’interpréter ces idées. Elles comportent une vibration, un ton, que toute traduction en un autre langage amoindrirait. Je veux les citer d’après le texte même afin de ne pas les trahir.

Voici ce que dit La Villaumer :

J’ai toujours aimé les hommes. Comment aurais-je pu ne pas les aimer en faisant profession de les critiquer sans cesse ? Les ai-je mal compris ? Souvenez-vous combien j’étais indulgent pour ce qui, en eux, s’écarte tant de la seule chose que je prise en réalité, à savoir l’intelligence. Mais… le monde n’est pas gouverné par l’intelligence. Parfois elle crée des prosélytes, et on croit que son règne est arrivé. Illusion ! C’est alors que nous sommes tout près de retomber dans la sainte ignorance et de rejoindre les temps barbares.

Les temps barbares, voyez-vous, je suis tenté de croire que c’est la période normale de l’humanité. Il faut probablement de la cruauté, de l’absurdité, de l’injustice, de la superstition, du sang répandu à flot pour que le mystère que nous admirons sous le nom de vie subsiste et se perpétue…

Les masses innombrables obéissent à quelques formules élémentaires, à des mots dont elles n’ont jamais pesé le sens, et qui souvent n’ont pas de sens.

Presque tout mon pessimisme est fondé sur le caractère inéluctable de cette loi : il faut que les hommes soient commandés, et on ne fera pas que ceux qui les commandent n’abusent pas de leur autorité et du crédit qui leur sera librement consenti.

Toute ma prédilection va à la vie simple, saine, franche, épanouie normalement, heureuse, on pourrait dire à la manière païenne.

Et combien il était en quelque sorte voyant, l’écrivain qui, alors que les canons tonnaient encore, écrivait :

Est-ce que nous allons être obligés d’admettre l’opportunité de la croyance aux prophètes, aux thaumaturges, aux revenants, aux bouts-rimés des apparitions, au génie des simples d’esprit ? Un torrent de puérilité va-t-il inonder la surface du globe ?

Ce que je cite ici n’est pas fait pour être complété d’un satisfecit que je tiendrais pour entièrement ridicule. Mais je veux faire comprendre que, dans les paroles de La Villaumer, apparaissent une noble et belle vision, une bonté simple et large, une sévère grandeur proprement philosophiques. Et si l’on pénètre, derrière les mots mesurés et sans colère de René Boylesve, jusqu’à l’âme de l’auteur, on comprend que nul pamphlet ne dépasse, en valeur profonde, les condamnations mélancoliques que cet écrivain portait sur son temps.

IV

MORALE DE RENÉ BOYLESVE

La morale est le grand cheval de bataille des critiques. C’est en effet un critère de jugement d’une telle simplicité, qu’il ne réclame aucun savoir, aucune science, et aucun sens esthétique. Je veux dire dans le mode d’emploi qui en est fait si couramment par les experts littéraires. D’ailleurs, si, philosophiquement, on nomme morale un ensemble de prescriptions — hélas ! changeantes selon les pays et les climats — et qui seraient destinées à régler les rapports des humains entre eux, dans le fait le mot morale désigne tout autre chose pour l’esprit public.

Cela se comprend, au surplus ; les lois ne sont pas faites par ceux qui y obéissent, mais par ceux qui commandent. La morale, aux yeux de ceux-ci, est, de ce chef, et essentiellement, le respect des situations établies. Ce respect, d’évidence, pour être opérant, réclamera d’être étendu dans le temps, et sur l’ensemble des castes sociales. C’est cette conception de la morale qui faisait dire vers 1850 à un Ministre de la police s’adressant à un romancier :

— Monsieur, votre livre est condamnable, car on y voit une femme de la noblesse tromper son mari…

En somme le mot morale masque tout uniment le conformisme. Il s’accommode parfaitement de l’esprit religieux, puisque la réalité acquise fut probablement voulue par une force et une volonté souveraines, et dont les buts ne sauraient être mis en question par un homme…

On me dira que cette morale est la négation de la justice, mais personne n’en peut douter. Je parle littérature et morale, je suis donc dans mon élément en évoquant Gustave Flaubert traîné au tribunal correctionnel pour Madame Bovary, et Charles Baudelaire pour les Fleurs du Mal. J’ai lu avec intérêt les réquisitoires du substitut Pinard dans les deux cas, et il est incontestable que le mot justice, comme le mot morale, avaient un sens particulier pour cet homme qui figurait la loi. Cela signifiait que l’ordre judiciaire a pour but de créer un état de sérénité euphorique chez les gens en place, en leur enlevant tout sujet d’inquiétude, même intellectuelle. Et le dit substitut Pinard, pour cette raison, insistait particulièrement sur le délit commis par celui qui met en doute des dogmes utiles. Évidemment il aurait défendu avec les mêmes formules le dieu Moloch auquel on offrait des enfants, et l’anthropophagie ou la polyandrie si cela eût été « d’État ». D’ailleurs pour citer un autre cas certain, que j’ai contrôlé, c’est au nom de la morale qu’on condamna jadis le romancier Adolphe d’Ennery, pour cette phrase immorale : Jeanne était nue… Mais me référant au texte, j’ai trouvé que l’auteur avait écrit : Jeanne était nue autant toutefois qu’on peut l’être dans une loge de théâtre…

La question que je traite a une grande importance devant l’œuvre de René Boylesve, et c’est pourquoi j’insiste. C’est en effet que l’immortalité, la gloire, ou ce que nous nommons ainsi, n’est acquis en réalité aux ouvrages littéraires qu’au nom de la morale ou au nom du scandale, pas autrement.

Dans le premier cas, c’est le fait des professeurs qui constituent des programmes d’études où ils insèrent — ou non — les œuvres propres à édifier. Autant, dois-je ajouter, qu’ils apprécient avec intelligence le mécanisme de l’édification, car ils se trompent toujours sur les réactions adolescentes devant les écrits. C’est ainsi que rien n’est si immoral en soi que La Fontaine. Ses fables apprises par les enfants enseignent le triomphe du mensonge, le mépris des hommes, le goût des astuces hypocrites et mille choses de même farine, d’ailleurs saines, mais non voulues par les éducateurs. Il est probable que les pédants qui mirent cette charmante littérature à la mode pour la formation enfantine, ou bien n’y comprirent rien, ou bien estimèrent que leurs élèves n’y verraient que du feu…

Je ne voudrais pas m’étendre au delà du nécessaire sur ce sujet, mais faut-il pourtant expliquer de pareilles idées : la morale est en somme un moyen de gouvernement érigé en principe de sélection littéraire. De ce chef, il existe des chefs-d’œuvre certains, qui, n’étant pas assez osés et insolents pour passer dans l’Enfer des bibliothèques, mais apparaissant mal propres à éduquer, se trouvent condamnés. Ainsi du Sopha de Crébillon, que je tiens pour une des choses les plus subtilement charmantes de notre langue. Si c’était aussi férocement pornéien que la Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, ce serait par contre destiné à gagner les rives les plus lointaines du temps, pêle-mêle avec Athalie, de Racine, Gamiani, de Musset, et le Cid, cette revanche sarrasine, amusante et patente de la bataille de Poitiers. Et c’est ici que l’absurdité « moraliste » s’atteste seule, car j’avoue que pour enseigner la morale de bédouins du Cid dans les classes d’un Lycée français au xxe siècle, il faut concevoir étrangement et l’âme du jeune homme et les idées primitives, mais criminelles, des héros de Corneille…

Tout ce que je dis ici fit l’objet de conversations que j’eus avec René Boylesve, et il était parfaitement de mon avis. La morale est, nonobstant les opinions faites, ailleurs que là où on l’imagine. Nul ne peut ignorer ou ne devrait ignorer que le mécanisme de la fabrication des mobiles d’action dans une âme d’enfant est la chose la plus obscure de la psychologie.

Tout en effet dépend des forces instinctives et inconscientes déposées à l’origine dans le moi considéré. Et ces forces elles-mêmes sont d’origine chimique. Une infime modification protoplasmique créera un être actif avec un être lent. Passions et aptitudes à la violence, soit sexuelle, soit meurtrière, soit cupide, sont donc des produits du chimisme vital. Et vous offrez à un cerveau des convictions ou des certitudes, des impulsions spirituelles ou des inhibitions, par l’exemple de la lecture ? Mais il est impossible de savoir ce qui en résultera, car le pire se fabrique souvent avec le meilleur, comme la froide immoralité sait facilement engendrer la morale pratique la plus digne. On peut seulement dire que, selon le pouvoir d’imaginer, un mobile aura d’autant plus de force qu’il apparaîtra plus exceptionnel.

Il est encore possible d’affirmer que pour la conduite de la vie rien n’est si absurde et propre à dépouiller les êtres de leur vigueur que d’enseigner des morales périmées et relatives aux civilisations disparues. Une chose encore est certaine, c’est que la pornographie n’existe pas. Ce que chacun de nous met derrière une phrase ou une page, dépend de nos pouvoirs indéfiniment variables de recréer du réel d’après les symboles verbaux. Le mot amour, en soi, contient tous les outrages aux mœurs. Les vocables techniques de l’érotisme, à l’inverse, sont absolument dépourvus de puissance évocatrice et excitatrice, quand certains autres, d’apparence innocente, comme embrasser, passion, mariage, recèlent un pouvoir extrêmement violent.

René Boylesve, à cet égard, fut toujours suspect aux moralistes. Non pas certes pour ses romans provinciaux, dont le sens profond restait caché et ne pouvait se découvrir que pour ceux qui savaient déjà, mais dont le sens apparent était conformiste. Seulement, il y avait sa Leçon d’Amour dans un parc et ses Bains de Bade. Ces deux livres n’ont jamais corrompu personne, et je n’en dirai pas autant de la Phèdre de Racine, dont je sais fort bien quels troubles elle enfante dans les âmes. Mais on tenait pour pornéien le livre galant et amusant où Boylesve avait voulu retrouver un peu de la verve des écrivains souriants du xviiie siècle et faire leçon morale à sa façon, qui est la bonne. Cela rendait aux yeux de certains son œuvre louche. Il est incontestable que si Athalie est un ouvrage moral, ce que je nie, les livres galants de Boylesve sont attentatoires aux bonnes mœurs.

On sait ce qu’est La leçon d’amour : il s’agit d’une statue d’Éros, dans un parc, et qui inspire l’amour ou le fait comprendre, de ce seul chef qu’elle étale avec ingénuité et naturel ses attributs virils. Les Bains de Bade sont encore mieux « nudistes », si j’ose dire… N’y voit-on pas un pape se promener sans vergogne avec son seul vêtement de chair ?

Mais la morale de René Boylesve n’est pas seulement conforme à celle qui, espérons-le toutefois, régnera demain en cette redoutable matière sexuelle ; elle est aussi adéquate à la vie.

Comme je l’ai dit, la morale, pour les spécialistes, se confond avec le respect des situations acquises. Et, d’évidence, à mesure que l’on s’élève dans les hiérarchies sociales, on doit devenir d’autant plus pur et « impeccable »… C’est ce que traduit insolemment le mot du divin Jules : « La femme de César ne doit pas être soupçonnée. » Si on rapproche le mot de l’aventure à laquelle il se réfère, à savoir la liaison sacrilège et perverse de ladite épouse de César avec Clodius, amant de ses sœurs, lequel grâce à cela pénétra déguisé en femme dans un temple réservé à l’autre sexe, on aura le tableau fidèle des hypocrisies réclamées par un semblable principe.

Cette morale pharisaïque tend à régner dans les livres actuels, et on le constate facilement par la vente de ceux qui offrent, avec une innocence dont on se demande parfois si elle ne serait pas de la sottise, des « jacobins » toujours féroces et stupides à côté de « croyants » doués de toutes perfections, des révolutionnaires régulièrement imbéciles et avides devant des « conservateurs » admirables, nantis de toutes perfections. À la place des auteurs de ces naïvetés, je me méfierais pourtant. D’abord de moi-même, car il n’est pas indispensable d’avoir une vaste expérience humaine pour constater que ces schémas moraux n’ont aucune valeur pratique ; ensuite du résultat éventuel de mes œuvres. Si tant de ménages bourgeois finissent par des drames et des violences, par des divorces et des scandales, il faut accuser les livres moraux, menteurs et absurdes, qui préparent les jeunes gens à une réalité autre que celle devant laquelle ils doivent un jour se trouver. La Bibliothèque rose a fait selon moi beaucoup de mal à la jeunesse. Elle montre une vie douce et charmante, qui plaît sans doute à un professionnel de la littérature, par son expression et par son charme. Mais une conception si fade et ingénue laisse ceux qu’elle prépare à vivre, absolument désarmés et vaincus d’avance par les duretés et les écueils qu’ils rencontreront un jour. D’où leurs amertumes, suivies le plus souvent d’excès. Il faudrait, contrairement à l’opinion courante, non pas faire des enfants ces êtres dépourvus de tout contact avec les peines et les difficultés de l’existence, qui sont de tradition, mais des volontés durcies par le pessimisme et le désir d’agir droit. Évidemment on « dévelouterait », pour employer une formule de Marcel Prévost, ces âmes puériles. Mais éduquer, c’est préparer à durer et à lutter.

J’exprime ici des idées qui paraissent résulter de mes observations et de mes propres façons de raisonner. Mais je parle toujours de René Boylesve, et ces conceptions étaient vraiment les siennes. Au demeurant, la lecture de son œuvre l’établit de façon nette. Toutes les innocences tournent mal chez lui. Et toutes les éducations pragmatiques triomphent des éducations morales. Ainsi — il suffit d’ouvrir les yeux pour le voir — qu’il advient chaque jour autour de nous. Qu’on relise par exemple Élise. On voit alors comment la formation psychique du type classique déforme les âmes et les rend incapables de triompher des difficultés devant lesquelles achoppent si fréquemment les destins.

Je ne veux pas vanter les dévoyés. J’estime, quant à moi, qu’une précieuse vertu consiste à s’harmoniser avec son temps. Pourtant, j’estime que se dévoyer est peu de chose si, à ce prix, on conquiert un bonheur qui évidemment n’est pas réservé à l’unique conformisme. Mais Élise n’a pas le courage de sortir des usages. Elle est vaincue après avoir frôlé le couronnement de ses désirs, et ne garde, d’avoir vécu, que le souvenir de minuscules bonheurs comme il en vient aux cœurs sensibles, pour précisément les rendre plus inquiets et les désespérer.

C’est un des romans les plus prenants de René Boylesve que celui-là. Il m’écrivit un jour d’un critique fameux : … et il ignore un livre comme Élise. Mais il eût été surprenant que le critique visé comprît une œuvre délicate et subtile, réclamant d’être pénétrée avec soin et précaution, quand il avait tant d’autres choses à faire au café… Élise pose moralement le problème central de l’existence, puisque c’est celui de l’amour. L’héroïne aime. Mais elle a sa conception — acquise par éducation — de l’amour. Et cette conception, évidemment fausse, puisque morale, lui fait ainsi voir toutes choses à l’opposite du réel. Elle commet donc maladresse sur maladresse. Elle est incapable de se mettre à l’échelle éthique de la société et de comprendre le relativisme universel. Son amant l’aime autrement qu’elle ne voudrait. Cet amour est vrai, mais elle le désirerait autre, conforme à ses notions classiques. Beaucoup de tristes femmes, qui avaient un tout petit effort à accomplir pour être heureuses, crurent ainsi, sur la foi de sottes affirmations dogmatiques et livresques, cet effort impossible. Ainsi Élise. Elle va au delà de l’absurdité avec cette volonté stupide qui caractérise les amoureuses inspirées par la tradition, et se suicide. Voilà en quelque sorte la condamnation même de la morale courante. Là encore, René Boylesve touche nettement à Balzac et place sa propre comédie humaine à côté de celle de ce génie étonnant, qui d’ailleurs reste pour une bonne part encore incompris.

René Boylesve ne s’est pas contenté de raisonner sur les choses de la vie avec sincérité, franchise, et sans les partis pris qui sont si courants dans les Lettres. Il a innové en sa technique morale du roman.

Qu’on me comprenne : tout en s’efforçant de respecter le mécanisme même de la société, qui ignore vices et vertus dans la façon dont elle récompense ou punit, mais se sert de ces mots qui lui sont utiles, Balzac abuse peut-être un peu trop des effets de repoussoir. Il aime, à la façon romantique, à mettre face à face la vierge attendrissante et la fille pervertie. Il lui advient même de les mélanger. Son Esther Gobsek, dite la Torpille, par exemple, arrive, dans sa confusion des extrêmes, à une sorte d’invraisemblance. Non point que je nie la possibilité du type même ; mais Stendhal, qui avait une perspicacité suprême, a bâti sa Lamiel d’autre façon. Cette dernière, qui passe de la virginité la plus pure et la plus bourgeoise à une prostitution éhontée et allègre, s’explique mieux qu’Esther. Par contre, il me serait facile de citer des écrivains qui ont fait du repoussoir la base même de tous leurs écrits : avec un bolcheviste fripon et une jeune fille à trente-six quartiers, plus blanche que l’hermine, on peut mener à bien des romans innombrables et de vente rémunératrice.

René Boylesve méprisait ces procédés faciles, et jouait la difficulté. Il avait de sa mission morale une si haute idée qu’il évitait d’introduire dans ses livres des personnages trop nettement tranchés, professant, comme Renan pour lequel il avait une grande estime, que la vérité est dans la nuance. Il s’est fermé ainsi littérairement des milieux humains dont l’étude n’aurait pas été sans fruits, mais il professait que toute la délicatesse des analyses se perdait devant des êtres trop exacts. D’ailleurs, on voit bien que les grandes passions soulevant les personnages de son œuvre sont toujours tempérées par d’autres désirs, d’autres attentes, d’autres impulsions, tout un écheveau de poussées mentales complexes, contradictoires, et infiniment subtiles, dans lesquelles il aimait à évoluer et à autopsier. Je puis donc dire, en pesant mes mots et en toute indépendance, que René Boylesve est ici incomparable, supérieur sans doute sur ce terrain à presque tous autres écrivains français. En somme, la morale de René

Boylesve est ce que je nommerai une morale vivante. Il la voulait telle. Difficile aussi, en ce qu’elle heurtait les convenances établies (Leçons d’amour) et tenait un large compte des impulsions inconscientes des héros. C’est sans doute à ce propos le premier romancier qui ait fait intervenir en littérature les « stimuli » nés du refoulement freudien et des articulations, inconnues encore des psychologues, par lesquels la subconscience se manifeste dans nos actes, en ce que je nommerai des « abcès de fixation ». Il tenait compte, et fut encore le premier à le faire, des infiniment petits mentaux qui viennent dans nos âmes comme la goutte d’eau par laquelle la coupe déborde. C’est ce qu’on pourrait nommer l’analyse des éléments psychiques d’appoint. Il y a, toujours, en suivant cette voie, beaucoup à gagner dans la connaissance de l’homme. On a trop pris l’habitude de croire que les mobiles auxquels nous obéissons ont des valeurs absolues. Rien n’est plus erroné. Là encore René Boylesve fut un précurseur. Au surplus, le génie qui suivra sa voie n’est pas né !

Il est probable, quoiqu’il ne faille pas exagérer la pénétration de nos contemporains, que la nouveauté de cette conception morale, fort subtile, et offerte par René Boylesve, non pas à grands coups de théories tapageuses, mais à travers les œuvres elles-mêmes, indisposa beaucoup les critiques, voire certains de ses amis. Cela lui valut d’être jugé dangereux pour les ordres publics, lesquels réclament qu’on ne touche point aux vieux monuments éthiques dont James Georges Frazer a fait le dénombrement. Voilà pourquoi l’auteur de La Leçon d’amour dans un parc resta en dehors des éditoriaux avantageux de Grande Presse qui permettent les grands succès. Mais on peut se demander épisodiquement comment il se fait pourtant que les hommes ou du moins les spécialistes ne se soient pas aperçus de l’inutilité des œuvres d’édification classique, qui entraîne obligatoirement la bienfaisance de celles qui leur font contraste.

Au sortir de nos écoles, après avoir vécu dans la fréquentation assidue de Plutarque et de Corneille, de Racine et de Bossuet, est-ce que nos jeunes gens ne devraient pas être désintéressés, chastes et fidèles, incapables enfin de la moindre mauvaise action ? Hélas ! il en est autrement.

Alors, pourquoi ne pas voir qu’il faut les former autrement ? Il faudra peut-être en venir à cette vérité que la morale s’enseigne en montrant la lutte du bien et du mal, et non point d’un bien type pris dans des manuels d’héroïsme, non point du mal confondu avec le méfait sexuel, mais d’un bien et d’un mal entremêlés et conformes à la vie quotidienne, un bien et un mal vrais, tels enfin que René Boylesve les conçut en ses livres.

Qu’on le comprenne ici comme Boylesve l’a compris : ce n’est pas le triomphe romanesque du « bien » qui poussera les adolescents à en suivre les règles. Par chance, d’ailleurs, la jeunesse a le goût de la défaite et des vaincus. Elle sent confusément que le triomphe n’est devenu tel que par l’aide des moyens médiocres, que toute l’organisation y aidait, et c’est une chose reconnue, mieux, militairement utilisée, que la jeunesse aime à vivre dangereusement. Aussi les romans de Boylesve avec ses héros tendres et vaincus, ses héroïnes hésitantes entre les convenances et leurs passions, sont-ils profondément moraux, en ce qu’ils nous enseignent à être forts en nous-mêmes et sur nous-mêmes avant de croire l’être devers les événements. Et toute morale est là. Connais-toi ! disait le Temple de Delphes. La morale, c’est d’apprendre à se connaître, puis à se juger. Cela seul prépare à juger le monde, ensuite à bien agir.

V

LA PSYCHOLOGIE
DE RENÉ BOYLESVE

Tous les sujets sont inépuisables et tous se compénètrent. Je quitte la morale de René Boylesve, non parce qu’il n’y aurait plus rien à en dire, mais parce qu’il faut se borner. Les classiques avaient l’illusion de résumer ou de condenser. Beaucoup de pédants, de même, s’imaginent qu’une étude brève et fortement centrée vaut mieux que le travail à l’allemande, avec mille détours, des nuancements innombrables, et des efforts authentiques vers l’universalité. Rien de plus fâcheux et de plus illusoire que les croyances des amateurs d’ouvrages critiques, rapides et clairs. La vérité ne s’y trouve jamais. En sus, ils nous valent, à travers le monde, le renom trop souvent justifié d’être un peuple superficiel.

Cela ne veut pas dire qu’il faille écrire sur toutes questions des in-quarto par douzaines, mais qu’il est nécessaire de se rendre compte qu’on ne dit jamais tout en peu de lignes. Le problème posé par un écrivain de l’importance de René Boylesve, parce que surtout il me paraît entièrement méconnu, est donc pratiquement illimité. Tout reste à dire. J’ai lu neuf cents pages sur Edgar Poe, qui sont loin de résoudre toutes les questions littéraires et autres posées par ce génie d’Amérique, Ludwig vient de donner plus de quinze cents pages sur Goethe, et il reste beaucoup à explorer. Je ne voudrais donc pas qu’on me prêtât l’étrange idée de ne rien laisser après moi à exposer sur l’auteur qui m’occupe. Si je passe maintenant à la psychologie de cet homme intuitif et analyste, c’est que pour les proportions à donner à ce petit volume il faut un certain équilibre des composants.

J’ai dit que toutes les questions se compénétraient. Il est certain que, parlant de la morale de René Boylesve et de sa philosophie, j’ai touché le point de vue psychologique. Je voudrais y ajouter ici quelques touches.

La psychologie exacte n’est jamais un souci des romanciers, parce qu’ils connaissent généralement l’âme humaine de façon expérimentale, j’entends par analyse des cas vécus. Mais rarement sont-ils — disons jamais — proprement psychologues, et aptes à examiner, comme on dit en langage savant, le « stimulus et la réponse » dans l’étude des réactions psychiques. C’est ainsi pourtant que les travaux psychologiques de Pieron et de ses disciples seraient certainement précieux pour guider le romancier. Il verrait que beaucoup d’idées sur lesquelles sont bâtis, par exemple, les romans des Concourt sont absolument fausses. Ce sont des préjugés.

Il serait faux, au surplus, de prétendre que le romancier n’a pas souvent, s’il est observateur, le sentiment des authentiques mouvements mentaux qui aboutissent à tel ou tel acte précis. Stendhal a poussé, dans Lucien Leuwen, cette recherche à un point optime, et sans doute unique. Certains, d’autre part, dont Zola, ont été fort ridiculisés pour leur application à décrire des gestes apparemment négatifs ; mais ils suivirent la bonne voie. Leur observation ne les trompait aucunement lorsqu’ils donnaient, par exemple, de l’importance au fait qu’un homme troublé commet des lapsus dans ses actes, car ces erreurs sont significatives. Un exemple : en Amérique, où le souci de l’éducation scientifique est très puissant, on a parfaitement vu que l’acte de boutonner sa vêture en dit plus long et plus exactement sur l’âme de l’enfant que les paroles et l’exercice du psittacisme.

Or, nul, mieux que René Boylesve, n’a poussé loin l’étude des infiniment petits qui traduisent un état intellectuel et manifestent son évolution. Ses livres à ce propos ont repugné à certains — fort cultivés — qui me disaient jadis : « Ce qui gêne chez lui, c’est l’impossibilité fréquente où l’on se trouve d’établir des rapports directs entre les actes qu’accomplissent ses personnages et leurs pensées. » Là est peut-être justement la marque du génie.

On trouve certainement beaucoup d’auteurs dont le style, assoupli par la lecture et l’entraînement, par le goût aussi, s’ils se sont habitués jeunes à lire des écrivains de talent, arrive à une sorte de perfection formelle. On en voit encore qui reprennent avec un art parfois infini, et même admirable, de vieilles idées, des conceptions ou des sujets romanesques éculés, et qui les époussètent puis les ressortent fort agréablement. On peut même dire que là gît généralement le succès. Le public aime à reconnaître en effet au passage des pensées et des intrigues familières. Il est redoutable d’inventer, et terrible d’avoir la force nécessaire pour renouveler n’importe quel domaine en littérature. Je me souviens, à ce propos, du mot de Balzac à propos des Chouans : Cet ouvrage est mon premier, et lent fut son succès… Lent le succès de cette œuvre surprenante ? Personne ne vit donc la marque du plus haut talent dans ce roman où passe un monde de passions, de violences, de crimes et de luttes idéologiques ? C’est étourdissant. Mais, je l’ai dit, de la critique et de son public il faut tout attendre. Surtout le pire…

Innover est donc trop souvent, en quelque façon, se condamner. Suivre les errements acquis ou la mode, est la seule chose utile à l’écrivain. Au moment où j’écris, le succès n’appartient-il pas aux imitateurs de vieilleries ? Les grâces surannées des livres de Colette, par exemple, où l’on voit, comme dans l’abbé Delille, passer « l’aile des vents » (Chéri) ou « la foudre du plaisir », rencontrent une admiration universelle. Ces métaphores, fanées comme de vieux gants dans lesquels tout le monde a mis les mains, font pourtant pâmer d’admiration des gens pleins de culture. C’est que le lecteur « moyen » répugne à la surprise et à la nouveauté.

Or, parlant psychologie à propos de René Boylesve, j’ai justement prononcé le mot de génie. Je ne le retire pas, car il innovait. La psychologie apparaît chose vaine à beaucoup, qui partent de ce fait que dans la vie tout est possible. Rien d’absurde comme de pareilles affirmations, qui témoignent d’une absence stricte d’esprit scientifique. En littérature, tout à l’inverse, le devoir du romancier est de faire en sorte qu’une seule série d’actes soit possible au personnage dans un jeu de circonstances déterminé. C’est bien ce que voyait Zola, lorsqu’il parlait, en tirant un peu sur le mot, de roman expérimental.

Il faut donc que les données de base délimitent les réactions du « héros ». La psychologie, c’est d’ailleurs cela même, et rien que cela. Un roman est le développement d’une équation algébrique dans laquelle l’inconnue ou les inconnues doivent être extérieures, ou alors dissimulées dans l’âme, de telle façon que leur place soit déjà apparente.

Tout roman est un roman policier, c’est-à-dire qu’il y faut deviner quelque chose, qui était toutefois posé en principe. Car, il faut l’exposer encore, et les travaux d’Émile Meyerson l’ont établi, penser et comprendre c’est seulement ramener à l’identique. Il est sans doute permis à l’écrivain de camoufler certaines identités, pour cultiver les effets de surprise qui sont utiles et agréables, mais le déroulement d’un livre, une fois qu’il est lu, doit absolument, devant un esprit lucide, exclure l’idée de contingence. Tout était à la fois nécessaire et suffisant, comme on dit en mathématiques.

Or, personne n’a compris ce principe aussi profondément que René Boylesve, et ne l’a appliqué avec sa rigueur volontaire. Sans doute est-ce un peu subtil, mais la lecture n’est profitable que si le lecteur peut y exercer ses facultés. Croit-on que le Candide de Voltaire soit de pénétration facile ? Pense-t-on que les Égarements du cœur et de l’esprit, où chaque phrase a deux ou trois sens, s’intègre tout de suite à l’esprit de l’indifférent ?

Je veux me faire mieux comprendre. Les deux premières lignes de Mademoiselle Cloque parlent d’une demoiselle très distinguée et d’un grand mérite… Pour qui voit réellement ce que les mots cachent, il y a là dedans trois sens. Le premier est le sens apparent, et ce que je nommerai le « sens du dictionnaire ». Il est évident que là s’introduit aussi un sens technique par l’emploi du mot mérite, sans explication. C’est ce que je puis nommer le sens secondaire ou préjugé, qu’emploient les dévotes pour parler entre elles, et qu’a repris l’écrivain pour intégrer là une sorte de souci des conséquences de ce mérite. On devine que la demoiselle dont il s’agit fera opposition à sa propre vertu. Enfin il y a le sens tertiaire qui est nettement ironique. L’art de combiner une phrase de telle sorte qu’elle puisse se compléter par elle-même en des interprétations diverses et adjacentes, est très peu commun. Il répugne au public non lettré, parce qu’il semble vouloir dire autre chose que par l’ordre des mots. Mais c’est du grand art et sans nul doute la qualité supérieure du style.

En plus, l’autre vertu de cette forme, c’est de donner des opérations psychologiques une vue plus complète, plus souple et plus précise. On sait en effet, ou plutôt ceux qui ont pris goût à s’étudier se sont aperçus que la pensée est chose infiniment fugace et oscillante, avec plusieurs aspects simultanés. Si René Boylesve avait eu l’amour des théories, il aurait suffi qu’il exposât ses conceptions de travail et les détours de sa faculté d’analyse pour qu’on vît en lui le novateur qu’il était en vérité. Mais il avait cette timidité, cette crainte de s’étaler, cette pudeur nerveuse qui interdisent de pareilles confidences. Personne n’a donc compris.

Psychologiquement, René Boylesve est pourtant un très grand maître. Il avait, cela s’entend, ses vues personnelles sur les personnages remarquables et, peut-être, se serait-il méfié de soi s’il avait dû étudier les réactions psychiques de certains milieux dont il n’a jamais parlé. Mais il analysa ses héros volontairement choisis avec une acuité touchant laquelle le mot génie n’est pas trop gros. Le génie est une création, quand le talent est une mise au point des détails de la création géniale. On peut chercher parmi les analystes modernes, on ne trouvera personne qui lui soit comparable. Non pas qu’il n’y ait des écrivains capables de pénétrer loin dans les âmes. Mais toujours ils viennent buter au point de vue moral et au préjugé qui les arrêtent. Certains allèrent plus loin dans l’audace que Boylesve. Mais nul ne décomposa les éléments d’un acte avec une délicatesse aussi sûre. Nul n’alla, une fois les points de départ admis, aussi loin que lui. On voit souvent des livres, d’un toupet surprenant par leur donnée, finir sirupeusement dans le moralisme banal, tandis que divers romans de Boylesve, avec une base d’apparence décente et convenable, arrivent à une sorte de tragique horreur eschylienne. C’est qu’il sut mener l’âme de ses personnages jusqu’aux limites absolues de sa réalisation. Voilà pourquoi les romans de René Boylesve ne donnent jamais cette impression de figures de cire immobilisées dans un geste unique, qui est particulière à beaucoup d’autres.

Est-il nécessaire de remarquer, parvenu ici, que la psychologie de René Boylesve est la vie même, avec ses retours, ses plaisirs, ses hontes, ses regrets, ses élans, ses misères et, chez les personnages, cette incompréhension du vaste mécanisme inconscient et fatidique qui les intègre, à quoi se reconnaissent les humains malheureux.

Car son œuvre n’est pas heureuse. Le fut-il lui-même ? Je ne saurais le dire. Il avait, comme tout le monde, ses petites joies ; mais le pessimisme qui lui était consubstantiel, agissait certainement sur toutes les réactions de sa volonté. Il se livrait peu et redoutait les confidences d’autrui.

Très bon d’ailleurs, simple et triste comme Victor Hugo voulait que fût le vrai sage et le juste. La jeune fille bien élevée, qui étudie la lente formation, par stratifications insensibles, d’une âme de fillette qu’il retrouvera plus tard dans Madeleine jeune femme, met précisément à nu les méthodes d’intuition et de synthèse de Boylesve, dans leur savante profondeur. Chaque être est pour lui une sorte d’axe géométrique autour duquel circulent des personnages divers, insignifiants ou importants, et dont chacun possède une action sur le centre. Tandis qu’on la voit constituer par sédiments sa personnalité anxieuse, la figure de Madeleine prend une sorte de puissance symbolique, qui en fait un type aussi net et plus certainement propre à durer que ne l’est devenu, par exemple, la Princesse de Clèves.

Si enfin on considère que Madeleine n’est pas un type balzacien, c’est-à-dire exceptionnel, mais courant, le modèle même de la femme d’aujourd’hui venue à la cinquantaine, et dont les jeunes filles courent le monde, un maillot de bain sous leur robe courte, et une raquette de tennis sous le bras, on en vient à juger cette œuvre ainsi qu’un document historique. Encore dix ou vingt ans, puis, à la façon des nobles ahuris du Cabinet des Antiques, ou des personnages de l’Assommoir, la Madeleine de René Boylesve passera parmi les œuvres hautement représentatives qui sont destinées à ne point périr.

Bornons-nous. La psychologie de René Boylesve est certainement en dehors des réserves qui pourraient mettre en doute — assez sottement d’ailleurs — sa morale et sa philosophie. Les techniciens du livre ici devront eux-mêmes s’incliner.

VI

LE STYLE
DE RENÉ BOYLESVE

Il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui plaquent du style sur l’idée, et ceux qui cherchent à trouver le style qui adhère à l’idée, qui lui soit le vêtement nécessaire et total. Les premiers arrivent assez facilement à la gloire chez un peuple comme le nôtre, qui aime passionnément l’éloquence. Flaubert, pour qui j’ai une admiration insatiable, n’a pas toujours su éviter l’éloquence. Sa description du siège de Carthage par les Mercenaires, dans Salammbô, est le morceau de bravoure le plus propre à irriter celui qui craint l’abus du verbe, par lequel un avocat habile tourneboule toujours un jury. René Boylesve, on peut le dire, n’a jamais sacrifié aux mots redondants et purement sonores. Il aurait pu le faire, par exemple, dans l’Aretinerie de Nymphes dansant avec des Satyres. Venise y incite en effet beaucoup. Il aurait pu encore s’y laisser aller dans Tu n’es plus rien. C’est un livre que personne n’aurait écrit comme lui, qui tient une merveilleuse noblesse de sa date, et du témoignage qu’il donne d’une sorte de sagesse pensive et désespérée. Il s’abstint de l’ « inanité sonore » dont parle Mallarmé.

Boylesve écrivait simple, ou plutôt voulait écrire simplement. Il travaillait ardemment à dépouiller son style de toute emphase et de toute élévation du ton. Grand exemple, en un temps où les adjectifs les plus lourds sont employés couramment pour qualifier les choses les plus légères : un match de tennis, un prix littéraire, l’exploit d’un policier qui fait son métier, ou n’importe quelle autre bagatelle. On a dit : « Le style c’est l’homme. » Pourvu que l’on donne de cette phrase une interprétation plausible, elle est vraie, et surtout pour René Boylesve. Il a le style hésitant d’un scrupuleux, soigneux d’un artiste aimant son métier, attentif à rester dans le ton d’un penseur qui ne criera pas une formule scientifique du même ton qu’un adjudant commande sa compagnie.

Il déteste la couleur vive, qui dissimule par trop l’idée à laquelle seule il tient. Il écrit brièvement, en pesant chaque vocable au trébuchet de son intelligence vive et avertie. Il maintient ainsi comme une gageure, dans la totalité de chaque livre, une atmosphère verbale, si je puis risquer cette locution, un rythme, une nuance spirituelle qui suivent le lecteur de bout en bout.

Lorsque les professeurs qui ont en charge de déterminer les réussites dans les candidatures à l’immortalité, se seront aperçus de tout cela, René Boylesve deviendra classique. Aux yeux de celui qui aime la forme parfaitement adéquate à une pensée subtile, admirablement douée pour clarifier et simplifier les idées, la forme de Boylesve est un beau sujet d’admiration. Sans doute un jour l’imitera-t-on.

Il serait sans doute possible de faire ici un travail grammatical et de trouver dans l’œuvre du romancier mille révélations techniques à étaler. C’est un jeu facile à qui possède un Littré et une grammaire aussi complète que celle de Napoléon-Landais, avec ses six cents pages in-folio, et juste assez désuète pour être sans appel… Mais je ne me laisserai pas tenter, parce que c’est un jeu fait pour simplement étaler la vanité du critique. Le nombre d’erreurs, de pataquès et d’absurdités qui encombrent les rubriques où l’on étudie le vrai et beau français, doit en effet inciter le commentateur à la prudence. Toutefois était-il intéressant de prouver que le style de René Boylesve, avec un vocabulaire volontairement limité dans le sens purement classique, est de ceux qui nous apparaissent, parmi les contemporains, comme les plus parfaits.

VII

LA PLACE ET L’ACTION
DE RENÉ BOYLESVE

J’ai raillé, au début de ce travail, ceux qui classent les écrivains dans des boîtes plus ou moins vastes et plus ou moins élevées sur la pyramide de gloire. Je ne me donnerai pas le ridicule d’annoncer l’avenir de René Boylesve. Néanmoins je puis tenter de l’imaginer.

Dans la série des romanciers sortis de la Comédie humaine balzacienne, avec une œuvre moins fortement centrée et groupée que celle de Zola, avec des dons très différents, opposés et même complémentaires, je placerai René Boylesve à hauteur du maître des Rougon-Macquart. Il m’apparaît au-dessus, très nettement, d’Alphonse Daudet, et de ses imitateurs dans les effusions pompeuses ou lacrymatoires. Il est très supérieur à toute la queue du naturalisme, qu’elle soit orthodoxe ou hérétique.

Son action, moins puissante que celle de Zola, sera, je ne dirai pas plus durable, ce qui est incertain, mais plus certainement croissante. Il n’en a, en effet, aucune sur la jeunesse d’aujourd’hui. Qu’on me comprenne, j’aime cette jeunesse violente et exaltée qui correspond à des tendances trop profondes en moi pour que je les désavoue. Personnellement, il m’est même facile de supposer des contingences qui m’eussent éloigné de René Boylesve. Beaucoup d’intelligences exquises et savantes que je sais, l’ignorent absolument. Nous vivons une époque dure et farouche, qui ne peut dissimuler aux regards perspicaces ses cancers et ses ignominies, soigneusement camouflés pourtant, et qui n’a d’hommes représentatifs que parmi les violents, les cruels et les escrocs.

René Boylesve, et c’est ce qui nous fit longtemps correspondre puis converser en camarades, comprenait fort bien ce que nous sommes et où nous allons. Mais il ne voulait rien dire qui pût trahir un parti pris dans le déroulement des intrigues romanesques qu’il aimait à combiner. D’où son divorce présent avec une génération qui ne distingue pas l’art d’écrire de celui de dynamiter.

Je n’ai guère d’espoir de voir jamais le monde meilleur. Il se pourrait pourtant qu’un changement très possible, assez plausible, quoique encore lointain, donnât satisfaction à ceux qui haïssent le pharisaïsme et l’hypocrisie. Alors, la nouvelle jeunesse comprendra René Boylesve : elle verra en cet homme, qui ne voulut être que romancier, un des plus nobles efforts spirituels du monde pour apporter romanesquement une pierre au progrès — quel que soit d’ailleurs le nom dont il se nomme — et bien des pierres à l’amour des hommes sans lequel nul progrès ne durera.

Et comme il a traduit en une prose parfaite une période de temps qui sera sous peu définitivement morte, en ses mœurs et ses coutumes, on dira sans doute un jour l’époque René Boylesve, comme on dit de certaines choses qu’elles sont « de l’Hugo » ou « du Balzac ».

Quand verra-t-on cela ? Stendhal est mort quarante ans avant le terme que lui-même se fixait pour être compris. Je ne suis pas assurée qu’il le soit pourtant encore, ou plutôt l’est-il moins qu’il ne semble. À la mort de Balzac, le ministre Baroche, que l’on avait prié de venir aux obsèques, y accourut sans savoir qui on enterrait. Et il demanda à Victor Hugo si le mort était « un homme distingué ». Voilà qui doit nous apprendre le peu qu’est la gloire devant nos contemporains.

Je donne vingt ans, avec un vaste bouleversement économique et idéologique, modifiant brutalement les règles morales et les conceptions artistiques actuellement réduites à une simple mode, pour voir René Boylesve devenir lui-même aux yeux des Français. Lui-même, c’est-à-dire une des gloires les plus authentiques de notre race.