III

LA PHILOSOPHIE
DE RENÉ BOYLESVE

Le mot philosophie est une sorte de propriété réservée aux abstracteurs de quintessence. Derrière lui, on croit voir le plus souvent des manieurs d’entités, disant avec un air grave et solennel des niaiseries trop fréquemment délirantes. Il va de soi qu’il ne s’agit point ici de cette sorte de philosophie.

Le vocable a une valeur spéciale qu’il est toutefois impossible de remplacer. Je l’utilise donc dans le sens de conception de l’existence et d’interprétation générale du monde, sous l’angle éthique, esthétique et métaphysique.

Il est impossible, au vrai, de trouver dans les livres de René Boylesve ce que je nommerai les confidences personnelles de l’auteur. À la façon de son maître Gustave Flaubert, Boylesve se gardait de s’exposer et de peser sur les faits qu’il analysait, comme le font trop de dogmatiques désireux de voir les choses, même imaginaires, tourner selon leur gré. Mais on peut pourtant trouver le reflet de la philosophie dont il était pénétré, par la comparaison des sujets qu’il choisissait et par le sens qu’il donne aux résultats des actes de ses héros.

Évidemment il était incroyant ou plutôt athée. Il lui restait peut-être ici un doute que je nommerai actif, mais il était assuré que nulle intelligence humaine ne saurait exprimer en mots la vaste énigme du monde. En tout cas, il était assuré que ce mot n’existe dans aucun dogme.

Il ne croyait ni au bien ni au juste, comme réalisations possibles. Ses œuvres à ce sujet sont d’une redoutable éloquence. Il pensait que personne ici-bas n’a su et ne saura jamais faire passer les thèses idéologiques dans le plus petit fragment de réalité. Or le vrai, le beau et le bien ne sont que des thèses.

Il voyait, avec une acuité originale, que le monde en évoluant dans le temps se complique. Et le recoupement indéfini des actions ou des conceptions qui les inspirent, amortit de ce chef les efforts les plus apparemment efficaces dans l’action. Cela constitue l’inertie philosophique. Cette idée est nouvelle. Elle était, chez René Boylesve, née de la méditation des choses vivantes, mais les savants sont parvenus à la formuler par l’algèbre. C’est le phénomène connu sous le nom d’entropie, et qui explique pourquoi la durée est irréversible. Elle annonce aussi que le monde va du causal au contingent, jusqu’à l’équilibre absolu qui sera sans doute le dernier état du cosmos.

René Boylesve n’a pas mis dans ses livres certains types humains inspirés de cette interprétation désespérée du réel, mais il y pensait. Il voyait très bien, par exemple, ce que Balzac ne vit pas, que le jeu, la poursuite du gain à pile ou face, est à la base de la vie, aussi des grandes opérations financières, politiques et sociales. Il percevait tout cela, surtout parce que c’était en contradiction avec ses tendances héréditaires. Et il s’analysait si bien qu’il flairait tout de suite la vérité dans tout ce qui le blessait.

À cet égard, il pouvait être dit relativiste. Le relativisme est une doctrine scientifique, assez limitée en tant qu’elle reste à Einstein son créateur (avec Lorentz), mais qui a poussé certains penseurs hardis, depuis la mort de René Boylesve, à des vues qu’il avait fort bien pressenties, comme le principe d’indétermination, destructif du principe de raison. Le certain, c’est que nul écrivain, au même degré que René Boylesve, n’a précisé la vanité des rapports fixes entre le fait et son organisation conceptive. Il n’y a évidemment chez lui aucune théorie. Il veut simplement bâtir dans le vécu et dans le quotidien. Mais on voit bien que ses personnages demeurent incapables de sortir de leur propre imagination. Toutes les impulsions sincères et généreuses ont pour eux des conséquences détestables. Voyez Mademoiselle Cloque. Elle est pleine de vertus et déteste le mal. Elle veut aussi réaliser le bonheur de sa nièce, de toutes les forces d’un cœur sans ambiguïté. À quoi cela aboutit-il ? À faire le malheur de la jeune fille avec une sorte d’infaillible perfection… À côté de cela, un instinct déplorable — encore que beaucoup le défendent, mais pour des raisons que ne pénètre nulle noblesse morale — : l’avarice, avec cette dureté obligatoire qui la complète, réussit à assurer le bonheur des personnages de La Becquée. Dans Le meilleur ami, un jeune homme aimant et dévoué pousse la générosité jusqu’à aider celle qu’il adore à réaliser son amour ailleurs… Cependant à quel but aboutit ce merveilleux sacrifice ? À faire mourir pour l’autre celle dont, en abandonnant le meilleur de lui-même, il croyait assurer le bonheur. Dans Le bel avenir, on voit une famille accomplir de prodigieux efforts pour faire réussir deux enfants. L’un qui est intelligent, échoue misérablement, et le sot épouse une grosse fortune… C’est donc, chez René Boylesve, un perpétuel contraste entre les justes espérances des personnages de ses romans et les aboutissements matériels de leurs destins. Mais c’est plus encore une opposition rigide entre leurs actes et le fruit qu’ils en tirent.

Cela, c’est d’ailleurs bien la vie moderne. Tous les ouvrages dont je parle ont été écrits par Boylesve avant la dernière guerre qui a donné un surprenant primat à cette contradiction ironique et sinistre. Mais Stendhal avait prévu que, vers 1880, il commencerait d’être compris. C’est qu’il travaillait dans l’axe même d’une pensée dont il devinait les conséquence et les résultantes. René Boylesve me paraît avoir eu le même genre de perspicacité. Et c’est, quelle que soit l’opinion qu’on cultive sur son œuvre, une évidence que Boylesve illustra, en vingt volumes, la pensée directrice d’un monde qui, de son vivant, n’était pas encore tout à fait venu. À l’heure où j’écris, il ne fait même que donner forme à un devenir prochain. Car il est impossible de pénétrer dans ses romans sans se percevoir au centre exact de notre société. Sans doute faut-il pourtant se mettre à l’échelle. René Boylesve a surtout étudié un milieu provincial qui suit de loin les idées parisiennes, en les émoussant, en les atténuant.

Ainsi, La jeune fille bien élevée, que Boylesve tenait pour un livre révolutionnaire, ne peut sembler tel que si l’on regarde les conquêtes de la femme moderne et leur départ. Tout cela se définit dans Madeleine jeune femme. Non point sans doute avec l’emportement irrésistible de telle autre œuvre violente, mais avec la mesure et la prudence de la bourgeoisie tourangelle chère à Boylesve, laquelle suit fidèlement — et, dans ses heures de crise, dépasse — les emballements de Paris. Ainsi voit-on se formuler la philosophie de notre auteur. Elle n’a rien que de fort mélancolique, et ressemble à celle de Balzac, où l’on ne sait si ce n’est pas Vautrin qui représente au fond le vrai héros chéri par l’auteur.

Certes René Boylesve n’a aucunement ce besoin de se faire directeur de conscience, auquel obéissent tant d’écrivains poussés par l’orgueil et un peu la médiocrité. Cependant, outre les vues d’ensemble dont je viens de parler, peut-on en sus trouver dans son œuvre un ouvrage douloureux où certains problèmes transcendants sont posés. Je parle de Tu n’es plus rien.

La guerre avait profondément remué René Boylesve. Il mit d’ailleurs une extrême pudeur à le laisser voir. Mais, lorsqu’il écrivit Tu n’es plus rien, il laissa un personnage nommé La Villaumer exprimer certaines idées qui lui tenaient spécialement au cœur. Il est assez difficile d’interpréter ces idées. Elles comportent une vibration, un ton, que toute traduction en un autre langage amoindrirait. Je veux les citer d’après le texte même afin de ne pas les trahir.

Voici ce que dit La Villaumer :

J’ai toujours aimé les hommes. Comment aurais-je pu ne pas les aimer en faisant profession de les critiquer sans cesse ? Les ai-je mal compris ? Souvenez-vous combien j’étais indulgent pour ce qui, en eux, s’écarte tant de la seule chose que je prise en réalité, à savoir l’intelligence. Mais… le monde n’est pas gouverné par l’intelligence. Parfois elle crée des prosélytes, et on croit que son règne est arrivé. Illusion ! C’est alors que nous sommes tout près de retomber dans la sainte ignorance et de rejoindre les temps barbares.

Les temps barbares, voyez-vous, je suis tenté de croire que c’est la période normale de l’humanité. Il faut probablement de la cruauté, de l’absurdité, de l’injustice, de la superstition, du sang répandu à flot pour que le mystère que nous admirons sous le nom de vie subsiste et se perpétue…

Les masses innombrables obéissent à quelques formules élémentaires, à des mots dont elles n’ont jamais pesé le sens, et qui souvent n’ont pas de sens.

Presque tout mon pessimisme est fondé sur le caractère inéluctable de cette loi : il faut que les hommes soient commandés, et on ne fera pas que ceux qui les commandent n’abusent pas de leur autorité et du crédit qui leur sera librement consenti.

Toute ma prédilection va à la vie simple, saine, franche, épanouie normalement, heureuse, on pourrait dire à la manière païenne.

Et combien il était en quelque sorte voyant, l’écrivain qui, alors que les canons tonnaient encore, écrivait :

Est-ce que nous allons être obligés d’admettre l’opportunité de la croyance aux prophètes, aux thaumaturges, aux revenants, aux bouts-rimés des apparitions, au génie des simples d’esprit ? Un torrent de puérilité va-t-il inonder la surface du globe ?

Ce que je cite ici n’est pas fait pour être complété d’un satisfecit que je tiendrais pour entièrement ridicule. Mais je veux faire comprendre que, dans les paroles de La Villaumer, apparaissent une noble et belle vision, une bonté simple et large, une sévère grandeur proprement philosophiques. Et si l’on pénètre, derrière les mots mesurés et sans colère de René Boylesve, jusqu’à l’âme de l’auteur, on comprend que nul pamphlet ne dépasse, en valeur profonde, les condamnations mélancoliques que cet écrivain portait sur son temps.