La Philosophie de Lamennais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 549-580).
02  ►
LA
PHILOSOPHIE DE LAMENNAIS

I.
LAMENNAIS THÉOLOGIEN ET THÉOCRATE.

La publication récente des lettres de Lamennais au baron de Vitrolles[1] a été pour nous une occasion de revenir à l’étude de ce grand et singulier personnage, qui, après avoir fait tant de bruit pendant sa vie, a été si négligé et si oublié depuis sa mort, sort commun aux grands agitateurs, aux polémistes, aux écrivains de combat. La bataille finie, ou remplacée par d’autres batailles, on abandonne les combattans à leur gloire et à l’oubli. Mais, quoique ses livres aient vieilli, Lamennais ne sera jamais complètement oublié, car il est un des plus curieux sujets d’étude que la psychologie puisse se proposer. Aucun homme n’a présenté sous une forme plus aiguë et plus dramatique le spectacle étrange d’un complet renversement d’idées, d’une renonciation absolue à un système, et de la conversion également absolue à un système contraire. Ordinairement ce genre de conversion se fait de l’incrédulité à la religion. Saint Augustin en est un des plus mémorables exemples, ici, il s’agit au contraire de la conversion inverse, de la religion à la libre pensée, de la doctrine autoritaire à la doctrine libérale et même révolutionnaire, et cela non dans la jeunesse, à l’époque où l’imagination, molle encore, se prête à tous les moules, mais dans la pleine maturité, après un rôle éclatant et comme une mission d’en haut dans le camp abandonné. C’est cette grande crise qui fait de Lamennais un personnage unique dans notre siècle.

D’autres que lui, sans doute, ont passé aussi de la cause de l’autorité à celle de la révolution : Lamartine, Victor Hugo, Chateaubriand lui-même, malgré sa fidélité d’office à la légitimité ; mais aucun d’eux n’était prêtre, apôtre, prophète ; aucun n’avait pris parti avec tant de violence et d’exagération en faveur des doctrines du passé. C’est pourquoi la vie de Lamennais est un drame dans lequel se concentre tout un siècle. Personne, dans ce siècle, parmi ceux qui ont vécu de la vie de la pensée, n’a échappé au trouble d’une situation semblable. Qui n’a été tantôt séduit par le prestige d’un passé traditionnel plein de grandeur et de majesté, tantôt entraîné par l’impulsion enivrante d’une foi nouvelle et d’une liberté illimitée ? Mais ces luttes, d’ordinaire, n’atteignent guère que la superficie de l’âme. La plupart s’en tirent en faisant des concessions aux deux systèmes, tantôt à la tradition, tantôt à la révolution : on passe d’un côté, ou de l’autre, selon les circonstances, et lorsqu’on se trouve en présence des exagérés de l’un ou l’autre parti. Suivant le mot spirituel du poète, « on déjeune avec les classiques, on dîne avec les romantiques ; » et d’ailleurs ce n’est pour la plupart que la moindre partie de la vie : on fait ses affaires, on soigne sa famille, on va aux eaux, sans être autrement troublé. Imaginez, au contraire, une âme violente et profonde qui n’ait pas d’autre intérêt dans la vie que l’intérêt des idées, pour qui le problème religieux, philosophique et politique est tout ; supposez une âme d’apôtre, enivrée d’absolu, ayant en horreur toute espèce de transaction, et à qui la vérité a toujours apparu sous forme tranchée et extrême ; supposez, dis-je, que cette âme soit atteinte par la crise que nous décrivons, que le vent du siècle soit venu tout à coup la toucher et l’ébranler, dès lors, au lieu de ces timides compositions qui satisfont le vulgaire, et aussi, — il faut le dire, — les sages, vous aurez une révolution totale, un renouvellement absolu, une violence aussi extrême dans le nouveau sens que dans le premier. De même que, dans les tragédies, l’intérêt, pour être dramatique, doit se concentrer dans une action unique ; de même le combat du siècle entre le passé et l’avenir, pour apparaître dans toute sa grandeur, a dû se condenser dans une seule âme et en un moment unique. Tel est le haut et persistant intérêt que présente la vie de Lamennais, et qui donne à tous ses écrits et aux phases diverses de sa philosophie un caractère si émouvant. On n’a rien à ajouter, comme peinture de la personne et du caractère, à ce qu’un grand écrivain a dit ici même[2] de Lamennais quelque temps après sa mort ; mais l’on peut, par une histoire précise de ses idées, par l’analyse suivie de ses travaux, essayer de rendre claire la révolution surprenante qui a tant scandalisé les âmes. C’est surtout ce problème psychologique que, dans les pages suivantes, nous avons pris à tâche d’élucider.


I.

On sait peu de chose de la vie de Lamennais pendant son enfance et sa jeunesse. Nous n’avons pas d’ailleurs pour but de faire ici l’histoire de sa vie : c’est l’homme intérieur que nous voulons étudier. À ce point de vue, nous recueillerons seulement dans cette première période, parmi les renseignemens incomplets qui nous sont donnés, soit par les parens de Lamennais, soit par ses propres lettres, deux faits qui nous paraissent jeter un grand jour sur l’histoire future de son âme et de sa pensée. Le premier, c’est que Lamennais a commencé, jeune encore, par l’incrédulité, et qu’il n’a fait sa première communion qu’à l’âge de vingt-deux ans. « Il était ne raisonneur, dit son neveu, M. Blaize[3] ; quand on voulut lui faire faire sa première communion, les argumens hostiles qu’il avait lus lui revinrent en mémoire ; il étonna grandement le prêtre chargé de le préparer à recevoir le sacrement. On discuta ; on se fâcha ; l’amour-propre était en jeu ; il ne voulut pas se rendre : la première communion fut ajournée. Il passa sa première jeunesse, qui ne fut pas sans orage, dans cet état d’incertitude ; mais le doute était trop antipathique à sa nature énergique… Courbant la raison sous le joug de la foi, il demanda à la religion la solution des problèmes qu’il n’avait pas trouvée dans la philosophie… Toutes ses affections se concentrèrent dans le sentiment religieux, et, foulant aux pieds le respect humain, il fit à vingt-deux ans (en 1804) sa première communion. » On regrette de n’avoir pas plus de détails sur une circonstance aussi remarquable. C’est là un fait si étrange, que, s’il n’était attesté par un membre de la famille, on serait tenté de le révoquer en doute. Qu’un enfant ait pu faire quelques objections qui aient retardé sa première communion, on le comprend. Mais que ces objections aient été assez fortes, la résistance assez tenace, pour que dans une famille chrétienne, en Bretagne, avec un frère prêtre, cet enfant ait pu résister à une obligation qui, d’ordinaire, s’impose à tous, qu’il ait pu obtenir de ne faire aucun acte chrétien avant l’âge d’homme, cela suppose une incrédulité bien profonde ; et l’on éprouve quelque inquiétude pour une foi si tardive, qui était déjà elle-même le résultat d’une première conversion.

Un second fait, non moins grave, ou plutôt bien autrement grave, et qui nous est attesté cette fois non par un témoin, mais par Lamennais lui-même dans sa Correspondance, c’est qu’il a été entraîné en quelque sorte malgré lui à l’état ecclésiastique ; qu’il a subi une pression, non matérielle (il avait trente-quatre ans), mais morale, à laquelle il n’a pas eu le courage de résister ; une fois le sacrifice fait, il a jeté un cri de douleur dans une lettre désespérée, que nous possédons, et qui jette le plus triste jour sur la suite de son histoire. Voici ce qu’il écrivait, quelques jours après son ordination, à son frère, l’abbé Jean de Lamennais : « Quoique M. Carron (son directeur) m’ait plusieurs fois recommandé de me taire sur mes sentimens, je crois pouvoir et devoir m’expliquer avec toi une fois pour toutes. Je suis et ne peux qu’être désormais extraordinairement malheureux… Je n’entends faire de reproches à qui que ce soit ; il y a des destins inévitables ; mais, si j’avais été moins confiant ou moins faible, ma position serait bien différente. Enfin elle est ce qu’elle est ; et tout ce qui me reste à faire est de m’arranger de mon mieux, et, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne, heureux si je puis obtenir qu’on ne vienne pas, sous mille prétextes fatigans, troubler mon sommeil[4]. »

Ceux qui ont entraîné ainsi Lamennais à cette démarche violente (l’abbé Carron et l’abbé Jean de Lamennais) n’avaient pas pour excuse d’ignorer l’état de son âme ; car voici ce qu’écrivait l’abbé Jean quelques jours après l’ordination de son frère : « Féli a été ordonné prêtre… Il lui en a coûté singulièrement. M. Carron d’un côté, moi de l’autre, nous l’avons entraîné ; mais sa pauvre âme est encore ébranlée de ce coup. » D’un autre côté, un autre ami, l’abbé Tesseyre, savait si bien les troubles et les hésitations de Féli, qu’il l’en félicitait et lui écrivait, quelques jours avant son ordination : « Je vous félicite de ce que Dieu vous prive de tout bonheur en ce monde… Vous allez à l’ordination comme une victime au sacrifice. Le saint autel est dépourvu pour vous de ses ornemens… Vous embrassez la croix toute nue. Qu’avez-vous fait au Père pour être traité comme son fils bien-aimé ? Nous avons célébré notre première messe sur le mont Thabor ; pour vous, il vous sera donné de la célébrer sur le Calvaire. » Ainsi, une mysticité insensée faisait de l’absence de vocation un mérite et un bonheur !

Une fois lié à ce poteau, comme il s’exprime, Lamennais n’eut plus qu’une consolation, celle de se faire le soldat de la cause pour laquelle il s’était laissé enchaîner. Il n’avait pas la vocation ecclésiastique, mais il avait la foi ; et son directeur, l’abbé Carron, avait deviné en lui l’une des futures lumières de l’église. Déjà, depuis longtemps, Lamennais méditait un grand livre qu’il comptait appeler l’Esprit du christianisme, sans doute par analogie et par opposition avec le livre de Chateaubriand. Serait-ce le même que celui qui parut deux ans après (en 1818) sous le titre d’Essai sur l’indifférence ? En changeant le titre, aurait-il changé le fond et la composition ? C’est ce que nous ne voyons pas clairement. Peut-être l’Esprit du christianisme n’a-t-il existé qu’en projet, et est-il devenu, une fois à l’exécution, l’Essai sur l’indifférence. Quoi qu’il en soit, cette occupation même lui était à charge : « Écrire m’est un supplice, disait-il ; je déteste Paris, je déteste tout. » L’œuvre parut à la fin de 1817. Elle eut un prodigieux succès. C’était un nouveau Bossuet, un nouveau père de l’église. Au fond, c’était le livre du désespoir. L’amertume, la violence, le mépris, toutes les passions que Lamennais faisait éclater contre l’incrédulité et l’indifférence n’étaient au fond, sans qu’il le sût lui-même, que l’explosion de ses incurables douleurs. Un tel livre devait secouer les âmes plus qu’éclairer les esprits. Il attaquait à sa racine l’esprit moderne, s’efforçait de le faire rétrograder jusqu’au-delà du XVIe siècle. Jamais, depuis longtemps, le catholicisme n’avait pris une attitude aussi agressive et aussi hautaine. C’était le combat corps à corps de la foi sans bornes contre la libre pensée. En même temps, une curieuse question de logique, celle du critérium de la certitude, était soumise à l’attention des philosophes et livrait aux écoles un nouveau thème à discussion. L’Essai sur l’indifférence, quoique le ton déclamatoire en ait vieilli, et que la doctrine ait été cent fois réfutée, n’en est pas moins un événement de la plus haute importance, au point de vue historique, dans les luttes philosophiques et religieuses de notre siècle ; et il a laissé une trace profonde dans la controverse catholique.

Le titre de l’ouvrage de l’abbé de Lamennais : Essai sur l’indifférence en matière de religion, n’indique que d’une manière assez vague le vrai sujet du livre. Il semble, en effet, signifier que l’objet de l’auteur est de combattre ceux qui n’ont aucune opinion dogmatique sur la religion, ni pour ni contre, — ou ceux qui, croyant vaguement et faiblement à la religion, par habitude et routine, mais non par conviction, vivent et agissent comme s’ils n’y croyaient pas, — ou enfin ceux qui pratiquent la religion, mais d’une manière tout extérieure, par convenance, par respect humain, par usage mondain ou calcul politique, mais qui n’y apportent aucun sentiment intérieur, aucune foi véritable. Il y a là, en effet, un mal plus grave peut-être que l’athéisme, et Bossuet le dénonçait déjà en ces termes dans l’un de ses sermons : « Je prévois, disait-il, que les libertins et les esprits forts pourront être discrédités, non par aucune horreur de leurs sentimens, mais parce qu’on tiendra tout dans l’indifférence, excepté les plaisirs et les affaires. » Pascal dénonçait le même mal en termes bien plus énergiques encore dans ce passage célèbre des Pensées : « Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs et qui n’épargnent rien pour en sortir. Mais pour ceux qui passent la vie sans songer à cette dernière fin de la vie et qui, par cette seule raison qu’ils n’éprouvent pas en eux-mêmes des lumières qui les persuadent, négligent d’en chercher ailleurs, je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante. C’est un monstre pour moi. »

Cependant, quelque grave que soit, pour la religion, le mal de l’indifférence pratique, ce n’est pas là l’objet de l’ouvrage de Lamennais ; et, en effet, on se représenterait difficilement sur ce sujet un ouvrage en quatre volumes ; c’est le texte d’un sermon, mais non d’un livre. Lamennais signale, à la vérité, ce mal dans son introduction, dans la préface de son ouvrage, et il s’y arrête surtout dans la deuxième partie du premier volume ; mais ce n’est pas son objet principal : cet objet est tout autre. Il s’agit pour lui de combattre non l’indifférence pratique, mais l’indifférence dogmatique, systématique, l’indifférence voulue et réfléchie d’opinion et de doctrine ; et encore faut-il ici l’entendre dans un certain sens qui n’est pas le sens apparent. En effet, on peut concevoir une doctrine dont le sens serait, par exemple, que nous ne pouvons rien savoir sur tout ce qui dépasse le domaine de l’expérience, c’est-à-dire sur les causes et sur les fins ; que le mieux, par conséquent, est de ne pas s’en occuper, et d’écarter toute recherche métaphysique et théologique : voilà la véritable indifférence systématique en matière de religion. Nous connaissons cette doctrine ; c’est celle que l’on appelle aujourd’hui le positivisme, mais elle n’existait pas à l’époque où fut écrit l’Essai sur l’indifférence. L’abbé de Lamennais ne pouvait en avoir connaissance, et même il n’en a jamais eu connaissance. L’école positiviste a toujours été ignorée de lui, même à l’époque où, beaucoup plus tard, il aurait pu la côtoyer et la rencontrer chez des amis communs.

Qu’est-ce donc alors que l’indifférence dogmatique dont par le l’abbé de Lamennais ? C’est la doctrine de ceux qui, tout en ayant une religion, professent l’indifférence sur la vérité religieuse et sur les dogmes essentiels de la religion. Pour bien comprendre cette opinion, il faut se placer au point de vue du catholicisme. Dans cette église, il y a une vérité religieuse absolue sur laquelle il ne peut planer aucun doute, et qui ne laisse aucune latitude au relâchement de l’esprit. Cette vérité est enseignée et dogmatiquement définie par une autorité absolument infaillible, et tout ce qui est en dehors de cette église, toute opinion ou toute croyance qui ne se fonde pas sur l’autorité absolue, visible, divine de l’église, laisse les âmes plus ou moins incertaines sur telle ou telle partie de la vérité religieuse. Etre en dehors du catholicisme, c’est donc être indifférent sur la vérité de la religion ; ce n’est pas croire sans doute que la religion est inutile, comme font les indifférens pratiques ; c’est croire, au contraire, que la religion est utile et peut-être même nécessaire, mais qu’il est indifférent de savoir quelles sont les vérités particulières qu’elle nous ordonne de croire. Telle est l’espèce d’indifférence assez subtile que l’abbé de Lamennais a voulu combattre ; et c’est ce qu’il faut avoir dans l’esprit si l’on cherche à comprendre comment il y fait rentrer le protestantisme, qui est en général au contraire si peu indifférent en matière de religion, mais qui, privé d’une autorité définie, est bien obligé d’admettre qu’il peut y avoir différentes formes de la vérité religieuse entre lesquelles l’homme est libre de choisir ; or c’est cela même qui est l’indifférence.

On devine que l’une des conséquences de cette indifférence sur le fond de la religion est la doctrine de la tolérance ou de la liberté religieuse ; et c’est aussi ce que, dans les écoles de théologie, on appelait l’indifférentisme (indifferentismus, tolerantismus). Cette doctrine signifie que toutes les religions sont bonnes, et même qu’il est permis de n’en avoir aucune, en tout cas que la société n’a pas à s’enquérir des croyances religieuses. L’abbé de Lamennais n’ose pas tout à fait prendre à partie directement cette doctrine ; il n’en fait pas l’objet d’une discussion spéciale ex professo, mais on voit que c’est à elle surtout qu’il en veut. Il la rencontre de temps en temps, et il est facile de voir à quel point elle lui est antipathique et odieuse. La tolérance était le contraire de sa nature. À tous les momens de sa vie, ayant passé par des phases diverses et même contraires, il a toujours été intolérant. C’est en effet une question de savoir comment la tolérance peut se concilier avec la conviction, et si admettre la liberté de l’erreur, ce n’est pas mettre en doute la certitude de la vérité. Sur ce point, les disciples modernes de l’abbé de Lamennais sont restés fidèles à son esprit et n’ont jamais caché leurs sentimens. Ils n’admettent pas la liberté du mal, mais seulement la liberté du bien. Or, le bien, c’est leur doctrine ; autrement pourquoi y croiraient-ils ? C’est la vérité pour eux, puisqu’ils y croient. Comment donc admettre que le faux puisse être toléré, si ce n’est en admettant en même temps que la société repose sur le scepticisme ! On voit comment la question de la tolérance se lie à celle de la certitude, et l’on comprend comment ce traité de l’indifférence est devenu, dès le second volume, un traité de la certitude. Quant à la tolérance, il ne la combat, il est vrai, d’une manière formelle qu’en passant, mais, au fond, il la combat partout. Il a trouvé un singulier grief contre cette doctrine de la tolérance ; c’est, dit-il, « un nouveau genre de persécution contre l’église. » En effet, la conséquence d’une telle doctrine, c’est que non-seulement l’erreur est tolérée, mais que la vérité elle-même n’est que tolérée. Tolérer l’immortalité de l’âme, tolérer l’existence de Dieu, n’est-ce pas le comble de l’insulte ! Cependant tel est le nouvel état social que nous a fait la révolution, et que la restauration elle-même avait accepté. Ce langage nous étonne ; nous sommes habitués dans le camp libéral à considérer la restauration comme le règne de la religion d’état, comme le triomphe du clergé dans le gouvernement, dans l’opinion, dans l’enseignement. Mais Lamennais ne voit rien de semblable ; il y voit tout le contraire. À l’aide du verre grossissant de son imagination noire et triste, il ne trouve dans l’état de l’église à cette époque que servitude et avilissement. D’après cette manière de voir, on comprend que, pour Lamennais, la tolérance soit une persécution.

Telle est l’idée fondamentale de l’Essai sur l’indifférence. Réfuter les diverses doctrines latitudinaires qui ne portent pas avec elles une autorité décisive, montrer qu’elles dérivent toutes d’un faux principe, la liberté d’examen, réfuter par là même la doctrine de la tolérance, et à ce faux principe de tolérance et de liberté opposer le vrai principe de la certitude, à savoir l’autorité : tel est le véritable objet de Lamennais, objet qu’il ne définit pas lui-même avec précision, et qui a fait accuser son livre de manquer d’unité. Car comment de l’indifférence en matière religieuse est-il conduit à l’une des questions les plus abstraites et les plus subtiles de la philosophie, celle du critérium de la certitude ? C’est ce qu’on ne voyait pas clairement. Mais, au contraire, il est très vrai que son livre se tient ; et c’est par une logique secrète et rigoureuse que de son premier point de vue il a été conduit à embrasser le problème philosophique tout entier.

Il commence donc, dans l’introduction, par traiter de l’indifférence proprement dite, dans le sens où on l’entend généralement. Il en fait un énergique tableau. Il réfute l’opinion de ceux qui nient l’influence des doctrines sur la société, et cite comme exemple contraire la révolution française, dont il parle avec l’horreur que l’on avait alors dans le parti ultra-royaliste. Il montre que croire est nécessaire à l’homme. Ôtez le désir ou l’amour, vous ôtez la volonté ; ôtez la conviction ou la foi, vous ôtez l’intelligence. D’ailleurs, il n’y a rien d’indifférent en soi. L’indifférence se restreint à mesure que l’intelligence se développe. Supposez un peuple devenu indifférent à tout, même à lui-même : c’est la mort. Cette peinture de l’indifférence et de ses résultats funestes est une belle étude philosophique. Il y a là de la psychologie fine et solide. Le rôle de la croyance, à laquelle la psychologie moderne accorde avec raison une si haute importance, est analysé avec netteté et vigueur. Ce qui est moins bon, c’est le remède que propose Lamennais : « C’est, dit-il, aux gouvernans à guérir les maux de l’indifférence. L’autorité peut tout pour le bien comme pour le mal. » Cependant, suivant lui, loin de mettre un frein à la licence des pensées, les gouvernemens d’aujourd’hui sont les premiers à cesser de croire, et qui de proche en proche répandent l’irréligion partout. À cette époque, on le voit, l’abbé de Lamennais n’hésitait pas à placer dans les gouvernemens toute son espérance, quoiqu’il manifestât déjà très peu de confiance en faveur de leur action.

De l’indifférence pratique, Lamennais passe à l’indifférence dogmatique, qui est, nous l’avons dit, son véritable objet. Il distingue trois systèmes d’indifférence : 1° Le système de ceux qui, tout en niant la religion et repoussant pour eux-mêmes toute croyance religieuse, croient que la religion est nécessaire pour le peuple à titre de frein. Ils croient que la religion a été une invention des législateurs, et ils en font un instrument politique. Ce système est l’athéisme. On se demande quelle sorte d’athéisme Lamennais avait devant les yeux lorsqu’il dénonçait ce machiavélisme qui, « tout en niant la religion dans le fond, s’en sert comme d’un instrument. » Ce n’est pas évidemment l’athéisme du XVIIIe siècle, aussi ennemi de l’hypocrisie des prêtres que du despotisme des rois. C’est vraisemblablement le système de l’empire, qui s’était fait, en effet, de la religion un instrument de règne, et qui avait été soutenu par un grand nombre d’anciens athées convertis en apparence, et qui avaient remplacé l’athéisme par l’hypocrisie. 2° Le second système d’indifférence consiste à croire que la religion est nécessaire aux hommes, mais que Dieu ne nous a pas fait connaître d’une manière certaine de quelle manière il veut être honoré. Il s’en est rapporté à notre propre cœur, et il nous laisse libres de choisir parmi les cultes positifs celui qui nous paraît le meilleur. C’est le système de la religion naturelle ou du déisme, tel qu’il est exposé dans le Vicaire savoyard. 3° Enfin, le dernier système d’indifférence est celui qui croit que Dieu a bien voulu se révéler à nous, qu’il nous a même donné un livre qui contient sa doctrine, mais qu’il nous a laissé le soin de la découvrir par nous-mêmes, sans instituer aucune autorité pour interpréter ce livre et pour discerner le vrai du faux : c’est le protestantisme.

Contre le premier système, qui fait de la religion une invention des législateurs, Lamennais oppose les argumens suivans : la religion est à l’origine de tous les peuples ; nul n’en connaît la source. Qui peut se faire fort de l’avoir inventée ? Qui osera dire : en telle année, on a inventé Dieu ? La société est nécessaire, donc la religion est nécessaire ; car on n’a jamais vu de société sans religion. Les hommes n’ont donc pas pu inventer la religion plus que la société. La religion est encore nécessaire comme sanction des lois ; cependant, si elle était une loi comme les autres, comment pourrait-elle leur servir de sanction ? Les philosophes du XVIIIe siècle se figurent que les législateurs peuvent tout ; mais est-il donc si facile de changer les idées d’un peuple et de lui faire croire tout ce qu’on veut ? Les dogmes de la religion sont partout les mêmes, dit encore Lamennais, tandis que les institutions politiques changent de peuple à peuple : comment la religion viendrait-elle donc de la politique ? La religion est un sentiment ; les législateurs peuvent-ils créer des sentimens ? Ont-ils inventé l’amour filial ? Sans religion, pas de morale. Si la religion a été inventée, il faut en dire autant de la morale. Mais le cœur humain se révolte à cette idée. On dit que la religion est nécessaire pour le peuple ; mais on ne croit pas par nécessité. Si la religion est fausse, comment faire croire au peuple qu’elle est vraie, uniquement parce que cela est utile ? Si la religion est nécessaire au peuple, elle l’est à tous les hommes ; alors pourquoi les philosophes s’en exempteraient-ils ? Pour faire croire le peuple, il faudrait que les philosophes donnassent l’exemple ; mais ce serait de l’hypocrisie, et on reconnaîtrait toujours leurs vrais sentimens. Si, au contraire, tout en disant qu’il faut une religion au peuple, ils se séparent de lui par la pratique et continuent à poursuivre la religion de leurs sarcasmes, le peuple s’apercevra qu’on le prend en pitié, et ne tardera pas à rougir d’une religion qui l’humilie.

À la vérité, les philosophes que Lamennais vise dans la controverse précédente auraient un moyen d’échapper aux conséquences qu’il leur oppose et aux contradictions qu’il leur impute, c’est de nier le principe même, à savoir que la religion est nécessaire pour le peuple. Tous les athées du XVIIIe siècle en général attaquaient, en effet, la religion comme synonyme de superstition et de fanatisme. Mais on remarquera que Lamennais ne combattait pas ici l’athéisme tout cru, mais l’indifférence, c’est-à-dire ce système d’athéisme qui consiste à rejeter la religion pour soi-même, parce qu’on croit n’en avoir pas besoin, et en professer la nécessité pour le peuple, comme le seul frein possible de ses passions grossières et désordonnées. La force de l’argumentation réside en ceci, qu’il y a des athées assez éclairés pour comprendre la puissance et l’efficacité de la religion. Tels sont, par exemple, Hobbes et Machiavel, et beaucoup de Machiavels au petit pied que l’on rencontre dans les salons. C’est pour ceux-là que la discussion de Lamennais est singulièrement pressante.

À un autre point de vue, cette discussion est encore très intéressante pour nous. C’est une des erreurs fondamentales de la philosophie du XVIIIe siècle d’avoir attribué une origine factice à tous les faits les plus importans de la nature humaine : la société, le langage, la religion. Partout ces philosophes voyaient dans ces faits naturels l’œuvre d’une volonté réfléchie et calculée. C’est, au contraire, un des services rendus par l’école théologique et catholique, Bonald, de Maistre, l’abbé de Lamennais, d’avoir démontré qu’on n’invente pas un langage, qu’on n’invente pas une religion, qu’on n’invente pas une société comme on invente une machine, que tous ces grands élémens nécessaires à l’existence de l’humanité sont au-dessus de l’art humain. À la vérité, ces théologiens remplaçaient la volonté réfléchie par la révélation et par une création extérieure venant immédiatement de Dieu. Ils ne pensaient pas à une origine instinctive et naturelle, et ils combattaient le principe de l’innéité à peu près autant que l’école empirique. Mais c’était déjà beaucoup que d’écarter ce froid système qui ne voit partout qu’invention artificielle et création arbitraire, et qui méconnaît le génie inné et l’inspiration native du genre humain.

Le second système d’indifférence est celui de Jean-Jacques Rousseau : c’est celui du déisme ou de la religion naturelle. Lamennais emploie surtout contre Rousseau l’argument ad kominem. Il triomphe des embarras et des incohérences de pensée que l’on peut remarquer dans le Vicaire savoyard ; mais peut-être ces embarras tiennent-ils moins au fond du système qu’aux habitudes de la tradition, qui ne permettait pas au philosophe d’exposer dans toute sa sincérité la doctrine d’une religion purement naturelle. Cette argumentation ne triomphe donc de Jean-Jacques Rousseau que parce qu’on y abuse de quelques concessions qu’il est obligé de faire par convenance, en admettant l’hypothèse qu’il y a une religion positive véritable ; mais il ajoutait : « Si tant est qu’il y en ait une. » Au fond, la seule religion qu’il reconnaissait, c’est la religion naturelle : c’est la seule qu’il accepte comme nécessaire et comme vraie. C’est elle qui est au fond de toutes les religions positives ; et c’est pourquoi l’on peut rester dans la religion où l’on est né : car toutes, même les plus fausses, sont des expressions diverses de la religion naturelle ; c’est donc cette religion universelle et naturelle qu’il faut combattre, si l’on veut réfuter la thèse de Rousseau. Aussi Lamennais abandonne-t-il bientôt cette première argumentation, qui est de pure forme, et qui porte plutôt contre les paroles que contre le fond des choses ; et il porte son attaque sur la théorie même, c’est-à-dire sur le déisme.

Jamais, dit-il, l’humanité ne s’est contentée du déisme ; il n’y a pas d’exemple d’une religion purement naturelle. Quels sont d’ailleurs les dogmes de cette religion ? On ne peut le dire. Autant de déistes, autant de symboles. Suivant Herbert de Cherbury[5], qui passe pour l’inventeur du déisme et de la religion naturelle, et qui fut compté, avec Hobbes et Spinoza, comme un des trois imposteurs, il y aurait cinq articles fondamentaux : 1° l’existence de Dieu ; 2° nécessité de lui rendre un culte ; 3° la piété et la vertu forment la partie principale de ce culte ; 4° nous devons nous repentir de nos fautes ; 5° la vie future. On comprend aisément qu’un programme si vague et si élastique ne se présente pas avec une bien grande autorité. Un autre déiste, Blount (the Oracles of the Reason), nous propose sept articles de foi : 1° Dieu ; 2° la Providence ; 3° nécessité d’un culte ; 4° prière et louanges ; 5° obéissance à Dieu en se conformant aux lois de la morale ; 6° vie future ; 7° repentir. C’est à peu près le symbole d’Herbert de Cherbury, avec la prière en plus. Le célèbre apôtre du déisme en Angleterre au XVIIIe siècle, Bolingbroke, est beaucoup plus coulant, et il réduit toute la religion à l’existence de Dieu, sans tenir même à l’immortalité de l’âme. H en est ainsi de Chubb, autre déiste qui, pas plus que Bolingbroke, n’admet la vie future : « Autant croire, dit-il, que Dieu jugera tous les animaux. » Jean-Jacques Rousseau est plus exigeant que Chubb et Bolingbroke : il croit à la vie future ; mais Lamennais lui reproche de faire la part trop belle aux méchans, en supposant que leur seule punition sera le souvenir des maux qu’ils ont faits ; il lui reproche aussi le vague de sa croyance. Rousseau fonde « l’espérance du juste » sur les attributs de Dieu « dont il n’a, dit-il, nulle idée, qu’il affirme sans les comprendre. » En effet, « plus il s’efforce de contempler l’essence infinie de la divinité, moins il la conçoit. » Mais le but principal de l’argumentation de Lamennais, c’est de pousser le déisme dans l’athéisme ; c’est de montrer que, s’appuyant sur la raison seule, le déiste n’a rien à répondre à l’athée qui s’appuie sur cette même raison : car celui-ci est aussi convaincu qu’il n’y a point de Dieu, que le déiste peut l’être qu’il y en a un. Il met aux prises Rousseau et l’athée, en prêtant à l’un et à l’autre les argumens des philosophes et de Rousseau lui-même : « Je ne connais pas Dieu, dit Rousseau ; mais le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant lui. » — « Me dire de soumettre ma raison, répond l’athée, avec les paroles mêmes de Jean-Jacques, c’est outrager son auteur. » — « Voyez le spectacle de la nature : nul n’est excusable de n’y pas lire. » — « c’est là un sujet hors de l’expérience humaine. » (Hume.) — « Vous ne nierez pas l’éternelle correspondance de la cause et de l’effet. » — « Pourquoi non ? La liaison de l’effet avec la cause est entièrement arbitraire. » (Hume.) Ainsi, le même droit qu’invoque le déiste pour ne faire appel qu’à sa raison, l’athée l’a également ; et si l’un s’en sert pour affirmer Dieu, l’autre s’en servira pour le nier. Qui décidera entre eux ? La seule conséquence est donc le scepticisme. C’est ce qu’avoue Rousseau lorsqu’il ne reconnaît à l’homme, pour le distinguer des bêtes, que le triste privilège de s’égarer d’erreurs en erreurs à « l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principes. » Lamennais conclut toute cette discussion par ces mots de Bossuet : « Le déisme n’est qu’un athéisme déguisé. »

Le troisième système d’indifférence dogmatique est le protestantisme. On ne veut pas dire que les protestans soient individuellement indifférens en matière religieuse ; ils peuvent être croyans et pieux ; mais c’est leur doctrine qui, logiquement, est indifférente entre le vrai et le faux : c’est leur principe qui les entraîne hors de leurs croyances. Sans doute, le protestantisme réfute le déisme, comme le déisme réfute l’athéisme ; mais le protestantisme est entraîné vers le déisme, comme le déisme vers l’athéisme. Le dogme protestant repose sur une contradiction fondamentale : d’une part, il admet la révélation ; de l’autre, il subordonne la révélation au jugement de la raison. Luther, en faisant appel au jugement individuel pour interpréter l’écriture, et en proclamant par là même la souveraineté de la raison, a ouvert en Europe un cours de théologie expérimentale. Toutes les doctrines religieuses se sont fait jour. Le christianisme s’est à la vérité maintenu, mais c’est grâce aux relations qui rattachaient encore la foi nouvelle à la foi ancienne. C’est le catholicisme qui maintenait le protestantisme dans certaines limites consacrées. À l’origine, on reconnaissait encore plus ou moins l’autorité de l’église, au moins des conciles. Mais, peu à peu, les protestans ont été entraînés vers le socinianisme, c’est-à-dire vers le déisme et l’indifférence. Que pouvaient, en effet, répondre les protestans aux sociniens qui se servaient des mêmes armes qu’eux ? Sans doute, il y a une autorité : c’est la Bible. Mais qui l’interprétera ? Autant de têtes, autant de docteurs. Où voyez-vous dans le protestantisme les caractères de la véritable église ? L’église est une, car il n’y a qu’une vérité ; elle est perpétuelle, car la vérité ne peut changer. Où est l’unité chez les protestans, qui sont partagés en sectes innombrables ? Où était votre église avant Luther ? On est obligé de répondre avec le docteur Claude : « L’église n’est dans aucune secte en particulier, mais elle est répandue dans toutes. Donc toutes sont vraies à la fois. C’est la doctrine même de l’indifférence. »

Pour sauver l’unité de l’église dans la diversité des sectes, il faut abandonner tout ce qui divise, et ne conserver que les points communs, lesquels seuls sont essentiels. C’est ce qu’on appelle chez les protestans la doctrine des « articles fondamentaux. » Mais cette doctrine n’est pas dans l’écriture. Ni les conciles ni les pères n’ont jamais parlé de dogmes à choisir dans la révélation. Comment admettre une révélation où les fidèles seraient libres d’en prendre et d’en laisser à leur gré, et où il serait permis de rejeter des vérités révélées, sous le prétexte qu’elles sont moins importantes que les autres, ou que Dieu n’a pas parlé assez clairement ? L’autorité d’une révélation n’est-elle pas toujours la même, quelle que soit l’importance des dogmes ? Sur quels principes d’ailleurs s’appuiera-t-on pour faire le triage entre ce qui est fondamental et ce qui ne l’est pas ? Jurien donne trois règles, qui toutes trois sont absolument insuffisantes. La première est une règle de sentiment. On sent, dit-il, les vérités fondamentales du christianisme, comme on sent la lumière quand on la voit, la chaleur quand on est auprès du feu, le doux et l’amer quand on mange. « c’est la règle de Rousseau. » Ma règle est de me livrer au sentiment « plus qu’à la raison. J’aperçois Dieu ; je le sens. » Mais cette règle est arbitraire. L’athée qui ne sent rien du tout peut être à plaindre, mais non à condamner ; car personne n’est maître de se donner un sentiment qu’il n’a pas. Dans le sein de la réforme, chacun avait sa manière de sentir ; l’arménien ne sentait point la nécessité de la grâce, ni le socinien celle de la divinité de Jésus. Cette règle, d’ailleurs, conduisait à un fanatisme insensé. Toutes les extravagances des anabaptistes, des trembleurs, des indépendans venaient d’un prétendu sentiment immédiat, qu’ils donnaient comme une inspiration de la divinité. — La seconde règle de Jurien était d’admettre tout ce qui était d’accord avec les fondemens mêmes du christianisme. Mais cette règle est une pétition de principe. Car la question était précisément de savoir quels sont les vrais fondemens du christianisme. Ainsi cette règle est inutile ; car, qui peut juger de la liaison d’un dogme avec un autre dogme qu’on ne connaît pas ? — De là la nécessité d’une troisième règle : Tout ce que les chrétiens ont cru unanimement et croient encore partout est fondamental et nécessaire au salut. « Je crois, dit Jurien, que c’est encore la règle la plus sûre. » Cette troisième règle devait fort embarrasser Lamennais ; car, au fond, c’est son propre critérium, à savoir l’autorité de tous, ou, à défaut de tous, du plus grand nombre. Il ne pouvait reconnaître l’autorité de cette règle sans changer immédiatement de sujet, entrer dans la question de la certitude, proposer ses propres principes et renoncer à sa controverse. Mais c’était entrer trop tôt dans le camp réservé. Il n’était pas temps de se découvrir, et d’expliquer ce qu’il entendait par le principe d’autorité. Il se contente de faire remarquer qu’il n’y a unanimité sur aucun point parmi les protestans, qu’il n’y a pas un seul dogme qui n’ait été nié par quelque hérétique. D’ailleurs, les protestans n’admettent aucune autorité divine ; or le consentement de tous les chrétiens n’est qu’une autorité humaine et, par conséquent, insuffisante. — La réforme, par la force des choses, fut amenée à substituer à ces règles arbitraires d’autres règles que Bossuet résume en ces termes : « Il ne faut reconnaître d’autre autorité que l’Écriture interprétée par la raison. L’Écriture, pour obliger, doit être claire. Lorsque l’Écriture paraît enseigner des choses inintelligibles et où la raison ne peut atteindre, il la faut tourner au sens dont la raison peut s’accommoder, quoiqu’on semble faire violence au texte. » Ces règles ne sont que le développement du principe même du protestantisme ; mais elles subordonnent complètement l’autorité de l’Écriture à celle de la raison. Les protestans, dans la pratique, ont donc été amenés peu à peu à n’avoir d’autre règle que celle de la raison individuelle. Dès lors, impossible d’exclure aucune opinion. Il faut admettre toutes les sectes, et même toutes les religions, y compris la religion naturelle ; et alors pourquoi pas l’athéisme lui-même ? Car l’athée parle également au nom de la raison.

La conclusion générale de tout ce premier volume, qui fut considéré par tous les catholiques comme le plus beau et le plus fort de l’ouvrage, c’est qu’en dehors du catholicisme, tous les systèmes rentrent les uns dans les autres ; le protestant ne peut se défendre contre le déiste, le déiste contre l’athée, et tous vont se perdre dans l’abîme de l’indifférence absolue et du doute universel. Ainsi la raison ne conduit qu’au scepticisme, et il faut chercher un autre principe de certitude.


II.

Lorsque Descartes proposa comme méthode en philosophie l’examen personnel et le doute universel jusqu’à ce que l’on ait rencontré l’évidence, il est remarquable que personne ne parut deviner la gravité de cette proposition et n’en vit les conséquences. Parmi les objections de toute nature qui s’élevèrent contre les Méditations de Descartes, pas une ne porta sur ce point capital. Sans doute, Hobbes, Gassendi, demandèrent à quoi l’on reconnaissait l’évidence ; mais ce n’étaient que des objections spéculatives, faites d’ailleurs dans l’intérêt du scepticisme. Mais ni Arnault[6] ni les théologiens ne remarquèrent que cette méthode était l’appel au sens individuel et à la liberté de penser. Les plus grands catholiques du siècle. Fénelon et Bossuet, ne craignirent pas d’approuver la méthode cartésienne ; Fénelon s’en sert lui-même dans son Traité de l’existence de Dieu, et la pousse même si loin, qu’il va jusqu’à douter du : « Je pense, donc je suis, » ce que Descartes n’avait pas fait. Bossuet, dans la Connaissance de Dieu et de soi-même, affirme que nous pouvons, si nous le voulons, ne jamais nous tromper ; il nous suffit, dit-il, de suspendre notre jugement quand nous ne sommes pas en présence de l’évidence absolue : c’est bien là la méthode du doute universel. Enfin, l’un des adversaires de Descartes, le représentant de la Société de Jésus, le père Bourdin, bien loin de reprocher à Descartes la témérité de son doute, lui reproche, au contraire, de ne rien dire de nouveau, cette méthode étant depuis longtemps connue et pratiquée dans les écoles sous le nom de doute métaphysique. Ainsi personne ne voyait là autre chose qu’un procédé spéculatif sans danger et sans conséquence. Il avait suffi à Descartes de mettre à part les vérités de la foi et les principes de l’ordre politique pour écarter tout scrupule, et pour qu’en philosophie tout le monde reconnût qu’il avait raison. Cependant il n’était pas douteux qu’une fois cette méthode adoptée, elle ne dût s’appliquer partout. Bayle la tourna au profit du scepticisme. Voltaire l’appliqua à la religion ; Montesquieu, Rousseau et tout le XVIIIe siècle à l’ordre social et politique.

L’originalité de l’abbé de Lamennais fut de voir ce que n’avaient vu ni de Maistre, ni de Bonald, ni les apologistes du XVIIIe siècle, à savoir que, si l’on voulait sauver l’autorité de l’église, il fallait remonter à la source du scepticisme moderne, c’est-à-dire au principe du libre examen, à la règle de l’évidence, à l’autorité de la raison individuelle. Accorder à chacun le droit d’examen et celui de décider sur le vrai et sur le faux, c’est faire de l’individu le juge et le maître de la vérité ; c’est admettre comme vrai ce qui paraît à chacun : c’est l’anarchie. Personne n’ayant autorité pour s’imposer à personne, toutes les opinions sont égales ; et, comme ces opinions sont contradictoires, c’est admettre que le oui et le non peuvent être vrais en même temps. Par conséquent, la liberté de penser aboutit forcément au scepticisme.

C’est ainsi que la philosophie de l’abbé de Lamennais répond à celle de Descartes à travers deux siècles. Elle reprend la question juste au point où Descartes l’avait posée au début de sa doctrine, à savoir le doute méthodique et le critérium de l’évidence. Lamennais prétend que cette méthode concentrée dans l’évidence intérieure est la méthode même de la folie, et n’a aucune défense contre la folie elle-même. Il imagine un dialogue entre un cartésien et un fou qui prétend être Descartes, et montre que le premier ne peut rien prouver contre l’évidence intérieure dont le fou peut se prévaloir : « Ce n’est pas sérieusement que vous prétendez être Descartes ; songez que ce grand homme est mort depuis plus de cent cinquante ans. — C’est vous qui plaisantez quand vous dites que Descartes est mort ; car je suis Descartes, et certainement je vis. — Quoi ! vous êtes Descartes, l’auteur des Méditations et des Principes ? Allez, vous êtes un fou. — Une injure n’est pas une raison ; si j’ai tort, prouvez-le-moi. — Allez en Suède, et l’on vous montrera son tombeau. — Comment pouvez-vous me proposer d’aller en Suède pour me convaincre que j’y suis enterré ? — Jamais homme n’a vécu deux cents ans. — Pardonnez-moi ; en tout cas, j’en serais le premier exemple. — Il suffit de vous voir pour être certain que vous ne sauriez avoir cet âge. — Vos sens vous trompent. — Consultez les autres hommes. — Les hommes se trompent sur tant de choses qu’ils peuvent se tromper sur celle-là. — Reconnaissez au moins l’autorité de la raison. — C’est à celle-là que je vous rappelle. Dites-moi, croyez-vous que vous existez ? — Sans doute. — Et comment en êtes-vous sûr ? — Parce qu’il m’est impossible d’en douter. — Eh bien ! je vous déclare que j’ai une perception très claire et très distincte que je suis réellement Descartes, et la preuve, c’est qu’il m’est impossible d’en douter. — Je vous l’avais bien dit, il est fou, et de plus incurable. Quel dommage ! car sa folie même annonce une tête très philosophique. » — Suivant Lamennais, le philosophe n’aurait pas le droit de dire que cet homme est fou ; car en affirmant qu’il est Descartes, il suit rigoureusement les principes de la méthode cartésienne.

Lamennais ne manque pas d’invoquer contre Descartes l’argument du cercle vicieux, à savoir la preuve de l’évidence par la véracité divine. Cette objection avait été faite à Descartes, dès l’origine, par Arnault : « Il ne me reste plus qu’un scrupule, disait celui-ci, qui est de savoir comment il se peut défendre de ne pas commettre un cercle lorsqu’il dit que nous ne pouvons être assurés que les choses que nous connaissons clairement et distinctement sont vraies qu’à cause que Dieu est ou existe. Car nous ne pouvons être assurés que Dieu est, sinon parce que nous concevons cela clairement et distinctement. » Descartes répond qu’il n’a pas subordonné à l’existence de Dieu l’évidence immédiate, mais seulement l’évidence de raisonnement, celle en vertu de laquelle nous croyons vrai ce que nous nous souvenons avoir précédemment démontré : c’est donc la certitude de la mémoire plutôt que celle de la raison elle-même que Descartes fonde sur le principe de la véracité divine. Il est douteux que cette explication satisfasse complètement à l’objection du cercle vicieux. En tout cas, Lamennais n’en tient aucun compte, et il voit dans l’appel à la véracité divine l’aveu de l’insuffisance du critérium de l’évidence.

Ainsi, par sa polémique contre la raison individuelle, Lamennais est entraîné à une entreprise logique semblable à celle que l’on a imputée à Pascal ; il reconnaissait lui-même la parenté de ces deux systèmes : « l’ouvrage de Pascal, écrivait-il à son frère en 1817, avant la publication de son livre, doit se retrouver presque en entier dans le mien, et n’en fera pas loin de la moitié[7]. » Cette entreprise commune était d’appuyer la foi sur le scepticisme, de montrer l’impuissance de la raison pour prouver la nécessité de l’autorité. Ne semble-t-il pas entendre la voix de Pascal, lorsque Lamennais nous dit : « Il faut pousser l’homme jusqu’au néant pour l’épouvanter de lui-même. « Il invoque l’autorité de Pascal en citant ce mot célèbre, comme le résumé de sa propre philosophie : « La raison confond le dogmatisme, la nature confond le pyrrhonisme. » On a contesté le scepticisme de Pascal en disant qu’au fond sa philosophie est dogmatique et croyante. Mais n’en est-il pas de même de l’abbé de Lamennais ? Celui-ci ne conteste pas non plus l’existence d’une certitude. Il dit seulement qu’elle n’est pas dans la raison individuelle. Il faut donc la chercher ailleurs, c’est-à-dire dans la raison universelle.

Voici les argumens de Lamennais : 1° le jugement de plusieurs a plus d’autorité que celui d’un seul ; 2° même dans les sciences, le sens commun est encore l’autorité, car les sciences s’appuient sur ce qui est reconnu par tous les hommes. Lamennais oublie de rappeler et d’expliquer les erreurs universelles, par exemple celle de la négation des antipodes et celle de l’immobilité de la terre ; 3° en morale, pour la distinction du bien et du mal, l’accord des opinions vaut mieux que tous les raisonnemens. Ici encore, il eût fallu expliquer les erreurs universelles telles que les sacrifices humains, l’esclavage, la torture, etc. ; 4° quand on n’est pas d’accord, on s’adresse à un arbitre ; 5° l’enfant qui est le plus près de la nature s’en rapporte à l’autorité de ses parens et de ses maîtres ; 6° nous avons tous un penchant invincible à croire à l’autorité du sens commun. Conclusion : le vrai critérium de certitude est dans l’autorité du genre humain, et la certitude croît avec le nombre des témoins. On demande pourquoi la certitude serait dans la société et non dans l’individu. C’est que l’individu n’est pas fait pour lui-même et ne se suffit pas à lui-même. Il est fait pour la société, et il n’est rien sans la société. La vérité est une « production sociale. » Le développement de la raison est dû au développement de la société.

Cette doctrine fût-elle admise, on ne voit pas tout d’abord qu’elle aille au but visé par l’abbé de Lamennais, à savoir de soumettre la raison individuelle à l’autorité et surtout à l’autorité de l’église. Voici par quel lien ces deux doctrines se rejoignent. Si chaque individu ne peut rien décider par lui-même, il faut qu’il se soumette à quelque chose d’antérieur et de supérieur à l’individu : or ce quelque chose est la « tradition, » c’est-à-dire la vérité reçue par le genre humain dès l’origine. L’autorité est donc « la raison universelle manifestée par le témoignage et par le langage. » Mais cette vérité elle-même, d’où vient-elle ? Puisque aucun individu n’a pu la trouver par lui-même, tous ont dû la recevoir d’ailleurs. Elle vient donc d’une source plus haute ; elle est révélée. Cette raison est Dieu. Dieu est la vérité même se manifestant au genre humain, Lamennais admet entièrement la doctrine de Donald sur l’origine du langage ; la raison n’est autre chose que la parole divine. La vérité nous est révélée en même temps que le langage.

Ainsi, c’est parce qu’elle émane de Dieu que la raison générale est infaillible, et nous croyons qu’il y a un Dieu en vertu de la raison générale. N’y a-t-il pas là une pétition de principes analogue à celle que Lamennais reprochait à Descartes ? Dans son chapitre sur Dieu, qui d’ailleurs est fort beau, Lamennais confond, sans s’en douter, deux idées différentes, à savoir, d’une part, que Dieu est prouvé par le témoignage, par le consentement universel, ce qui est fonder Dieu et la vérité sur un fait tout extérieur ; et, d’autre part, que Dieu est la vraie source, le vrai fondement essentiel de la vérité, ce qui est la doctrine de Platon et de Descartes, de Malebranche et de Leibniz, de Bossuet et de Fénelon, c’est-à-dire de tous les grands dogmatistes, lesquels ne reconnaissent cependant d’autre autorité que la raison.

Dans la Défense de l’Essai, Lamennais s’efforçait de répondre aux difficultés soulevées contre son ouvrage. Cette défense, sur quelques points, éclaircit la pensée de l’auteur ; peut-être aussi sur quelques points l’auteur recule-t-il devant les objections. On l’a combattu, dit-il, comme s’il avait soutenu l’impuissance absolue de nos facultés, et on l’a accusé de scepticisme. Mais il n’a pas dit, au moins n’a-t-il pas voulu dire que nos facultés fussent absolument impuissantes. Il n’a pas dit qu’elles nous trompent toujours. Il a dit, comme Descartes, qu’elles nous trompent souvent, et qu’elles ne portent pas avec elles un signe infaillible pour distinguer quand elles nous trompent et quand elles ne nous trompent pas. Il leur a refusé, non la vérité, mais la certitude et l’infaillibilité. Voici d’autres objections, avec les réponses de l’auteur : Si l’homme n’a pas le moyen de distinguer la vérité, comment reconnaîtra-t-il la vraie autorité ? Lamennais répond qu’on ne prouve pas l’autorité, mais qu’on la constate comme un fait. Soit ; mais encore faut-il la constater, et on ne le peut que par le moyen des facultés dont Lamennais a soutenu l’insuffisance et l’incertitude. — Nous ne connaissons le témoignage que par la raison individuelle ; c’est donc toujours la raison individuelle qui juge. Cette difficulté, répond Lamennais, vaudrait contre les catholiques en général aussi bien que contre notre système ; car certainement c’est par la raison que nous connaissons les preuves de l’Écriture, et certainement l’Écriture est au-dessus de la raison. D’ailleurs on confond deux choses : la raison et les moyens extérieurs par lesquels la vérité lui est manifestée. Sans doute, l’homme ne peut comprendre qu’avec son esprit, juger qu’avec sa raison. Aussi ne disons-nous pas que le témoignage est la raison même ; il est la lumière qui éclaire la raison, il n’est qu’un motif de crédibilité, mais le plus fort de tous et le seul infaillible. — Au moins ne nierez-vous pas la certitude de l’existence personnelle ? La certitude de fait, non ; mais la certitude rationnelle, oui ; car Descartes lui-même le reconnaissait. Il n’y a que Dieu qui ait la certitude rationnelle de son existence. — Enfin, on objectait à Lamennais qu’il était à craindre que ce mode nouveau de démonstration n’affaiblît les preuves traditionnelles du christianisme. Lamennais répond qu’il les laisse toutes subsister en les fortifiant : cela est fort douteux ; car s’il n’y a de certain que ce qui se fonde sur l’autorité du genre humain, comment croire à la certitude d’une croyance qui n’a pour elle qu’une faible portion de l’humanité ? Il faut arriver à dire que ce n’est pas le nombre des autorités, mais la qualité qui décide. Mais n’est-ce pas changer de principe ?

Deux mots en terminant cette analyse sur ce système si souvent discuté dans les écoles, et combattu au moins autant par les théologiens que par les philosophes. Il a été surabondamment démontré que cette doctrine est insoutenable sous sa forme absolue, et dans sa prétention de supprimer l’examen et de tout subordonner à l’autorité. N’y a-t-il pas cependant une part de vérité dans la thèse de Lamennais ? N’invoque-t-il pas un fait vrai et attesté par la conscience de chacun, lorsqu’il dit que chacun de nous doute de lui-même, tant que son opinion est isolée et qu’il ne peut compter que sur sa seule adhésion ? N’est-on pas au contraire tranquillisé et affermi lorsque l’on rencontre quelqu’un qui pense comme nous ? « Je ne suis donc pas fou ? » dit-on alors. Plus le nombre des adhérens augmente, plus on est tranquille. De là le besoin qu’éprouvent tous ceux qui ont une opinion vive de faire corps, de s’organiser en groupes, de former des sectes, des écoles, des partis, de multiplier par l’autorité du nombre des voix la valeur de chaque voix individuelle. Mais cela même a son excès. Chaque groupe peut être égaré comme chaque individu ; l’esprit de secte et de parti a ses dangers comme l’amour-propre individuel. Aussi les esprits les plus éclairés éprouvent-ils le besoin de sortir des groupes, des sectes et des écoles, et de s’entendre avec les autres groupes, les autres sectes, les autres écoles. Quand on en vient à un point où tout le monde est d’accord, alors on a l’esprit tout à fait satisfait. Même dans les sciences, l’accord est encore un critérium. Est déclaré absolument vrai ce dont on ne discute plus. Tant qu’on dispute, c’est qu’on cherche. Le principal argument du positivisme contre la métaphysique est tiré des controverses éternelles des métaphysiciens, tandis que, dans les sciences, il y a un fonds de vérité toujours croissant qui échappe à la controverse. Cet argument ne suppose-t-il pas ce que demande précisément Lamennais, à savoir que l’accord des hommes est le signe non de la vérité, mais de la certitude ? Herbert Spencer a dit également que ce qu’il y a de vrai en philosophie, c’est ce qui est admis d’un commun accord par les belligérans, c’est-à-dire le résidu qui demeure quand on fait abstraction de tous les dissentimens.

Ce principe de l’accord, signe de vérité, ne signifie point du tout que le nombre fait loi ; mais il signifie que les chances d’erreur diminuent à mesure qu’augmente le nombre des chercheurs. Faites une addition, il peut s’y trouver quelques chances d’erreur ; mais si cent personnes font à la fois la même addition, il n’est pas probable que ces cent personnes puissent faire à la fois la même erreur. Si elles s’entendent sur le résultat, ce ne peut être le produit du hasard : c’est donc, selon toute vraisemblance, qu’elles ont rencontré la vérité. De même une seule personne, même dans les sciences, peut se laisser tromper par telle ou telle cause d’erreur : tel fait peut échapper ; telle illusion peut s’imposer d’une manière persistante ; et, s’il s’agit de choses morales, telle passion, tel préjugé d’éducation peut nous aveugler. Si le nombre des témoins augmente, les chances d’erreur se partagent dans des sens divers : l’un se trompera dans un sens, l’autre dans un autre, mais l’accord ne se produira pas. Il n’y a que la vérité qui puisse être cause de l’unité d’assentiment. On peut donc accorder que le consentement des hommes, au moins des hommes compétens, est une garantie de certitude, sans mettre en péril la véracité de nos facultés.

Si la décision finale appartient à tous, on peut dire que la recherche et la découverte n’appartiennent qu’à chacun en particulier. De là la liberté d’examen. Ainsi la méthode de recherche appartient à la raison individuelle, lors même qu’on accorderait que le critérium final est dans l’accord des diverses raisons. Au fond, personne, parmi les philosophes, pas même Descartes, ne dit que la raison individuelle, en tant qu’individuelle, est juge de la vérité ; ce serait la maxime de Protagoras, combattue par tous les plus grands métaphysiciens ; la vérité, au contraire, est une, impersonnelle ; et la raison elle-même, prise en soi, est impersonnelle. La difficulté est de démêler dans les jugemens de la raison ce qui est impersonnel et ce qui est individuel, ce que nous voyons en tant que raison impersonnelle et ce que nous voyons en tant que raison individuelle ; c’est en ce sens que l’accord devient un critérium. Car tant qu’on dispute, où est la preuve que l’on possède la véritable évidence ? Si telle chose est évidente pour moi, pourquoi ne l’est-elle pas pour tous ? Si, au contraire, on est d’accord, c’est qu’il ne reste plus de motif de doute. À la vérité, l’accord lui-même n’est pas toujours une raison décisive ; car on n’a peut-être pas assez examiné : de là la nécessité de l’examen et le droit de la raison individuelle ; mais, après examen, le seul point d’appui vraiment solide est ce qui n’est contesté par personne, au moins dans les limites de ce qui est accordé : c’est ainsi que le Cogito de Descartes est absolument certain, comme vérité de fait, quoiqu’il puisse y avoir encore débat au point de vue de l’interprétation métaphysique. Le système de Lamennais, tout paradoxal qu’il est en réalité, n’en a pas moins mis en lumière une vérité notable, et nous a obligés utilement à serrer d’un peu plus près le problème difficile de la certitude,


III.

La politique de l’abbé de Lamennais, dans la première période de son rôle militant, c’est-à-dire pendant la restauration, est d’accord avec sa philosophie. Il soumet tout, dans l’ordre des gouvernemens, aussi bien que dans l’ordre de la vérité, à l’autorité, et à l’autorité de l’église. Et l’église, c’est pour lui l’église catholique, représentée et constituée dans son chef visible, le pape. Comme Joseph de Maistre, il rétrograde au-delà des principes de l’église gallicane ; il proteste contre 1682. Il voit dans le pape l’autorité suprême et infaillible, le représentant de la souveraineté. Sa politique est donc ce que l’on a appelé l’ultramontanisme. C’est lui, on peut le dire, qui a été le chef et l’initiateur de cette doctrine et le véritable organisateur du parti. Le livre du Pape de Joseph de Maistre était presque exclusivement historique. Il avait plutôt pour but la justification de la papauté dans le passé que sa glorification dans le présent. Lamennais fit passer cette opinion de la théorie dans la pratique. C’est lui qui a entraîné et rallié le clergé français dans une doctrine qui lui avait toujours été antipathique. Il était né chef de parti. Il le fut toujours, même en changeant de drapeau. Plus tard, il voulut entraîner l’église dans une direction différente, et il n’y réussit que médiocrement. Voyons-le d’abord dans son premier rôle.

Rien de plus étrange que la renaissance de l’ultramontanisme en France au XIXe siècle. Comment cette politique, si contraire à la tradition catholique française, et que l’on n’avait pas revue en France depuis le XVIe siècle, comment a-t-elle reparu de nos jours ? Comment se trouve t-elle avoir été un des résultats de la révolution ? Expliquons d’abord la question.

L’église catholique, par cela seul qu’elle est catholique, est universelle, c’est à-dire s’étend au-delà des frontières de chaque état. C’est un grand avantage au point de vue religieux ; car la foi n’est pas altérée par les différences de territoire. Mais en même temps, au point de vue politique et social, c’est un grand inconvénient ; car chaque gouvernement prétend être maître chez lui ; et il est toujours plus ou moins contraire aux prérogatives de la souveraineté que l’état reçoive une partie de son impulsion (même au point de vue spirituel) d’un principe qui n’est pas le sien. De là une tendance de tous les gouvernemens à relâcher, quelquefois même à rompre les liens religieux qui unissent l’église à son centre. Quelquefois cette tendance se manifeste par une rupture absolue, un changement de dogmes, comme on l’a vu au XVIe siècle ; et ce fut l’une des causes de la réforme. Les états protestans ont mieux aimé l’hérésie et l’instabilité religieuse que la dépendance, même relâchée, d’une autorité extérieure. Chez d’autres peuples, la séparation s’est arrêtée au schisme, c’est-à-dire à la séparation purement disciplinaire et en quelque sorte administrative à l’égard du gouvernement romain. C’est l’état de l’église russe et de l’église anglicane. Enfin, une grande nation catholique, la France, tout en restant profondément catholique, et même, on peut le dire, le centre du catholicisme, tout en conservant ses liens avec Rome, avait résolu le problème par une solution moyenne, d’une politique habile et savante, c’est-à-dire en établissant certaines limites, certaines restrictions de pouvoir pontifical, en fixant les conditions auxquelles ce pouvoir exercerait son empire en France. Ces conditions sont ce que l’on a appelé les libertés de l’église gallicane, et ces libertés ont trouvé leur expression formelle et législative dans les maximes de 1682. Il y a donc eu une église gallicane qui n’était ni hérétique ni schismatique, et qui soutenait l’indépendance du pouvoir temporel à l’égard du spirituel. Cet état de choses, avec alternative de querelle et de paix, a duré jusqu’en 1789. Que devait-il arriver avec la rupture profonde opérée par la révolution ?

La révolution ne se contenta pas de cette indépendance mitigée à l’égard de Rome, qui avait été la loi de l’ancien régime. Elle voulut aller jusqu’au schisme. Elle voulut une église gallicane proprement dite ; en établissant ce que l’on appela la constitution civile du clergé, elle essaya de fonder une église purement nationale sur des principes analogues à ceux qu’elle introduisait dans l’ordre politique. Cette résolution coupa le clergé français en deux. Parmi les prêtres, les uns acceptèrent l’ordre ecclésiastique nouveau, les autres s’y refusèrent. Il y eut un clergé assermenté et un clergé insermenté. Cette rupture dura jusqu’au consulat, époque à laquelle Bonaparte, comme on le dit, rétablit le culte, ce qui n’est pas tout à fait exact : il rétablit seulement l’accord avec Rome ; il fit cesser le schisme et fit rentrer dans l’église le clergé assermenté et dans l’état le clergé réfractaire. Telle fut l’œuvre du Concordat, qui régit aujourd’hui les rapports de l’église et de l’état dans notre pays.

Dans cette profonde transformation, que devaient devenir les maximes de 1682 ? Que pouvait être le gallicanisme dans ce régime nouveau ? Ces maximes, qui avaient été inventées lorsque l’état était chrétien, étaient-elles encore de mise quand il ne l’était plus ? L’église restaurée se contenterait-elle d’être liée à l’état par des liens purement extérieurs ? En séparant dans une certaine mesure l’église de l’état, ne donnait-on pas à l’église le désir et la tentation de retrouver sa force perdue, en se rattachant d’une manière plus énergique à son centre, c’est-à-dire à Rome ? Le schisme, que la révolution avait tenté sans y réussir, ne devait-il pas emporter par réaction les faibles limites que le gallicanisme avait essayé de poser au pouvoir spirituel ? C’est ainsi, c’est par cette loi, si connue aujourd’hui, des réactions dans l’ordre des idées, comme dans l’ordre mécanique, que nous voyons renaître en France, au commencement de ce siècle, le principe longtemps oublié de l’ultramontanisme. Sous Napoléon Ier, de telles tendances ne pouvaient guère se manifester. Mais à l’époque de la restauration, qui semblait devoir restituer tous les principes, les esprits ardens et absolus pensèrent qu’il y avait lieu de remonter, non-seulement jusqu’au-delà de la révolution, mais encore au-delà de l’église gallicane, et d’affirmer hautement la nécessité du gouvernement catholique des sociétés. En face de la révolution qui partait du principe de la liberté de penser et de la liberté de l’individu en toutes choses, il fallait un autre principe, et le gallicanisme était une doctrine trop faible et trop impuissante pour le poser.

Tel est l’objet, telle est la pensée des deux écrits politiques publiés par l’abbé de Lamennais pendant la restauration : 1° la Religion dans ses rapports avec l’ordre civil et politique (1820) ; 2° les Progrès de la révolution et de la guerre contre l’église (1829). La pensée fondamentale de ces deux écrits est que l’erreur radicale de la révolution est la haine contre l’église, la destruction de toute religion. Or le gallicanisme est absolument hors d’état de lutter contre la révolution, car il est lui-même un des faits précurseurs de cette révolution ; il est une sorte de protestantisme. La constitution civile du clergé n’était que la conséquence du gallicanisme et du jansénisme.

Lamennais met en regard deux doctrines qui lui paraissent le contre-pied l’une de l’autre, quoique souvent elles tendent à se réunir : c’est d’une part le libéralisme, de l’autre le gallicanisme. Il s’attache à démontrer le danger et l’impuissance de ces deux systèmes. Le libéralisme, c’est l’individualisme. Nous savons ce qu’en pense Lamennais. Il le ramène à la liberté de penser, c’est-à-dire au doute. Il invoque, pour qu’on ne l’accuse pas d’exagération, les paroles mêmes du journal le plus philosophique qu’il y eût alors, le journal le Globe, pour prouver que ce que voulait cette école, c’est l’anarchie des idées. Voici, en effet, comment s’exprimait ce journal : « La vérité a cessé d’être universelle. Travaillée de tous les doutes, en présence de mille religions diverses, de mille systèmes contradictoires, cherchant sans tutelle et sans prêtre la solution du grand problème de Dieu, de la nature et de l’homme, les intelligences se sont proclamées souveraines, chacune de leur côté. Qu’il y ait heur ou malheur à cette émancipation audacieuse, qu’il y ait faiblesse ou force dans cette anarchie des esprits, il n’importe ; elle est aujourd’hui notre premier désir, notre premier bien, notre vie ; et voilà pourquoi la loi a constaté et consacré l’anarchie. Par elle, toute opinion a été déclarée libre. Ainsi sont tombés sous la juridiction de chacun toutes les révélations, tous les sacerdoces, tous les livres saints. » En citant ce passage, Lamennais reconnaît ce qu’il y a de sincérité, d’honneur et même de force dans cette manière hardie de poser la question. Mais il en tire les conséquences suivantes : c’est que le droit de penser entraîne le droit d’agir. Tout penser, c’est tout faire. Si chacun a le droit de penser ce qu’il veut, chacun est souverain de soi-même : « Prétendre lui imposer un devoir qu’il ne se soit pas d’abord imposé lui-même par sa pensée propre et sa volonté, c’est violer le plus sacré de ses droits, celui qui les comprend tous : c’est commettre le crime de lèse-majesté individuelle. « l’anarchie des esprits produit donc inévitablement l’anarchie sociale et politique. L’individualisme, qui détruit tout droit et tout devoir, détruit donc toute société. Il ne reste plus au pouvoir civil d’autre droit que celui de la force. Dans cette hypothèse, on peut encore se soumettre au pouvoir par nécessité, mais non par conscience ; et aussitôt qu’on est le plus fort, on peut s’en affranchir. De là le droit d’insurrection, droit dont on ne peut fixer les limites, et qui livre la société au hasard des passions et de la force. On voit que Lamennais apercevait déjà, avec une sagacité profonde, dans l’individualisme libéral, la source de l’anarchisme. Ces conséquences se sont développées plus tard et sous nos yeux.

Une certaine portion de l’école libérale niait cependant ces conséquences, et était aussi opposée à la souveraineté du peuple qu’au droit divin : c’était l’école doctrinaire, représentée par Royer-Collard, le duc de Broglie, M. Guizot. À ces deux principes, elle en opposait un troisième, la souveraineté de la raison. Lamennais signalait les inconséquences de ce principe. Où est la raison ? Qui est-ce qui a raison ? Quels sont ceux qui ont plus raison que les autres ? À quoi les reconnaître ? Le principe est vrai ; mais il faut une autorité qui fasse reconnaître la raison et qui lui fasse obéir. M. Guizot dit que la raison est en Dieu. Fort bien ; mais si Dieu ne parle lui-même, comment puis-je savoir ce qui vient ou ce qui ne vient pas de lui ? Jean-Jacques Rousseau lui-même a dit : « Sans doute, la justice vient de Dieu ; lui seul en est la source ; mais, si l’on savait la recevoir de si haut, on n’aurait pas besoin de gouvernemens ni de lois. »

Dans cette première période de sa carrière politique, au moins à l’origine, Lamennais se montrait très hostile aux principes démocratiques. Il reprochait à la charte d’avoir établi la société sur la démocratie, et il montrait tous les vices et tous les périls du gouvernement démocratique : la mobilité dans les lois, la médiocrité des gouvernans, l’irréligion, la négation du christianisme, le principe de division substitué au principe d’unité, la cupidité et la soif de l’or, l’égalité en toutes choses ne laissant subsister que la distinction des fortunes, l’agiotage, la négation de toute notion de droit, etc. Il s’ensuit que la démocratie, loin d’être le terme extrême de la liberté, est le terme extrême du despotisme : car le despotisme d’un seul a des limites ; le despotisme de tous n’en a pas.

Voilà le procès fait au libéralisme ; voyons maintenant, ce qui nous intéresse davantage, le procès du gallicanisme, qui, selon notre auteur, est le contraire du libéralisme, car il l’appelle aussi le royalisme. Ces deux doctrines, dit-il, ont chacune une part de vérité. La première est la garantie des peuples contre les rois ; la seconde est la garantie des rois contre les peuples. Le gallicanisme se jette à l’extrême opposé du libéralisme, quoique l’opinion libérale se croie souvent obligée de favoriser l’opinion gallicane : c’est une erreur profonde. L’origine du gallicanisme remonte à l’époque où les princes se sont affranchis des pouvoirs de l’église. C’est une imitation affaiblie de l’anglicanisme et du luthéranisme ; mais c’est le même principe. L’idée commune, c’est que la souveraineté est indépendante de Dieu. C’est donc le pouvoir sans base morale, sans base spirituelle, et par conséquent sans frein. Sans doute, le gallicanisme reconnaît que le pouvoir vient de Dieu, mais sans intermédiaire. Le prince est lui-même le seul juge de ce qu’il doit à Dieu. Dieu est donc relégué, comme dans le système de la souveraineté de la raison, dans un lointain idéal, où il règne sans gouverner. C’est toujours l’homme qui est juge. Dans le libéralisme, ce sont les peuples ; dans le gallicanisme, ce sont les rois. Ils ne sont soumis à aucune règle, à aucune autorité, puisqu’il n’y a au-dessus d’eux aucune puissance spirituelle, et que d’ailleurs le royalisme n’admet ni la souveraineté du peuple, ni aucun droit de contrat de la part du peuple ; ainsi le pouvoir est sans contrat et du côté du peuple et du côté de Dieu. C’est le despotisme pur. Le souverain ne connaît d’autre frein que celui de sa conscience, la souveraineté est inadmissible. « Le souverain légitime, disait M. de Frayssinous, fùt-il tyran, hérétique, persécuteur, ne cesse jamais d’être souverain légitime ; » et les peuples sont censés devoir souffrir tous ces maux par ordre de Dieu. Le souverain sans doute peut, à titre d’homme, avoir des devoirs ; mais comme souverain il n’en a pas. Voici comment s’exprime Pierre Dupuy dans le Traité des droits et libertés de l’église gallicane : « Le roy n’est-il pas le juge sur tous ? chef de son armée ? le plus hault et le plus souverain de tous ? N’est-il pas en sa puissance de prendre les enfans de ses sujets et de les mettre à ses chariots ? N’est-il pas en lui d’en faire des centeniers, des grands-maréchaux, des laboureurs de ses terres ?.. Il a la puissance de prendre les filles de ses sujets, et employer les unes à lui faire onguens et parfums, les aultres tenir pour concubines, les aultres pour panetières… Il peut confisquer les champs et les héritages… Voilà donc ce que c’est d’un roy en l’église. » Comment les libéraux peuvent-ils soutenir une doctrine qui s’appuie sur de telles maximes ? Le gallicanisme est si bien la doctrine du despotisme, qu’il a triomphé dans l’ancienne monarchie en même temps que le despotisme, c’est-à-dire sous Louis XIV, sous le règne duquel la monarchie, absolue a atteint son apogée. Ainsi les deux doctrines aboutissent au même résultat : le libéralisme détruit la notion du pouvoir ; le gallicanisme la corrompt. L’un et l’autre ne connaissent que le pouvoir arbitraire, c’est-à-dire la volonté variable de l’homme. Ce qui fait illusion sur la vraie nature du gallicanisme, c’est la noblesse et la grandeur apparentes de ce dévoûment au prince, emprunté aux mœurs chevaleresques ; son vice fondamental a été de lier la cause de la religion à celle du despotisme, et d’avoir été par là l’origine du libéralisme, qui a lié au contraire à l’irréligion la cause de la liberté.

Il y a un vice secret dans cette polémique violente de Lamennais contre le gallicanisme : c’est que, quoiqu’il soit vrai en fait que cette doctrine a été liée au royalisme et même à l’absolutisme, cela n’est pas nécessaire en principe. On comprend très bien une monarchie limitée qui, tout aussi bien qu’une monarchie absolue, prendrait ses précautions à l’égard de la cour de Rome, et qui limiterait ce pouvoir en même temps qu’elle accepterait elle-même certaines limitations. Lamennais montrait bien l’excès du gallicanisme séparé du libéralisme, mais il ne prouvait pas qu’il y eût contradiction entre les deux principes, et que le parti libéral fût mal inspiré en soutenant, à son point de vue, les maximes gallicanes. Sans doute, en dehors de toutes garanties populaires, l’action du pouvoir pontifical a pu être une limite et une garantie, et l’exclusion de cette action a eu à la fois pour cause et pour effet l’extension du pouvoir absolu ; mais c’est là un fait purement historique, non une conséquence logique inévitable ; car la suppression du pouvoir pontifical en Angleterre n’a pas eu pour conséquence l’établissement du pouvoir absolu.

Lamennais ne se contente pas de cette critique générale du gallicanisme ; il en combat pied à pied toutes les maximes, et d’abord le premier des articles de 1682, celui qui déclare le souverains civil indépendant de l’église dans l’ordre temporel. Il est curieux de voir reparaître, en France, en 1825, toute la vieille controverse du moyen âge sur la suprématie des deux pouvoirs. Pour qu’une société subsiste, dit Lamennais, il faut deux : hoses : d’une part, un ordre moral, une loi morale, sociale, spirituelle, qui lie tous les hommes par des devoirs et des droits communs, par des croyances communes ; de l’autre un pouvoir qui maintienne l’exécution de cette loi et de cet ordre. Or, la loi venant de Dieu, comme le reconnaissent même les libéraux dans leur théorie de la souveraineté de la raison, il s’ensuit que le pouvoir en principe est divin. Le pouvoir est, comme le dit saint Paul, le ministre de Dieu pour le bien. Hors de là, point de liberté, car si le pouvoir vient du peuple, tout ce que fait le peuple est juste. S’il vient du souverain lui-même, il est donc à lui-même le principe de son droit. Or jamais on n’a soutenu que le souverain fût à lui-même son dernier juge. Le pouvoir, quand il foule aux pieds la loi divine, la morale, a perdu son droit. Donc la loi divine précède le pouvoir ; or quelle est cette loi divine, si ce n’est la religion ?

Lamennais établit trois propositions, qui sont tout le code de l’ultramontanisme, qu’il appelle le christianisme : 1° point de pape, point d’église ; 2° point d’église, point de christianisme ; 3° point de christianisme, point de religion et, par conséquent, point de société. Le lien de ces trois propositions est dans ce principe, que l’unité de la société repose sur l’unité de la vérité. Si la vérité est une, s’il n’y a qu’une vérité, il n’y a de société véritable que lorsque cette vérité est reconnue. Mais, si chacun est juge de la vérité, la vérité n’est pas une ; et comme cela est vrai de tous les hommes, la vérité ne vient pas des hommes, elle vient de Dieu, et par conséquent de la religion. Donc, point de religion, point de société. Il ne faut pas perdre de vue ici toute l’argumentation de l’Essai sur l’indifférence, de laquelle il résulte qu’il n’y a aucun moyen terme entre le christianisme et l’athéisme, et par conséquent l’anarchie.

Mais, de même qu’il n’y a qu’une vérité, il n’y a aussi qu’une religion. Dire que chacun est juge de la religion, c’est dire qu’il est juge de la vérité, et nous retombons dans le mal précédent. Il faut donc une autorité pour décider de la vraie religion. Or, la plus haute et la plus complète autorité est celle du christianisme. Donc, point de christianisme, point de société. Mais le christianisme lui-même ne peut subsister si chacun est juge de ce qui est et de ce qui n’est pas chrétien. Il faut donc une autorité constituée, une église. Donc, point d’église, point de christianisme, point de religion, point de société ; or, dans le protestantisme, il n’y a pas une église, il n’y a que des sectes. La seule autorité constituée en église, c’est l’autorité catholique. Donc, point de catholicisme, point d’église, point de religion, point de société. Enfin, une église elle-même ne peut subsister sans une règle infaillible, une autorité suprême, un chef qui en représente l’unité permanente, en un mot sans le pape. Donc, point de pape, point d’église.

Telle est la série de sorites par lesquels Lamennais lie sa politique à sa philosophie, et passe de la théologie à la théocratie. La société repose sur le pape. Le pape est le souverain spirituel du monde, non-seulement en ce sens qu’il gouverne les consciences et les âmes, mais aussi en cet autre sens qui en est la conséquence, qu’il doit faire respecter la loi divine, la loi spirituelle par ceux qui en sont les ministres, c’est-à-dire par les souverains. Lamennais ne va pas jusqu’à dire que le pape puisse s’attribuer un droit réel sur le temporel des rois, c’est-à-dire sur le gouvernement matériel des sociétés ; mais jamais les papes, même Boniface VIII, n’ont affiché une telle prétention : « Voilà quarante ans, disait celui-ci, que nous sommes versé dans l’étude du droit ; et nous n’avons pas à apprendre qu’il y a deux puissances. » Les évêques, partisans de Boniface, disaient que celui-ci n’avait jamais entendu que le roi lui fût soumis temporellement. Mais où est la limite ? La voici : ce qui appartient au pape, dit Lamennais en citant l’autorité de Gerson lui-même, c’est « la puissance directrice et ordinatrice, » non civile et politique : distinction bien délicate et bien glissante ; car, par la même raison, on pourrait soutenir que le prince ne rend pas la justice, puisque cela est l’office des magistrats, qu’il n’administre pas, ce qui est l’office des intendans ou des préfets, mais qu’il se borne à la puissance directrice. Peut-on nier cependant qu’il soit souverain au temporel ? À l’autorité de Bossuet, Lamennais oppose celle de Fénelon, qui admet, comme principe de droit, que, dans les nations catholiques, le pouvoir ne peut être confié qu’à un catholique, et que le peuple n’est tenu de lui obéir que sous cette condition. Tel était le sens de l’acte par lequel les papes déliaient les sujets du serment de fidélité ; par exemple, à l’époque de l’empereur d’Allemagne Frédéric II, c’étaient ses crimes et ses impiétés qui avaient mérité la sentence du saint-siège. Du reste, ajoute Lamennais, l’église se bornait à des peines toutes spirituelles, par exemple à l’excommunication. La déposition n’était qu’une conséquence : ce fut le droit public au moyen âge. Ce droit sauva la civilisation ; sans lui, la polygamie se fût établie en Europe. Tels furent les bienfaits de celui que Lamennais appelle saint Grégoire VIL Sans doute, les deux pouvoirs viennent de Dieu ; mais l’un règne sur les âmes, l’autre sur les corps. Or, autant l’âme est supérieure au corps, autant le sacerdoce est supérieur à l’empire. Gerson lui-même accordait à l’église un pouvoir de coercition et de coaction. Si le souverain est indépendant de l’église, il pourrait être hérétique, impie, sans religion, sans moralité. Le gallicanisme conduit à l’athéisme légal, qui est le régime de la charte, le régime dans lequel nous vivons. Un avocat célèbre, M. Odilon-Barrot, plaidant devant la cour de cassation, avait, en effet, prononcé cette parole : « La loi est athée. » Dès lors elle n’est pas loi ; car sans Dieu, point de pouvoir légitime. La légitimité est donc inséparable de la religion. La monarchie spirituelle est la garantie des souverainetés temporelles : hors de l’église, elles ne reposent sur rien. Les maximes de 1682 contenaient en germe tous les principes de la révolution.

D’après les théories précédentes, on comprend que l’état religieux moderne, fondé par le concordat et plus ou moins interprété par la restauration dans le sens du gallicanisme, fût pour Lamennais un état intolérable. Bien loin de voir, comme les libéraux, dans le gouvernement de la restauration une alliance du trône et de l’autel, l’établissement du trône sur l’autel, il n’y voit, avec son esprit de logique implacable, qu’un athéisme légal, de même que, dans la charte de 181â, interprétée par M. de Villèle, il ne voit que la pure démocratie. La tolérance des cultes, même avec tous les avantages accordés à l’église, ne lui paraît qu’une persécution. Cet ordre de choses, accepté même par les royalistes ultra, à savoir que la religion est une chose que l’on administre comme les autres choses, comme l’Opéra, comme les haras, lui paraît un matérialisme abject. La loi du sacrilège, que le parti libéral dénonçait comme le comble des entreprises théocratiques, excite son indignation comme une œuvre abominable d’indifférentisme, parce que le gouvernement essayait précisément d’ôter à cette loi tout caractère confessionnel et religieux, en étendant le même privilège à tous les cultes, et en disant, par la bouche d’un évêque, qu’il ne s’agissait pas du catholicisme ou christianisme, « comme religion vraie, mais comme religion nationale. » On voit qu’en toutes choses, sur toutes les questions, Lamennais allait toujours jusqu’aux dernières extrémités de sa pensée. Revenir à saint Grégoire VII, tel était le remède qu’il proposait aux maux de la révolution. Abolir le christianisme, ou lui restituer un empire absolu, non-seulement sur les consciences, mais sur les gouvernemens, telle est l’alternative dans laquelle il place la société moderne. Il est rare que la société se laisse enfermer par les logiciens dans de pareils dilemmes ; elle est pour les entre-deux. Mais Lamennais n’a jamais pu comprendre les idées moyennes. Absolutiste et théocrate à outrance, déçu de ce côté dans ses espérances et ses illusions, il va se transporter avec la même ardeur, la même fougue, la même intolérance, à l’extrémité contraire ; et ses idées démocratiques ne le céderont en rien en exagération à ses opinions théocratiques. Renonçant aux doctrines du passé, il se transportera d’un seul bond de l’autre côté du fleuve, n’ayant, dans les deux phases de son existence, qu’un seul sentiment persistant, la haine et le mépris du présent, l’horreur du juste-milieu, des gouvernemens tempérés et des doctrines latitudinaires. Comment ce passage a-t-il pu se faire ? C’est là un problème des plus obscurs et qui ne sera peut-être jamais complètement éclairci. Nous essaierons de retracer cependant les principales phases et les transitions fondamentales de cette extraordinaire évolution.

Quant à cette première campagne de celui que l’on doit appeler encore abbé de Lamennais, on peut dire qu’elle a réussi beaucoup plus qu’il ne le croyait lui-même. Sans aller jusqu’aux extrémités où son esprit violent s’était laissé emporter, sans remonter jusqu’à Grégoire VII, ce qui ne pouvait que faire sourire les vrais politiques, ce qui est certain, c’est que l’esprit ultramontain a pénétré dans l’église de France, ce qui n’avait pas eu lieu sous l’ancien régime ; c’est que le lien avec le pouvoir romain est devenu plus étroit, que l’autorité pontificale, au moins au point de vue spirituel, s’est agrandie jusqu’à la proclamation de l’infaillibilité, que les grandes milices monastiques, autrefois toujours plus ou moins suspectes au clergé séculier, se sont insinuées partout, ont envahi l’enseignement ecclésiastique et même laïque. Cet état de choses, qui résultait plus ou moins de la nécessité des faits, a été singulièrement favorisé par l’influence des doctrines. De Maistre et l’abbé de Lamennais ont été les pères de l’église du catholicisme moderne. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Nous n’avons pas à l’examiner. Ce qui est certain, c’est que Lamennais a eu lui-même des doutes sur son œuvre, c’est qu’avant la grande rupture qui le lança dans l’abîme de l’inconnu, il essaya de reprendre l’œuvre chrétienne par une autre voie, à l’aide d’autres principes. Au lieu de présenter le christianisme comme le contre-pied, l’antagoniste nécessaire de la société moderne, il a tenté de le réconcilier avec cette société. C’est ainsi qu’après avoir été l’apôtre enflammé de l’ultramontanisme, il est devenu le chef et le promoteur de ce que l’on a appelé depuis le catholicisme libéral ; et, dans cette seconde entreprise comme dans la première, il s’est encore découragé trop tôt, et il a réussi plus qu’il ne l’avait cru : il a fait une école brillante de catholiques libéraux, comme une école puissante de théocrates absolutistes ; mais son esprit entier et impatient, incapable d’attendre le fruit de ses idées, avait déjà quitté cette zone moyenne de réconciliation. Quelque éclat bruyant qu’aient eu ses aventures ultérieures, cette période, celle du journal l’Avenir, n’en est pas moins dans sa vie la plus belle, la plus pure, la plus sereine, celle à laquelle l’état et l’église doivent le plus de reconnaissance ; car, à défaut d’une extermination de l’une ou de l’autre puissance, qui est absolument impossible, c’est la seule solution qui s’impose à l’avenir. Il nous faut étudier en détail cette nouvelle phase de notre impétueux auteur, qui, fatigué de ce double rôle d’apôtre, va bientôt prendre celui de tribun.


PAUL JANET.

  1. Correspondance de Lamennais, 3e volume. Ce volume, publié par les soins de M. Eugène Forgues, fait suite aux deux autres volumes de Correspondance publiés déjà par son père, M. Émile Forgues, d’après les indications et sur les prescriptions de Lamennais lui-même.
  2. Voyez la Revue du 15 août 1857.
  3. Œuvres inédites de Lamennais, publiées par Blaize, 1844. Introduction, p. 21.
  4. Œuvres inédites, publiées par Blaize, t. I, p. 263.
  5. Voir l’étude de M. Ch. de Rémusat, dans la Revue du 15 août 1854.
  6. Arnault dit seulement : « Je crains que quelques-uns ne s’offensent de cette libre façon de philosopher… J’avoue néanmoins qu’il tempère un peu le sujet de cette crainte dans l’abrégé de la première méditation. »
  7. Œuvres inédites de Lamennais, par Blaize (1866), t. I, p. 279.