La Philosophie de Goethe
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 301-338).
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LA
PHILOSOPHIE DE GOETHE

III.
SES CONCEPTIONS SUR LA NATURE, SUR DIEU ET LA DESTINÉE HUMAINE. — ÉCLECTISME ET PANTHÉISME.

I. Œuvres de Goethe, traduction nouvelle par M. Jacques Porchat, 10 vol. in-8o. — II. Œuvres scientifiques de Goethe, analysées et appréciées par M. Ernest Faivre. — III. Œuvres d’Histoire naturelle de Goethe, traduites et annotées par M. Ch. Martins. — IV. Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie, recueillies par Eckermann, traduites par M. Émile Délerot. — V. Correspondance entre Goethe et Schiller, traduction de Mme de Carlowitz, annotée et accompagnée d’études historiques et littéraires par M. Saint-René Taillandier, 1863.


I.

Nous avons exposé l’histoire de l’esprit de Goethe[1]. Deux noms résument cette histoire Spinoza et Geoffroy Saint-Hilaire. Dès sa vingtième année, nous avons vu Goethe subir avec une sorte d’ivresse le prestige de l’Éthique librement interprétée. D’autre part, toute sa vie scientifique a été une sorte d’anticipation de la méthode et des travaux de Saint-Hilaire, et nous savons de quel cri de triomphe vraiment fraternelle le poète a salué, au déclin de ses années, l’avènement dans la science de l’illustre adversaire de Cuvier. C’est là qu’il faut chercher la double origine de la philosophie de Goethe elle sort, comme une conclusion spontanée, de l’étude du monde extérieur observé avec la préoccupation de l’unité absolue ; elle sort de la contemplation des lois générales vues à travers un spinozisme poétique. Cette interprétation de la nature a conduit Goethe aux applications les plus hasardeuses de deux principes vrais en soi, l’unité de type et la loi des métamorphoses, mais qui, poussés au-delà de toute mesure, détruisent les différences fixes, irréductibles, entre les variétés des êtres et les ordres distincts de phénomènes de la vie, et réduisent la réalité vivante à n’être plus que le théâtre mobile de transformations sans fin : conception systématique et outrée, où l’idée du phénomène s’exagère jusqu’à faire disparaître de la scène de la nature les substances particulières pour n’y conserver qu’une substance vague, commune à tous les êtres, unique et universelle, qui passe à travers toutes les formes animales ou végétales, indifférente à toutes et ne se fixant nulle part. C’est ainsi que déjà dans les travaux de Goethe sur l’histoire naturelle on sent comme une perturbation constante, une déviation produite par l’attraction souveraine de l’idée qui ne cesse pas d’agir à distance sur sa pensée, l’unité spinoziste. S’il n’y a pas dans ses conclusions en histoire naturelle une métaphysique déterminée, il y a déjà une tendance marquée qui l’entraîne irrésistiblement, à travers les phénomènes et les lois générales, vers certaines solutions sur le problème des causes et des origines.

Et cependant qui plus que Goethe se défia jamais de la métaphysique ? qui jamais, avec plus de vivacité que lui, l’a dénoncée comme l’éternelle ouvrière de l’illusion humaine, comme une maîtresse d’erreurs ? La suprême louange qu’il accordait à Kant, c’était d’avoir marqué des bornes à la curiosité effrénée qui nous entraîne dans « les choses d’un autre monde. » Il veut rester sur la terre ; il prend pied dans cette réalité dont il fait partie, et, s’appropriant une pensée de Hamann, il déclare qu’on n’en peut franchir les limites que dans l’entraînement d’une sorte de délire. « L’homme est, comme être réel, placé au milieu d’un monde réel, et doué d’organes tels qu’il peut reconnaître et produire le réel… Tous les hommes en santé ont le sentiment de leur existence et d’un monde extérieur qui les environne. Cependant il se trouve aussi dans le cerveau une place vide, c’est-à-dire une place où nul objet ne se réfléchit, tout comme dans l’œil même il se trouve une petite place qui ne voit pas si l’homme porte son attention particulièrement sur cette place, et qu’il s’y enfonce, il tombe dans une maladie mentale. Il y devine ces choses d’un autre monde ; il y fait naître des chimères démesurées et sans formes qui remplissent l’âme d’angoisses, comme ferait un espace ténébreux et vide, — et qui poursuivent, avec plus d’acharnement que des spectres, l’homme qui ne sait pas s’en délivrer[2]. » On croit entendre Lucrèce retraçant dans ses tableaux ineffaçables les vaines terreurs de l’humanité, les hallucinations religieuses dont nous troublons notre vie, les ombres malsaines de dieux cruels et faux que nous évoquons follement quand nous devrions les conjurer par le mépris, les rejeter dans le néant, et qui font de notre existence un Tartare anticipé ou plutôt le seul Tartare qui existe réellement, celui que nous construisons nous-mêmes :

Hinc Acherusia fit stultorum denique vita[3].

Ce n’est pas le seul rapprochement qui s’offre à la critique entre les deux poètes. Nous aurons l’occasion de revenir avec plus de développement sur ces curieuses analogies qui, à travers tant de siècles, dans des civilisations si différentes, avec des maîtres aussi opposés qu’Épicure et Spinoza, permettent de placer en regard ces deux grands noms, Goethe et Lucrèce.

Goethe essaie en vain de se soustraire à la métaphysique ; à moins d’être sceptique absolu, on n’y échappe pas. La négation même, dans cet ordre de problèmes, implique une certaine manière de les résoudre, une solution telle quelle, mais enfin une solution. Goethe a beau dire que « nous vivons en-deçà des phénomènes dérivés et que nous ne savons en aucune façon comment parvenir à la question première. » Il y parvient pourtant, il a même sa façon très personnelle de la résoudre. Il avoue aussi « qu’on ne saurait parler pertinemment sur maints problèmes que présentent les sciences naturelles, à moins d’appeler à son aide la métaphysique, mais non celle de l’école qui se paie de mots ce que nous avons en vue a existé avant la physique, existe avec elle et subsistera longtemps après[4]. » Il faut donc bien, quoi qu’on en ait, en passer par là. Il faut arriver à une philosophie première. Le seul point est de ne pas se payer de mots.

Pour cela, Goethe prend contre lui-même deux précautions la première est de se tenir aussi près que possible de la réalité, de ne pas sortir de ce monde que lui révèle l’expérience, de ne pas placer en dehors, dans des espaces que personne n’a pénétrés ; les causes primordiales qu’il croit saisir : En second lieu, il s’engage à ne pas attribuer une force démonstrative à cet ordre de conceptions qui ne reposent pas directement sur un phénomène sensible, sur une expérience positive. Il ne veut pas se priver des ressources de tout genre que donne à l’esprit la puissance qu’il a de croire, mais il s’oblige à ne pas confondre ce qu’il croit et ce qu’il sait. Même dans les hautes spéculations auxquelles sa pensée se laisse parfois entraîner, dans cette magnifique inspiration dont il fut comme saisi et possédé le jour des funérailles de Wieland, alors même il n’oublie pas et ne laisse pas oublier aux autres que ce ne sont là que de belles inductions dont l’enchaînement et la splendeur le ravissent. « Pour savoir avec précision quelque chose, répète-t-il sans cesse, il faudrait tout savoir. Les idées qui ne trouvent pas dans le monde des sens un appui solide, quelle que soit toute la valeur qu’elles conservent pour moi, ne sont pas dans mon esprit des certitudes, parce qu’en face de la nature je ne veux pas supposer et croire, mais savoir… Ah si nous connaissions bien notre cervelle et le lien qui l’unit à Uranus, et les milliers de fils entremêlés sur lesquels passe et repasse la pensée ! Mais nous n’avons le sentiment des éclairs de la pensée qu’au moment où ils nous frappent. Nous ne connaissons que les ganglions, les parties extérieures de la cervelle ; de sa nature intime, nous ne savons pour ainsi dire rien. Que voulons-nous donc savoir de Dieu ? »

La foi, c’est-à-dire, dans le langage de Goethe, l’intuition philosophique non fondée sur des expériences positives, vient combler les lacunes de la science. Il ne la repousse pas, bien au contraire ; mais il lui trace son rôle et ses limites. À la base même de toute théorie physique, il y a des phénomènes primitifs « dont il est inutile de vouloir, par des recherches, troubler et déranger la divine simplicité, et qu’il faut bien abandonner à la raison pure. » De même à l’origine de toute philosophie, il y a tout un ordre de sentimens divins qui s’imposent à nous d’une façon immédiate. Il est naturel d’admettre que la science ne peut exister que comme un fragment informe dans une planète comme la nôtre, qui n’est elle-même que le fragment d’un monde brisé ; toute observation y reste forcément imparfaite, mais les limites imposées à notre observation ne s’imposent pas à notre foi. « Faisons d’ardens efforts pour pénétrer par les deux côtés ; mais en même temps conservons sévèrement entre eux la ligne de démarcation. Ne cherchons pas les preuves de ce qui n’est pas susceptible d’être prouvé, car autrement nous laisserons dans notre construction prétendue scientifique des témoignages de notre insuffisance que la postérité découvrira tôt ou tard. Où la science suffit, la foi nous est inutile ; mais où la science perd sa force et paraît insuffisante, il ne faut pas contester ses droits à la foi[5]. » Et ailleurs, résumant sous une forme familière et vive les services intérieurs, secrets que cette foi philosophique rend à chacun de nous, « c’est un capital particulier, une réserve, disait-il, comme il existe des caisses publiques d’épargne et de secours où l’on puise pour donner aux gens le nécessaire dans les jours de détresse. Ici le croyant se paie, dans le silence, à lui-même ses intérêts[6]. »

On voit que, si Goethe a une métaphysique, ce n’est qu’une métaphysique de vraisemblances. On comprend d’ailleurs que ce probabilisme philosophique s’élève ou s’abaisse selon les circonstances, sous l’empire des diverses émotions qui traversent notre vie. Pour continuer la métaphore de Goethe, c’est un capital tout idéal dont on dispose à son gré, et qui, semblable à un trésor magique, augmente à mesure qu’on y puise. Aux heures où la jeunesse abonde en nous, où l’immense inconnu s’ouvre devant nous comme une conquête assurée, où toutes les facultés s’éveillent à la fois, où le joyeux tumulte de leur fécondité semble mettre dans notre existence je ne sais quoi d’infini, quand toutes les joies de la terre conspirent pour la félicité d’un seul, quand l’âme s’exalte dans sa force et que l’orgueil de la vie l’enivre, qui donc alors parmi ces fiers possesseurs de la nature et ces conquérans du monde intellectuel, qui donc irait demander des ressources précaires à des idées douteuses, si éloignées de la brillante réalité ? Le trésor intérieur, négligé, s’appauvrit de jour en jour. Mais quoi ! dans la vie la plus belle et la plus riante, n’y a-t-il pas « des jours de détresse ? » Ne peut-il pas arriver au plus triomphant des poètes, au plus applaudi des écrivains, à celui même que tout un siècle, tout un grand pays admirent et envient, d’être saisi au milieu de sa gloire par quelque angoisse secrète ? C’est surtout au penchant de la vie, au-delà de ce sommet que l’on pensait d’abord ne jamais atteindre et après lequel la descente semble si rapide, quand la fécondité de la pensée, sans s’épuiser, se ralentit et que déjà se rétrécit devant nos yeux cette carrière dont les limites lointaines paraissaient autrefois se confondre avec l’immensité, quand il n’y a plus rien d’inconnu à attendre de nos facultés ni de la vie, et que le long de la route parcourue on marque derrière soi tant d’étapes du nom de quelque ami, parti joyeux, lui aussi, vers l’aube et tombé sous le poids du jour, c’est alors que se produisent dans les plus fermes esprits ces retours mélancoliques sur l’insuffisance de la nature à remplir la capacité d’une âme, ces appels passionnés à quelque chose d’au-delà. Goethe, malgré toute sa stoïque fierté, n’a pas échappé à cette loi. Il a eu, lui aussi, ses jours de dénûment intérieur, pendant lesquels il semble puiser plus largement au trésor secret de ces intuitions primitives, de cette foi philosophique, follement dissipé et jeté au vent dans le premier enivrement de la vie. Il exprime alors, avec une sorte de solennité, des doctrines plus conformes aux instincts religieux du genre humain. Il est d’autant plus libre de le faire qu’il n’est lié à aucun système. Qu’on y prenne garde cependant même alors, je crains qu’il n’exprime des émotions esthétiques plutôt que des convictions. Ce sont des idées dont la beauté le charme plutôt que la vérité ne le persuade. L’artiste s’émeut quand le philosophe sourit encore. Des critiques délicats et ingénieux ont pu s’y tromper. Quelques-uns ont cru découvrir dans la seconde partie de sa carrière, et particulièrement depuis son union avec Schiller, une modification profonde dans ses doctrines philosophiques et religieuses. Je n’y peux voir, quant à moi, que l’accent plus grave que donne l’âge sur toutes ces questions, même quand on en rejette les solutions connues, et aussi peut-être, à certains instans, quelque fluctuation dans cette métaphysique de probabilités qui s’étend au-delà de ses bornes ordinaires ou se resserre dans ses plus étroites limites, selon les impressions de l’heure, de la saison, selon le cours variable de la vie intérieure.

C’est avec ces réserves qu’il convient d’étudier les conceptions philosophiques de Goethe. Nous ne devons nous attacher, pour être critique exact, qu’à ce qui est à peu près constant dans sa manière de voir sur ces grands sujets, négligeant le détail, qui est infini, et les variations, qui sont illimitées, n’insistant pas trop sur certaines contradictions qui ne sont que la marque de ce libre esprit, si fier de s’être maintenu indépendant en face de toute philosophie et sans doute aussi en face de la sienne. Parfois en effet il semble qu’il craigne de s’asservir à sa propre pensée et qu’il s’efforce d’y échapper par quelque trait de scepticisme ou par l’ironie, qui est la forme esthétique de son affranchissement.


II.

C’est vers l’automne de 1792 que Goethe fut amené à exprimer pour la première fois, dans un certain enchaînement, ses idées sur la nature et sur Dieu. Nous le retrouvons dans ce même château de Pempelfort où dix-huit années auparavant il avait reçu, par une belle nuit d’été, l’initiation à la doctrine spinoziste. Il revenait de cette campagne de France qu’il a racontée avec une simplicité pittoresque, et qui s’était terminée si vite, dans les défilés de l’Argonne, devant la belle attitude d’une armée improvisée sous les ordres de Dumouriez. Le poète avait dû suivre dans ces tristes aventures de l’armée prussienne et du corps des émigrés le duc de Weimar, qui espérait naïvement le conduire jusqu’à Paris dans une fête perpétuelle. Ce fut pour Goethe, après trois mois de souffrances et d’humiliations vivement ressenties, un repos délicieux que ce séjour au milieu de la famille de Jacobi. Il y retrouva la charmante et hospitalière société d’autrefois, le maître de la maison toujours gai et animé, les sœurs bienveillantes et instruites, le fils sérieux et donnant déjà des espérances, les filles belles, sincères, aimables, faisant souvenir de leur mère, trop tôt disparue, et des heureux jours passés autrefois avec elle sous le rayonnement de son affectueux sourire. Des femmes distinguées, comme la princesse Galitzin, des hommes supérieurs par leurs talens ou leurs connaissances, comme Hemsterhuys, complétaient le cercle de famille dans lequel Goethe revenait prendre sa place.

Mais quelque chose était changé. Ces dix-huit années avaient séparé profondément Jacobi et Goethe, sans qu’ils s’en doutassent. C’est un des plus cruels étonnemens que nous donne la vie, quand elle nous a tenus longtemps éloignés d’un ami, de nous le rendre si différent de ce que nous l’imaginions, si différent de nous-mêmes ! Nous avons cru conserver fidèlement dans notre souvenir sa physionomie morale ; mais à notre insu cette image s’est continuellement modifiée, altérée, sous l’impression des changemens qui se sont opérés en nous-mêmes, dans notre manière d’être ou de sentir. Cette image, qui est notre œuvre, notre création, a suivi toutes les phases de notre développement intérieur. Nous l’avons associée à notre vie, nous avons reconstruit le passé lui-même à notre actuelle ressemblance. Au terme de quelques années, la métamorphose est accomplie. Aussi, quand la réalité se représente devant nous, nous sommes en quelque sorte dépaysés dans nos souvenirs. L’ami de notre jeunesse s’est développé de son côté à sa manière, suivant les circonstances ou les pentes secrètes de son esprit. Il peut arriver même que sa culture intellectuelle se soit faite dans une direction absolument contraire à la nôtre. La surprise de la première heure est douloureuse, et souvent le coup est si rude que l’amitié n’en revient pas elle s’évanouit avec l’image secrètement caressée. On ne parle plus la même langue, on ne s’entend pas. Il y a là quelqu’un que j’ai aimé autrefois ; mais est-ce encore mon ami ? Eh quoi ! il parle, et je ne le comprends plus !

C’est un peu là l’histoire de cette seconde rencontre entre Goethe et Jacobi ils ne parlaient plus la même langue. Jacobi s’était de plus en plus détaché du spinozisme, qui ne l’avait un instant séduit que par son côté mystique. Victorieux en apparence dans sa vive polémique avec Mendelssohn, au fond c’est lui qui avait été vaincu, car il semble bien que c’est à dater de cette époque qu’il avait commencé à répandre autour de lui, discrètement d’abord, cette doctrine du sentiment (Gefühl), à laquelle devaient se rattacher plus tard un développement important de la philosophie allemande, une génération d’écrivains et de penseurs, tous ceux, ou à peu près, qui voulurent se maintenir libres en face de la philosophie , transcendante en face de Schelling et de Hegel, tels que les frères Schlegel, Ancillon, Fries, de Wette, et bien d’autres, tous, avec des nuances diverses, admirateurs de Jacobi, qu’ils appelaient avec quelque emphase le Platon de l’Allemagne, quand il en était tout au plus le Jean-Jacques Rousseau.

En 1792, Jacobi n’était pas encore parvenu à ce haut degré d’influence philosophique et de direction des âmes ; mais il n’était plus spinoziste, et son intelligence laissait entrevoir dans ses claires et calmes profondeurs les premiers germes déjà organisés du système. Les intuitions et les révélations du cœur lui paraissaient irrésistibles ; il s’y confiait sans réserve, et ainsi se formait en lui cette doctrine qu’il devait opposer plus tard avec une douce et invincible énergie aux assauts du scepticisme et dit panthéisme, devenus un jour les maitres, les tyrans de la patrie allemande.

Pendant que son ancien ami se réfugiait ainsi dans les clartés intérieures du dogmatisme sentimental, Goethe s’était développé à peu près exclusivement, pendant ces vingt dernières années, dans le sens de son réalisme scientifique, ou, pour parler un langage qui nous est plus familier, dans le sens du naturalisme pur et simple, de plus en plus débarrassé de toute idée transcendante. À vrai dire, il ne s’occupait plus depuis quelque temps que de sciences positives, car des ouvrages aussi singuliers que le Voyage des Sept frères et le Grand Cophte ne peuvent guère être cités à côté du Mémoire sur l’os intermaxillaire ou de l’Essai sur la Métamorphose des plantes. Dans ses tristes loisirs du bivouac, pendant la campagne de France, il ne s’était occupé avec quelque suite que de ses expériences sur les couleurs. Il s’était distrait des longues stations sous la pluie et dans la boue en Champagne, près d’une misérable flaque d’eau, en observant le jeu d’un phénomène d’optique. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il arrivait au milieu de la brillante société de Pempelfort, légèrement idéaliste et sentimentale à l’image du maître. il ne faut pas s’étonner si la première rencontre fut un choc assez rude entre les deux intelligences, devenues si contraires l’une à l’autre, malgré le souvenir persistant de l’ancienne amitié.

Goethe nous a conservé les détails de cette rencontre, qui marque une date importante dans l’histoire de ses idées philosophiques. Il nous retrace son arrivée au château par un soir d’hiver, à la clarté des lanternes, la vive surprise de ses hôtes, la réception, qui fut des plus amicales, les propos de tout genre « que le revoir éveille » prolongés fort avant dans la nuit, mais sur tout cela une teinte de tristesse patriotique, l’impression profonde d’un affreux silence qui avait duré près de quatre semaines, et l’incertitude toujours croissante par le défaut absolu de nouvelles, terminée par la catastrophe. Les jours suivans, on chercha une diversion à ces douleurs publiques dans les discussions morales et littéraires. Les sujets ne manquaient pas ; mais dès les premiers mots il devint trop clair que l’on ne s’entendait plus. La poésie grecque ne put même pas amener Goethe et Jacobi sur un terrain commun. Iphigénie, Œdipe à Colone, restèrent sans effet. « La sainteté sublime de la tragédie grecque parut tout à fait insupportable à mon esprit, exclusivement tourné vers la nature et endurci par une affreuse campagne. » Il ne put en écouter cent vers. Ses amis se résignèrent avec tristesse à voir ses sentimens si changés ; on aborda, mais avec précaution, d’autres sujets sans plus de succès, La conversation hésitait elle ne fut jamais très liée et très approfondie sur les questions littéraires qui surgirent, parce qu’on voulait éviter tout ce qui manifestait l’opposition des sentimens soins inutiles ! il arriva un soir que la philosophie fut mise sur le tapis, et l’opposition éclata.

La discussion fut vive, mais là au moins elle alla au fond des choses, et les derniers voiles furent déchirés. Dans les vifs récits qu’il nous en a laissés, Goethe avoue qu’avec sa passion ardente pour ce qu’il reconnaissait comme naturel.et vrai, il dut se permettre bien des impertinences choquantes contre ce qui lui semblait être une fausse tendance, sans doute la doctrine du sentiment. Persuadé de son bon droit, il poursuivait son chemin « avec l’ingénuité du Huron de Voltaire. » Il dut paraître à la fois « insupportable et charmant. » Du reste il prit plaisir à ces orageux débats. Ses idées philosophiques, qui ne s’étaient pas encore révélées à lui-même avec ordre, avec suite, sous de claires formules, gagnaient beaucoup à cette exposition, dans le feu de la controverse. Il lui venait en parlant des lumières nouvelles, et chez lui le flot du discours était particulièrement favorable à l’invention ; mais il ne savait procéder que d’une manière dogmatique, il n’avait pas le don de la polémique. Souvent aussi la conversation dans sa forme ordinaire lui causant un insupportable ennui, il l’animait et la poussait hors de ses limites par de violens paradoxes. Il portait alors sa pensée si loin et jusqu’à des conséquences si extrêmes, qu’il semblait jouer te rôle du mauvais principe. Dès lors la conversation s’arrêtait on ne pouvait plus admettre son opinion comme sérieuse, parce qu’elle n’était pas solide, ni comme plaisante, parce qu’elle était trop dure. On finissait par l’appeler un fanfaron d’impiété, un hypocrite retourné, et l’on faisait la paix[7].

Telles étaient les soirées de Pempelfort. Combien différentes de ces poétiques nuits d’autrefois, passées dans de longs et graves entretiens, où deux belles intelligences se sentaient vivre ensemble dans une commune pensée ! Que les temps et les idées étaient changés ! Essayons de nous faire, d’après les indications que Goethe nous a fournies sur ce second séjour chez Jacobi, en les complétant par ses correspondances et ses entretiens, une idée de cette philosophie hardie qui jeta un si grand trouble dans l’aimable société de Pempelfort. Ne tenons pas compte des exagérations et des paradoxes dont Goethe s’accuse avec tant de bonne foi ; ne considérons que les idées principales et l’enchaînement de ces idées.

Nous retrouvons dans les souvenirs de Goethe la confirmation du plan que nous avons suivi pour l’exposition de sa philosophie. Le point de départ de son exposition, devant ses amis, fut pris dans ses études d’histoire naturelle. Personne parmi eux ne pouvait comprendre la passion sérieuse avec laquelle il s’était attaché à de pareils objets, la métamorphose des plantes, le type ostéologique, l’analogie du crâne et de la vertèbre. « Personne ne voyait comme cette passion naissait des entrailles de son être. On regardait ses efforts comme une erreur fantasque, on estimait qu’il pouvait faire quelque chose de mieux, laisser son talent suivre son ancienne direction. » Il reprit par la base toutes ses idées morphologiques ; il les exposa dans le meilleur ordre et, à ce qu’il lui semblait, avec la force de l’évidence ; mais déjà, dans l’explication qu’il donnait de ces phénomènes, on pressentait, sans les bien voir encore, de secrets périls. « Je vis avec chagrin tous les esprits possédés de l’idée fixe que rien ne peut naître que ce qui est déjà. En conséquence, je dus m’entendre dire encore que tout être vivant était sorti d’un œuf, sur quoi je reproduisis, avec une certaine amertume cachée sous le badinage, l’ancienne question « Lequel a existé le premier, de la poule ou de l’œuf ? » La doctrine de l’emboîtement paraissait fort plausible à mes hôtes, et l’on trouvait très édifiant de contempler la nature avec Bonnet. » )

Des questions d’histoire naturelle, on passa bien vite à la philosophie. On aborda le problème de l’essence de la matière. La matière est-elle en soi inerte et morte ? Dans ce cas, il faut bien en effet que d’une manière ou d’une autre elle soit animée, stimulée, excitée à vivre, et cette stimulation à la vie, elle ne peut la recevoir que du dehors, puisqu’elle n’en possède pas en elle-même le principe. D’une façon ou d’une autre, on arrive ainsi à quelque chose qui, de quelque nom qu’on l’appelle, est la création. Or c’est à quoi Goethe ne pouvait consentir. Il était « inabordable » à cette manière de penser qui présentait comme un article de foi la mort préalable de la matière. La physique lui avait appris que les forces d’attraction et de répulsion lui sont essentielles, et que l’une ne peut être séparée de l’autre dans l’idée de la substance matérielle. « De là ressortait pour lui la polarité primitive de tous les êtres, laquelle pénètre et vivifie l’infinie variété des phénomènes. » Il voyait partout sourdre la vie dans la matière soit qu’il la considérât en physicien ou en chimiste, la vie à son premier degré lui apparaissait sous la forme de l’attraction et de la répulsion innées à la molécule ; soit qu’il la considérât en naturaliste, il trouvait là surtout la vie, dans cette force de métamorphose qui transforme dans l’individu un organe en tous les autres organes identiques à leur origine, distincts dans l’achèvement du corps organisé. Par ces deux voies, il arrivait à ce principe de la matière essentiellement vivante, qu’il appelait l’hylozoïsme ὕλη, ζωή (hulê, zôê), et qui devint l’article fondamental de son credo philosophique. « Prenez une pierre, un échantillon de granit vous y trouverez inscrite la loi la plus ancienne de la nature. Considérez bien cet échantillon vous y voyez un élément qui en cherche un autre, le pénètre, et par cette combinaison en crée un troisième. C’est là au fond le résumé de toutes les opération de la nature. Oui, là est écrit un document de l’histoire primitive du monde. Ceci est de l’argile, disent nos naturalistes, cela est du silice ! Ceci est ceci, et cela est cela ! Quand je sais tous ces noms, qu’est-ce que j’ai gagné ? Ce que je veux connaître, c’est ce qui dans l’univers anime chaque élément, de telle sorte qu’il cherche les autres, se soumet à eux ou les domine, suivant que la loi qu’il a en lui le destine à un rôle plus ou moins élevé[8]. »

Les affinités chimiques, les forces d’attraction et de répulsion, la polarité primitive de tous les êtres, autant de noms différens donnés par la science à cette impulsion initiale de la vie déposée dans chaque molécule de la matière, et qui est le ressort de son activité inépuisable, le principe de toutes ses métamorphoses. Cependant chaque partie de la substance universelle, dépositaire d’un fragment de la force universelle, n’est pas destinée au même rôle que toute autre partie ; les élémens se cherchent les uns les autres pour se soumettre ou dominer. De même, dans l’ordre le plus élevé des phénomènes cosmiques, chaque fragment de la vie universelle que nous appelons une âme est destiné dans l’organisme des mondes à un rôle plus ou moins élevé. Ainsi se crée l’ordre par la hiérarchie des phénomènes et des êtres. Goethe empruntait à Leibnitz son langage pour traduire ici sa pensée. « Les derniers élémens primitifs de tous les êtres, et pour ainsi dire les points initiaux de tout ce qui apparaît dans la nature, se partagent en différentes classes. On peut les appeler des âmes, puisqu’elles animent tout, mais appelons-les plutôt monades ; gardons cette vieille expression leibnitzienne pour mieux exprimer la simplicité de l’essence la plus simple. — Il y en a de si petites, de si faibles, qu’elles ne sont propres qu’à une existence et à un service subordonnés ; d’autres au contraire sont très puissantes et très énergiques. Celles-ci attirent de force dans leur cercle tous les élémens inférieurs qui les approchent, et les font devenir ainsi partie intégrante de ce qu’elles doivent animer, soit d’un corps humain, soit d’une plante, soit d’un animal, soit d’une organisation plus haute, par exemple d’une étoile. Elles exercent cette puissance attractive jusqu’au jour où apparaît formé tout entier le monde, petit ou grand, dont elles portaient au fond d’elles-mêmes la pensée. Il n’y a que ces monades attractives qui méritent vraiment le nom d’âmes. Il y a donc des monades de mondes, des âmes de mondes, comme des monades, des âmes de fourmis. Ces âmes si différentes sont, dans leur origine première, des essences, sinon identiques, du moins parentes par leur nature. Chaque soleil, chaque planète porte en soi-même une haute idée, une haute destinée, qui rend son développement aussi régulier et soumis à la même loi que le développement d’un rosier, qui doit être tour à tour feuille, tige et corolle. Vous pouvez nommer cette puissance une idée, une monade, comme vous voudrez, pourvu que vous compreniez bien que cette idée, cette intention intérieure est invisible, et antérieure au développement qui apparaît dans la nature et qui émane d’elle[9]. »

La vie est donc partout dans la matière, répandue à flots comme d’une source intarissable, et la remplissant d’une activité incessante, réglée par certaines intentions qui deviennent des êtres, chaque être n’étant qu’une intention, une idée réalisée. Où résident ces intentions avant d’agir plastiquement dans la matière ? De quel ciel intelligible tombent ces idées ? On ne le dit pas, et tout cela est bien étrange dans une philosophie qui n’admet aucun principe antérieur ou supérieur à la nature. Il ne faut pas trop presser dans le détail ces différentes conceptions de Goethe sous peine d’en voir sortir, sinon des contradictions, du moins des conséquences fort difficiles à concilier entre elles. Qu’il nous suffise de saisir dans son ensemble cette philosophie de la nature très brillante, très spécieuse quand elle jaillit en aperçus étincelans de la pensée fortement émue du poète, mais assurément peu solide dans son enchaînement et sa structure. Comment concilier cette théorie leibnitzienne des monades, qui semblent fonder l’individualité des êtres, avec l’unité absolue dont Goethe poursuit obstinément la tyrannique chimère ? Comment comprendre ces points initiaux, ces forces immatérielles, âmes ou monades, antérieures au développement des phénomènes, ces élémens spiritualisés qui semblent composer une matière idéale dans une doctrine si profondément empirique, attachée par tant d’autres principes et de si ardentes convictions, à la réalité concrète, palpable, visible ? La matière idéale se conçoit dans la théorie de Leibnitz ; elle en est la plus haute conception. Le monde des monades est un monde spiritualisé, puisque les monades sont des atomes métaphysiques, selon l’expression si forte de Leibnitz. Il ne peut en être ainsi dans la philosophie de Goethe, qui professe une si grande horreur pour les êtres métaphysiques. Faudra-t-il admettre que les monades soient présentes, intimes à la matière, sans être la matière elle-même ? Mais alors en soi que peut-elle être ? Elle est donc non pas vivante par elle-même, mais seulement par ce principe de vie qui lui vient du dehors ? La difficulté revient toujours. Ou la matière s’explique par la monade, qui en sera l’élément même, et dès lors la matière se subtilise, elle se dissipe et s’évanouit dans une substance purement idéale ; ou elle reçoit la monade du dehors et lui obéit, mais alors elle n’a pas la vie en soi, elle est inerte, elle est morte, ce que Goethe ne pouvait souffrir.


III.

N’insistons pas sur ces critiques trop faciles. Ce que Goethe voulait rendre sensible à tous en empruntant à Leibnitz cette théorie des monades, c’est l’idée du dynamisme universel, qui est l’âme de sa philosophie naturelle ; ce qu’il voulait montrer énergiquement, c’est son éloignement pour les théories atomistiques et mécaniques. Là se manifeste clairement l’opposition éternelle entre deux explications de la nature aussi anciennes que la philosophie, puisqu’elles séparaient déjà les philosophes ioniens, — Héraclite, qui voyait partout la force sous le symbole du feu dans l’univers, — Démocrite, qui faisait naître le monde d’une combinaison d’élémens inertes. Le mécanisme explique tout par des combinaisons et des groupemens d’atomes primitifs, éternels. Toutes les variétés des phénomènes, la naissance, la vie, la mort, ne sont que le résultat mécanique de compositions et de décompositions, la manifestation de systèmes d’atomes qui se réunissent ou se séparent. Le dynamisme au contraire ramène tous les phénomènes et tous les êtres à l’idée de force. Le monde est l’expression soit de forces opposées et harmonisées entre elles, soit d’une force unique dont la métamorphose perpétuelle fait l’universalité des êtres. On comprend du reste, sans qu’il soit nécessaire d’y insister, que l’une ou l’autre de ces explications puisse être dans une certaine relation avec les deux philosophies opposées du matérialisme et du panthéisme. Et bien que l’explication seconde des choses soit jusqu’à un certain point indépendante de l’explication première ou métaphysique, l’histoire atteste ce fait constant qu’il y a affinité naturelle d’une part entre l’explication mécanique du monde et l’hypothèse qui supprime Dieu, d’autre part entre la théorie dynamique du monde et l’hypothèse qui le divinise dans son principe. On comprend d’ailleurs sans trop de peine que la théorie mécanique, établissant la pure nécessité mathématique dans les actions et les réactions qui forment la vie du monde, rende inutile la notion d’un principe divin, et au contraire que, dans la théorie d’une force unique, universelle, toujours en acte, formant la variété des êtres par ses métamorphoses, il n’y ait pas loin de concevoir l’universalité mystérieuse de cette force à la diviniser.

La force cosmique, le monde animé, vivant de toute éternité, voilà l’idée chère au poète. Son attachement à cette idée nous donne la raison de certaines sympathies et antipathies philosophiques qui sans cela resteraient inexplicables. À un point de vue superficiel, il semble qu’il n’y ait que des nuances bien légères entre les différentes théories de la nature que la philosophie française vit éclore de toutes parts dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, entre celle de d’Holbach par exemple et celle de Diderot. Comment donc comprendre que l’un des noms attire tous les anathèmes de Goethe, et que l’autre au contraire soit traité par lui avec les plus grands égards ? Quand il rencontre dans ses souvenirs le Système de la Nature, il n’a pas assez de mépris pour ce manuel du matérialisme vulgaire, « véritable quintessence de la vieillesse fade et insipide. » Quel désert, quel vide il a senti dans ce triste et nébuleux athéisme, où disparaissait la terre avec la variété infinie de ses figures, le ciel avec toutes ses étoiles, où toute chose, tout être, même ce qui apparaît comme plus élevé que la nature, ou du moins comme une nature plus élevée dans la nature, se réduisait à une matière pesante, qui se meut, il est vrai, mais sans direction et sans forme, et qui, par ce mouvement purement mécanique à droite, à gauche, de tous côtés, aurait produit sans autre secours les immenses phénomènes de l’être[10] ! Goethe flétrit, comme il convient, cette philosophie « cadavéreuse. » Diderot, malgré quelques apparences et de tristes concessions à ses amis, pense tout autrement, avec une tout autre vigueur, et sa philosophie n’aboutit pas à ce matérialisme lourd. Dans plusieurs passages de ses derniers ouvrages philosophiques, tels que le Traité sur l’interprétation de la nature et le Rêve de d’Alembert, se révèlent des vues qui n’ont plus rien de commun avec la philosophie mécanique par exemple la théorie de la molécule douée d’une force active, qui explique bien des choses, la conception « d’un seul grand individu vivant, le tout, » qui a une singulière analogie avec le dieu de Lessing, de Novalis, et, si l’on ne raffine pas trop, avec celui de Goethe. Le poète ne s’est donc pas trompé dans ses sympathies pour Diderot. Il a reconnu en lui un esprit de sa famille ; mais, selon lui, ces esprits sont rares en France, et Diderot peut être considéré comme une exception dans sa patrie. Toute la philosophie du XVIIIe siècle, selon Goethe, a été infestée par ce grossier matérialisme, et celle du XIXe a beaucoup de peine à s’en affranchir. Chose étrange, quarante ans plus tard, en 1829, le spiritualisme de M. Cousin lui-même ne semblait pas encore à Goethe assez purifié de la contagion de ces théories malsaines du dernier siècle que la jeune philosophie française avait mis sa gloire à renverser Il écrivait à son ami Zelter « Je dois accorder les plus grands éloges à ces Français pour toute la partie qui touche à la morale pratique, mais leur manière de contempler la nature ne me plaît pas autant[11]. » On croirait qu’il ne peut souffrir que la nouvelle philosophie prenne pour point de départ la distinction des êtres, la réalité de l’âme et celle de Dieu, mises à part de la réalité du monde. Point, le reproche est tout autrement imprévu. « Je respecte leur méthode, fondée sur l’expérience, mais je trouve que dans tout ce qui touche à la spéculation pure ils ne parviennent point à se débarrasser de certaines conceptions mécaniques et atomistiques. » M. Cousin soupçonné d’une parenté secrète d’idées avec le baron d’Holbach ! Le trait est plaisant.

Le dynamisme de Goethe se rattachait étroitement à son panthéisme. La force infinie circule dans le monde illimité. L’univers, c’est l’immensité vivante. Partout où s’étend l’espace, la vie y pénètre elle y réside, sinon en acte (car il y a des parties de matière où elle semble suspendue, comme dans le monde inorganique), du moins en puissance si elle n’y est pas actuellement, elle y a été hier, elle y sera demain. Or cette immense circulation de la vie, cet infini de la force qui remplit l’infini de l’espace et du temps, ce travail inépuisable de l’existence absolue, ces énergies éternellement créatrices, tout ce vaste système d’idées actives et de monades qui élaborent sans trêve la substance et lui imposent la forme, qu’est-ce donc que tout cela ? Le savant dans ses mémoires l’appelle la nature ; le philosophe, dans ses libres spéculations, l’appelle d’un nom cher au genre humain, Dieu.

Voilà le dieu que Goethe adore. Ce dieu n’a rien de transcendant il est la vie du monde ; il l’anime et le pénètre ; il y est si profondément mêlé, qu’on ne peut l’en distinguer que par ses manifestations, non par sa substance. Dieu ne crée pas en dehors de lui il n’organise pas la matière par un acte de causalité  : transitive la cause est tout intérieure, l’acte divin est immanent. « Que serait un dieu qui donnerait seulement l’impulsion du dehors, qui ferait tourner l’univers en cercle autour de son doigt ? Il lui sied de mouvoir le monde dans l’intérieur, de porter la nature en lui, de résider lui-même dans la nature, si bien que ce qui vit et opère et existe en lui ne soit jamais dépourvu de sa force, de son esprit. Dans l’intérieur est aussi un univers de là l’usage louable des peuples que chacun nomme Dieu, et même son Dieu, ce qu’il connaît de meilleur, lui abandonne le ciel et la terre, le craigne et, s’il est possible, l’aime[12]. » Comment l’action éternelle opère-t-elle ? Nous en sentons, nous en voyons les effets. C’est donc sur une expérience positive que repose la réalité de cette action ; mais que peut-elle être en soi, dans son principe ? quelle image ou quelle idée pouvons-nous nous en faire ?

Toutes les philosophies et les religions échouent quand elles veulent traduire l’ineffable et nous en donner quelque pressentiment. C’est là que la foi philosophique se donne libre carrière. C’est là, nous dit Goethe dans un passage remarquable où il résume à sa manière l’histoire des religions, qu’il faut chercher l’origine et la raison de cette variété infinie des symboles. Au fond, nous autres hommes, devant le grand tableau surnaturel du monde, nous jouons tous plus ou moins le rôle d’un ignorant que l’on place devant un tableau un peu compliqué. Les parties éclairées, attrayantes, nous attirent, les parties sombres et désagréables nous repoussent, l’ensemble nous trouble, et nous cherchons en vain à nous faire une idée claire d’un être unique à qui nous puissions attribuer tant d’élémens contraires. — Si cet être voulait dès maintenant nous transmettre et nous révéler ses secrets, nous ne les comprendrions pas, nous ne saurions qu’en faire. À ce point de vue, il est donc juste que les religions soient l’œuvre d’hommes supérieurs et, comme telles, proportionnées aux besoins et aux facultés d’une grande masse de leurs égaux. Si elles étaient l’œuvre immédiate de Dieu, personne ne les comprendrait. La religion des anciens Grecs se bornait à incarner dans différentes divinités les manifestations diverses de l’impénétrable, Ces divinités isolées étaient des êtres limités ; il restait, pour les lier toutes ensemble, une place vide. Les Grecs inventèrent l’idée du fatum, qu’ils mettaient au-dessus de tout ; mais comme cet être restait toujours de tous côtés impénétrable, la difficulté était plutôt éludée que résolue. Le Christ eut l’idée d’un Dieu unique auquel il donna toutes les perfections qu’il sentait en lui-même. Ce Dieu, essence de sa belle âme, était plein de bonté et d’amour, et tout à fait digne que les meilleurs des hommes se donnassent à lui et en acceptassent l’idée comme le lien le plus doux qui pût les unir avec le ciel ; mais ce grand être, que nous nommons la Divinité, ne se manifeste pas seulement dans l’homme, il se manifeste aussi dans une riche et puissante nature et dans les immenses événemens du monde. Une image de lui, formée à l’aide des seules qualités de l’homme, ne peut donc suffire, et l’observateur rencontrera bientôt des lacunes et des contradictions qui le conduiront au doute, même au désespoir, s’il n’est pas assez médiocre d’esprit pour se laisser calmer par une défaite spécieuse[13].

Osons nous élever à un point de vue plus large. Spinoza nous en donne l’exemple et la leçon. Que les œuvres et les manifestations de Dieu dans le monde, l’étendue et la pensée, nous servent de point d’appui pour arriver jusqu’à l’intuition de la substance qui les soutient et les produit. « Aucun être ne peut tomber dans le néant, s’écrie Goethe dans la belle poésie intitulée Testament ; l’essence éternelle ne cesse de se mouvoir en tous sens. Attachez-vous à la substance avec bonheur. La substance est impérissable, car des lois protègent les trésors vivans dont se pare l’univers. » Du reste, n’espérons pas de grandes lumières sur cette substance. Goethe se retranche dans l’obscur et l’impénétrable pour n’en rien dire ou pour en parler d’une manière si vague, qu’en vérité le silence serait aussi clair. C’est ici que l’on surprend la faiblesse et l’inanité d’un des plus beaux génies du panthéisme dans ses inutiles efforts pour donner quelque précision à sa pensée. Est-ce dire quelque chose que d’écrire en vers harmonieux cette profession de foi « Voici bien des années que mon esprit avec joie, avec zèle, s’était efforcé de rechercher, de découvrir comment la nature vivante opère dans la création ? Et c’est l’éternelle unité qui se manifeste sous mille formes le grand en petit, le petit en grand, toute chose selon sa propre loi, sans cesse alternant se maintenant ; près et loin, loin et près, formant, transformant !… Pour admirer, je suis là[14] ! » Un jour, pressé par Falck de questions qui ne veulent pas rester sur un éternel peut-être, il accorde qu’on peut se représenter Dieu au centre de l’univers, dont il fait partie lui-même, comme une monade dominante, douée d’amour, et se servant de toutes les monades de cet univers, comme notre âme se sert des monades inférieures soumises à notre dépendance. — Ailleurs, dans des vers qui paraissent être sortis d’une pensée fortement émue par une lecture du Timée ou par quelque brillante leçon de Schelling, Goethe célèbre l’âme du monde. Cette âme distribue leur tâche sublime aux forces et aux lois. « Levez-vous de ce saint banquet et dispersez-vous dans toutes les régions ; élevez-vous avec enthousiasme dans l’univers et le remplissez. Déjà vous bercez dans des lointains immenses l’heureux songe des dieux, et vous brillez, astres nouveaux, parmi les astres vos frères, dans les champs semés de lumière… Vous vous emparez des terres informes, et vous déployez votre jeune force créatrice, afin qu’elles s’animent et qu’elles s’animent de plus en plus dans leur vol mesuré… Et, faisant votre période, vous produisez dans les airs émus les fleurs diverses ; vous imposez à la pierre, au fond de ses abîmes, ses formes permanentes. — Alors, avec une audace divine, chaque chose s’efforce de se surpasser ; l’eau stérile veut verdoyer, et chaque grain de poussière s’anime… Bientôt s’éveille, pour contempler la douce lumière, une multitude aux mille formes, et vous êtes saisis d’étonnement dans les campagnes heureuses, premier couple d’amans ! — Bientôt s’épuise une ardeur infinie dans l’échange délicieux des regards, et vous recevez avec reconnaissance la plus belle vie, qui émane de l’être universel et que vous lui rendez. »

On dirait un hymne de Proclus. Il y a là comme un souffle d’inspiration mystique. Jouissons en artistes de cette belle poésie ; mais après ? Nous sentons-nous éclairés ? Qu’apercevons-nous à travers tous ces symboles ? Ce chœur magique des forces qui se disperse à travers l’immensité pour y répandre la vie sous la règle des lois et des nombres divins représente-t-il l’activité aveugle du cosmos ou la cause vraiment cause, la raison active ? La question n’est guère douteuse, si l’on rapproche ces beaux vers de tant d’autres passages d’où il résulte que ce travail si brillant et si fécond de la nature n’est intelligent que par ses effets et pour qui sait en comprendre l’harmonie, non par son principe, qui est la vie, l’art suprême, mais sans le savoir. La technique divine de la nature est instinct, non pensée ; elle est souverainement inconsciente d’elle-même. Rien de plus merveilleux que l’œuvre de la création incessante, éternelle ; c’est toute une esthétique en acte elle travaille en vue de l’unité, de la règle suprême du type, avec quelle variété de combinaisons Une sorte de fantaisie et de caprice y trouve même sa place. « La création, dit quelque part le poète philosophe, repose tout entière sur le dessin, sur la plastique. » Cependant le principe divin qui travaille dans la nature n’est pas comme l’artiste qui compose son œuvre d’après de claires idées, avec une conscience nette et précise du but qu’il veut atteindre. Il y a quelque chose d’aveugle et de fortuit dans les coups de son art. « Il faut se représenter la nature comme un joueur qui, devant la table de jeu, crie constamment : au double ! c’est-à-dire ajoute toujours ce que son bonheur lui a donné à sa mise nouvelle, et cela à l’infini. Pierres, bêtes, plantes, après avoir été ainsi formées par ces heureux coups de dés, sont de nouveau remises au jeu. Et qui sait si l’homme n’est pas la réussite d’un coup qui visait très haut[15] ? »

À travers toutes ces magnificences de la poésie de Goethe, que de nuages accumulés ! Quel amas d’épaisses ténèbres, ou quel vide sous ce voile étincelant ! On ne peut même se faire une idée nette de la manière dont.il conçoit l’ordre et la succession des existences dans l’univers divinisé. Il semble parfois que pour lui, comme pour les platoniciens d’Alexandrie, la vie, la pensée, l’art suprême, descendent d’un premier principe dans le monde inférieur, dans la matière, qui ne serait que l’obscurcissement de la divine splendeur. Ailleurs il semble bien que l’on doive au contraire concevoir la vie, la pensée, comme la production lente des règnes inférieurs, montant par un progrès constant vers la lumière. La création pour lui est-elle l’acte d’une nature supérieure dans la nature ? est-elle au contraire, comme pour Hegel, une ascension ? On n’en sait rien.

Ce qui semble du moins constant dans la pensée de Goethe, c’est que Dieu est là seulement où est le mouvement actuel, la transformation, la vie, et qu’ailleurs Dieu n’est qu’en puissance. « La Divinité est agissante dans ce qui vit, mais non dans ce qui est mort ; elle est dans tout ce qui naît et se transforme, mais non dans ce qui est né et déjà immobile. » La minéralogie n’a rien de divin, si on la compare aux sciences de l’organisme, parce qu’elle ne porte que sur des objets morts. Et reprenant à son compte cette parole de Diderot « Si Dieu n’est pas encore, il sera peut-être, » Goethe s’écriait « Pourquoi a-t-on pris de l’ombrage de cette parole ? On conçoit très bien l’existence de planètes que les monades supérieures ont abandonnées déjà, ou dans lesquelles les monades n’ont pas encore reçu le don de la parole. Il ne faut par exemple qu’une constellation qui ne se rencontre pas tous les jours, il est vrai, pour que l’eau disparaisse et que la terre se sèche. De même qu’il y a des planètes d’hommes, il peut y avoir très bien des planètes de poissons et des planètes d’oiseaux où Dieu n’existera pas. L’homme est le premier entretien de la nature avec Dieu ; mais je ne doute pas que sur d’autres planètes cet entretien ne se fasse d’une manière bien plus haute, bien plus profonde, bien plus raisonnable[16]. » Si nous comprenons ce langage légèrement sibyllin, il semble qu’il ne puisse avoir qu’un sens, c’est que Dieu est la vie universelle, partout et toujours agissante, mais que cette puissance, cette technique suprême ne se connaît que là où se produit une intelligence pour la recueillir errante, dispersée à travers les mondes, pour la réfléchir et la fixer ait foyer de la conscience. Dieu n’existe, au sens propre du mot, qu’au moment où « le coup de dé de la nature amène le chiffre le plus haut, quand, par le concours de toutes les énergies créatrices, une forme supérieure s’est rencontrée, et dans cette forme une pensée qui nomme Dieu, et en le nommant le crée ; mais ce Dieu, nous le connaissons, c’est le Dieu-nature. Il n’était pas besoin d’invoquer Spinoza pour le donner au genre humain et le substituer « à celui que le Christ appelait son père. » — « Que l’on me demande s’il est dans ma nature de témoigner au Christ une respectueuse adoration, je réponds : Certainement. Je m’incline devant lui comme devant la révélation divine des plus hauts principes de moralité. Que l’on me demande s’il est dans ma nature de révérer le soleil, je réponds encore : Certainement, car il est aussi une révélation de la Divinité suprême, et même la révélation la plus puissante qu’il nous soit donné de connaître, à nous, enfans de la terre. Je révère en lui la lumière et la force fécondante de Dieu, par laquelle nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes, nous et les plantes et les animaux avec nous[17]. » Nous voilà en plein naturalisme. Que Spinoza est loin !


IV.

Les conceptions de Goethe sur les principes de la moralité et sur l’ensemble de la destinée humaine sont le complément naturel et la conclusion de sa philosophie. La nature étant pénétrée, vivifiée par le divin, étant Dieu réalisé, la moralité la plus haute est l’infaillible effet de l’instinct, la révélation intérieure du principe divin, qui tend à mettre l’homme en harmonie avec l’univers. C’est à nous de discerner les instincts nobles des instincts inférieurs et vulgaires. La moralité humaine repose donc, comme l’art, sur de grands instincts, sur un sentiment sérieux, profond, inébranlable de la beauté des actes, comme l’art repose sur le sentiment juste et délicat de la beauté des formes. Chaque vie humaine est une œuvre d’art que chacun compose à son gré, d’après sa libre inspiration ; mais de même qu’il y a des œuvres d’art dont le sentiment affecté ou absurde excite notre rire et notre pitié, ainsi il y a des existences manquées, dénuées de toute proportion, privées d’harmonie, en désaccord avec elles-mêmes, pitoyables ou ridicules, quand elles ne sont pas remplies de la plus triste ou de la plus criminelle dépravation. La moralité n’est, à proprement parler, qu’une forme de l’esthétique, — l’esthétique appliquée à la vie.

La véritable source de la moralité pour le genre humain est la contemplation des existences belles, nobles, héroïques. Un jour qu’on demandait à Goethe, à l’occasion d’une lecture de l’Antigone de Sophocle, d’où est venue dans le monde la moralité « De Dieu même, comme tout autre bien, dit Goethe ; ce n’est pas un produit de la réflexion humaine, c’est une belle essence qui est créée avec nous, innée en nous. Elle existe plus ou moins dans l’homme en général ; elle existe à un haut degré dans quelques-uns, elle est un don spécial de certaines âmes. Celles-là ont révélé par des actions ou par des doctrines ce qu’elles renfermaient de divin dans leurs profondeurs leur apparition a par sa beauté saisi les hommes, qui ont été puissamment entraînés à les honorer et à rivaliser avec elles[18]. » » La plus haute leçon de morale est donc le spectacle de la vie d’un homme de bien qui nous inspire le désir de l’imiter ; mais Goethe, avec son goût pour l’expérience, reconnaissait qu’il y avait une autre manière d’arriver à connaître ce que vaut la beauté morale, le bien. L’observation de la vie amène irrésistiblement à cette conclusion, que l’abandon de l’homme à ses instincts inférieurs, l’égoïsme, le vice, a pour conséquence la destruction du bonheur général et du bonheur particulier, qui en fait partie. Au contraire ce qui est noble et juste ne peut manquer d’accroître le bonheur de tous comme celui de chaque individu. La beauté morale peut devenir ainsi une doctrine et se répandre sous la forme de la parole sur les multitudes.

Pour les natures supérieures, tous ces intermédiaires sont inutiles, car il se produit en elles une révélation permanente du beau moral à laquelle elles peuvent s’abandonner en toute sécurité. Elles-mêmes, par leur propre force, apprennent à s’affranchir. de toutes les servitudes, de tous les jougs de la superstition ou de l’opinion. « Portez votre regard au dedans de vous-mêmes dans les profondeurs de votre être, vous trouverez un guide auquel tout noble esprit se confie sans réserve. Aucune règle ne peut là vous manquer, car la conscience libre est le soleil de votre jour moral[19]. » La véritable règle est celle que toute âme noble puise en soi. — Dans la même veine d’idées, je rencontre un aperçu singulièrement délicat, c’est cette maxime que je voudrais voir inscrite en lettres d’or à côté des plus belles inspirations morales de Kant : « Le devoir consiste à aimer ce que l’on se commande à soi-même[20]. » Cela me semble être un amendement très heureux à la doctrine trop dure de l’impératif catégorique. La perfection morale pour l’austère penseur de Kœnigsberg est d’accomplir, coûte que coûte, ce que la raison pratique commande, sans même y mêler une émotion. Il ne se soucie guère d’intéresser la sensibilité à l’accomplissement des ordres de la raison. Il s’en défie même, il redoute la moindre intervention du sentiment dans le commandement abstrait, conçu sous sa forme la plus universelle. On dirait qu’il craint d’attendrir ou d’affaiblir le devoir, s’il nous incline à l’aimer. Il y a là un stoïcisme transcendant que la nature repousse. Goethe, d’un seul mot, rétablit la vérité morale, humaine en même temps. Son instinct esthétique l’avertit qu’il y a une lacune grave dans la doctrine de Kant. Il a compris que le devoir n’est pas complet quand on se borne à faire ce que la raison nous commande. Il faut de plus le sentir, l’aimer. Faire son devoir en l’aimant est à coup sûr quelque chose de plus beau, de plus complet que de le faire simplement, durement, si je puis dire, sans émotion, sans goût. Il y donc une perfection morale, sinon plus haute, du moins plus délicate que celle de Kant c’est celle dont Goethe nous donne l’idée, et qui à la beauté abstraite du devoir conçu et accompli ajoute la beauté vivante de la plus noble des émotions, celle du devoir non-seulement conçu et accompli, mais aimé dans son accomplissement, aimé même quand il nous déchire le cœur.

La règle suprême de l’homme digne de ce nom est de conserver intacte, la liberté intérieure. N’y laissons porter atteinte ni par les hommes, ni par les événemens du dehors. Il y a en effet une double fatalité qui se déploie dans le monde et nous menace ; celle qui vient de la société et celle qui vient de la nature. Défions-nous des vues mesquines et basses, des préjugés sociaux, des intérêts sordides que recommande l’expérience vulgaire, de ses petits raisonnemens, qui peuvent, si nous n’y prenons garde, envelopper notre glorieuse et féconde activité, l’étouffer dans un réseau tissu par la sottise humaine, l’arracher aux sommets lumineux qu’elle habite, la réduire sous le plus humiliant niveau. Il y a deux manières pour un homme qui sent sa valeur et sa force de s’affranchir de cette tyrannie des petites choses et des petites gens les grandes actions qui font les héros, comme Napoléon, les grandes pensées qui font les poètes et les penseurs, comme Shakspeare et Spinoza. L’héroïsme n’est pas à la disposition de toutes les destinées. Il y a bien des cœurs héroïques que des circonstances inéluctables renferment dans la sphère de la vie privée, qui seront exclus à tout jamais du droit glorieux de se peindre dans leurs actes et de faire à leur image l’histoire de leur temps et de leur pays ; mais la haute culture intellectuelle est toujours à notre portée c’est peut-être le plus grand et le plus bel emploi de notre activité. On le voit, Goethe est sur ce point tout à fait Grec et platonicien. Il ne cesse pas de recommander l’exercice de la pensée comme l’acte par excellence. Par l’art et par la science, nous réalisons dans notre vie ce qu’il peut y avoir d’exquis et de divin dans une vie humaine. « Quand vous vous serez pénétré de cette vérité « Il n’y a de vrai, de vraiment existant pour vous que ce qui rend votre esprit fécond, » alors observez le cours général du monde, et, le laissant suivre sa route, associez-vous à la minorité. — Dans tous les temps, ce que le philosophe, le poète a préféré, c’est travailler en silence aux créations de son esprit ce sera là votre sort, le plus enviable de tous. Vous jouirez par avance des sentimens qui doivent remplir un jour les plus nobles âmes[21]. » On sait si Goethe a été fidèle à ce précepte.

Mais il est une autre fatalité plus difficile à vaincre que celle qui nous vient des hommes, c’est celle qui nous vient de la nature. Et je ne parle pas seulement de cette fatalité purement physique que nous subissons durant tout le cours de notre vie, et à laquelle les conditions de cette vie nous livrent sans défense les influences diverses des jours, des nuits, des saisons, du climat, les désordres ou les troubles de notre organisation, toutes les circonstances de la nature animale qui font la souffrance, la maladie, la mort. Je parle de cette fatalité qui frappe en nous plus haut, celle qui frappe au cœur ; la passion, la douleur, le sentiment de l’irréparable dans les biens perdus, la nécessité de sacrifier ce qui nous est le plus cher, d’immoler ce qui nous semble même plus précieux que la vie, le bonheur. C’est ici qu’il faut faire appel à toutes les énergies intérieures dont se compose notre liberté.

Goethe ne nous donne pour cela aucun des conseils que prêche l’ascétisme. Il ne nous recommande pas l’abstinence. Au contraire, il nous invite à jouir librement des biens de la nature, qui est notre mère, des dons de la vie, qui est divine. Ce qu’il pardonne le moins au christianisme, c’est sa morale mystique, irréconciliable ennemie de toute sensualité. Ce qu’il lui reproche avec une amertume passionnée, c’est d’avoir « assombri en une vallée de larmes et de misère le lumineux séjour de la terre de Dieu. » Comme philosophe, il se proclame l’apôtre de la félicité. Il recommande la jouissance, il la déclare légitime et y convie les hommes. « Vaste monde et large vie,… une pensée sereine et des intentions pures, » voilà sa devise. Il la traduit sous une forme poétique dans ces deux strophes de son Testament « Les sens sont aussi un guide pour vous ; si votre raison se tient éveillée, ils ne vous montreront pas d’erreurs. D’un vif regard observez avec joie, et d’un pas assuré et modeste marchez à travers les plaines de ce monde comblé de riches dons. Que votre jouissance soit modérée dans l’abondance des biens ! Que la raison soit toujours là, quand la vie jouit de la vie ! C’est ainsi que le passé cesse d’être éphémère, c’est ainsi que l’avenir est d’avance vivant en nous ; c’est ainsi que du moment présent on fait l’éternité. »

Mais quoi la nature, si maternelle dans ses dons, ne nous les accorde pas toujours. Souvent, après nous les avoir montrés en perspective, elle nous les retire rudement au moment où nous allions en jouir. Il est même des existences si déshéritées qu’elles n’ont jamais connu des choses humaines que les larmes, jamais le divin sourire. Que dire de ces coups subits qui viennent dévaster une vie au moment où elle se croyait la plus florissante ? Il y a bien des ruines déjà dans la plus courte vie et dans la plus heureuse. C’est surtout contre ces fatalités qu’il faut assurer notre indépendance. Il ne dépend pas de nous d’être frappés ; il dépend de nous de maîtriser notre cœur. La douleur énerve l’homme, elle le diminue, elle lui enlève sa force, sa virilité, le goût de l’action et de la pensée. Tuons en nous la douleur, pour qu’elle ne tue pas tout ce qu’il y a de grand en nous. Deux ressources nous sont données pour cela réfléchir au peu que nous sommes dans la nature, et tendre tous les ressorts de notre liberté pour rester impassibles sous la catastrophe. Élevons notre pensée jusqu’à l’universel. Habituons-nous de bonne heure à l’idée des choses éternelles, à la contemplation de la substance. Relisons les admirables conseils de Spinoza sur le renoncement. Pénétrons-nous de plus en plus de cette maxime que la nature n’a égard qu’à l’ensemble des choses, que toute personnalité humaine, que la nôtre, n’est que la plus éphémère éclosion de phénomène à la surface de l’infini. Quand les pensées éternelles auront ainsi fait leur séjour habituel de notre raison, que seront pour elle les accidens qui jettent dans le désespoir les hommes vulgaires ou frivoles ? Un détail nécessaire de l’ordre universel, dans lequel la mort est l’aliment de la vie, dans lequel la loi toujours agissante de la métamorphose semble incessamment tout détruire pour tout renouveler. Et du moment que le sage aura compris cette loi divine, il ne s’abandonnera plus à des lamentations enfantines sur ce qui doit être. Comprendre, c’est voir la nécessité des choses. Et quelle folie n’est-ce pas de se révolter contre ce qui ne peut pas être autrement qu’il n’est ? Il sait bien qu’il n’est pas exempt lui-même de ce verdict universel de l’impassible nature. Il s’y soumet d’un cœur aussi résolu que son esprit est clairvoyant et calme. Il dira avec le poète « Ame du monde, viens nous pénétrer. Pour se retrouver dans l’infini, l’individu s’évanouit volontiers. Là se dissipent tous les ennuis, les chagrins, les brûlans désirs, les impatiences et les colères de la fougueuse volonté. S’abandonner dans l’infini est une ineffable jouissance. » C’est la leçon que Goethe a puisée dans la méditation de Spinoza et qu’il ne cesse pas de se répéter à lui-même pour fortifier son âme, et l’amener à ce degré idéal d’une heureuse impassibilité qui la laisse libre de faire sa tâche de chaque jour au milieu des douleurs humaines, et de veiller uniquement au culte de son génie intérieur sans que rien puisse l’en distraire et la troubler.

Nous n’avons pas à examiner comment le poète transporta ces conceptions dans sa vie et s’efforça de faire son âme à l’image de cette théorie. On l’a raconté ici même[22] avec une abondance de détails que ne comporte pas une étude purement philosophique. On a dit sa hautaine indifférence, son calme inaltérable dans ses rapports avec les êtres charmans et passionnés qu’attirait son prestige souverain, sa résignation, du jour où il sentit la divinité de son cerveau, à ne plus vivre que par lui et pour lui, cet égoïsme magnifique, mais dont quelques actes révolteraient chez d’autres, et que les enthousiastes excusent par l’espèce de sacerdoce qu’il exerçait à l’égard de sa pensée. Nous n’avons, quant à nous, qu’un goût médiocre pour ce côté un peu théâtral de la vie et du génie de Goethe que raillèrent, même alors, plusieurs renégats de la religion du grand homme, tels que Merck, Jacobi, Wieland lui-même à certains jours, et nous nous souvenons de cette violente apostrophe de Herder « L’homme a-t-il le droit de s’élever dans cette région où toutes les souffrances vraies ou fausses, réelles ou simplement imaginées, deviennent égales pour lui, où il cesse d’être, sinon artiste, du moins homme ? Nul ne songe à disputer aux dieux leur quiétude éternelle ils peuvent regarder toute chose sur cette terre comme un jeu dont ils règlent les chances selon leurs desseins ; mais nous, hommes, et partant sujets à toutes les nécessités humaines, il ne faut point qu’on vienne nous amuser avec des poses de théâtre. Tout cela, ce sont des inventions de notre temps. David chantait des hymnes, cela ne l’empêchait pas de gouverner son royaume. Que gouvernez-vous donc, vous ? Vous étudiez la nature dans tous ses phénomènes, depuis l’hysope jusqu’au cèdre du Liban. La nature ! vous l’absorbez en vous, ainsi que cela vous plaît à dire. À merveille mais je voudrais bien ne pas vous voir pour cela me dérober le plus beau de ses phénomènes, l’homme dans sa grandeur naturelle et morale ! »

Ce jugement de Herder est terrible, et ce n’est qu’avec de grandes réserves qu’on pourrait l’appliquer à Goethe ; mais avec quelle justesse impitoyable ne s’applique-t-il pas à toute une génération poétique de ses imitateurs serviles, déclamateurs et comédiens qui se sont crus dispensés des petits devoirs de la vie par le grand devoir qu’ils avaient à remplir envers leur pensée, et qui ont étalé, profané, déshonoré « le sacerdoce de l’art sur tous les tréteaux de la littérature ! Comme Herder avait raison de les rappeler au sérieux, au sérieux sacré de la vie, sans lequel l’art lui-même dégénère en une misérable parade !

S’il y eut excès dans la stoïque attitude de Goethe devant les coups imprévus du sort, il en fut la première victime. Souvenons-nous de l’exclamation si touchante de Faust, lorsqu’au terme de cette longue vie surnaturelle où il a épuisé, avec toutes les voluptés de la terre, toutes les ambitions, toutes les joies de la pensée, il s’écrie douloureusement « O Nature ! que ne suis-je un homme devant toi, rien qu’un homme ! Cela vaudrait alors la peine d’être né ! » Que d’efforts en effet dut coûter à Goethe sa prétention à l’impassibilité ! Mieux vaut être simplement homme. On veut échapper à la douleur, le peut-on en réalité ? On peut bien tendre les muscles de son visage, on peut commander à l’être physique est-il bien vrai qu’on commande à son cœur ? L’orage intérieur, comprimé au dehors, n’en est que plus terrible. Y a-t-il rien de plus navrant que cette scène qui se passe chez Goethe après la mort de son fils ? Ce fils si cher à sa vieillesse était mort subitement à Rome le 28 octobre 1830. Eckermann, qui avait fait avec lui la première partie du voyage, l’avait quitté à Gênes pour revenir à Weimar, et apprit cette mort en route. Il va se présenter devant Goethe, qui l’a vu partir avec son fils et qui va le voir revenir seul. « Ne lui semblera-t-il pas qu’il le perd pour la première fois au moment où il m’apercevra ? » se disait à lui-même Eckermann tremblant. Il entra. « Goethe était debout, sans faiblesse apparente ; il me pressa dans ses bras. Je lui trouvai une sérénité, un calme parfaits. Nous parlâmes de mille choses ; de son fils, il ne fut pas dit un mot. » Deux jours après, il dîne avec Goethe. « Nous avons causé de mon voyage. Il m’a paru plus silencieux que d’habitude ; il semblait perdu en lui-même, ce qui n’est pas bon signe. » C’était le jeudi 25 novembre. Le lendemain, Goethe, toujours silencieux, tombe malade. Goethe nous a donné une grande inquiétude il a été pris dans la nuit d’un violent coup de sang, et il a été toute la journée tout près de la mort. » Ses quatre-vingts ans faillirent être foudroyés par cette muette douleur. Grâce à son incomparable organisation, il resta vainqueur. Il écrivait à son ami Zelter « Mon seul soin, c’est de maintenir l’équilibre physique ; le reste ira de soi. Le corps doit, l’esprit veut. Celui qui a une fois ordonné à la volonté sa route n’a plus à s’inquiéter beaucoup. » Et toute cette crise se terminait par ce cri, héroïque à sa manière : « Allons !… Par-dessus les tombeaux, en avant[23] »

Du reste, ces fières théories sur les devoirs de l’homme envers son génie intérieur, sur la révélation permanente des grands instincts dans la conscience, sur l’affranchissement de la liberté, en général toute la philosophie de Goethe était à l’usage, non pas du genre humain, mais seulement d’une imperceptible minorité, celle qui en était digne par sa haute culture intellectuelle. Lui-même disait que ses idées, comme ses ouvrages, ne pourraient jamais devenir populaires. Il s’en consolait en pensant que tout ce qui est grand, vraiment intelligent, est en minorité. « Il y a eu des ministres qui avaient contre eux peuple et roi, et qui étaient obligés de poursuivre seuls leurs grandes idées. » — « N’espérons pas que la raison soit jamais populaire. Les passions, les sentimens, peuvent devenir populaires ; mais la raison restera toujours la propriété exclusive de quelques élus… Épicure n’avait pas tort quand il disait « Ceci est juste, car le peuple le trouve mauvais. » Il y a un mystère dans la philosophie aussi bien que dans la religion. Le degré moyen de l’intelligence humaine n’est pas assez élevé pour qu’on puisse lui soumettre un si immense problème et pour qu’elle soit choisie comme dernier juge en pareille matière. La lumière générale d’un siècle, en se répandant sur l’intelligence de chaque individu, ne peut éclairer que le cercle très étroit dans lequel s’exercent les facultés pratiques… On ne doit au peuple que les résultats. Les résultats de la philosophie, de la politique et de la religion, voilà ce qu’on doit lui donner, voilà ce qui lui sera vraiment utile ; mais il ne faut pas vouloir des hommes du peuple faire des philosophes, des prêtres, des hommes d’état. La faculté de comprendre les hautes idées est très rare, et en conséquence, dans la vie ordinaire, on fait toujours bien de garder ses idées pour soi et de n’en montrer que ce qui est nécessaire pour nous donner quelque avantage sur les autres[24]. » En cela encore, il faut le dire, Goethe était tout à fait Grec, un véritable Athénien. Il était bien de cette civilisation d’artistes pour qui l’humanité digne de ce nom se résumait dans vingt ou trente mille hommes, et pour qui la barbarie commençait aux portes de la cité. Pour Goethe, l’humanité, c’étaient ses égaux dans chaque siècle, ceux qui ont un nom dans l’histoire. Le reste était la foule anonyme, l’être collectif, le chœur de la tragédie antique.

Le même caractère se marque dans la théorie qui couronne toutes ses conceptions sur la destinée humaine. Il a sa théorie de l’immortalité mais c’est une immortalité tellement aristocratique que bien peu parmi les mortels peuvent en être les candidats sérieux. « Je ne doute pas de notre durée au-delà de la vie, disait-il, car dans la nature une entéléchie (un être arrivé à sa perfection) ne peut pas disparaître ; mais nous ne sommes pas tous immortels de la même façon, et, pour se manifester dans l’avenir comme grande entéléchie, il faut en être déjà une ici-bas. « Cela, en langage vulgaire, signifie pour mériter de vivre dans l’avenir, il faut avoir déjà vécu dans ce monde, et l’on n’a pas vécu, si l’on n’a pas pensé. Il était de ceux qui ne voient pas pourquoi un sauvage serait immortel.

Dans les vingt dernières années de sa vie, il revenait souvent sur ce grand sujet, s’efforçant, non sans peine, de concilier cette croyance avec ses instincts panthéistes. Un jour qu’après une promenade dans les bois il revenait à Weimar, il remarqua la beauté du soleil couchant qu’il avait en face de lui ; il cita ce mot d’un ancien « Même lorsqu’il disparaît, c’est toujours le même soleil ! n Et il ajouta avec une grande sérénité « Quand on a soixante-quinze ans, on ne peut pas manquer de penser quelquefois à la mort. Cette pensée me laisse dans un calme parfait, car j’ai la ferme conviction que notre esprit est d’une essence absolument indestructible ; il continue d’agir d’éternité en éternité. Il est comme le soleil, qui ne disparaît que pour notre œil mortel. En réalité, il ne disparaît jamais ; dans sa marche, il éclaire sans cesse. » Sa conviction se fondait sur l’idée d’activité, car si jusqu’à la fin, disait-il, j’agis sans repos, la nature est obligée de me donner une autre forme d’existence, lorsque celle que j’ai maintenant ne pourra plus retenir mon esprit. Toutes ces idées, vagues et dispersées, vinrent un jour se concentrer dans son esprit ; elles s’y ordonnèrent, et dans une grande circonstance de sa vie, sous le coup de la mort de Wieland, qu’il chérissait et vénérait, elles éclatèrent dans une magnifique inspiration. Non, une âme comme celle de Wieland, qui avait pu conduire une vie de quatre-vingts ans avec dignité et avec bonheur, qui s’était remplie et comme enivrée de tant de belles pensées, qui s’était élevée à de telles hauteurs de spéculation et d’art, cette âme qui déjà par son essence même était un trésor, douée si richement dès son entrée dans la vie et bien plus riche quand elle en sortit, cette âme ne peut rien souffrir d’indigne d’elle, rien qui ne soit en harmonie avec la grandeur morale qu’elle a montrée pendant de si longues années sur la terre ! Jamais, en aucune circonstance, il ne peut être question dans la nature de la disparition des puissances qui animaient de pareilles âmes. Et, reprenant sa conception des monades, il exposa une très curieuse théorie de la mort et de ce qui la suit. La mort arrive quand, dans un système de monades qui est l’organisme complet, la monade principale, la monade reine, dégage les autres monades, ses anciens sujets, de leur fidèle service. Ce départ, il le considérait, ainsi que la naissance, comme un acte libre de cette monade principale, le chef du chœur. — Toutes les monades sont par essence tellement impérissables que même au moment de la dissolution leur activité n’est ni suspendue, ni perdue ; à ce moment-là même, cette activité se continue. Les anciens rapports au milieu desquels elles vivaient disparaissent, mais sur-le-champ elles entrent dans de nouveaux rapports. Chaque monade va rejoindre les monades de son espèce, là où elles sont, dans l’eau, dans l’air, dans la terre, dans le feu, dans les étoiles, et le penchant secret qui les y conduit renferme en même temps le secret de leur destination future. — Les âmes vulgaires, celles qui n’ont pas développé les élémens de leur être par la liberté et par la pensée, qui n’ont conquis une personnalité durable ni par l’action, ni par l’art, ni par la science, celles qui ne sont remplies que de triviales images et de basses occupations, que celles-là soient saisies à leur sortie du corps humain par des monades d’ordre inférieur, où est le mal ? Elles perdent leur rang et vont se perdre dans la plèbe obscure des mondes ; mais les monades supérieures, si nous voulons faire des conjectures, à quel rôle brillant ne sont-elles pas promises ! « Je ne vois pas vraiment ce qui pourrait empêcher la monade à laquelle nous devons l’apparition de Wieland sur notre planète de pénétrer, sous sa nouvelle forme, les lois suprêmes de cet univers. Le travail assidu, le zèle, l’intelligence avec laquelle elle s’est assimilé tant de siècles de l’histoire de ce monde, la rendent digne de tout. Je ne serais nullement étonné si, dans les siècles, je rencontrais Wieland monade d’un monde, étoile de première. grandeur, éclairant tout ce qui l’entoure d’un jour aimable, répandant tout autour d’elle le rafraîchissement et la joie. Quand on pense à l’éternité de ces âmes, on ne peut accepter pour elles d’autre destination que celle de prendre une part éternelle aux joies des dieux en s’associant à la félicité dont ils jouissent comme forces créatrices. À elles est confiée la naissance perpétuellement nouvelle de toute création[25]. »

Ces âmes immortelles doivent avoir conscience du passé, mais seulement si on entend la conscience d’une façon générale et historique. Les événemens insignifians et purement personnels tombent dans la nuit ; le souvenir n’éclaire que quelques grands momens. Il n’y a en effet que les événemens considérables de l’histoire du monde qui soient dignes d’entrer dans une seconde mémoire. Tout le reste doit périr. Il y a là, selon Goethe, une belle explication de ces subites clartés du génie sur les grandes lois qui ont présidé à la naissance de l’univers. Une forte tension de l’esprit n’aurait pas suffi il a fallu un souvenir qui, comme un éclair, illumine nos ténèbres, souvenir de la création à laquelle notre âme peut-être assistait. Ainsi la monade d’un monde peut, du sein obscur de ses souvenirs, faire sortir des idées qui auront les apparences d’idées prophétiques et qui cependant ne seront peut-être que les souvenirs confus d’une vie antérieure écoulée lueurs subites et passagères qui sortent du fond des mondes et de la nuit des siècles et viennent un instant briller dans la mémoire des hautes intelligences.

Nous nous garderons bien de discuter cette brillante rêverie. Encore moins nous garderons-nous de chercher par quel effort d’esprit Goethe a pu faire entrer cette doctrine d’immortalité dans sa métaphysique de l’unité absolue. Spinoza, lui aussi, a promis l’immortalité aux âmes qui se sont nourries d’éternité sur la terre. Goethe a pu, comme son maître, espérer qu’un phénomène divin tel que l’âme, s’il s’est pénétré de la vérité, mérite d’en partager jusqu’à un certain point l’indestructible essence. Toutes ces grandes âmes de héros et de penseurs, pour lesquelles il rêve de si splendides destinées, ne sont pas moins pour lui dès cette terre que des forces détachées de la force suprême et comme des fragmens d’éternité.


V.

En résumant nos impressions sur cette philosophie à laquelle ne manque assurément ni l’éclat poétique ni l’ampleur des conceptions, nous arrivons à cette question inévitable que doit-on penser du prétendu panthéisme de Goethe ? Goethe est-il réellement panthéiste ?

C’est une de ces qualifications qu’on est bien obligé parfois d’employer dans la critique philosophique pour marquer les nuances des doctrines ou les tendances des esprits, mais qu’il est odieux d’appliquer à un homme comme une vague injure, ridicule de jeter au hasard, quand on est impuissant à donner ses raisons. Il paraît que, du temps même de Goethe, c’était la ressource banale de certains adversaires aux abois. Il faut voir de quel ton méprisant Goethe relève cette platitude. À propos de je ne sais quelle attaque venue de Berlin, il écrivait à Zelter le 21 octobre 1831 « J’ai toujours exécré les dévots hypocrites, et tout ce que je connais de Berlinois me les fait maudire. Il y en a un de leur bande qui dernièrement voulait me prendre au corps, et me parlait de panthéisme ; comme il touchait juste ! Je lui répondis avec une grande simplicité « Je n’ai pas encore rencontré une personne sachant ce que ce mot signifie[26]. » Il semble bien cependant qu’il en avait quelque idée, puisque dans une lettre à Jacobi il s’applique à lui-même cette qualification qu’il repousse ailleurs « Quant à moi, je ne puis me contenter d’une seule façon de penser ; comme artiste et comme poète, je suis polythéiste ; comme naturaliste au contraire, je suis panthéiste, et l’un aussi décidément que l’autre ; les choses du ciel et de la terre forment un ensemble si vaste que, pour l’embrasser, ce n’est pas trop de toutes les facultés de tous les êtres réunis. » S’il y a là une sorte d’énigme, nous croyons qu’il n’est pas impossible de la résoudre.

Panthéiste, Goethe l’est assurément : il l’est non-seulement dans ses conclusions générales en histoire naturelle, comme il l’avoue lui-même et comme nous l’avons assez clairement montré ; il l’est aussi dans la plupart de ses conceptions sur la philosophie première, puisque lui aussi a sa métaphysique, et que « la base sainte » de son dynamisme semble bien être l’idée de l’unité absolue. Seulement de quelle façon est-il panthéiste ? Ce mot même de panthéisme est si vague, il prête à tant de malentendus, qu’on ne saurait l’employer avec trop de précautions, ni se trop assurer de ses motifs quand on l’emploie. De plus l’esprit de Goethe est si libre et si large, si indépendant des formules, et si compréhensif, si hospitalier à toutes les nobles et belles conceptions qu’il rencontre, que c’est parfois une tâche assez délicate pour le critique qui l’étudie de saisir l’unité, ou du moins l’harmonie des nuances, au milieu de tant d’idées qui s’entre-croisent sur la trame changeante de sa pensée.

Des deux grandes doctrines de panthéisme que connaissait l’Allemagne au temps de Goethe, le spinozisme et le système de l’identité, ni l’une ni l’autre ne donnerait une juste idée de la philosophie de Goethe. Elle a quelques points communs avec chacune de ces doctrines, mais elle procède à leur égard avec une entière indépendance. Nous avons montré déjà qu’il y a plus de différences que d’analogies entre Spinoza et Goethe[27], et que le dogmatisme géométrique de l’abstraction pure est en opposition sur tous les points, sauf un seul, avec ce libre et poétique naturalisme qui se joue des formules, et qui prétend puiser toutes ses inspirations dans la réalité vivante du cosmos. Il serait facile de montrer la même opposition entre la philosophie de Goethe et celle de Schelling ou de Hegel. Il ne pouvait pardonner à l’un ni à l’autre de prétendre construire a priori l’ensemble des choses, si riche, si complexe, si varié, « si peu systématique, » disait-il, et quand parut en 1798 l’ouvrage de Schelling sur la philosophie de la nature, il railla amèrement ces interprétations, qui ne lui paraissaient que de brillantes fantaisies. Goethe ne souffrait à aucun prix ces témérités d’un philosophe inventant le monde réel, supprimant ou mutilant les faits qui le gênent, les pliant de gré ou de force sous le niveau de l’idée préconçue. « On ferait bien de rester, répète-t-il à chaque instant, à l’état de nature quand il s’agit d’une philosophie de la nature… Quelque effort que fassent les idéalistes pour saisir les choses telles qu’elles sont en soi, ils se heurtent toujours contre les objets extérieurs, qui ne cessent pas d’embarrasser leur route. Toutes ces théories sont l’œuvre précipitée d’un esprit impatient qui voudrait se débarrasser des phénomènes, et qui leur substitue des images, des conceptions, souvent même des mots, et rien de plus. » Et, résumant spirituellement sa pensée sur ces tentatives, qui mettent une nature chimérique et creuse à la place de la vraie nature, il les assimilait au crédit., qui n’est que la représentation idéale de la richesse, et qui, exagéré, finit par la détruire. « L’idéal, disait-il, finit par dévorer et le réel et lui-même. C’est ainsi que le papier-monnaie dévore et lui-même et l’argent. » Il ajoutait prophétiquement vers 1820 « Voici bientôt vingt ans que les Allemands font de la philosophie transcendante ; :ils viennent une bonne fois à s’en apercevoir, ils devront se trouver bien étranges. »

Hegel, que cependant Goethe estimait personnellement, n’était pas mieux traité pour sa méthode et pour l’ensemble de ses idées. Un jour qu’il passait par Weimar, il eut fort à faire pour défendre sa chère dialectique contre l’ironie du poète, ami de l’expérience et de la réalité. En vain prétendait-il que la dialectique n’est que la régularisation et le perfectionnement méthodique de cet esprit de contradiction qui est au fond de chaque homme, et que cet esprit est donné à l’homme pour montrer sa grandeur dans la distinction du vrai d’avec le faux. « Oui, disait Goethe ; mais il faudrait seulement que ces artifices de l’esprit ne fussent pas si fréquemment employés à faire paraître vrai le faux et faux le vrai. — Cela arrive bien, répondit Hegel ; mais seulement chez les gens qui ont à l’esprit une infirmité. — Aussi, repartit vivement Goethe, je me félicite d’avoir étudié la nature, qui empêche ces infirmités de naître, car, avec elle, nous avons affaire à la vérité infinie, éternelle, et elle rejette aussitôt comme incapable tout homme qui n’observe pas et n’agit pas toujours avec une scrupuleuse pureté. Je suis sûr que plus d’un esprit chez lequel la faculté dialectique est malade trouverait un traitement salutaire dans l’étude de la nature[28]. » Et quelle vive peinture je rencontre ailleurs de la jeune Allemagne, vouée au culte pédantesque de l’être, du non-être et du devenir ! « Si je disais que j’éprouve grand plaisir à voir les Allemands, surtout les jeunes savans qui viennent d’un certain pays du nord-est (Berlin), je mentirais. La vue basse, le teint pâli, la poitrine affaissée, jeunes sans jeunesse, voilà le portrait de la plupart de ceux qui se présentent. Et lorsque je me mets à causer avec eux, je vois tout de suite que ce qui nous plaît leur semble trivial et de nulle valeur. Ils sont tout entiers plongés dans l’idée, et ne savent s’intéresser qu’aux plus hauts problèmes de la spéculation. Il n’y a pas trace en eux de cette santé intellectuelle qui nous fait aimer les choses qui agissent sur les sens ; tous les sentimens jeunes, tous les plaisirs de leur âge sont partis pour eux, et ils ne peuvent plus revenir, car celui qui n’est pas jeune à vingt ans, que sera-t-il à quarante[29] ! »

Dans toutes ces philosophies, ce qui l’éloigne, c’est non-seulement la méthode idéaliste qui prétend créer le monde avec la raison pure, c’est aussi le systématique, le voulu, le parti-pris. Il y sent l’effort et par conséquent le faux. S’il fallait absolument trouver un analogue à son panthéisme dans l’histoire des idées, ce n’est pas en Hollande ni en Allemagne que j’irais le chercher, c’est en Grèce, dans la véritable patrie de la pensée, dans une des premières écoles de la philosophie, celle de Thalès et d’Héraclite. Il ne faudrait pas trop presser ces délicates analogies ; mais enfin, parmi les explorateurs de ces origines de la philosophie grecque, à qui ne sera-t-il pas sensible qu’il y a entre l’héraclitéisme des anciens âges et la philosophie toute moderne de Goethe un fonds commun d’inspirations, même d’idées ? Si l’on tient compte des progrès de la méthode, de la quantité infinie des phénomènes et des lois, des richesses de la science positive qui sont à la disposition de Goethe, et qui manquaient absolument à ces premiers philosophes, ne pourrait-on pas signaler plus d’un trait de ressemblance l’empirisme passionné, le sentiment vif de la réalité des choses, une certaine conception générale de la nature, l’absence de toute vue systématique, de dogmatisme régulier ? Oui, Goethe a je ne sais quelle parenté poétique, à travers les siècles, avec ces grands ancêtres de la philosophie, enivrés, éblouis des splendeurs du monde naissant, dans sa nouveauté en fleur, comme dit Lucrèce. Son panthéisme a quelque air de ressemblance avec cette philosophie primitive, qui ne soupçonne pas la distinction des êtres, qui poursuit partout le mystère d’une seule et même existence vaguement entrevue à travers les phénomènes, qui multiplie les forces créatrices et les répand à flots dans l’univers divinisé, mais en même temps qui essaie de ramener toutes ces forces diverses à une force primordiale, universelle, dont les changemens expliquent la variété, l’apparition et la disparition des êtres, force, substance ou élément contenant en soi la vertu de ses transformations infinies, sous le symbole de l’eau, comme chez Thalès, ou du feu, comme chez Héraclite, mais de l’eau animée, vivante, du feu divin, du feu artiste, âme universelle et principe des choses ; qui enfin, se jetant d’un bond énergique aux antipodes du quiétisme oriental, s’efforce de développer dans les cœurs le sentiment de la vie libre en faisant de l’infatigable activité l’idéal de la vie des dieux. — Oui, Goethe dirait comme Thalès « L’âme divine est mêlée à la masse des choses, à l’universelle substance. Le monde est animé et vivant, il est plein de dieux[30]. » Il dirait avec Héraclite « La vie et la mort sont le résultat des mouvemens alternatifs de la force universelle. — Toute la nature s’explique par l’harmonie qui résulte du concours des forces. Le combat des forces entre elles est le père de toutes choses. — L’âme de l’homme est une étincelle du feu universel, de la raison générale répandue dans le monde. — Notre vie n’est pas une vie véritable, mais la mort de la vie divine, qui vient s’éteindre dans la nôtre. — Rien n’existe en repos ; tout s’écoule, tout change et naît continuellement. » Sous le langage symbolique de la sagesse primitive, ne reconnaissons-nous pas les conceptions les plus importantes de Goethe sur le principe vital, sur les forces et les lois naturelles, sur les énergies créatrices, dispersées dans le monde, enfin cette grande loi de la métamorphose universelle, qu’Héraclite avait exprimée avant lui dans ces deux mots : Ἀλλοίωσις-πάντα-ῥέει (Alloiôsis-panta-rheei) ? Le panthéisme de Goethe n’est pas le panthéisme dogmatique et idéaliste des temps modernes, il est profondément naturaliste ; j’oserai dire que c’est un panthéisme païen. Voilà le signe de la race dont il descend à travers les âges. Nous avons nommé ses vrais aïeux.

Goethe a donc raison de ne pas vouloir accepter le nom de panthéiste si on ne l’explique pas, si on ne le définit pas. D’ailleurs peut-on dire que, même expliqué et défini, ce nom donne une idée complète de sa philosophie ? Ce panthéisme naturaliste se combine avec un éclectisme d’une liberté presque illimitée. L’esprit de Goethe est peu exigeant envers lui-même sur les conditions logiques d’accord et de convenance entre les diverses vues qu’il recueille. Le trait essentiel qui s’y marque à côté de la tendance signalée vers l’unité absolue, c’est une vive et universelle curiosité. Goethe se juge bien quand il dit « Je ne puis, quant à moi, me contenter d’une seule façon de penser. » C’est là le vrai. Il semble que, pour accomplir en lui-même la loi d’évolution qui est pour lui la loi maîtresse de la nature, il se transforme dans les idées qui lui plaisent, et il devient difficile à certains momens de suivre sa pensée ondoyante dans le caprice infini de ses métamorphoses.

Il nous a donné la théorie de son éclectisme quand il a dit que rien n’est plus légitime pour chacun de nous que de choisir dans ce qui l’entoure, dans ce qui se passe autour de lui, dans ce qu’il lit, tout ce qui est en harmonie avec sa propre nature, pour se l’approprier, de s’assimiler ainsi tout ce qui, soit dans la théorie, soit dans la pratique, peut servir à son progrès et à son développement. « Combien d’hommes, par leurs penchans naturels, sont moitié stoïciens et moitié épicuriens ! Je ne serai donc pas étonné si ces hommes acceptent les principes des deux systèmes et cherchent, autant qu’il leur est possible, à les concilier dans leur esprit[31]. » Cet éclectisme, il le pratique sans scrupule, transportant dans sa pensée tout ce qui lui plait dans les divers systèmes que traverse sa mobile curiosité. Un jour il empruntera quelque belle pensée à Platon, pour qui il a une prédilection marquée, et dont il dit, avec un singulier bonheur d’expression, « qu’il ne cherche guère à connaître ce monde, qu’il s’en est fait d’avance une idée, que s’il pénètre au fond des choses, c’est bien plutôt pour les remplir de son âme que pour les analyser, que sa méthode, sa parole semblent fondre, réduire en vapeur les faits scientifiques qu’il a pu emprunter à la terre. » Un autre jour c’est Aristote qui paiera le tribut. Goethe prendra chez lui l’idée et le mot d’entéléchie, l’idée d’une réalité achevée, accomplie, d’un acte arrivé à sa perfection, et il appliquera ce mot aux âmes qui sont arrivées au plus haut degré de la perfection humaine par la culture esthétique ou scientifique, à celles qui se sont le mieux identifiées avec la nature. Il sera, par certains côtés de sa morale, stoïcien décidé. Des deux préceptes du Portique, sustine et abstine, il accepte énergiquement le premier, celui qui fortifie le cœur de l’homme contre l’inévitable et l’irréparable dans la vie ; il rejette le second, celui qui recommande à l’homme le mépris de la jouissance. Ici nous retrouvons « cette moitié d’épicurien » dont il nous parlait tout à l’heure il veut bien souffrir en silence quand il est aux prises avec les sévérités de la nature ; mais en attendant que la maladie, que la souffrance arrive, il jouira de toutes les faveurs de l’indulgente mère ; il goûtera avec joie les dons brillans de la vie, qui en soi est belle et divine. Il sera spinoziste à ses heures, lisant avec passion l’Ethique, s’enivrant avec Spinoza de la contemplation mystique de l’unité absolue, méditant le grand mystère de la substance, remplissant son âme d’éternité et l’habituant aux joies austères du renoncement, du sacrifice, si facile, paraît-il, puisqu’il ne s’agit pour l’individu que de mourir à lui-même pour revivre dans l’infini. Puis, quittant Spinoza pour son grand adversaire, pour Leibnitz, il s’enchantera de sa théorie des monades, il s’assimilera autant que possible ses vues sublimes et ses divines harmonies, sans trop se soucier des dissonances trop sensibles entre la théorie qui fonde la personnalité et celle qui l’absorbe dans la suprême unité.

Jusqu’à son dernier jour, il se tiendra au courant de toutes les idées nouvelles, et sa passion de savoir, toujours jeune, se renouvellera avec toutes les doctrines et tous les noms nouveaux. Ses préventions contre l’esprit français avaient déjà cédé en partie devant l’éblouissante apparition de cet esprit lui-même, personnifié dans Mme de Staël. Il avait fini, après quelques craintes et quelques hésitations, par apprécier, comme il le méritait, ce projet si vaillamment poursuivi par la brillante visiteuse, de connaître à fond la société allemande, d’en coordonner les élémens, de s’éclairer sur les relations sociales, de pénétrer et d’approfondir « avec son grand esprit de femme la philosophie elle-même. On ne peut pas croire qu’au contact de cette vive et mobile éloquence, prodigue de sentimens enthousiastes et d’idées générales, il n’ait pas lui-même gagné quelque chose. Au récit détaillé qu’il nous a donné de cette visite, on sent que l’impression en a été profonde et durable. — Puis, quand éclate en France le mouvement littéraire et philosophique de la restauration, il faut voir comme le poète devient attentif à ce brillant et fécond tumulte d’idées, dont il pressent aussitôt les grands résultats. Il lit avec ardeur le Globe et en fait fréquemment le sujet de ses conversations. Depuis 1826, il ne cesse pas de s’occuper du journal initiateur et promoteur des idées nouvelles. en France et de ses principaux rédacteurs. « Ce sont tous, disait-il, des gens du monde enjoués, nets, hardis au suprême degré. Ils ont une manière de blâmer fine et galante… Je suis vraiment épris d’eux ils nous donnent le spectacle d’une société d’hommes jeunes, énergiques, jouant un rôle important. Je crois apercevoir leurs buts principaux leur manière d’y marcher est sage et hardie. Ils sont bien sur la voie qui conduit au rapprochement entre l’Allemagne et la France ; ils forment une langue qui est tout à fait propre à faciliter l’échange des idées entre les deux nations. » Il suivait avec un intérêt passionné les cours de la Sorbonne. « Pour se mettre au courant de la littérature française contemporaine, on devra lire les leçons prononcées et publiées depuis deux ans par Guizot (Cours d’histoire moderne), Villemain (Cours de littérature française), Cousin (Cours d’histoire de la philosophie). Ils ont tous trois une vue étendue et profonde, ils unissent une connaissance parfaite du passé à l’esprit du XIXe siècle, et cette alliance fait vraiment des merveilles. Avec cela, un esprit, une pénétration, un talent pour épuiser un sujet ! C’est admirable ! On croirait les voir au pressoir. » Et faisant à M. Cousin, le seul des trois grands professeurs qu’il connût personnellement[32], le plus grand honneur qu’il pût faire à un de ses contemporains, il transportait dans sa pensée, en la modifiant à sa manière, la célèbre théorie que M. Cousin impose au développement de l’histoire de la philosophie. Il aimait à appliquer aux quatre âges de la vie la division et la succession des quatre systèmes. « La philosophie, disait-il, répète toutes les époques que nous avons traversées nous-mêmes. Enfans, nous sommes sensualistes, idéalistes, quand nous aimons et que nous mettons dans l’objet aimé des qualités qui vraiment n’y sont pas. L’amour chancelle, nous doutons de la fidélité, et nous devenons sceptiques sans le savoir. Le reste de la vie se passe dans l’indifférence ; nous laissons les choses aller comme elles veulent, et nous finissons par le quiétisme, tout comme les philosophes [33]. » Dans ses Pensées détachées, nous retrouvons la même idée sous une autre forme, avec cette variante importante à la fin : « Le vieillard s’attachera toujours au mysticisme ; il voit que mille choses semblent dépendre du hasard, que la déraison réussit, que la raison échoue. Tel est le monde, tel il fut et le grand âge se repose en celui qui est, qui fut et qui sera[34]. »

La dernière lettre que le poète ait écrite (samedi 17 mars 1832) expose avec une précision supérieure ses idées sur l’accord possible et même nécessaire entre l’originalité de la pensée et les emprunts qu’elle peut faire en dehors d’elle-même. — Les plus riches facultés innées courent risque de s’égarer et de s’épuiser inutilement, dit-il, si on ne leur applique pas une industrie, un art, qui les renouvelle incessamment, qui leur donne un accroissement et un développement régulier. Le génie le plus favorisé est celui qui absorbe tout, s’assimile tout, non-seulement sans porter par là le moindre préjudice à son originalité native, à ce qu’on appelle le caractère, mais bien plutôt en donnant par cela même à ce caractère sa vraie force et en développant ainsi toutes ses aptitudes. — C’était la théorie de son propre génie, de l’éducation qu’il lui avait donnée, de son développement continuel, de son perfectionnement régulier, poursuivi pendant près d’un siècle, qu’il livrait ainsi dans une sorte de testament philosophique, de dernière pensée, adressée à son ami de toute la vie, à Guillaume de Humboldt. Éclectisme et panthéisme, en même temps que ces deux mots résument la philosophie de Goethe, ils nous donnent la raison de la prodigieuse influence qu’il a exercée sur les hommes de son âge et de la persistance de son empire sur notre génération, fatiguée des systèmes, mais entraînée par un courant presque irrésistible vers ces deux études qui la passionnent jusqu’à obscurcir en elle le sens intérieur, le sens métaphysique l’étude de l’histoire et celle de la réalité divinisée sous le nom vague de nature, l’érudition et les sciences positives. En étudiant la philosophie de Goethe, nous avons étudié l’esprit même du XIXe siècle, cet esprit éclectique et naturaliste à la fois, dans un de ses types les plus accomplis.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 1er novembre.
  2. Pensées en prose, Maximes et Réflexions, quatrième partie.
  3. De Natura rerum, lib. III.
  4. Pensées sur les Sciences naturelles, Réflexions et Aphorismes.
  5. Conversations avec Falke, janvier 1813, trad. Délerot.
  6. Pensées en prose, Maximes et Réflexions, troisième partie.
  7. Voyez la Campagne de France, trad. Porchat, t. X.
  8. Conversations de Goethe, t. Ier, p. 429.
  9. Conversations de Goethe, trad. citée, p. 341.
  10. Vérité et Poésie, traduction citée, p. 425.
  11. Conversations de Goethe, trad. citée, t. II, p. 169.
  12. Poésies, — Dieu et le Monde.
  13. Conversations de Goethe, trad. citée, t. II, p, 264 et sqq.
  14. Poésies, — Dieu et la Monde, trad, citée.
  15. Conversations de Goethe, t. Ier p. 426.
  16. Ibid., p. 348 et 90.
  17. Conversations de Goethe, p. 318.
  18. Conversations de Goethe, t. Ier p. 330.
  19. Poésies, — Dieu et le Monde, — Testament.
  20. Pensées en prose, Maximes et Réflexions, septième partie.
  21. Testament, déjà cité.
  22. Voyez, dans la Revue du 1er juin et du 15 octobre 1839, les travaux de M. H. Blaze de Bury.
  23. Conversations de Goethe, t. II, p. 237.
  24. Ibid., p. 276, 325 et passim.
  25. Conversations de Goethe, t. II, p. 347.
  26. Conversations de Goethe, t. II, p. 266.
  27. Voyez la Revue du 15 octobre.
  28. Conversations de Goethe, t. Ier p. 421.
  29. Ibid., mars 1828.
  30. Ἐν τῷ ὅλῳ φησιν τὴν ψυχὴν μεμῖχθαι. — Πάντα πλήρη θεῶν εἶναι — Κσόμον ἔμψυχον ϰαὶ δαιμόνων πλήρη (Thalès).
  31. Conversations de Goethe, t. II, p. 324.
  32. M. Cousin a vu trois fois l’illustre poète à Weimar, en 1817, en 1825, en 1831. Il nous a donné dans ses Souvenirs et Fragmens le récit très intéressant et très circonstancié de ses entretiens avec Goethe et de ses impressions personnelles, Nous croyons devoir en extraire ce portrait du poète (en 1817) : « Goethe est un homme d’environ soixante-neuf ans il ne m’a pas paru en avoir soixante. Il a quelque chose de Talma avec un peu plus d’embonpoint ; peut-être aussi est-il un peu plus grand. Les lignes de son visage sont grandes et bien marquées front haut, figure assez large, mais bien proportionnée, bouche sévère, yeux pénétrans, expression générale de réflexion et de force… Le geste rare, mais pittoresque, l’habitude générale grave et imposante… Il m’est impossible de donner une idée du charme de la parole de Goethe tout est individuel, et cependant tout a la magie de l’infini ; la précision et l’étendue, la netteté et la force, l’abandon et la simplicité, et une grâce indéfinissable sont dans son langage. Il finit par me subjuguer, et je l’écoutais avec délices. Il passait sans effort d’une idée à une autre, répandant sur chacune une lumière vaste et douce qui m’éclairait et m’enchantait, Son esprit se développait devant moi avec la pureté, la facilité, l’éclat tempéré et l’énergique simplicité de celui d’Homère. »
  33. Conversations de Goethe, t. II, p. 93.
  34. Pensées, édit. et trad. Porchat, t,1er, p. 465.