La Philosophie de Georges Courteline/VIII

Ernest Flamarion, éditeur (p. 107-142).

VIII


Corollaires et Intermèdes.


AMITIÉS FÉMININES


Voilà comment cela commence,
Voilà comment cela finit.

(Barbe-Bleue, acte II.)


PROLOGUE


Mise en présence, pour la première fois, de Totote et de Micheline dont les amants se sont rencontrés au café.

Présentation, par ces messieurs, de ces deux dames l’une à l’autre. Grande froideur chez chacune d’elle ; salutations à peine indiquées ; attitudes méfiantes de jeunes fox qui se trouvent brusquement nez à nez et se tiennent sur la défensive.

— Qui est cette intruse ?

— Que nous veut cette iconoclaste ?

« Les femmes, dit Dumas, sont ennemies ou complices. »

Que sera Micheline pour Totote ? Que sera Totote pour Micheline ?

Faut voir ! Faut voir !

Laissons le temps faire son œuvre.


PREMIER ACTE


Le dégel.

Totote s’apprivoise ; Micheline dépose les armes avec une prudente lenteur. En fait, ces aimables personnes mettent une certaine vanité à faire montre de leur bonne grâce.

Demi-sourires ; ébauches de démonstrations amicales ; on pourra finir par s’entendre. Totote a d’ailleurs un « air franc » qui va au cœur de Micheline ; Micheline, de son côté, a un « air distingué » qui flatte sournoisement, en Totote, des instincts de grande dame méconnue. Avec cela, on s’est, — ô surprise ! — découvert des amies communes, et on est — ô étonnement ! — tombé d’accord pour les chiner.

Totote et Micheline sentent germer en soi des sympathies de caractères.

Séparation presque cordiale.

Promesses échangées de s’aller faire visite.


DEUXIÈME ACTE


Visite de Micheline à Totote, rendue par Totote à Micheline à vingt-quatre heures d’intervalle. La sympathie pousse et croît en leurs cœurs comme une végétation folle.

Échange de petites confidences bien fait pour sceller le bail d’une amitié qui sera robuste. Totote révèle à Micheline, en lui recommandant de les garder précieusement pour elle, des secrets de famille d’une importance !… Micheline proteste de sa discrétion. Elle n’a jamais rien répété ; on peut demander à tout le monde. À l’audition des infortunes sans nombre au sein desquelles s’est écoulée l’innocente enfance de Totote, elle répand des torrents de larmes ; puis, rivalisant de franchise, elle livre à sa nouvelle amie, qui l’écoute avec le plus vif intérêt, l’adresse de sa manucure et le nom de la modiste en chambre qui lui confectionne ses chapeaux.


TROISIÈME ACTE


Période exaspérée.

Ce n’est plus de la passion, c’est de l’idolâtrie.

Totote ne peut plus se passer de Micheline, qui ne peut plus vivre sans Totote. Elles ont mélangé leurs vêtements : Micheline, maintenant, est coiffée du chapeau de Totote, qui est vêtue d’une combinaison de Micheline. Celle-ci a les bas de celle-là ; celle-là la chemise de celle-ci.

Proposition par la première, qui connaît justement dans Montmartre des appartements bon marché, de prendre en commun, rue Frochot, un très chic petit entresol où on vivrait dans des conditions délicieuses d’intimité et d’économie.

Enthousiasme bruyant de la seconde.

Les deux amies se jettent dans les bras l’une de l’autre, en remerciant le Seigneur notre Dieu d’avoir placé sur la même route deux êtres si évidemment faits pour s’aimer, s’estimer, se comprendre.


QUATRIÈME ACTE


L’étoile entre en décroissance.

Cruelles désillusions de Micheline qui, sur le compte de Totote, s’était trompée, ô combien !… et de Totote qui, touchant les qualités de Micheline, s’était fourré le doigt dans l’œil, et jusqu’où !…

Totote a un sale caractère, Micheline n’a pas l’ombre de cœur. Micheline veut tout le temps commander ; elle est assommante pour ça. Totote, elle, est insupportable avec sa rage de vouloir qu’on soit toujours de son avis.

Petites piques.

Légères escarmouches.

Grondements d’orage à l’horizon.

Tout à l’heure, ça va se gâter.


ÉPILOGUE


Cinq jours se sont écoulés depuis que le Seigneur notre Dieu a mis Totote en présence de Micheline, Micheline en présence de Totote. À cette heure, ces dames sont à couteaux tirés ; elles souhaitent la mort l’une de l’autre et se jettent des paquets de boue à la figure :

— Madame, vous avez voulu me prendre mon amant.

— Non, madame ; à preuve que c’est vous qui avez voulu me voler le mien.

— Ce n’est pas vrai.

— Vous mentez.

— Madame, je vous enquiquine.

— Madame, voilà le cas que je fais de vous.

— Madame, vous êtes une grue.

— Après vous, madame, passez donc.

Ainsi, dressées sur leurs ergots, en des arrogances de petits coqs qui se préparent à la bataille, dialoguent Totote et Micheline, cent fois dans le vrai l’une et l’autre.

Elles sont en effet deux grues, cela ne fait de doute pour personne ; et elles sont également deux dindes, car il leur a fallu huit jours pour se convaincre d’une vérité qui crevait les yeux à tout le monde.


LE MADÈRE


Chichinette, trente ans.
Éponine, sa bonne, quarante-huit ans.


Chichinette. — Éponine !

Éponine. — Qu’est-ce qu’elle a fait ?

Chichinette. — Approche voir un peu, que je te cause. Dis donc, espèce d’enflée…

Éponine. — Ah ! pas de gros mots, n’est-ce pas ? Je veux pas de familiarités. Parce qu’on emploie une personne, ce n’est pas une raison pour lui manquer de respect. Un peu d’égard pour mes cheveux blancs.

Chichinette. — La barbe, toi, avec tes cheveux. D’ailleurs, c’est pas tout ça. Qu’est-ce qu’est devenu le madère ?

Éponine. — Le madère ?

Chichinette. — Oui, le madère.

Éponine. — Quel madère ?

Chichinette. — Quel madère ? Tu te fiches de la république, d’oser demander : « Quel madère ? » Comme dit Amédée : Vrai alors, t’en as un, de tempérament. (Éponine essaye de parler.) Ferme ton garde-manger et réponds à ce que je te parle. Hier, à dîner, après le potage, on a servi du madère.

Éponine. — Des fois.

Chichinette. — Quoi, « des fois » ?

Éponine. — Je dis : « des fois ».

Chichinette. — En a-t-on servi, à la fin ? En a-t-on servi, oui ou non ?

Éponine. — Oui.

Chichinette. — Tu t’en rappelles, c’est heureux. Eh ben ?

Éponine. — Quoi ?

Chichinette. — On n’a pas tout bu.

Éponine. — Ah !

Chichinette. — Il n’y a pas de « Ah ? ». Il en restait au moins un tiers de la bouteille.

Éponine. — En bois ! Deux travers de doigt, oui ; de quoi remplir un petit cocotier.

Chichinette. — En supposant. Et alors ?

Éponine. — Alors, je l’ai fini.

Chichinette. — Comme ça se trouve !

Éponine. — Oh ! ce que j’en ai fait, c’est par pure précaution. Je craignais qu’il aurait tourné. Le temps est tellement à l’orage…

Chichinette. — Ah ! ça va bien ; t’en as de gaies !… À cette heure, voilà le madère qui tourne comme du fromage blanc, quand il y a de l’orage dans l’air ? (Éponine veut placer un mot.) Mais ferme donc ton garde-manger ; les mouches pourraient entrer dedans.

Éponine. — Je…

Chichinette. — Ça y est ! Les v’là qui rappliquent ! Oh ! les sales bêtes, elles ont du poil aux pattes ! (Changeant de ton.) Tu te payes ma physionomie, je pense. Certes, je peux le dire à voix haute : au cours de ma longue carrière, j’ai vu des gens avoir le madère à la bonne, mais pas dans ces proportions-là. Et puis, quand tu auras fini de me dévisager dans le blanc de l’œil ? Tu vas rester comme ça jusqu’à la Saint-Glinglin, avec une une bouche en jeu de tonneau ? Il ne te manquerait que ça pour être belle.

Éponine. — Quoi, belle ? Quoi belle ? Pour mon âge, je suis déjà pas si déjetée.

Chichinette. — Je te crois. T’as même gardé le sourire, le rêve dans l’œil et le je-ne-sais-quoi. C’est tout à fait l’avis de Léon ; il me le disait ce matin en mettant ses chaussettes. Comme il disait : « Éponine, il y a ça de bon avec elle : elle n’en fout pas une datte, elle est sale comme un peigne et elle cuisine comme un cochon, mais pour la chose physique à faire dégobiller les ours, on peut dire qu’elle est un peu là. »

Éponine, après un petit temps. — Ah ! je ne vole pas le pain que je mange !…

Chichinette. — Et le madère que tu t’envoies, il te revient cher, celui-là ? D’ailleurs, tu sais, on ne force personne. Au cas que tu nous as assez vus, la porte est grande ouverte et le métro passe devant. En voilà, une vieille saloperie !

Éponine. — Toujours des mots à double entente !

Chichinette. — Je connais même quelqu’un, le jour où tu calteras, qui ne donnera pas sa place pour quarante-cinq sous.

Éponine. — Qui ?

Chichinette. — Hippolyte. Tu parles, Chocotte, si tu lui reviens comme des radis !… Comme y dit souvent : « Je comprends pas que tu la flanques pas à la porte. Si y avait que moi, mince alors ! y a longtemps que je l’aurais sacquée. » Et il a rudement raison. Qué’q’tu fous ici, après tout ? Tu vois pas que tu nous emm… ? Vois-tu, il arrive un moment où on est plus bon qu’à une chose : avaler sa chique en douceur et aller regarder, le nez en l’air, si les pissenlits de Clamart ont le pied en dehors ou en dedans.

Éponine. — C’est pour moi, ça ?

Chichinette. — Je le crois de ma mère, je dirai même que je le crains de cheval.

Éponine, les larmes aux yeux. — Tu vas trop loin, ma fille ; le bon Dieu te punira. Quand les rôles étaient retournés et que tu étais à mon service, je ne te parlais pas si durement.


LE GORA



Personnages : BobéchotteGustave, dit Trognon.


Bobéchotte. — Trognon, je vais bien t’épater. Oui, je vais t’en boucher une surface. Sais-tu qui est-ce qui m’a fait un cadeau ? La concierge.

Gustave. — Peste ! tu as de belles relations ! Tu ne m’avais jamais dit ça !

Bobéchotte. — Ne chine pas la concierge, Trognon ; c’est une femme tout ce qu’il y a de bath ; à preuve qu’elle m’a donné… — devine quoi ? — un gora !

Gustave. — La concierge t’a donné un gora ?

Bobéchotte. — Oui, mon vieux.

Gustave. — Et qu’est-ce que c’est que ça, un gora ?

Bobéchotte. — Tu ne sais pas ce que c’est qu’un gora ?

Gustave. — Ma foi, non.

Bobéchotte, égayée. — Mon pauvre Trognon, je te savais un peu poire, mais à ce point-là, je n’aurais pas cru. Alors, non, tu ne sais pas qu’un gora, c’est un chat ?

Gustave. — Ah !… Un angora, tu veux dire.

Bobéchotte. — Comment ?

Gustave. — Tu dis : un gora.

Bobéchotte. — Naturellement, je dis : un gora.

Gustave. — Eh bien, on ne dit pas : un gora.

Bobéchotte. — On ne dit pas : un gora ?

Gustave. — Non.

Bobéchotte. — Qu’est-ce qu’on dit, alors ?

Gustave. — On dit : un angora.

Bobéchotte. — Depuis quand ?

Gustave. — Depuis toujours.

Bobéchotte. — Tu crois ?

Gustave. — J’en suis même certain.

Bobéchotte. — J’avoue que tu m’étonnes un peu. La concierge dit : un gora, et si elle dit : un gora, c’est qu’on doit dire : un gora. Tu n’as pas besoin de rigoler ; je la connais mieux que toi, peut-être, et c’est encore pas toi, avec tes airs malins, qui lui feras le poil pour l’instruction.

Gustave. — Elle est si instruite que ça ?

Bobéchotte, avec une grande simplicité. — Tout ce qui se passe dans la maison, c’est par elle que je l’ai appris.

Gustave. — C’est une raison, je le reconnais, mais ça ne change rien à l’affaire, et pour ce qui est de dire : un angora, sois sûre qu’on dit : un angora.

Bobéchotte. — Je dirai ce que tu voudras, Trognon ; ça m’est bien égal, après tout, et si nous n’avons jamais d’autre motif de discussion…

Gustave. — C’est évident.

Bobéchotte. — N’est-ce pas ?

Gustave. — Sans doute.

Bobéchotte. — Le tout, c’est qu’il soit joli, hein ?

Gustave. — Qui ?

Bobéchotte. — Le petit nangora que m’a donné la concierge, et, à cet égard-là, il n’y a pas mieux. Un vrai amour de petit nangora, figure-toi ; pas plus gros que mon poing, avec des souliers blancs, des yeux comme des cerises à l’eau-de-vie, et un bout de queue pointu, pointu, comme l’éteignoir de ma grand’mère… Mon Dieu, quel beau petit nangora !

Gustave. — Je vois, au portrait que tu m’en traces, qu’il doit être, en effet, très bien. Une simple observation, mon loup ; on ne dit pas : un petit nangora.

Bobéchotte. — Tiens ? Pourquoi donc ?

Gustave. — Parce que c’est du français de cuisine.

Bobéchotte. — Eh ben, elle est bonne, celle-là ! je dis comme tu m’as dit de dire.

Gustave. — Oh ! mais pas du tout ; je proteste. Je t’ai dit de dire : un angora, mais pas : un petit nangora. (Muet étonnement de Bobéchotte.) C’est que, dans le premier cas, l’a du mot angora est précédé de la lettre n, tandis que c’est la lettre t qui précède le mot petit ?

Bobéchotte. — Ah ?

Gustave. — Oui.

Bobéchotte, haussant les épaules. — En voilà des histoires ! Qu’est-ce que je dois dire, avec tout ça ?

Gustave. — Tu dois dire : un petit angora.

Bobéchotte. — C’est bien sûr, au moins ?

Gustave. — N’en doute pas.

Bobéchotte. — Il n’y a pas d’erreur ?

Gustave. — Sois tranquille.

Bobéchotte. — Je tiens à être fixée, tu comprends.

Gustave. — Tu l’es comme avec une vis.

Bobéchotte. — N’en parlons plus. Maintenant, je voudrais ton avis. J’ai envie de l’appeler Zigoto.

Gustave. — Excellente idée !

Bobéchotte. — Il me semble.

Gustave. — Je trouve ça épatant !

Bobéchotte. — N’est-ce pas ?

Gustave. — C’est simple.

Bobéchotte. — Gai.

Gustave. — Sans prétention.

Bobéchotte. — C’est facile à se rappeler.

Gustave. — Ça fait rire le monde.

Bobéchotte. — Et ça dit bien ce que ça veut dire. Oui, je crois que pour un tangora, le nom n’est pas mal trouvé. (Elle rit.)

Gustave. — Pour un quoi ?

Bobéchotte. — Pour un tangora.

Gustave. — Ce n’est pas pour te dire des choses désagréables, mais ma pauvre cocotte en sucre, j’ai de la peine à me faire comprendre. Fais donc attention, sapristoche ! On ne dit pas : un tangora.

Bobéchotte. — Ça va durer longtemps, cette plaisanterie-là ?

Gustave, interloqué. — Permets…

Bobéchotte. — Je n’aime pas beaucoup qu’on s’offre ma physionomie, et si tu es venu dans le but de te payer mon 24-30, il vaudrait mieux le dire tout de suite.

Gustave. — Tu t’emballes ! tu as bien tort ! Je dis : « On dit un angora, un petit angora ou un gros angora » ; il n’y a pas de quoi fouetter un chien, et tu ne vas pas te fâcher pour une question de liaison.

Bobéchotte. — Liaison !… Une liaison comme la nôtre vaut mieux que bien des ménages, d’abord ; et puis, si ça ne te suffit pas, épouse-moi ; est-ce que je t’en empêche ? Malappris ! Grossier personnage !

Gustave. — Moi ?

Bobéchotte. — D’ailleurs, tout ça, c’est de ma faute et je n’ai que ce que je mérite. Si, au lieu de me conduire gentiment avec toi, je m’étais payé ton 24-30 comme les neuf dixièmes des grenouilles que tu as gratifiées de tes faveurs, tu te garderais bien de te payer le mien aujourd’hui. C’est toujours le même raisonnement : « Je ne te crains pas ! Je t’enquiquine ! » Quelle dégoûtation, bon Dieu ! Heureusement, il est encore temps.

Gustave, inquiet. — Hein ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Il est encore temps !… Temps de quoi ?

Bobéchotte. — Je me comprends ; c’est le principal. Vois-tu, c’est toujours imprudent de jouer au plus fin avec une femme. De plus malins que toi y ont trouvé leur maître. Parfaitement ! À bon entendeur… Je t’en flanquerai, moi, du zangora !


VIRGINIE ET PAUL


Il est bien entendu que l’homme, être foncièrement libertin, pousse à l’excès le goût du changement et apporte dans la pratique de l’amour une brutalité dont s’effarouche la femme, créature d’essence délicate, ô combien !… Ça n’empêche pas que le nombre des femmes trompées soit inférieur d’un bon tiers à celui des hommes cocus. Il n’y a pas que les instincts, en effet ; il y a aussi ce facteur : la possibilité de les satisfaire, et on oublie que par centaines et par centaines de milliers, les employés de ministères, de commerce, de chemins de fer, de banque, n’ont ni le moyen d’entretenir des maîtresses, ni le temps qui leur serait nécessaire pour déchaîner des passions.

Et la réciproque n’est pas vraie. J’ai le regret d’être forcé de dire que, dans nombre de jeunes ménages choisis parmi le monde des petits fonctionnaires, le mari, qui gagne 6.000 francs, vit sur le pied de 15.000 sans s’en apercevoir.

— Chou, dit Virginie à Paul qui, avant de se rendre au bureau, trace sa raie devant l’armoire à glace, j’ai quelque chose à te demander. Je me trouve un peu à court ; pourrais-tu, sans te gêner, me faire une petite avance ?… Oh ! pas grosse !… Une trentaine de francs ; de quoi atteindre la fin du mois.

— Comment, une avance, fait Paul. Nous ne sommes qu’au 28 et tu n’as plus le sou ! Qu’est-ce que tu fais de ton argent ?

Il s’étonne, et il en a le droit. Ce mois-ci encore, comme chaque mois depuis trois mois qu’ils sont mariés, il lui a fidèlement versé la totalité ou presque de ce qu’il touche, gardant pour lui une maigre somme de 60 francs : les deux francs par jour nécessaires à ses frais de journaux, de tabac, d’apéritif et de métro. Il veut se fâcher, et il le ferait, si son cœur ne se prenait de pitié, à l’apercevoir dans la glace, grosse comme deux liards de beurre, menue, menue, menue, toute petite fille avec ses pauvres yeux craintifs qui regardent ses pauvres petits doigts tripoter de grosses confusions.

— Gamine, va ! Tête sans cervelle !

Toute sa mauvaise humeur avorte dans une tendresse attendrie.

Seulement, il y a la question, la fâcheuse question des 30 francs. C’est un peu plus que ce qu’il possède ; et il ne peut, quand le diable y serait, rester sans un centime sur lui.

Soudain il trouve :

— On va partager en copains. Douze francs chacun. Ça fait le compte ? — Et puis, plus de blague, hein ? Sois sage ! Fais attention, une autre fois.

— Merci, chou.

— Donne ta bouche.

Jeunesse !…

Quelques semaines s’écoulent.

Un matin :

— Chou, fait Virginie, je te dirais bien quelque chose, mais j’ai peur de te mettre en colère. Tout de même, voilà ! Ce coup-ci encore, je suis un petit peu gênée… Si tu pouvais, sans que, toi-même…

Mais elle n’en peut dire davantage.

Devenu pareil à un monsieur dont on a mis le train de derrière en communication avec la bouteille de Leyde :

— Hein ? Quoi ? Encore une avance ! s’exclame Paul. Ça va devenir une habitude ? Oh ! mais, ma fille, je te préviens, ça ne peut pas continuer comme ça. Qui est-ce qui m’a bâti une bouffeuse d’argent pareille, qui reçoit plus de 500 francs par mois pour faire marcher sa maison, et à laquelle ça ne suffit pas !

— Paul…

— C’est bon.

— Tout est tellement cher…

— Raison de plus pour ouvrir l’œil et te rappeler qu’un et un font deux. C’est ton devoir de bonne ménagère. Mon père, qui ne gagnait pas ce que je gagne, ne donnait pas à maman ce que je te donne. Elle y arrivait, cependant. Fais comme elle, ou nous nous fâcherons. Voilà 5 francs ; c’est tout ce que je peux faire pour toi. Et tu sais, c’est la dernière fois. Tu peux te tenir pour avertie.

— Bien.

— Ça passe la supposition ! On n’a pas idée de cela, ma parole d’honneur !

Il dit, puis — car le devoir l’appelle — il gagne en hâte la sortie. À la façon dont il ferme la porte, on voit bien qu’il n’est pas content. (Air connu.)

Et d’autres semaines s’écoulent, dont pas une fois elle n’aborde le premier jour sans se demander, la gorge serrée, par quel prodige elle réussira à en atteindre le dernier ! tristes heures qui la voient batailler pour un sou, fuir, rouge de honte, sa jeune pudeur effarée, sous les huées de la poissonnière et du marchand de quatre-saisons… Car vous avez raison, Nini, tout est hors de prix à cette heure, vous ne pouvez joindre les deux bouts avec le peu qu’il vous alloue, et c’est lui qui est ridicule avec son père et sa « maman », comme s’il y avait quelque rapport entre ce qui fut et ce qui est, et comme si les vivants pouvaient être les morts ! Pauvre Nini ! Ah ! les humiliations qui sont autant de coups de canif dans sa délicatesse de petite Parisienne fière de sa grâce et de sa gentillesse !… les gants raccommodés ; les chaussures qui font eau ; la rencontre avec une amie de qui le coup d’œil est allé tout de suite et revient sans cesse, comme d’instinct, à un chapeau si lamentable, que c’est, véritablement, à en avoir les larmes aux yeux.

Bah ! elle aime celui qui l’aime ; l’amour simplifie tout et la dureté des jours s’efface au souvenir de la douceur des nuits. Le malheur est qu’un soir une platée de pommes de terre constitua l’ensemble du dîner, et alors ce qu’elle doit entendre !… Des cris à ameuter le quartier ! Les pommes de terre traitées de patates ! Elle-même traitée de bonne-à-rien ! Le petit nid traité de…

— Oh ! Paul !

Mais la fringale a la déception féroce :

— Fiche-moi la paix, hein ! tu m’embêtes !

De nouveau, elle se le tient pour dit, et le lendemain, chez le boucher, un premier drapeau est planté, d’une main légère, avec des gaîtés de petite folle qui a oublié son argent.

— Je vous paierai demain.

— Mais oui, mais oui.

Après le premier, le deuxième :

— Je ne veux pas changer un billet pour un faux-filet de cent sous. Je vous dois encore ça.

— Parfaitement.

Puis le troisième :

— Pour moi, l’entrecôte. Nous réglerons le tout à la fois.

— Entendu.

Et ainsi de suite jusqu’au jour où le boucher, sa boucherie pavoisée comme au 14 juillet, en barre le seuil de ses coudes élargis et déclare :

— En voilà assez. Vous me devez 150 francs. Il faut me donner un acompte, ou je me plaindrai à Monsieur.

Alors ?

Alors, ça y est, c’est l’impasse, la culbute au bout du fossé, l’échéance prévue depuis longtemps et qu’on ne sait quelle puérilité lui montrait reculant de jour en jour vers un lendemain perpétuel : lendemain d’un tas d’autres lendemains amoncelés les uns sur les autres comme des pierres au bord de la route. Maintenant, la question est de savoir comment elle sortira de là, et pas plus que moi elle ne s’en doute. Par l’encombrement des boulevards, elle va où son pied la porte : droit devant elle. Le tympan tout vibrant encore de la redoutable menace tonnée à son oreille comme un coup de canon, elle fuit la maison qui fut celle du bonheur et dont ses yeux d’hallucinée évoquent maintenant la détresse : le buffet vide, la table nue, le triste vis-à-vis de deux chaises devant le vis-à-vis de deux assiettes au creux desquelles il n’y aura rien… Elle, encore, à la rigueur, elle en prendrait son parti, et, résignée, téterait son pouce en attendant des jours meilleurs ; mais Lui, mon Dieu ! avec sa trentaine bien portante, ses dents de lévrier, splendides, au service d’un bon appétit qui ne se paye pas de vaines promesses !…

L’issue ?

Que faire ?

À quelle porte frapper ?

Femme, elle ne sait pas mettre au point. La peur des cris, des scènes, des reproches, s’accroît d’exagérations nées de sa cervelle d’oiselet, et peu à peu elle sent se développer en elle l’idée d’une solution demandée — pauvre enfant ! — à l’atrocité du Pire, quand tout à coup, derrière son dos, une voix s’élève, qui marmonne :

— Jolie blonde… Manger un gâteau… ? Boire un verre de malaga ?…

Il faut dîner !

— … Madame… Madame…

……………………………………………………………………………………………

Une heure plus tard elle se retrouve seule, avec deux louis dans sa poche, et elle songe, sans savoir au juste si elle en doit pleurer ou rire :

— Après tout, il ne m’a pas fait de mal.

Évidemment.

Désormais, tout va bien. Plus de scènes, donc plus d’inquiétudes. Elle sait, quand l’argent est sorti, le moyen de le faire rentrer par une porte entre-bâillée, et, déchues du rôle de solistes auquel elle les avait imprudemment élevées, les pommes de terre ne font plus à présent que leur partie dans le concert. Puis, si importante soit-elle, il n’y a pas que la question de la table ; il y a aussi celle du vêtement. Une jeune femme ne peut pas traîner toute sa vie avec des souliers qui font couic, des gants qui éclatent de rire, et des chapeaux qui font tiquer les personnes de connaissance. On a son petit amour-propre. Soyons justes.

— … Madame… Madame…

Il est nécessaire que la femme sente le maître dans le mari, déclare Paul, qui a de la philosophie. Si elle ne passe pas par ses mains, c’est lui qui passe par les siennes : tu vois où ça peut le conduire. Les premiers temps de mon mariage, je laissais à la mienne la bride sur le cou ; ça a failli faire du vilain. Pas d’ordre ! Aucun sens de l’épargne ! Les pièces de cent sous fichant le camp, comme des poules devant une auto !… J’ai dû crier : « Halte-là ! », lui serrer la vis d’importance, et aujourd’hui tout marche à souhait. Viens dîner à la maison, tu verras qu’on n’y mange pas mal. Notre bonne est un vrai cordon bleu. Soixante francs par mois !… Hein, ce n’est pas cher ? C’est ma femme qui l’a dégotée. Viens dîner chez nous, Hippolyte ; nous avons un potage, un petit poulet de grain, des asperges et de la salade. Je te présenterai à Virginie : elle a un air franc et ouvert qui te mettra tout de suite à ton aise.

Hippolyte, séduit, accepte ; voilà les deux jeunes gens partis.

— Virginie, je t’amène un ami qui veut bien venir dîner à la fortune du pot. Débarrasse-toi, Hippolyte ; pose ta canne, accroche ton chapeau. Eh bien, tu vois, voilà mon petit intérieur : il est modeste mais bien tenu et il y a de la vue sur Montmartre. Tu regardes mon buffet. Il a du style, n’est-ce pas ? C’est ma femme qui l’a dégoté. Elle l’a eu pour un morceau de pain : quarante-cinq francs dans une vente. Elle n’a pas sa pareille pour les bonnes occasions. Mettons-nous à table !

On s’installe. Le potage est délicat. Le petit poulet de grain, cuit à point, est tendre comme la rosée.

À Hippolyte qui en fait poliment la remarque :

— Devine un peu combien il a coûté ? dit Paul.

— Je ne sais pas.

— Dis un prix.

— Douze francs.

— Virginie ?

— Six francs soixante-quinze.

— Ça t’épate ? Je vais t’expliquer. Il y a dans le quartier un marchand de volailles qui donne la marchandise pour rien ou à peu près. Il fait cela par philanthropie. C’est ma femme qui l’a dégoté. Elle est extraordinaire, je te dis. C’est comme le petit bordeaux que tu bois en ce moment et dont j’ose dire qu’il se laisse boire. Je te défie d’avoir le même pour moins de trente louis la barrique. Sais-tu à combien il me revient ? À cent vingt francs tout rendu, et on me reprend le fût pour cent sous. Il y a aux environs de Bordeaux une espèce de louftingue tombé dans la religion, qui a fait le vœu de donner toute sa vie ses récoltes au prix coûtant, pour racheter l’âme de son père. C’est ma femme qui l’a dégoté. Avec ça, elle a une veine !!! Jeudi, elle a trouvé vingt francs ! Le mois dernier, elle a gagné douze mouchoirs à la loterie de l’Orphelinat des Arts !… Il y a six semaines, elle avait gagné, à celle des Petits Tuberculeux, une paire de bas d’un suggestif !… Je veux être pendu, ma parole, si je sais comment elle fait son compte !

Je le sais, moi.