LA
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE
EN ITALIE.

II.[1]
L’ÉCOLE DE M. ROSMINI ET SES ADVERSAIRES,
— LES PARTIS EN ITALIE ET LE GOUVERNEMENT PONTIFICAL.

I.

Dans la société moderne, l’état n’est plus la royauté du moyen-âge : c’est une administration qui protége les intérêts de l’industrie et de la richesse. Autrefois l’état supposait le servage des masses ; c’était une force aveugle : aujourd’hui il se développe par la liberté des peuples ; c’est une création de l’intelligence. Cependant l’état ne peut jamais se constituer qu’en des limites fixées par les frontières de chaque pays. De là pour les peuples des besoins distincts, de là aussi la guerre, et avec elle l’entretien dans chaque état d’une puissance militaire qui pèse sur tous les intérêts. En d’autres termes, l’état n’embrasse pas l’humanité : c’est ce qui lui crée deux classes d’adversaires, les ultra-catholiques et les utopistes. Les premiers le traitent comme une puissance athée et rêvent, faute de mieux, la suprématie de la cour de Rome ; ils opposent aux limites de l’état l’universalité de l’église ; les seconds s’irritent à l’idée des barrières qui séparent les peuples, et falsifient l’Évangile pour appuyer sur de vagues prédications ce type idéal de la fraternité universelle.

Trop catholique pour ne pas combattre l’état, trop éclairé pour en méconnaître la force, M. Rosmini veut le perfectionner. Suivant lui, la philosophie conduit à la religion. Nous l’avons vu arracher au scepticisme la notion de l’être possible, fonder sur cette idée une nouvelle philosophie, et sur cette philosophie une nouvelle apologie du christianisme. Une fois le christianisme justifié, M. Rosmini cherche à définir ce que doit être le gouvernement de l’humanité par l’église. Suivant lui, les individus sont destinés à contenir les masses, les hommes sans patrie et sans famille doivent diriger toutes les patries et toutes les familles : par conséquent tous les états doivent se soumettre à la suprématie de l’église, qui doit à son tour laisser aux états l’administration de tous les intérêts politiques et matériels. Telle est l’utopie du prêtre tyrolien ; il est nécessaire de s’y arrêter avant d’examiner la situation de l’école rosminienne en présence des partis politiques de l’Italie.

D’après M. Rosmini, jamais la société n’a été plus florissante, jamais aussi elle n’a été plus malheureuse. Tandis que chaque jour voit accroître nos biens matériels, d’incessantes révolutions révèlent les souffrances de toutes les classes. D’où vient cette contradiction ? De l’ignorance profonde des hommes qui gouvernent les états. Les anciens demandaient des lois aux sages, et leurs sociétés étaient fortement organisées ; les modernes ont dédaigné la philosophie, et aujourd’hui le pouvoir est aveugle, la science impuissante. — Nos politiques, continue M. Rosmini, ne songent qu’à la prospérité matérielle ; ils traitent l’homme comme une chose ; tantôt ils flattent, tantôt ils combattent l’opinion populaire, et, incapables de la diriger, ils sacrifient le bonheur à la richesse, la vertu au succès ; ils n’ont ni force, ni but, ni prévision ; ils ne gouvernent pas, ils sont gouvernés par toutes les éventualités de la guerre, de l’industrie et du commerce. Qu’importent cependant la richesse et la prospérité publiques, qu’importent ces vaines jouissances du citoyen, si l’homme est malheureux, si la société, splendide à la surface, est dévorée au fond par des passions qu’elle ne peut ni contenir ni satisfaire ?

M. Rosmini passe en revue toutes les théories que la politique moderne applique au gouvernement des états. Il demande compte du bonheur aux économistes, et les économistes répondent tantôt par le chiffre de la population, comme si les hommes n’étaient que des instrumens de travail, tantôt par le chiffre des classes aisées, comme si les malheureux ne devaient pas compter. — Il s’adresse aux politiques, qui veulent gouverner les intérêts par les intérêts, et il n’a pas de peine à démontrer le vice de ce système. En effet, maintenir l’équilibre des partis, ce n’est qu’entretenir la guerre ; les dominer les uns par les autres, c’est établir la tyrannie des majorités, et dans les deux cas la société souffre. — Il est des politiques qui proposent le partage des biens : nouvelle erreur. Le partage, le nivellement, même la taxe des pauvres, sont des spoliations injustes, car on ne saurait imposer la charité par des lois ; la transformer en obligation légale, c’est tuer la vertu et accorder à tous le droit de révolte, de guerre et de pillage, chacun étant juge de ses besoins et tous se trouvant autorisés à appuyer le droit par la force. — La théorie du mouvement est jugée avec plus de sévérité encore. Cette théorie se fonde sur l’hypothèse d’un progrès irrésistible, hypothèse détruite par les faits, par la corruption naturelle des masses, et par la conscience de notre liberté. Le but de la théorie est de distribuer les richesses au plus grand nombre, et de grandes richesses concentrées sont préférables à une demi-pauvreté universelle. Pour augmenter l’activité, la théorie du mouvement augmente les besoins, et elle ne réussit qu’à tourmenter les peuples qu’elle veut satisfaire. Elle se propose de niveler toutes les classes, elle attaque les gouvernemens monarchiques, les hiérarchies, et l’activité indéfinie, l’immense ambition qu’elle excite, exigent, pour se satisfaire, une hiérarchie très développée. Elle attaque le pouvoir, et le principe tout égoïste de la concurrence engage le pouvoir à abuser de ses droits, à jouir de ces places que tout le monde voudrait lui arracher. Enfin elle veut soulager toutes les misères, et la concurrence ne profite qu’aux plus riches, aux plus habiles ; partout elle livre le plus faible à la merci du plus fort. Ainsi cette concurrence moderne est une agitation douloureuse et inutile, un déplacement d’hommes et de choses, une exaltation fiévreuse de tous les désirs, de toutes les ambitions, un mouvement sans but, sans motif et sans issue.

Les gouvernemens effrayés se sont empressés de combattre cette activité irréfléchie ; ils ont mis en pratique la théorie de la résistance. M. Rosmini repousse cette théorie comme il a repoussé la première. Ce mot de résistance, dit-il, est âpre et hostile à l’humanité. D’ailleurs cet aveugle instinct de conservation, cette lutte folle contre un mouvement parfois légitime, contre la nature, contre Dieu même, ne peuvent s’appeler une théorie. Pour avoir exigé une immobilité impossible, les gouvernemens ont été conduits à la violence, ils ont multiplié les entraves, protégé les abus, soulevé les haines et provoqué une révolution qui a fini par briser tous les obstacles. Dès-lors la société a pris la liberté du mouvement pour un bien, le moyen pour le but ; elle a marché sans même s’enquérir de la route : dans son excessive mobilité, elle a mêlé toutes les classes, elle est devenue élégante et polie à la surface ; au fond, elle est légère et orgueilleuse, impudente et dissimulée. La résistance n’a fait ainsi que hâter le triomphe du mouvement ; quel sera le résultat de ce triomphe ? Rousseau l’a formulé, c’est le désespoir. Si la société n’a le choix qu’entre l’esclavage et une agitation stérile, il faut condamner la civilisation elle-même et maudire la perfectibilité comme la source de tous les malheurs. D’après M. Rosmini, Rousseau a arraché le masque à un siècle qui n’avait pas même la conscience de ses vices. « Rousseau, dit-il, a gémi sur les souffrances de la société corrompue au milieu de laquelle le malheureux a dû vivre, et il n’a été compris ni par ses partisans, ni par ses contradicteurs. Au lieu de voir en lui l’homme qui s’indigne, le rhéteur qui exagère, le sophiste qui déploie son génie, le poète qui pleure, on a voulu voir le philosophe qui raisonne, et cela a nui à sa renommée et à l’époque dont il a déploré la corruption. »

La corruption moderne est si profonde, que M. Rosmini se demande comment elle a pu se développer en présence du christianisme. Bien que les sociétés chrétiennes soient immortelles, dit-il, la perversité humaine a doublé d’audace en puisant de nouvelles forces dans les forces mêmes du christianisme. Depuis que l’infini s’est révélé à nous, un avenir sans bornes s’est ouvert à la vertu comme au vice. La nature suffisait aux sociétés païennes ; l’olympe était le rêve d’une imagination froide et presque enfantine. La plus belle ame du monde ancien, Virgile, se figurait un élysée calme, mais limité : les dieux de la mythologie ne se communiquent pas à l’homme, le dieu de Platon se réduit à une idée. Jehovah lui-même n’est que le dieu de la puissance et de la gloire, un dieu terrible, isolé de l’humanité : personne ne le verra sans mourir ; c’est dans ce monde qu’il récompense les justes, et la vie à venir pour les Juifs se borne à la résurrection du corps. Chez les chrétiens, au contraire, la Divinité se livre à l’homme, elle promet un bonheur sans limites, et même lorsque nous nous arrêtons à la terre, nous oublions les bornes de la nature pour chercher encore l’immensité. De là cette grande lutte de la science moderne contre la lumière divine ; de là ces progrès inouis de l’industrie et du commerce qui tournent contre la religion qui les a enfantés ; de là ces utopies qui transportent le ciel sur la terre, et l’immensité de ces désirs qui agitent les peuples modernes. L’incrédulité elle-même ne peut arrêter cette dégradation. On a beau nier Dieu, l’idée de Dieu nous reste, et cette idée se propage dans les langues, subsiste dans la tradition. Quelles que soient nos croyances, désormais pour nous le bonheur doit présenter les deux caractères de l’infini et de l’absolu. Qu’on le cherche dans le pouvoir, dans les richesses, dans le plaisir, toujours c’est le même but idéal qu’on poursuit ; et plus l’erreur est grande, plus le tourment augmente, car il est également impossible d’oublier l’absolu et de le trouver dans la nature[2].

Pour combattre cette théorie du bonheur infini, M. Rosmini fait appel à l’analyse. Des biens matériels et l’intelligence volontaire qui les apprécie, voilà, selon lui, les élémens du bonheur. C’est armé de cette définition qu’il sonde la profondeur de nos plaies morales. Aussi long-temps que l’homme se trouve en présence de biens réels et positifs, le jugement est infaillible ; dès que la volonté se porte, non pas sur des objets, mais sur des idées, la faillibilité commence avec la réflexion, et la volonté s’égare au milieu de créations abstraites. Dans les premiers âges de l’histoire, l’homme désire des biens matériels, il est tout entier à la perception, à la nature : comment pourrait-il se tromper ? Quand les peuples commencent à généraliser, l’abstraction l’emporte sur la pensée, et la vérité fait aussitôt place à l’erreur. L’homme ne désire plus des objets réels, il s’épuise en efforts pour trouver dans ce monde borné un bonheur idéal. Dès-lors, entraîné peu à peu par la réflexion, il entre en révolte contre la nature ; à ce monde limité qui l’entoure, il substitue un monde nouveau, monde fantastique, infini, où les objets de nos passions se transforment en abstractions insaisissables. Le plaisir, la richesse, la puissance, la science, la gloire, deviennent des idées où nos désirs insatiables cherchent l’infini qui leur échappe sans cesse. Nos passions se multiplient aussi, car les idées se compliquent. L’idée du plaisir réveille une passion inépuisable ; l’idée de la richesse en réveille deux, suivant que l’homme cherche la richesse pour elle-même ou pour le plaisir. La puissance excite quatre capacités sans limites qui cherchent la puissance pour elle-même, ou pour le plaisir, ou pour le double but de la richesse. M. Rosmini décompose de même l’amour de la gloire et de la science ; il calcule avec une précision mathématique le nombre de capacités que produisent en nous ces passions factices, et il arrive à compter en tout cent vingt-huit capacités sans limites, cent vingt-neuf si on y ajoute ce dégoût du monde qui naît au milieu des civilisations décrépites, dégoût qui inspire à l’homme l’idée satanique de se suffire à lui-même, de chercher le mouvement pour le mouvement, et de jouir de la vie pour la vie. M. Rosmini nous montre ensuite ces capacités se produisant à mille degrés différens, se combinant de mille manières, et c’est appuyé sur cette algèbre du sentiment que le prêtre italien fait la satire de la société moderne. Cette licence effrénée de la réflexion qui pervertit les sens pour les surpasser ; cette passion du bruit, quel qu’il soit, qui, pour se satisfaire, ne recule pas même devant l’infamie ; cette rage de l’avarice et de l’ambition qui augmente avec la richesse et le pouvoir ; ces vanités jetées dans la littérature par la cupidité, la galanterie, l’ambition ou l’amour du scandale ; ces autres vanités irascibles et dédaigneuses qui ont, pour les richesses de la science et de l’érudition, le culte stérile de l’avare pour ses trésors ; cette fatuité du plaisir, propre d’une société très légère, chatouilleuse, inquiète, où l’esprit perd toutes les idées, se fausse, et où mille préjugés vains et burlesques composent une sorte de fantasmagorie intellectuelle ; en un mot, tous les vices, toutes les innombrables formes de la folie et de l’erreur viennent prendre leur place dans ce calcul bizarre et profond des cent vingt-neuf capacités indéfinies[3].

M. Rosmini ne se borne pas à énumérer ces formes de la folie et de l’erreur ; il montre les conséquences de cet empire de l’illusion sur les hommes chargés du soin de diriger les masses. Les uns veulent réaliser l’abstraction de l’égalité, les autres poursuivent l’abstraction du mouvement, tous se surpassent pour créer de nouveaux besoins à la société, pour la pousser à l’action ; puis, quand elle veut agir, elle se trouve aux prises avec l’impossible, les ressorts de l’état se raidissent, les révolutions éclatent, et le désordre reste. De là ce délire de l’infini, cette sombre irritation que personnifient les héros de Byron, de Foscolo, d’Alfieri, de Goethe ; de là ces lugubres rêveries de Werther, ces ennuis funèbres où la poésie s’exalte pour célébrer le désespoir. Certes, si vous demandez du mouvement, si vous prenez l’agitation pour le progrès, la société actuelle ne saurait marcher plus vite. Ses mille besoins, observe M. Rosmini, sont les aiguillons qui la forcent à précipiter sa course, comme si elle pouvait se soustraire à elle-même par la fuite. Mais si le bonheur est dans une satisfaction calme, dans une félicité tranquille, notre progrès n’est qu’une chute continue. — On a calomnié le moyen-âge, ajoute M. Rosmini, faute de le comprendre : l’imperfection était alors dans les moyens, le mal est aujourd’hui dans le but ; la richesse augmente, les méthodes se simplifient, les garanties se multiplient, les langues, les abstractions, la réflexion, se perfectionnent ; pourtant nos pensées sont-elles plus hautes que celles de nos pères ? sommes-nous plus heureux ? avons-nous la grandeur des anciens temps ? Non, notre faiblesse se manifeste partout, et les innombrables désirs qui nous tourmentent révèlent toute l’impuissance de la société moderne.

La cause dernière de notre dégradation selon M. Rosmini, c’est, on le voit, le triomphe de l’abstraction sur la pensée, du rêve sur la vérité, de l’accident sur la substance. Ce triomphe a eu pour conséquence une ère d’illusions. À la fin du XVIIIe siècle, pour perfectionner la société, on voulut la détruire. La France se plongea dans tous les excès, puis elle livra des combats, elle obtint une série effrayante de victoires ; bientôt l’Europe se réveilla : elle avait moins sacrifié que la France à l’illusion d’une perfectibilité destructive ; elle lutta, et cette fois la pensée triompha sur l’abstraction, la vérité sur les rêves, la substance sur les accidens : la France vit réduire à néant ses conquêtes éphémères. C’est ainsi que le prêtre tyrolien célèbre implicitement le congrès de Vienne.

Quelle est l’organisation définitive que M. Rosmini propose à l’Europe ? Rappelons-nous qu’il fait consister le bonheur dans la satisfaction de la volonté par des biens réels. Donc, M. Rosmini ne dédaigne pas la richesse, sans biens point de bonheur ; il ne rejette pas le mouvement, tout se fait en vertu de l’activité humaine ; il ne supprime pas les espérances infinies de l’homme, l’église est le champ de ceux qui espèrent. Mais il tient à l’harmonie du but et des moyens, de la pensée et de l’abstraction, de l’existence et du perfectionnement ; il tient à un progrès harmonique où la volonté se développe avec la possibilité de se satisfaire, où les désirs, sans s’attacher à des abstractions, se trouvent d’accord avec la réalité, où enfin la philosophie se concilie avec la politique, la résistance avec le mouvement. Il approuve également l’industrie américaine et celle du moyen-âge ; l’une est en harmonie avec les forêts du Nouveau-Monde, l’autre avec les progrès nécessaires de tous les arts. Seulement, ce n’est point par les richesses extérieures, c’est par l’état moral des peuples qu’il veut apprécier leur bonheur. Aussi, aux statistiques des économistes fondées sur un aveugle empirisme, il demande qu’on substitue des statistiques de la volonté, des statistiques morales, indispensables à un gouvernement qui cherche l’harmonie du but et des moyens, du désir et de la réalité.

Il reste à organiser ce gouvernement modèle. Ici nous entrons en plein dans l’utopie religieuse. C’est à la philosophie, c’est aux sages, dit M. Rosmini, qu’il faut rendre le gouvernement de la société. Or, ce gouvernement philosophique invoqué par le prêtre italien n’est autre que le christianisme ; la domination des sages, pour lui, n’est pas autre chose que la domination de l’église. C’est dans l’opinion que réside le bonheur ; il n’y a pour nous d’autres biens que les biens acceptés comme tels par l’opinion. Le gouvernement ne doit donc pas s’arrêter aux choses extérieures, encore moins s’occuper des hommes, abstraction faite de l’opinion ; c’est l’opinion qu’il doit gouverner, c’est par la science du bien et du mal qu’il doit dominer toutes les volontés et les régler comme Platon voulait les régler dans sa république. Il y a deux classes de désirs, les uns finis, les autres infinis : que la politique dirige les premiers et les contienne dans les limites de la réalité ; quant aux seconds, qui se portent aujourd’hui vers la société, il faut les détacher du monde et les tourner vers Dieu. M. Rosmini croit ainsi obtenir un bonheur calme sans renoncer aux espérances infinies que notre destinée nous fait concevoir. En d’autres termes, pour éviter les erreurs de la civilisation actuelle qui cherche l’infini dans un monde fini, les gouvernemens doivent séparer la terre du ciel, le bien fini du bien infini. Pour ne pas laisser les hommes sous l’empire des masses, pour ne pas prostituer la science à tous les caprices, la société doit reconnaître la domination des individus sur les masses, de l’église sur l’humanité.

Cette critique de la société serait irréprochable, si elle n’était la critique de la nature humaine. Sans doute nous aspirons à l’absolu et nous luttons sans cesse contre les limites de la nature ; mais rien ne peut nous arracher à cette destinée. Voulez-vous nous réduire au bonheur de la perception, au bien-être matériel : c’est nous réduire à la barbarie. Défendez-vous à la réflexion d’intervenir dans la recherche du bonheur, c’est détruire toute la civilisation. Pourquoi alors admettre l’industrie du moyen-âge ou celle de l’Amérique ? L’infini est là comme partout, comme dans toutes nos pensées. Prétendez-vous séparer la terre du ciel et absorber en Dieu toutes les espérances qui dépassent la réalité ? Il faut une forme positive à la pensée comme à l’amour, et cet absolu vide, négatif, cette grandeur sans mesure, en un mot le dieu que conçoit M. Rosmini, n’inspire aucun désir et ne peut pas même se concevoir. Mais n’insistons pas sur cette critique, et suivons le philosophe dans les développemens de son utopie.

II.

Cicéron considérait le monde comme la cité universelle des dieux et des hommes ; c’est l’église, dit M. Rosmini, qui doit réaliser cette pensée et gouverner l’humanité comme une seule famille. Hors de l’église, il n’y a que des sociétés limitées, par conséquent forcées de se combattre, condamnées à la guerre, soumises à des maîtres, réglées par un droit violent et tyrannique. Dans l’église, toute limite disparaît, et avec les limites disparaissent les guerres et les tyrannies ; alors commence la véritable société avec l’unanimité de ceux qui la constituent. Donc l’état doit céder à l’humanité, l’empire[4] à l’église, le droit à l’équité, toute association limitée à l’association universelle.

Quels seront les moyens accordés à l’église pour établir sa domination ? Le gouvernement de l’humanité, dit M. Rosmini, ayant la paix pour but, ne peut se servir de la guerre pour moyen : il doit exiger la liberté, l’égalité, l’abolition de tout servage, et toutefois c’est par l’amour, c’est par la charité seulement qu’il doit agir. Ainsi, après avoir exalté l’église, M. Rosmini reconnaît tous les droits juridiques de l’empire : c’est à l’état qu’il laisse la propriété, le droit de la guerre, le droit de punir.

La distinction entre l’église et l’état, d’après M. Rosmini, se fonde sur la distinction qui existe entre le droit individuel et le droit social.

Quelle est la source du droit individuel ? C’est la pensée ; son principe est divin, et nous devons la respecter dans toutes les formes qu’elle revêt ici-bas. Ces formes sont ses biens, sa propriété, et c’est de ce droit de propriété reconnu à la pensée que M. Rosmini fait découler, un à un, tous les droits de l’individu. D’abord la pensée prend possession de notre corps, de notre vie, de notre sentiment intérieur ; c’est donc un crime que de toucher à la personne. Ensuite la pensée tend naturellement à la vérité, à la vertu et au bonheur ; par conséquent aucun homme n’a le droit de nous imposer ses croyances ou son immoralité. Nous pouvons prendre possession des choses extérieures, dès-lors nous les aimons, et notre sentiment s’identifie, pour ainsi dire, avec elles ; de là le droit d’occuper les objets et les terres, le droit de les défendre et de les transmettre. La réflexion peut modifier la propriété de mille manières, elle peut la prêter, la louer, la donner, lui imposer des servitudes, l’échanger sous un nombre illimité de conditions : la pensée consacre tous ces droits, parce que tous tiennent au sentiment de la vie qu’elle sanctifie en nous.

M. Rosmini suit avec une merveilleuse puissance de dialectique cette double action de la vie et de la réflexion sur les formes du droit individuel, qui sont toujours, à ses yeux, des modifications de la forme primitive de la propriété. Est-il permis d’acquérir la propriété des personnes ? Sans doute, répond le philosophe italien ; on peut occuper toutes celles qui ne se possèdent pas encore par la pensée. De là l’occupation des enfans trouvés par l’individu, l’occupation des fils par le père, la domination ou l’ascendant des capacités supérieures sur les inférieures, des vieillards sur les jeunes gens, des gouvernemens sur les peuples, des nations plus avancées sur celles qui le sont moins. La propriété, constituée par le double élément de la pensée et de la vie du maître en relation avec la pensée et la vie du sujet, détermine avec précision tous les services, tous les degrés, tous les rapports de la domination personnelle. La propriété, en outre, détermine les droits du père ; toucher à la famille, c’est lui nuire : il a donc des droits imprescriptibles sur la famille ; toucher à ses biens, même après sa mort, c’est affliger son ame : il a donc le droit de tester. Nos ancêtres sont encore avec nous, ils vivent de notre vie, participent à notre gloire, et par là ils peuvent, dans certaines limites, engager la postérité. Enfin, et il nous en coûte de le dire, le principe de la propriété, selon M. Rosmini, détermine les droits du maître qui a pris possession de l’esclave, et légitime le servage corporel de ceux que la nature a destinés à obéir.

Le philosophe italien fait, on le voit, la part belle à l’empire, au pouvoir temporel ; il en accepte, il en exagère même les plus tyranniques exigences ; mais c’est sur cette exagération précisément qu’il s’appuie pour abaisser le pouvoir temporel autant qu’il l’avait exalté. En justifiant la domination des pères, des vieillards, des gouvernemens, des nations les plus avancées, il n’a fait que proclamer une sorte de hiérarchie des capacités et consacrer les droits de l’intelligence dans le monde. Deux élémens concourent à établir cette hiérarchie, la pensée et la vie, en d’autres termes la capacité et l’indignation juridique (risentimento giuridico). L’esclave vicieux, le peuple ignorant, qui s’indignent de leur sort, ne peuvent prétendre à la liberté ; l’esclave et le peuple intelligent qui acceptent la servitude légitiment leur condition. Dans ces deux cas, le maître conserve ses droits : pour qu’il les perde, il faut que l’intelligence, prenant possession d’elle-même, réclame avec une juste indignation sa liberté ; c’est alors qu’éclate cette indignation juridique que le maître doit respecter. Donc, la propriété engendre l’esclavage, et le principe même de supériorité morale qui justifie l’esclavage conduit à la domination des plus dignes, à l’empire de la sagesse, de la vertu et de la vérité. Ces mots, ne l’oublions pas, ont un sens bien précis pour le prêtre tyrolien : à ses yeux, la vertu, la sagesse, la vérité, supposent la foi, et ne peuvent régner sans elle. Quand un théologien se trouve réfuté par un philosophe, c’est le philosophe qui a tort, lors même que ses objections sont victorieuses. Le croyant demande-t-il à professer publiquement son culte ? le bon droit est du côté des catholiques contre les protestans, des protestans contre les juifs, des juifs contre les déistes, des déistes contre les païens. S’indigne-t-on contre un pouvoir catholique ? l’indignation n’est pas légale, c’est la révolte d’un enfant contre le père. Toutes ces assertions, qui se trouvent implicitement ou explicitement dans la théorie de M. Rosmini, conduisent à faire prévaloir la foi sur l’intelligence. En définitive, le principe de la propriété constitue l’empire, et ce principe, se spiritualisant peu à peu, finit par constituer l’église. Dès-lors l’empire garde tous les biens, tandis qu’il livre à l’église toutes les intelligences. Cette épuration du droit individuel se fait par le progrès des lumières et par le progrès de l’indignation juridique : c’est ainsi que les peuples prennent possession d’eux-mêmes, et s’approchent toujours davantage du véritable type de la théocratie universelle.

Après avoir établi les bases du droit individuel, M. Rosmini cherche les bases du droit social. La domination purement humaine, c’est-à-dire l’empire, ne constitue aucune société ; elle laisse les hommes dans l’état de nature. L’origine de l’association est dans la pensée, elle ne commence qu’à l’instant où plusieurs hommes ont la conscience de tendre au même but ; elle ne subsiste que tant que subsiste l’intimité des associés. Personne n’a droit de commander à la pensée ; donc, personne n’a droit d’empêcher une association morale. Tous les hommes tendent à la vérité, au bien, à la vertu ; donc la vérité, le bien, la vertu, sont les élémens de l’association universelle. La vérité, le bonheur et la vertu sont identiques avec Dieu ; donc Dieu est le principe de cette association, il en est le chef, nous sommes naturellement sous son empire, et il est le maître absolu du genre humain, La domination divine est raisonnable, car elle tient au premier principe de la raison, l’être ; naturelle, car elle dépend du premier principe de la création ; providentielle, puisqu’elle se trouve établie à notre avantage. La morale, le culte, l’obéissance, tels sont les trois caractères de notre servitude envers Dieu, qui prescrit de suivre la lumière de la raison, de reconnaître son empire, et de nous soumettre à la volonté divine.

Ce plan d’une société universelle soumise à Dieu, comment peut-il se réaliser ? Par l’intervention même de Dieu, qui est déjà descendu parmi nous pour préparer son règne. D’abord il est venu distribuer le bien et le mal au peuple juif pour révéler à la raison humaine la distinction qui existe entre l’infini et la nature, le bien-être et la vertu. Nous avons dû à une autre intervention divine, à la prédication des apôtres, la révélation d’une vie éternelle et d’un Dieu illimité. Enfin, une nouvelle intervention toute morale s’accomplit par les miracles de la grace. Il ne suffisait pas de nous apprendre par les miracles à séparer Dieu de la nature, puisque, malgré les miracles, on peut nier Dieu. Il ne suffisait pas de nous donner la perception de la vérité, puisque cette perception n’empêche pas l’homme de se livrer à ses passions. Il fallait fortifier aussi nos sentimens. Or, d’où vient en nous ce sentiment, cette foi qui nous unit réellement à la société universelle ? C’est là un don de Dieu : les anciens avaient entrevu l’association de tous les hommes ; ils n’y croyaient pas ; Dieu leur avait refusé la foi dans leurs propres idées, car il ne devait rien à une société dégénérée qui avait violé ses lois. Le don de la grace n’a été accordé qu’au Rédempteur.

Le Christ est en même temps Dieu et homme : comme Dieu, c’est le Verbe, la lumière de la raison ; il jouit de tous les droits du père, et par conséquent il est le maître absolu du genre humain ; comme homme, le Christ est le serf de Dieu et notre frère, et il est resté de droit notre supérieur, puisque seul il est demeuré fidèle à Dieu. À ce double titre, le Dieu-homme est le ministre de la rédemption, il se sert de son pouvoir pour nous racheter, et il se présente à nous comme le juge du monde et le chef de l’église. Par nous-mêmes nous serions impuissans à nous réunir ; nous n’avons pas assez de foi dans les principes abstraits de la raison ; à chaque instant, l’amour terrestre subjugue l’amour universel qui nous attache à tous les hommes. C’est Dieu lui-même qui nous réunit en se communiquant à nous d’une manière surnaturelle. Quand cela arrive, Dieu n’est plus une idée abstraite ; il reçoit les formes positives de la révélation, il se fait sentir à nous dans le sentiment spécial de la grace (sentimento deïforme). Alors la société universelle, qui n’était qu’une possibilité, devient une réalité dans l’église, et nous agissons en vertu d’un miracle.

Les progrès de l’église sont les progrès de l’amour ; l’histoire de l’église, pour M. Rosmini, est un miracle continuel. Le perfectionnement de la théocratie lui présente quatre degrés, les quatre degrés de la communion entre l’homme et Dieu. 1o D’abord l’homme ne reçoit de Dieu que la lumière qui se trouve dans l’idée de l’être possible. Cette lumière suffit à lui révéler l’existence des objets, à lui en montrer la valeur ; son intuition s’arrête devant la nature finie ; nous n’aimons pas Dieu, nous aimons la création. Il est vrai que l’intelligence humaine peut découvrir l’existence de Dieu ; mais cette induction, bien que logiquement nécessaire, ne peut produire par elle-même ni la persuasion, ni la foi. 2o La théocratie, à peine ébauchée et tout incertaine dans les lumières de la raison naturelle, se développe lorsque Dieu se manifeste par les prodiges de la révélation ; les preuves se présentent plus claires, plus nombreuses, et la persuasion qui nous unit à Dieu se raffermit. 3o Par la grace, le lien entre l’homme et Dieu change de nature ; nous avons le sentiment de la divinité, et partant une activité divine, car tout sentiment provoque une action. 4o Par l’incarnation, la société théocratique se complète, Dieu s’empare de l’homme, la personne humaine disparaît ; dans le Christ il n’y a plus qu’une personne divine, nous sommes identifiés avec le souverain bien.

Le Christ nous réunit dans la théocratie parfaite ; il élève par la grace la société naturelle à l’état surnaturel de la société religieuse. Avant le baptême, Dieu était notre maître ; il ne gouvernait pas, il commandait, son règne était une domination (signoria). Dans l’ère nouvelle, le Christ vient établir le gouvernement de Dieu à la place de la domination, le baptême nous unit à l’homme-Dieu, et l’association de tous les hommes commence sous l’action vivifiante de l’amour universel. L’église succède au Christ, et représente le gouvernement de Dieu sur la terre. Les sacremens sont les moyens qu’elle emploie pour disposer de la grace et administrer les dons de l’amour. Le prêtre tyrolien parle longuement des droits innés et acquis de l’église, il exhume le droit canon tel qu’il a plu à la cour de Rome de nous l’octroyer, et s’efforce de le réhabiliter par des subtilités bizarres qui nous initient, peu s’en faut, aux bienfaits de l’inquisition. En définitive, il voit dans l’avenir la papauté fondant le règne du Christ ; il attend un état juridique présidé par Rome, un bonheur universel défini par une nouvelle algèbre du sentiment, et il espère tous ces prodiges, parce que l’église, prodige elle-même, peut se développer à l’infini, si Dieu veut manifester sa grandeur.

En voyant le rôle que M. Rosmini donne à la charité dans ce monde, on se souvient qu’il est le fondateur de l’ordre des pères de la charité chrétienne. La charité, de l’avis du philosophe italien, est la seule voie de salut ; sans la charité, le christianisme est une religion morte ; la science moderne, séparée des croyances, conduit au désespoir. C’est en espérant dans les miracles de la charité, que M. Rosmini prétend triompher du découragement. Ainsi, partout il cherche, par l’idée de l’intervention divine, à échapper aux conséquences de son système. Dans la métaphysique, il a divinisé la pensée pour détruire le scepticisme ; dans la morale, il a dû remonter à Dieu pour trouver un principe qui obligeât ; dans la philosophie de l’histoire, il présente la rédemption comme la source de l’espérance infinie qui doit correspondre à nos désirs infinis. Dans la religion enfin, il cherche un miracle qui puisse élever l’humanité à sa perfection dernière. Le miracle, d’après M. Rosmini, a déjà commencé. Nos sentimens ne supportent plus ni l’iniquité de l’esclavage, ni l’humiliation de la femme, ni les spectacles des gladiateurs ; l’homme n’est plus un instrument, la vie de l’homme n’est plus un jeu pour nous. La femme est libre, et cependant il n’y avait pour elle d’autre alternative dans l’antiquité que la réclusion ou le mépris. Si nos sentimens se perfectionnent, ce ne sera pas en vertu d’une science abstraite, ce sera par la réalisation surnaturelle de l’association universelle du genre humain. Alors tous les états seront soumis à l’église, toutes les lois seront jugées par le gouvernement de Rome. « On demande un seul code pour tous les états italiens, dit M. Rosmini dans son introduction à la Philosophie du Droit ; c’était là le vœu de César, de Théodoric, de Frédéric et de Napoléon. Mais les codes modernes ferment la voie aux réformes, tuent la science, immobilisent la justice, et souvent ne font même que consacrer l’injustice. Je ne demanderai une loi écrite que lorsqu’elle sera examinée, interprétée, modifiée sans cesse par la sagesse d’un conseil permanent et infaillible. Les anciens disaient que les lois doivent commander aux magistrats, et les magistrats au peuple ; nous qui sommes chrétiens, nous devons soumettre les lois même à l’éternelle justice représentée par les plus hautes intelligences[5]. »

Il n’est pas d’utopiste qui ne pût aisément revendiquer une pareille conception, et la défendre contre la foi du prêtre tyrolien, au nom d’une autre foi. Ici encore M. Rosmini développe deux théories qui se combattent l’une l’autre. Ce manichéisme rationnel qui l’avait conduit à imaginer deux intelligences, l’une pour la vérité, l’autre pour l’erreur, l’une pour les individus, l’autre pour les masses, se reproduit dans l’antithèse de l’église et de l’empire, et l’utopie politique de M. Rosmini nous offre le plus singulier mélange d’idées charitables et répressives, humbles et fières, libérales et absolutistes. M. Rosmini plaide la cause de l’humanité contre l’empire, et il multiplie jusqu’à l’absurde les droits de l’empereur ; il plaide la cause de la charité contre l’égoïsme, et il condamne comme une spoliation injuste cette misérable taxe du paupérisme anglais. Il fonde une hiérarchie de capacités rigoureusement proportionnée aux mérites, et il exagère la propriété féodale jusqu’à consacrer le servage. Il proclame les droits de l’intelligence, de la vérité, de la liberté ; mais il ne reconnaît d’autre intelligence, d’autre vérité, d’autre liberté que celle de sa croyance. Tour à tour plus libéral que le libéralisme et plus absolu que l’absolutisme, en présence des majorités révolutionnaires, il exige l’unanimité ; en présence de l’empire, il exige le gouvernement des individus ; devant la barbarie, il invoque l’avénement de la pensée qui doit prendre possession d’elle-même, et lorsque la révolution française éclate, lorsque la pensée se pose toute seule, comme dit Hegel, pour dicter les lois, les institutions, le culte, refaire l’état, renouveler le monde, M. Rosmini applaudit aux barbares qui se précipitent contre la France. Par une illusion métaphysique, dans le monde ancien il apprécie les états en raison de la force matérielle ; par une autre illusion, dans le monde moderne il condamne les états au moment où ils viennent, avec de nouvelles armes et une nouvelle tactique, préparer le triomphe des idées nouvelles qu’il appelle accidens. Forcé de donner son dernier mot sur la civilisation moderne, il la condamne d’un côté, sous prétexte qu’elle ne se développe qu’en exagérant à l’infini les créations chimériques de la réflexion ; de l’autre, il l’exalte à son insu, en montrant les heureux effets des découvertes utiles qui jaillissent de cette inspiration de l’infini pour les peuples chrétiens. Persuadé que la pensée peut se séparer de la réflexion, que dans les époques barbares on pense, qu’on réfléchit dans les époques civilisées ; convaincu que le moyen-âge pensait sans réfléchir, qu’aujourd’hui nous réfléchissons sans penser ; s’exagérant et le calme des vieux temps et les besoins qui nous agitent, M. Rosmini veut combiner l’immobilité des anciens et la mobilité des modernes, les vieilles institutions et celles de nos jours, le but de la barbarie et les ressources de notre siècle, la pensée du moyen-âge et la civilisation. Étrange utopie qui accouple la féodalité et la démocratie, les croisades et les chemins de fer, les monastères et la Bourse, saint Thomas et Hegel ; rêverie sans base et sans avenir, qui se brise contre la réalité de ce monde moderne, frémissant encore de tous les combats que la révolution a dû soutenir contre la pensée du moyen-âge ! C’est la séparation de l’infini et du fini, de la substance et de l’accident, de ces deux termes indivisibles, qui produit dans le système de M. Rosmini cette immense contradiction. C’est pour avoir créé deux raisons, qu’il méconnaît le rôle de la raison et les tendances de l’humanité.

Et au moment où le philosophe italien se rejette vers l’infini, vers ce Dieu qui enfante les découvertes modernes et qui élève l’intelligence, omnia ad se ipsum trahens, ce n’est ni dans la logique de l’histoire ni dans la poésie des civilisations qu’il le cherche, c’est dans l’idée d’une grandeur sans forme et sans mesure. Dans le monde ancien, il avait sacrifié la civilisation à la barbarie ; chez les modernes, il place une idée vide et stérile au-dessus des inspirations divines de la civilisation. Ici, nous nous retrouvons au point de départ du système : M. Rosmini avait pris pour principe une idée isolée de la sensation, de l’erreur, de la tradition, et par la force de la dialectique cette idée, s’isolant de la terre, reste seule à la fin de sa théorie, comme base de toute certitude et de toute espérance. Interrogeons-la cependant, demandons-lui une morale, une patrie céleste ; rien ne peut en sortir, elle était indéterminée, elle reste indéterminée ; toujours présente à l’esprit et toujours négative, illimitée comme le possible, elle embrasse tout, le bien comme le mal, le vice comme la vertu, le ciel comme la terre, ou plutôt, placée entre l’être et le néant, ni finie ni infinie, ni en nous ni hors de nous, elle n’est ni le bien ni le mal, ni le vice ni la vertu, ni le ciel ni la terre. Voilà donc M. Rosmini ramené par la raison à son point de départ, à cette double incertitude empirique et rationnelle, à ce rapprochement des théories de Locke et de Kant sur lequel repose son système. Comment échappera-t-il au double désespoir du sensualisme et du criticisme ? Il ne lui reste qu’une ressource, celle de la foi, d’une foi miraculeuse qui résiste à toutes les démonstrations, à toutes les preuves, à tous les faits ; mais peut-on bien espérer, à l’instant où tout un système nous impose le désespoir ? Et si même on se rattache au dogme catholique, il reste à démontrer la supériorité de ce dogme sur les autres croyances. Est-ce par le don de la foi qu’on la prouvera ? Ne voit-on pas des martyrs chez tous les peuples, pour toutes les causes, pour la science, pour l’état, pour les idées, pour tous les cultes ? La foi n’appartient donc pas exclusivement au catholicisme. Est-ce sur l’idée de l’infini que repose sa supériorité ? Mais M. Rosmini lui-même a montré que cette idée est inséparable de la raison. D’ailleurs tous les prophètes du monothéisme, tous les utopistes ne proclament-ils pas un dieu infini ? En définitive, M. Rosmini n’a reconnu le don de la grace que pour diviniser un irrésistible entêtement théologique, et pour étayer, à force de miracles, une philosophie sceptique sur tous les points. Ainsi, une idée vide, se joignant à une forme vide, à la sensation, donne, par le miracle de l’intégration, la réalité de l’univers : voilà un miracle dès l’origine du système ; la foi dans nos pensées est encore un miracle, le cours de l’histoire n’est qu’un prodige continuel ; nos convictions chrétiennes sont des prodiges. En vérité le criticisme rosminien n’est dogmatique que par une obstination surnaturelle.

III.

Le prêtre et le philosophe se combattent sans cesse chez M. Rosmini, et les traces de cette lutte se retrouvent même dans l’influence qu’il a exercée en Italie. D’abord le prêtre tyrolien ne s’est adressé qu’aux fidèles ; dès l’âge de trente ans, il fondait l’ordre religieux dont il est aujourd’hui le chef[6]. Sa dévotion, son rang, sa qualité d’ecclésiastique, ses voyages, ses relations personnelles avec le souverain pontife, ses profondes convictions gouvernementales, sa haine pour les libéraux, son ardeur à combattre la révolution, tout contribua à lui obtenir des succès de sacristie et une certaine renommée dans le clergé. Ses attaques multipliées contre les théories révolutionnaires attirèrent bientôt sur lui l’attention d’un autre public. Bafoué par les libéraux, M. Rosmini ne recula pas et continua sa course. Il sut profiter à la fois des tendances spiritualistes réveillées par les nouvelles idées françaises et de la réaction catholique contre la démocratie de 1830. Tandis que sa philosophie triomphait peu à peu des répugnances libérales, sa foi lui ouvrait les écoles du Piémont et presque tous les séminaires de la Haute-Italie. Inflexible à la fois comme prêtre et comme penseur, le chef de l’ordre de la charité chrétienne ne voulut renoncer ni à la manie d’attaquer les libéraux ni aux conséquences hardies de sa philosophie. C’est ainsi qu’il se créa de vive force de nouveaux ennemis dans l’opinion libérale et chez les partisans de l’ordre de Jésus. M. Rosmini lutta contre tous : aux uns, il répondait par de gros volumes ; aux autres, par des articles ; un jour, on le vit adresser à je ne sais quelle gazette des lettres pour démontrer : 1o qu’il n’était pas fripon, 2o qu’il n’était pas ignorant. Rien de remarquable dans ces polémiques minutieuses et envenimées, si ce n’est qu’elles s’expliquent par la situation de l’Italie. Là tout se complique, la politique comme les institutions, les traditions comme la langue, et la lutte des tendances contraires, entretenue par les rivalités personnelles, par les jalousies, se poursuit, éclate avec d’autant plus d’ardeur dans les polémiques scientifiques et littéraires, qu’elle ne peut éclater sur le terrain politique. Pour dominer cette lutte, pour surmonter tous les obstacles, pour prévenir les dissidences, il faut analyser dans ses moindres détails l’idée qu’on veut faire pénétrer en des esprits aussi diversement disposés ; il faut la présenter sous toutes ses faces, l’expliquer dans toutes ses conséquences, la joindre à toutes les traditions. De là les livres de Filangeri si prolixes, l’allure agressive et triviale de Gioja, le caractère à la fois technique et abstrait du style de Romagnosi. La langue souffre nécessairement d’une telle complication, et les écrivains doivent renoncer à l’élégance, s’ils veulent instruire. M. Rosmini semble avoir étudié le style philosophique dans la Somme de saint Thomas, et c’est à force d’analyse, de distinctions, c’est par une scolastique étrange, mais irrésistible, par des polémiques verbeuses, excentriques, mais utiles, qu’il veut maintenir sa supériorité devant les théologiens et les patriotes. Son système nous présente comme une casuistique appliquée à toutes les questions de la science, comme une discussion universelle de toutes les philosophies depuis Aristote jusqu’à Hegel. Comment le suivre dans tous ses combats ? le désordre intellectuel de l’Italie nous laisse à peine distinguer ses adversaires et ses disciples. Comment soumettre à un classement précis cette société si variée, si complexe, où tout écrivain veut se former un système, et où l’extrême diversité dans les idées et dans la culture intellectuelle arrête le développement de la critique et la formation des écoles ? En France, en Angleterre, en Allemagne, il y a tout un peuple de savans distingués, et une sorte de sens commun scientifique qui élève le talent jusqu’à un certain niveau et l’empêche de descendre plus bas. De gré ou de force, les écrivains doivent accepter ou combattre régulièrement le système qui domine. En Italie, il y a plus de génie que de talent, plus de talent que d’instruction, et, pour peu que la complication des idées et des tendances cesse d’être gouvernée par un esprit supérieur, on voit éclater partout la confusion et la bizarrerie. C’est déjà un phénomène extraordinaire au-delà des Alpes que l’existence d’une secte qui prend le nom de son fondateur, s’étend depuis Turin jusqu’à Rome, et accepte la position faite à M. Rosmini, en combattant le parti libéral et le parti obscurantiste. Sans descendre aux détails insignifians de l’histoire du rosminianisme, nous donnerons ici quelques indications sur ses adeptes et ses adversaires.

Parmi les disciples de M. Rosmini, il faut distinguer M. Tarditi, M. Tomaseo, et M. le marquis de Cavours. M. Tarditi a publié une apologie de son maître, ferme, nette et très remarquable, ne fût-ce que par les fureurs jésuitiques qu’elle a soulevées. Il est à regretter que M. Tarditi exagère la modestie jusqu’à perdre le sentiment de ses forces, et la politesse jusqu’à traiter respectueusement les absurdités palpables de ses ennemis. — Ce n’est pas là le défaut de M. Tomaseo. Dominé par l’enthousiasme littéraire, poète et philosophe incomplet, M. Tomaseo présente un mélange curieux de vivacité et de pédanterie, de grace et de raideur. Loyal, mais intraitable, excellent écrivain, mais faible penseur, visant toujours à la précision et toujours entraîné par la rapidité de sa plume, il a tenu le premier rang parmi les journalistes italiens, tant qu’a duré l’Anthologie de Florence. Sa facilité lui permettait de devancer d’un mois le jugement du public ; ses instincts généreux lui tenaient lieu de critique, et souvent même des lumières de la science. Cet écrivain, qui régentait toute la littérature secondaire, fut le premier à proclamer la philosophie de M. Rosmini, qu’il confondait dans son admiration esthétique avec Manzoni, Vico et Dante. Depuis ce temps, M. Tomaseo est venu en France, et, au lieu de suivre le mouvement des idées, il s’est révolté contre l’influence française ; il a pris sa mauvaise humeur pour de la supériorité, le spleen pour du génie ; il s’est posé en grand penseur, il est resté journaliste. M. Tomaseo a publié un dictionnaire de synonymes plein de sentences libérales, un livre sur l’éducation qui rappelle l’Émile de Rousseau, plusieurs volumes de jugemens, de critiques, une foule d’articles détachés dépourvus d’intérêt, parce qu’ils n’ont plus le mérite de l’à-propos. Il y a çà et là dans ses livres de belles pages, de curieux détails, quelque scène intéressante, des souvenirs pittoresques, et toujours un grand éclat de style uni à un sentiment religieux des beautés de la langue italienne ; mais partout la forme l’emporte sur le fond, la parole sur la pensée.

Les Études philosophiques de M. Tomaseo sont disposées par maximes. En vrai rosminien, il veut compléter le sentiment par l’intelligence, et l’intelligence par le sentiment ; le sentiment isolé donne une foi sans idées, la raison toute seule donne des idées sans foi. — Divisez les deux termes, dit M. Tomaseo, vous n’aurez que de la folie ou de l’algèbre ; en les réunissant, vous aurez au contraire une synthèse divine, et notre amour donnera une forme positive au dieu négatif de la raison. — Les choses, poursuit-il en s’écartant de son maître, sont à la fois des indices, des moyens et des limites. Les limites révèlent l’existence des objets ; par la douleur qu’elle provoque en nous, la limite devient un indice ; la logique s’empare de l’indice et nous conduit à la découverte. Là commence une longue série de jeux de mots : le sommeil est une limite, le songe un indice ; la femme est tour à tour instrument et indice, quelque chose de vulgaire et de sublime. Les barbares respectent les limites, de là leur grandeur ; la sophistique les déplace, de là l’erreur. M. Tomaseo, complètement dupe de ses propres métaphores, nous recommande en même temps de respecter les limites et de les surmonter ; il change les termes suivant les besoins de la démonstration, et il ne s’aperçoit pas que son principe est une illusion qu’il rejette à l’instant même où il la propose. Le droit et la politique offrent un nouveau thème à ses concetti métaphysiques. Ici encore il veut que l’on combatte et que l’on respecte les limites ; les gouvernemens tombent en créant trop de limites, ils tombent aussi en les détruisant ; les religions se fondent sur les indices, et pourtant elles précipitent leur décadence en les multipliant. L’aristocratie, la tyrannie, la démocratie, les cultes, tout chez M. Tomaseo devient prétexte à jeux de mots, et l’être indéterminé de M. Rosmini, après avoir été Dieu, le premier principe de certitude, devient, par la toute-puissance de la phrase, la source de l’orgueil et du doute.

On attribue à M. Tomaseo un livre sur l’Italie, ou plutôt un sermon contre l’immoralité des gouvernemens italiens. Je respecte le catholicisme de M. Tomaseo ; c’est une foi ardente qui combat contre la domination temporelle de l’église au nom de l’Évangile et de l’unité italienne. Je préfère même cette franche indignation d’un esprit simple et naïf aux sophismes savans de M. Rosmini ; il y a du courage dans ce patriotisme un peu dépourvu de sens commun et qui propose de supprimer la diplomatie et de renvoyer tous les princes italiens avec des apanages vivre où bon leur semble ; il y a de l’élévation dans cette critique amère qui s’acharne contre les hommes avec une sainte ignorance des affaires de ce monde et des lois de l’esprit humain. M. Rosmini veut conquérir la terre à force de bénédictions : pourquoi serait-il défendu à M. Tomaseo de régénérer l’Italie à force de rhétorique ? Au moins l’écrivain dalmate ne fausse pas la justice pour sanctifier tous les abus ; il ne fausse pas la charité pour encourager toutes les oppressions, il ne parle pas d’amour mystique pour réclamer les biens ecclésiastiques et pour dénoncer des libéraux. M. Tomaseo prêche le règne du Christ avec une rude éloquence ; dans ses visions, il voit le pape danser avec un caporal autrichien et un juif, Marie-Louise danse avec Neipperg et Napoléon, d’autres dansent à leur tour avec je ne sais qui ; ce sont là des puérilités, mais ce ne sont pas des théories fondées sur les principes du droit seigneurial et du droit canon. Si, au point de vue de la science, nous ne pouvons qu’admirer les subtilités de M. Rosmini, certes toutes nos sympathies nous forcent à absoudre les rêves de M. Tomaseo.

Parmi les nombreux écrits de M. Tomaseo, il y a quelques romans conçus d’après un but moral, et par conséquent très ennuyeux : le plus remarquable a pour titre Foi et Beauté. C’est l’histoire d’une jeune fille qui se fait entretenir par un boyard, ensuite par un étudiant, en troisième lieu par un négociant ; après plusieurs aventures, elle se marie en Bretagne et meurt de phthisie. On nous demandera quelle est la moralité de ce roman ? Le récit nous montre la funeste influence de la vie parisienne et la puissance des cérémonies religieuses. À Paris, l’héroïne de M. Tomaseo ne peut vivre qu’avec un boyard ; plus elle s’éloigne de Paris, plus elle devient vertueuse. En Bretagne, elle fréquente les églises, et meurt comme une sainte. Voilà le don de la foi mis en poésie ; le titre du roman aurait dû être : Dévotion et volupté, deux choses qui ne s’allient pas en France, ce qui exaspère le poète dalmate contre les Français et les Françaises.

M. de Cavours n’est pas moins porté vers la précision et la logique que M. Tomaseo vers la bizarrerie : il écrit en français, et la langue française, en s’emparant du système de M. Rosmini, le simplifie, en efface les irrégularités, le discipline, et le met à sa place dans l’histoire de la philosophie moderne. D’après M. de Cavours, Descartes a proposé une double réforme : son doute conduisait au scepticisme, son axiome, cogito ergo sum, supposait l’idée de l’être, et conduisait au premier principe de la connaissance. Le vice du cartésianisme était caché, les bienfaits étaient frappans, l’innovation fut accueillie sans réserve. On améliora la philosophie dans les détails, peu à peu l’analyse se porta sur les circonstances extérieures de la pensée, l’élément sceptique du cartésianisme prévalut, et le vrai principe de la connaissance fut méconnu. Au XVIIIe siècle, la science est bouleversée ; on perfectionne les ornemens de l’édifice, on en détruit la base ; les accessoires font oublier le fond ; on s’occupe des conclusions, et on détruit les prémisses. Reid tente une réforme, mais il ne peut sortir du cercle du scepticisme. Kant réhabilite la raison sans découvrir le premier principe de la certitude ; les écoles qui viennent après Kant flottent entre le panthéisme et le scepticisme. M. de Cavours nous présente enfin les théories rosminiennes comme la conséquence de la philosophie moderne et le principe d’un nouveau mouvement philosophique. — Suivant M. de Cavours, le progrès de la morale ne s’explique que par l’intervention directe des révélateurs. L’homme, dit-il, n’est, dans l’état de nature, qu’un animal intelligent : il naît sans amour, l’égoïsme seul est inné en lui ; l’homme naît sans idées morales, il peut penser, il est vrai ; toutefois sa pensée, sans le secours de la parole, se trouve réduite à la perception des objets. C’est la parole qui provoque l’intelligence à abstraire, c’est la révélation qui lui transmet les idées morales, c’est Dieu qui nous donne avec l’amour la force pour les suivre. Avant l’Évangile, les idées morales étaient limitées, l’amour n’était que de la bienveillance ; l’Évangile a effacé toutes les limites, et tandis que l’intelligence conçoit l’idée d’un bien infini, la charité chrétienne embrasse l’humanité tout entière. Il y a sans doute des athées qui raisonnent avec précision sur les idées révélées, des jurisconsultes qui appliquent avec rigueur les principes du droit sans avoir foi dans le fondement de l’obligation morale ; on voit les moralistes qui ont la même notion, le même sentiment du devoir, s’efforcer d’expliquer le droit par des théories diverses. Mais si l’intelligence peut, par un jeu de logique, développer les idées qu’elle reçoit, elle ne saurait suppléer aux dons de la foi et de l’amour ; elle est naturelle, et les dons du christianisme sont surnaturels. Sans la grace, il n’y a ni croyance, ni action, ni salut. M. de Cavours ajoute que le chrétien, quelle que soit son instruction, vivant au milieu d’un peuple intelligent, mais livré à de fausses croyances, conserve tout entier, dit-il, le sentiment de sa supériorité morale. Vaincu par les arts, par l’industrie, par la civilisation, en un mot par l’intelligence, il triomphera par la foi, par l’amour et par l’action. Le disciple de M. Rosmini oublie que ce sentiment se retrouve chez les Turcs, et en général chez les infidèles, qui, sans contester les avantages de la civilisation chrétienne, sans nier les prodiges de notre industrie, nous considèrent comme des mécréans et des réprouvés à cause de l’infériorité de notre conviction religieuse.

Nous ne trouverons pas chez les adversaires du philosophe tyrolien la même unité de tendances. Le libéralisme a manqué de fermeté vis-à-vis de M. Rosmini, la censure d’ailleurs a comprimé certains débats ; les philosophes se sont bornés à signaler les tendances idéalistes de la nouvelle doctrine. M. le comte Mamiani semble les avoir combattues pour se former une sorte de système nouveau, en opposition à la théorie de l’être possible. Souvent en Italie des hommes, d’ailleurs instruits, s’épuisent en efforts pour altérer au profit de la vanité nationale les idées qui se développent en Europe ; ils croient qu’on peut sacrifier les principes au patriotisme, en réalité c’est eux-mêmes qu’ils sacrifient dans cette singulière entreprise. Tel est le tort de M. Mamiani : repoussant également la philosophie de M. Rosmini et les philosophies étrangères, il a proposé le renouvellement de l’ancienne philosophie italienne, et, comme de raison, il s’est mépris sur les systèmes des anciens et sur ceux des modernes. — Les philosophes, s’est-il dit, ne sont pas d’accord : d’où vient la diversité des écoles ? De la diversité des méthodes ; si les penseurs se réunissaient pour suivre une seule méthode, à l’imitation des physiciens, toutes les dissidences disparaîtraient. Suivons donc la vraie méthode ; mais cette méthode, où la prendrons-nous ? Dans l’histoire de la philosophie. Or l’histoire de la philosophie étudiée sans la moindre prévention, avec la plus grande impartialité, bref, sans principes, apprend à M. Mamiani que la vraie méthode se trouve chez les philosophes de son propre pays, et précisément chez les penseurs de la renaissance. À l’entendre. Bacon, Descartes, Kant, tous les métaphysiciens depuis deux siècles ont fait fausse route ; la philosophie italienne s’est mésalliée en faisant cause commune avec les écoles étrangères. M. Mamiani conseille de revenir aux auteurs de la renaissance. Quelle est donc cette méthode inconnue, oubliée, qui n’a pas empêché les Italiens de s’égarer, l’Europe de se diviser, les philosophes du XVIe siècle de se combattre sans cesse, et qui pourtant doit nous mettre d’accord et bannir à jamais toutes les dissensions ? M. Mamiani l’expose dans une série d’aphorismes pris çà et là chez Campanella, chez Galilée, chez Patrizzi, chez une foule de penseurs fort opposés les uns aux autres, et d’accord en cela seul qu’ils avaient du génie et acceptaient la logique d’Aristote. Ces aphorismes se réduisent en général à des axiomes vieux comme le monde, à des conseils d’une complète insignifiance, et à des préceptes tirés de l’Organon d’Aristote.

La philosophie de M. Mamiani se présente comme l’application de cette méthode, et on devine qu’elle n’est pas de force à mettre les philosophes d’accord. Les anciens débutent par l’ontologie, les modernes par la psychologie ; psychologue par conviction, ontologue par préjugé, M. Mamiani confond les deux procédés, et la confusion qui éclate au début plane sur tous les développemens du système. D’un côté, M. Mamiani veut faire abstraction de l’origine de la connaissance, il interdit à M. Rosmini la recherche préliminaire de l’origine des idées, qu’il croit incertaine, et, entraîné par les tendances irrésistibles de la psychologie, il veut fonder la certitude sur l’histoire phénoménale de l’esprit humain. Il défend à M. Rosmini de douter de l’intuition, c’est là pour lui un premier principe ; puis il veut prouver la raison et donner la démonstration rigoureuse et syllogistique de toutes les vérités intuitives, qui, suivant lui, n’avaient pas besoin de démonstration. M. Mamiani veut éviter la recherche de l’origine des idées, mais les difficultés de la psychologie l’entraînent, le dominent ; il en vient à nier l’existence des idées innées et à expliquer comment elles se forment par la généralisation. Enfin il veut renouveler l’ancienne philosophie italienne, il cite au hasard cent philosophes qui seraient bien étonnés de se rencontrer dans un même livre, il donne une tournure antique, sentencieuse, prétentieuse, à toutes ses déductions, et ce renouvellement de l’ancienne sagesse se réduit à un sensualisme incertain, composé avec quelques idées de Reid et de Destutt de Tracy.

M. Mamiani se trompait avec plus d’esprit qu’il n’en fallait pour écrire un bon livre ; il cherchait une voie nouvelle, et n’est pas novateur qui veut l’être ; il cherchait une méthode sûre, et il ne pouvait la trouver en faisant de la philosophie une question de vanité nationale. Cependant, auteur de quelques hymnes sacrés, presque poète, M. Mamiani avait figuré dans les mouvemens de la Romagne ; son livre donnait quelques espérances. De Paris, l’auteur parlait aux Italiens avec la tristesse de l’exilé : on lui témoigna de la sympathie. Qui pouvait prononcer des paroles amères sur un ouvrage aussi inoffensif ? M. Rosmini se montra seul impitoyable pour son adversaire, il écrivit un énorme volume dans le seul et unique but de faire un exemple et de montrer jusqu’à quel point il était possible de se contredire en Italie sans perdre les applaudissemens de quelques lecteurs. Jamais, même au cœur du moyen-âge, on n’a poussé plus loin la pédanterie et la dialectique. Le prêtre tyrolien a tout contrôlé, tout rapproché, les citations malheureuses, l’incertitude des opinions, les hésitations du langage ; il a poursuivi toutes les erreurs de conséquence en conséquence, de période en période ; il a exploité toutes les fautes de son adversaire avec une cruauté infatigable, mais sans aller jusqu’à l’injure, sans descendre aux insinuations personnelles, aux accusations politiques ou religieuses. Aux premiers coups, l’ouvrage vole en éclats ; M. Rosmini en ramasse les débris, en fait jaillir des théories qui s’y trouvent en germe et que son adversaire y avait déposées à son insu ; il les développe et en tire mille contradictions. Fatigué de tant d’erreurs, il poursuit néanmoins son travail ; vingt fois il terrasse son adversaire, vingt fois il le relève pour le seul plaisir de le terrasser de nouveau ; puis il découvre deux hommes chez M. Mamiani, et il les met aux prises, les force à se réfuter l’un l’autre. Le système, cela va sans dire, est livré dédaigneusement à la critique des autorités nationales que l’auteur invoque, et M. Mamiani, combattu par lui-même et par les théories du prêtre tyrolien, est condamné impitoyablement à accepter cette malheureuse idée de l’être possible. Votre intuition, dit M. Rosmini, étant une pensée, suppose une idée générale ; votre comparaison ne peut avoir lieu que sur deux pensées et suppose encore des idées ; votre abstraction ne peut s’exercer que sur des jugemens, et toujours vous êtes forcé d’admettre au moins une idée innée. Sans l’idée de l’être, aucune pensée n’est possible, et s’il fallait acquérir cette idée par la généralisation, comme elle exprime le plus haut degré d’abstraction, avant de penser, les hommes devraient avoir perfectionné leurs connaissances à un degré étonnant. Qu’est-ce d’ailleurs que cette intuition que vous donnez comme le premier principe de la certitude ? Est-elle une sensation ? ce serait une inconnue. Est-elle un jugement instinctif ? il faut alors en démontrer la vérité. Est-elle une connaissance ? il faut toujours la vérifier ; et si elle n’est pas une connaissance, ce n’est pas un principe de certitude. Renoncez-vous à démontrer l’intuition ? vous renoncez à démontrer notre savoir, vous renoncez à la métaphysique. Voulez-vous la prouver par le principe de contradiction ? Où prenez-vous ce principe ? dans l’intuition ? Non : dans nos idées générales ? Mais si elles dépendent de l’intuition, comme vous le pensez, vous prouvez l’intuition par ses propres produits, le principe par ses conséquences ; si les idées ne dépendent pas de l’intuition, il faut chercher ailleurs l’origine des idées et la certitude des connaissances humaines. Vous voilà donc forcé, 1o de résoudre le problème de l’origine des idées, 2o d’admettre une idée innée, 3o de l’admettre comme premier principe de certitude. — Le prêtre tyrolien développe ces réfutations avec une ampleur merveilleuse ; en même temps, il se tourne contre Romagnosi pour en finir avec le sensualisme moderne, et il remonte à saint Thomas et à Parménide pour donner la généalogie italienne de la théorie de l’être. M. Mamiani répondit convenablement, avec politesse, sans descendre à aucune personnalité, sans faire la moindre allusion aux tendances religieuses et politiques de son adversaire, sans sortir une seule fois du cercle des questions métaphysiques. Chose curieuse, on vit deux hommes, appartenant à deux partis opposés, discuter avec passion de l’être et du non-être, tandis que le plus petit événement, le moindre conflit, au nom de principes sur lesquels ils gardaient un silence absolu, pouvaient mettre du sang entre les deux philosophes.

Les jésuites ont combattu M. Rosmini avec plus d’ensemble, avec ce sens pratique et cette imperturbable unanimité qui les caractérise. Ce fut un père Dmowschi, de l’ordre de Jésus, qui commença les attaques à Rome, dans un livre latin : ce n’étaient là que des complimens empoisonnés. Quelques mois plus tard, une société de théologiens invisibles répandait une diatribe violente où M. Rosmini était représenté comme le successeur de Luther, Calvin, Ray, Quesnel et Jansénius. Le pamphlet, sans date, imprimé clandestinement sous le pseudonyme d’Eusebio Cristiano, circula en même temps à Lucques, à Turin, à Gênes et dans d’autres villes. On ne discutait pas, on calomniait : les jésuites, sans parler de la philosophie ou de la politique de M. Rosmini, l’accusaient de nier le péché originel. La délation était portée chez des évêques, des magistrats, même chez des rois ; on n’avait pas non plus oublié le peuple, et à Lucques de pauvres femmes s’entretenaient de la grande hérésie du chef de l’ordre de la charité chrétienne.

M. Rosmini se défendit à sa manière, par un volume où la science puisait de nouvelles forces dans l’indignation[7]. Beaucoup de théologiens de la Haute-Italie se déclarèrent contre les délateurs invisibles. Le pape intervint pour imposer silence à l’ordre de Jésus. Battus sur ce point, les révérends pères changèrent de tactique, et ils annoncèrent dans les sacristies l’apparition d’une nouvelle philosophie véritablement orthodoxe ; désormais M. Rosmini devait céder la place à un envoyé de Dieu : cet envoyé était M. l’abbé Vincent Gioberti de Turin.

Écrivain atrabilaire, mécontent de tout, grand admirateur de lui-même, M. l’abbé Gioberti, dans ses ouvrages comme dans sa vie, est en contradiction perpétuelle avec tout ce qui l’entoure. Il rappelle un peu le héros de Cervantès, moins le côté chevaleresque et les momens lucides. Révolutionnaire à Turin, il fut contraint de quitter le Piémont ; il se réfugia à Bruxelles, et là il devint ultramontain et ennemi de la liberté, par cela même qu’il était en pays libre. Il s’irrite contre le progrès, contre la révolution, contre Napoléon ; puis, poussé par un besoin de contredire irrésistible, il s’emporte contre ceux qui professent ses propres idées, et passe dans un même livre, au sujet des mêmes théories, des mêmes hommes, de l’excès de l’enthousiasme à l’excès de l’indignation. M. Gioberti veut être seul de son avis. Aussi nous dit-il qu’aujourd’hui il n’y a plus de philosophie en Europe excepté la sienne. L’Italie possède actuellement les premiers penseurs du monde, mais lui, M. Gioberti, est infiniment supérieur à tous les penseurs, il est seul orthodoxe, seul il exerce une féconde influence ; il doit surpasser toutes les gloires, et sa philosophie sera la pierre angulaire du catholicisme. Comme on voit, nous sommes ici en présence d’un cas de nostalgie compliqué de vanité et de mysticisme ; laissons parler M. Gioberti, il nous apprendra lui-même comment il a écrit ses ouvrages. « Il n’est pas difficile, dit quelque part l’abbé turinois, de tomber d’accord avec les écrivains modernes, pourvu qu’on ait soin de donner à certains mots le sens contraire à celui qu’ils ont naturellement. Cela peut embarrasser au premier abord les lecteurs sans expérience, mais, avec un peu d’exercice, ils pourront s’y faire. Ainsi, quand vous lisez progrès, substituez décadence ; quand vous voyez démocratie, mettez oligarchie de la plèbe ; au lieu de liberté, lisez servitude, et tout ira à merveille. » M. Gioberti a lu ainsi tous les livres au rebours ; faut-il s’étonner qu’il ait écrit quelque douzaine de volumes en dehors du sens commun ? Malheureusement la haine ne donne pas le génie, et l’abbé turinois est réduit à traduire en attaques personnelles contre les écrivains, et en attaques nationales contre la France, tous les lieux communs de l’école théologique.

Si la France marche à la tête de la civilisation, d’après M. Gioberti, c’est que la frivolité est le caractère des peuples modernes, et la France, qui est, suivant l’abbé turinois, la plus légère de toutes les nations, représente naturellement la frivolité universelle. — La langue française est la langue des femmes et des enfans. — Chateaubriand, Victor Hugo, Lamartine, peuvent se comparer aux plus abominables poètes et prosateurs qui ont souillé la littérature italienne de la décadence. — Pour avoir du génie en France, il faut être méchant, cupide, vil, insolent, bavard, menteur, traître, et surtout égoïste. — L’école théologique elle-même n’est pas épargnée, et Lamennais, de Maistre, Bonald, sont insultés, car, apologistes de la barbarie, ils font preuve d’une ignorance et d’une frivolité particulières. — Bossuet, à son tour, est honni comme un écrivain boursoufflé et comme ayant soutenu la plus horrible de toutes les hérésies, la liberté de l’église gallicane. — S’il en est ainsi des théologiens, que sera-ce des philosophes ? Quelle que soit leur école, aucun d’eux ne trouve grace devant l’abbé turinois. Pour lui, M. Cousin n’est qu’une bonne pâte d’homme ; disciple de Condillac au fond, il n’a pas lu Malebranche et n’a pas compris Spinoza. — Collaborateur de l’Univers religieux, M. Gioberti en copie les aménités contre les éclectiques : « Prends garde, dit-il, de ne pas te laisser attraper par leurs paroles ; quand ils sont seuls entre eux, ils se moquent les premiers de leur doctrine : quel est l’éclectique qui rencontre un collègue sans rire ? » — Avec Descartes, l’abbé turinois se met tout-à-fait à son aise ; il le tutoie. Mon cher Descartes, il n’y a que les fous, dit-il, capables d’écrire tes livres. Suivant M. Gioberti, qui au reste ne trouve pas une seule objection nouvelle, ce pauvre Descartes est au-dessous du philosophe indien Gothama ; même au Mexico, on trouve des traces d’une philosophie supérieure à celle qui est sortie de l’école cartésienne ; la philosophie moderne, fille du cartésianisme, est moins chrétienne que ne l’était la philosophie d’Aristote. Descartes mérite la bastonnade.

C’est en l’an de grace 1839 que M. l’abbé Gioberti, voyant le dépérissement de la civilisation, nous a pris en grande pitié ; après avoir éclaté de rire en lisant Descartes, il s’est décidé à venir à notre secours avec une théorie du surnaturel.

L’abbé turinois a découvert un moyen sûr de détruire l’incrédulité moderne. On ne peut contester, à son avis, les mystères et les miracles ; nous avons une faculté spéciale pour les choses sacrées ; ce que la raison ne croit pas, la faculté du surnaturel doit le croire. Vous avez beau douter des mystères ; le péché originel, l’éternité des peines, la rédemption, sont des faits perçus par la nouvelle faculté qu’a découverte M. l’abbé Gioberti. Cette faculté a reçu de graves atteintes dans les derniers siècles ; il faut la fortifier et la développer. Quant aux objections de Strauss, l’abbé turinois les réfute d’un mot ; il remarque que les évangélistes et les docètes devaient en savoir plus que nous sur la vie de Jésus-Christ, ce qui ne l’empêche pas de faire l’apologie de Vico, le vrai prédécesseur de Strauss.

Après avoir raffermi la foi, M. l’abbé Gioberti songe à renouveler la philosophie. On connaît le célèbre paralogisme de Reid. Reid cherche à établir qu’il est impossible de donner la preuve du monde extérieur, il se dispense donc de la chercher, et il pense qu’il faut s’en rapporter à nos instincts. Il devient sceptique en croyant défendre le sens commun. M. Gioberti exagère jusqu’à l’absurde cette théorie de Reid, et il affirme que, par une intuition directe et indémontrable, nous voyons non-seulement la nature, mais l’acte qui crée, et Dieu. C’est là, comme on voit, le monde, la cause et la substance, ou, en d’autres termes, la ternaire de l’école éclectique. Le disciple de Reid devient ainsi, en avançant d’un pas, disciple de M. Cousin, et M. Gioberti, qui avait exagéré Reid, ne manque pas d’exagérer le philosophe français. Le chef de l’école éclectique considère l’idée de cause comme le principe qui concilie tous les extrêmes ; cette idée combine le fini et l’infini, la nature et Dieu, la pluralité et l’unité. On ne conçoit ni le monde sans Dieu, ni Dieu sans la nature ; les deux termes, soit qu’on les isole, soit qu’on les rapproche, conduisent, si on supprime la causalité, à un dogmatisme contradictoire. Aussi l’infini de l’Orient, le fini de la Grèce, accablent la raison humaine, et elle ne se relève qu’à l’instinct où elle conçoit cette cause médiatrice qui rattache le monde à Dieu, la nature à son premier principe. M. Gioberti remplace la causalité par la création ex nihilo, il altère la psychologie de M. Cousin, et imagine la vision immédiate des trois termes, la nature, l’acte créateur et Dieu, nous affirmant sur parole que nous voyons Dieu lui-même avant de percevoir soit l’acte qui crée, soit la création. On dira que beaucoup de personnes pieuses ne voient pas clairement la création ex nihilo ; pure méchanceté. Beaucoup de peuples n’ont pas même l’idée d’un Dieu créateur ou d’un Dieu unique ; nouvelle preuve de la perversité humaine. Reste une difficulté : si nous voyons directement Dieu, la cause et le monde, à quoi bon la révélation ? Il suffira de regarder pour tout savoir. À quoi bon l’église ? Nous serons tous infaillibles. Ici M. l’abbé Gioberti, pour sauver le pape, après avoir exagéré Reid et M. Cousin, devient tout à coup disciple de Bonald. Cette intuition directe, qui n’a pas besoin de preuve, tant elle est évidente, nous l’avons toujours devant nous ; mais nous ne la voyons pas, il nous faut la réflexion et surtout la révélation pour la voir. Dieu nous parle sans cesse, il nous dit continuellement : Je suis ; de même la création se manifeste continuellement à nous ; malgré tout, nous ne pouvons percevoir Dieu, la cause et le monde que par une seconde perception. L’intuition ne se voit que par une nouvelle intuition, la réflexion est l’intuito dell’intuito, et la faculté de réfléchir à son tour ne peut se développer sans l’aide de la parole et par conséquent sans l’aide de la révélation. Il en résulte que la parole domine la pensée, que la philosophie et la civilisation doivent être soumises à la parole, que toutes les erreurs viennent de l’altération de la parole divine. Il en résulte encore que nos malheurs, la distinction des races, la division du genre humain, les guerres, les fausses religions, tout commence avec la confusion des langues au pied de la tour de Babel. Depuis lors le privilége de la parole a été confié à la synagogue, qui en savait autant que l’église, et l’église n’a reçu d’autre mission que de vulgariser la science secrète de la synagogue et de la surveiller. Donc, hors de l’église, il n’y a ni vertu, ni génie, ni principe de vie ; le pape est infaillible comme l’intuition, les autres mortels doivent lui soumettre la philosophie, les sciences, la politique, en un mot toutes leurs pensées.

Tout en faisant de l’ultra-catholicisme avec l’éclectisme, M. Gioberti arpente l’histoire depuis la tour de Babel jusqu’à la révolution française ; il distribue à droite et à gauche des bénédictions, des malédictions, se contredit sans cesse parce qu’il contredit tout le monde ; il loue chez les Italiens les mêmes doctrines qu’il blâme chez les étrangers ; il confond tout, et parle de la cuisine italienne à propos de Descartes, d’Odin à propos de Hegel. Il invente des facultés, il détruit celles qu’il a inventées, il place les miracles dans la causalité, la vie, la passion et la mort de Jésus-Christ dans les idées de Platon[8]. Écartons ce chaos pour arriver à la conclusion. L’être crée les existences, de même le pape crée la civilisation ; on doit rejeter la souveraineté du peuple par la raison péremptoire que les existences ne créent pas Dieu. Or, comme le pape est en Italie, c’est le pape qui doit relever l’Italie, et l’Italie qui doit racheter les peuples de l’Europe de la barbarie où ils se trouvent plongés. Ici l’abbé Gioberti se surpasse ; citons au hasard quelques passages. Le pape est le créateur du génie italien ; l’Italie est spirituellement dans le pape comme le pape est matériellement en Italie. « Que le pape soit naturellement et doive être réellement le chef politique du pays, c’est là une vérité prouvée par la nature du christianisme, confirmée dans l’histoire de plusieurs siècles, acceptée autrefois par les peuples et par les princes italiens. » D’où vient que cette vérité est méconnue ? Elle est méconnue par l’influence des idées étrangères, « toutes les erreurs ont été introduites en Italie par les barbares ; » — « l’erreur n’est pas indigène en Italie. » Mais en présence de la situation actuelle, que feront les Italiens ? L’abbé turinois, du haut de sa grandeur, s’adresse à toutes les classes ; il conseille aux princes d’aimer les peuples, aux peuples d’aimer les princes ; il veut introduire force jésuites, capucins et dominicains dans le pays. Autant il est violent dans la critique des philosophes, autant il est servile quand il parle de Charles-Albert ; il nous apprend que le saint-siége protège la liberté de la pensée, il se prosterne devant la vénérable censure des états romains. Par une velléité d’émigré, M. Gioberti veut des réformes, même des constitutions, moins la liberté de la presse, et il est affligé de voir qu’on traduit en italien les philosophes barbares. Ainsi « l’Italie est l’organe de la raison souveraine, de la parole royale et idéale, la source, la règle, la garde de toute nation, de toute langue, parce que là réside le chef qui dirige, le bras qui meut, la langue qui enseigne et le cœur qui anime la chrétienté universelle. » Rome doit dominer la confédération des rois italiens, l’Italie doit remplacer la suprématie de la France, reprendre sa supériorité sur tous les peuples, avoir ses colonies, convertir la Russie, réintégrer la foi en Allemagne, secourir l’Angleterre dans sa crise imminente. « Rome étant plus idéale que l’Italie, l’Italie que l’Europe, l’Europe que l’Orient, l’Orient que le monde, chacune de ces régions est le continent idéal de l’autre, comme l’ame du corps, l’idée de l’esprit, Dieu de l’univers. » L’abbé piémontais prodigue mille éloges hyperboliques aux poètes, aux prosateurs, aux savans, aux artistes, aux anciens, aux modernes, au climat, aux races, aux hommes, aux choses, pour conclure, se répétant sans cesse, que l’Italie est universelle, surnaturelle, religieuse, sacerdotale, etc., qu’en un mot elle est la sopranazione et il capo-popolo, que les Italiens sont les lévites de la chrétienté, que Rome est le nombril de la terre.

En train de renouveler le monde, M. Gioberti jeta les yeux sur M. Rosmini, lui prodigua les éloges, et lui offrit son alliance. Le prêtre tyrolien répondit par quelques pages très polies et très froides. L’abbé turinois n’admit pas un instant qu’on pût douter de son génie ; M. Rosmini, se dit-il, plaisante, il se moque de ses lecteurs ; dans sa pensée, il me vénère. M. Tarditi lui fit comprendre avec beaucoup d’humilité que, malgré tout son talent, l’ontologie, la psychologie et le pape se livraient un combat perpétuel dans ses ouvrages. Qu’on juge de la colère de l’abbé turinois. M. Gioberti injuria, calomnia, dénonça ; il n’épargna ni scandales, ni ruses ; il voulut faire passer son adversaire pour un moine et M. Rosmini pour l’auteur de l’opuscule de M. Tarditi. Suivant lui, le rosminianisme devait être extirpé de l’Italie, c’était un poison emprunté aux barbares, une doctrine qui conduisait au nihilisme, au panthéisme, à l’athéisme, à toutes les hérésies possibles, et il écrivit deux énormes volumes en disant à ses adversaires que « c’était courtoisie d’être vilain avec eux, » et qu’il voulait sortir de sa politesse et de sa modération habituelle. Ce fut alors que M. Gioberti devint un génie pour les habiles gens qui accusaient M. Rosmini de reproduire les erreurs de Bay, de Quesnel, de Jansénius et de Luther sur le péché originel. Réduits au silence par la cour de Rome, les jésuites appuyèrent de toutes leurs forces le nouveau champion de l’église. — En présence d’un homme qui reproduisait avec exagération toutes ses tendances, M. Rosmini, insulté devant le pays après avoir fondé une école nationale, diffamé devant l’église après avoir fondé un ordre religieux, ne répondit pas un mot à M. Gioberti, et continua à combattre les jésuites. « On s’étonne, dit-il dans un de ses derniers écrits contre les révérends pères, on s’étonne de voir que je réponds quelquefois à des hommes assez peu considérés : je ne dois rien épargner pour éclairer mes confrères. On a voulu m’arracher à la communion des fidèles ; à qui pourrais-je m’adresser s’ils devaient se méfier de moi ? Toute ma doctrine est morte si elle est hétérodoxe. Le silence ne m’est permis, ne m’est imposé que devant ceux qui voudraient m’engager dans des polémiques de vanité personnelle. » Aujourd’hui M. Gioberti, toujours le même, soutient avec son aplomb ordinaire que le rosminianisme est extirpé : ce serait insulter M. Rosmini, qui est si religieux, que de supposer qu’il persiste encore dans ses abominables hérésies ; M. Rosmini ne répond pas, donc il s’est rétracté. Au reste, l’abbé piémontais est fort en colère contre ses compatriotes ; les ingrats n’apprécient pas son génie, encore moins ses délations pieuses, ses éloges de Charles-Albert, et son apologie de la cour de Rome.

Laissons là M. Gioberti pour revenir au philosophe qui est l’objet de ses attaques. Également attaché à la religion et à la philosophie, aujourd’hui M. Rosmini soulève la double répugnance du parti ultra-catholique et du parti libéral. S’arrêtera-t-il dans cette position ? Jusqu’à présent son influence a tenu à une équivoque ; les croyans ne se sont pas trop enquis de sa philosophie, les philosophes n’ont pas fait attention à sa théologie ; il semble qu’aujourd’hui les premiers s’alarment et les seconds se fatiguent de se voir sans cesse attaqués. On ne peut pas deviner l’avenir d’un homme, mais on est saisi d’une profonde tristesse en voyant cette haute intelligence, unissant aux préjugés d’un autre temps les vertus d’une autre époque, s’acharner contre la liberté au nom de la liberté, combattre ceux qui profitent réellement de sa science, s’obstiner à n’avoir d’autre public qu’une classe de personnes complètement étrangère à ses idées. À l’heure qu’il est, M. Rosmini, l’un des plus hardis combattans du parti ultra-catholique de la Haute-Italie, se trouve dépassé par son propre parti ; suspect à l’Autriche, qui se défie de ses fondations religieuses, en butte aux intrigues des jésuites, qui l’accusent d’hérésie, il tend à s’isoler dans sa secte, qui forme une fraction de ce qu’on pourrait appeler le parti guelfe italien. Un simple aperçu de la situation politique de l’Italie montrera toute l’inconsistance de ce parti ; ses utopies religieuses et son égoïsme s’allient aujourd’hui pour lutter une dernière fois contre l’organisation de l’état moderne au-delà des Alpes.

IV.

Abstraction faite des rivalités locales, on pourrait compter quatre partis en Italie : les libéraux, les absolutistes, les gibelins et les guelfes, si on me permet de me servir de ces deux mots pour désigner les partisans de l’Autriche et du pape. Le plus nombreux est le parti libéral ; les trois autres ne peuvent le combattre avec avantage qu’en se réunissant. Complètement exclu des affaires, le parti libéral n’en fait pas moins sentir son influence dans tous les actes de la politique italienne. Depuis l’époque où il fut constitué par la révolution française, il est sans cesse revenu à l’attaque ; les gouvernemens ont épuisé toutes les ressources pour l’étouffer ; ils ont falsifié jusqu’aux institutions sociales pour prévenir ses tentatives : le tout n’a abouti qu’à déconsidérer les pouvoirs établis et à les mettre en hostilité avec les peuples. Les persécutions ont intimidé pour le moment ; aujourd’hui on admire les martyrs. Les débris du parti napoléonien, l’immense majorité de la bourgeoisie, toute la jeunesse, les fonctionnaires même les plus éclairés, une certaine partie de l’aristocratie, tous les hommes intelligens, dispersés, froissés, à qui les gouvernemens ferment impitoyablement toutes les carrières, viennent chaque jour grossir ce parti qui n’attend qu’une occasion pour éclater. S’il triomphait à Naples ou en Piémont, sa propagande serait irrésistible. Le parti libéral a ses exaltés : ce sont les républicains ; mais cette fraction qui veut devancer le reste du parti s’égare par trop de précipitation. La révolution de 1830 avait multiplié les républicains comme par miracle. M. Mazzini de Gênes les dirigeait officiellement. D’abord il agita vivement l’opinion publique par le journal de la Jeune Italie ; plus tard il rêva des révoltes impossibles, il voulut agir trop tôt, au milieu d’obstacles insurmontables, et l’expédition de Savoie vint détruire le prestige attaché à M. Mazzini et aux républicains.

Le parti absolutiste est le second en force. Le Piémont, Naples et la Toscane sont peut-être les seuls états où le peuple conserve un peu d’enthousiasme pour les dynasties régnantes. Cependant, si l’affection pour les princes s’est affaiblie, il y a partout des droits de naissance, des ambitions personnelles, des intérêts positifs ; partout aussi il y a chez les masses un penchant à l’indolence et chez les riches une vague terreur pour les suites des révolutions. L’habitude et la force passive du statu quo concourent avec ces causes diverses pour faire tourner bien des chances en faveur des gouvernemens établis. L’absolutisme est odieux, personne n’ose en faire l’apologie, et, sans le secours de l’Autriche, il ne pourrait se soutenir ; cependant l’immobilité des gouvernemens absolus leur donne un faux air de stabilité, et cela suffit pour faire, sinon accepter, du moins subir une situation qu’il paraît difficile de changer.

Nous devons compter encore un parti gibelin ou tout au moins une force autrichienne. N’oublions pas que la Lombardie au XVIe siècle accepta la domination espagnole sans trop de répugnance : au commencement du XVIIIe siècle, l’Espagne se laissa remplacer par l’Autriche sans être ni repoussée ni regrettée ; la Lombardie complètement ruinée avait perdu jusqu’au sentiment de ses malheurs et de son indépendance. Pendant le règne de Marie-Thérèse et de Joseph II, on effaça les traces des dévastations espagnoles. La domination autrichienne se signala par des actes utiles, et bientôt elle se naturalisa en Italie. Loin de combattre l’industrie, elle la favorisa ; loin d’attaquer les idées nouvelles, elle supprima plusieurs couvens. Elle devançait le pays au grand scandale des dévots ; Beccaria était protégé par la cour de Vienne contre la noblesse de Milan. La révolution vint tout changer ; trois ans de république effacèrent tous les souvenirs. Mais quand l’Italie dut céder à Napoléon, il se reforma un parti autrichien en haine des idées nouvelles et de la domination française. En 1814, des dévots et des nobles allèrent à la rencontre des armées autrichiennes, et demandèrent le bon vieux temps de Joseph II ou plutôt de Marie-Thérèse. L’Autriche sut entretenir et déjouer toutes les espérances. Malgré les sollicitations de ses plus fidèles sujets, elle respecta tous les intérêts acquis par la révolution, laissa la noblesse sous l’empire du droit commun et le clergé tel qu’elle l’avait trouvé. Cela ne justifie pas, mais cela peut expliquer la force du gouvernement autrichien. Le Piémont, Modène, Rome, Naples, s’engagèrent dans de folles contre-révolutions : l’Autriche ne sévit que dans les limites voulues par la nécessité, elle songeait à se maintenir et profita de toutes les folies. Bientôt, cependant, les soulèvemens éclatèrent de Palerme à Turin ; la Lombardie se réveilla frémissante. Les princes italiens se trouvèrent alors à la merci de l’Autriche. Plusieurs gouvernemens, soutenus par les armées autrichiennes, se livrèrent à des réactions sanglantes. En Lombardie, où les troupes impériales n’eurent à livrer aucun combat, les conspirateurs furent cruellement persécutés, mais on épargna leur vie. Depuis 1814, l’administration autrichienne est toujours restée la même, impassible, impartiale. Si on excepte la Toscane, l’Autriche présente en Lombardie et à Venise le gouvernement le plus régulier, le plus empreint de l’esprit moderne qui soit en Italie. Les princes italiens sentent leur infériorité vis-à-vis de l’empire et se trouvent humiliés. L’Autriche connaît sa force, elle n’ignore pas qu’elle est indispensable aux princes, elle a ses projets dont elle poursuit l’exécution avec persévérance : en 1814, elle s’est fortifiée par l’acquisition de Venise ; en 1831, elle s’est ouvert la voie de Rome. En attendant, elle exerce une sorte de police dans tous les états de la péninsule ; elle les surveille, sollicite des répressions, empêche les concessions ; elle intervient par des conseils, au besoin par des ordres. De là une sorte de rivalité chez les princes italiens, quelquefois le dégoût d’accepter la responsabilité de certains actes odieux qu’ils croient inutiles, et une opposition de cour secrète, détournée, impuissante, mais bien réelle.

Cette opposition forme l’essence de ce qu’on pourrait appeler le parti guelfe. Rome est menacée, on s’intéresse à Rome, et la dévotion entraîne quelques princes dans cette réaction contre l’Autriche. Si le roi de Piémont soutient la cause nationale, c’est qu’à ses yeux cette cause se confond avec celle du catholicisme. On favorise donc le clergé, on multiplie les jésuites inoffensifs par eux-mêmes, utiles pour suppléer à la police, pour combattre les tendances révolutionnaires, peut-être pour résister à l’Autriche. L’Autriche est-elle libérale ? Non, certes. Est-elle irréligieuse ? Encore moins, mais elle est gibeline, et conserve une certaine défiance vis-à-vis du catholicisme italien. Elle n’a pas oublié l’humiliation de Henri IV ; elle interdit la publication, même l’introduction des journaux ultra-catholiques, elle condamne l’obscurantisme de de Maistre, le rosminianisme même lui est suspect. L’Autriche n’admet pas non plus les jésuites ; ceux-ci ont deux maisons à Vienne, et deux fois le peuple y a mis le feu. En revanche, elle voit sans alarme ce qui ne touche pas directement à la politique, et va quelquefois jusqu’à tolérer la science. D’ailleurs le gouvernement autrichien se présente comme une énorme bureaucratie où l’on a de la peine à découvrir une volonté responsable. On peut s’indigner contre une autorité française, russe ou prussienne : le moyen de s’emporter contre des fonctionnaires sans passions, même sans zèle, agissant toujours avec la régularité d’une machine, d’après des règlemens précis, liés dans toutes leurs actions, contrôlés sur tous les points ? Quant aux garnisons autrichiennes contenues par une discipline barbare, il est bien rare qu’elles soulèvent la moindre irritation dans les basses classes. La cour vice-royale de Milan et de Venise n’a provoqué aucune de ces haines personnelles qui ont hâté la chute d’Eugène Beauharnais.

On comprend que des Italiens, désespérant du secours de la France aussi bien que de l’issue des soulèvemens, et ne pouvant néanmoins ni absoudre leurs princes, ni excuser les désordres du gouvernement de Rome, souhaitent quelquefois à leur pays cette unité gibeline que rêvait Dante. Eh bien ! c’est au nom d’une morale rigide et des idées religieuses que le parti contraire repousse ces tendances ; il s’élève contre tout projet d’une confédération italienne avec l’empereur. « Ce serait renouveler le saint-empire en Italie, s’écrie un écrivain piémontais, ce serait de la folie ; s’il y a des néo-gibelins, je serai néo-guelfe[9]. » On rappelle aussi l’ancienne suprématie de la cour de Rome. Grâce à la souplesse qu’il a toujours montrée dans les choses politiques, le catholicisme compte des alliés parmi les poètes, parmi les démocrates découragés, parmi les révolutionnaires, qui appuient leurs théories sur l’Évangile, et pour le moment toutes les opinions sont admises sous la sauvegarde des croyances. C’est ainsi que se forme le parti guelfe. Dans la Haute-Italie, il grandit tous les jours ; il sait également tourner à son profit les concessions de l’Autriche et la résistance qu’elle oppose aux idées obscurantistes.

Rien n’est plus étrange que les illusions du parti qui rêve aujourd’hui la suprématie politique de la cour de Rome. La papauté est un pouvoir qu’on peut juger à l’œuvre, et devant cette réalité vivante on ne comprend guère les espérances que fondent les nouveaux guelfes sur le gouvernement du saint-siége. Les tribunaux, les finances, le conseil d’état, les fonctions publiques, tout à Rome est entre les mains du clergé ; le titre de prélat ouvre l’accès de toutes les carrières ; c’est la condition première de toute existence politique. Ainsi, pour parler le langage de M. Rosmini, des hommes sans famille et sans patrie se sont emparés d’une population nombreuse, se sont organisés, et rien ne les a empêchés de développer les conséquences renfermées dans le principe qui les réunissait.

L’essai de l’utopie d’un gouvernement catholique dure donc depuis bien des siècles : l’église a eu le temps nécessaire pour élargir et perfectionner ses institutions. Qu’est-il arrivé ? La propriété, le travail et la capacité, la richesse, l’industrie et la science, en un mot tous les élémens qui constituent l’état, se meuvent aujourd’hui complètement en dehors du gouvernement. L’aristocratie des prélats s’est conservée invariable, inaccessible, impeccable : elle sait étouffer les scandales du clergé inférieur ; jamais aucune faute n’a été imputée à un grand dignitaire : d’ailleurs les dignitaires sont inamovibles, et même, en cas de prévarication, on ne peut destituer un membre de la Ruota qu’en lui donnant de l’avancement, c’est-à-dire en l’élevant au cardinalat. L’esprit de corps n’a jamais fléchi un seul instant ; Galilée est aujourd’hui aussi proscrit qu’il y a deux siècles, le saint-office subsiste, l’inquisition proclame régulièrement ses ordonnances ; l’enseignement, les cérémonies, les tribunaux, rien n’a changé[10]. En 1830, l’Europe s’agitait, le contre-coup de la révolution arrivait aux portes de Rome, et les cardinaux (la chose est historique) faisaient fouiller les archives pour voir comment on s’était comporté en pareille circonstance. En Europe, cependant, l’innovation a pénétré partout. La famille ne peut pas rester immobile ; elle se multiplie, et cela seul la fait changer. La famille est attachée aux intérêts toujours variés des nouvelles générations ; elle enfante ou elle suit le mouvement commercial et industriel ; c’est elle qui adopte toutes les découvertes et les inventions, et par la famille le mouvement imperceptible de l’économie se propage dans la commune, dans la province, dans l’état, qui résume et protège les intérêts de toutes les familles. Les sentimens suivent nécessairement le mouvement économique, et la femme apporte au sein de la famille un gracieux élément de mobilité et de progrès ; elle consacre et poétise, par le renouvellement des mœurs, le renouvellement des intérêts. Au contraire, le célibat, en arrachant l’individu à l’influence de la famille, l’arrache aussi au mouvement des idées, des mœurs et des intérêts. L’aristocratie des prélats romains en est un triste exemple. La cour de Rome est aujourd’hui ce qu’elle était au XVe siècle : le luxe, l’étiquette, l’administration, les dépenses, tout chez elle est resté comme au temps où les richesses de l’Europe et de l’Amérique contribuaient à cette fastueuse représentation du catholicisme. Le monde a marché, les ressources ont manqué, dès-lors Rome les a extorquées à la population, et c’est la propriété, c’est la famille qui ont été précisément en butte aux exactions du pouvoir. La commune, ce foyer de la propriété et de la famille, est aujourd’hui exploitée par l’aristocratie des prélats. Ainsi, dans les états romains, c’est le gouvernement qui nomme les conseillers des communes ; il choisit les plus dévoués et ceux qui possèdent le moins, par conséquent ceux qui votent les dépenses avec facilité, sans craindre les suites du progrès de l’impôt[11]. Au-dessus des communes s’élève le conseil provincial qui doit les représenter. Nouvelle exploitation : le gouvernement choisit les conseillers, puisqu’il choisit les électeurs, et encore il exclut par son veto les candidats qui n’épousent pas sa cause. La complaisance de ces représentations provinciales pour le gouvernement n’a pas de limites. Les routes, les canaux, les ports de mer, toutes les dépenses de l’état sont imposées aux communes ; l’état s’en décharge, le gouvernement ne gouverne pas. Plus on s’élève dans la hiérarchie, plus les abus grandissent. Le gouvernement est dominé par soixante-douze princes, les cardinaux ; ces princes vivent aux frais de l’état plus largement et avec plus de faste, proportion gardée, que les membres d’une famille royale dans un état constitutionnel. Ils ne sont pas toujours à l’abri de certaines affections : il y a des favoris et même des favorites ; la distribution des places, des entreprises publiques, s’en ressent, et le conseil d’état, composé des cardinaux les plus influens, est le centre du népotisme romain. Dans les finances, les impôts et la dette publique augmentent tous les ans[12] ; l’administration, livrée à des traitans, absorbe une partie du revenu, et le désordre retombe tous les ans sur la population, qui doit subvenir aux dépenses réelles et au gaspillage[13]. Les tribunaux viennent en quelque sorte compléter le désordre. Des juges mal payés, choisis sous l’influence des passions politiques du gouvernement, déconsidérés dans les villes, et qui se vendent souvent à bas prix, se trouvent chargés d’administrer la justice civile et criminelle d’après des lois aussi anciennes que la papauté. Il suffit de dire qu’ils font administrer la bastonnade sans forme de procès, que la répression n’est jamais proportionnée au délit, que la peine de mort est appliquée sans aucune mesure, que les lois varient dans les diverses provinces, que la procédure civile traîne d’appellation en appellation avec une lenteur éternelle et une complète incertitude. De là le taux des intérêts très haut, l’usure tolérée, l’industrie sacrifiée, les crimes impunis, le commerce nul, l’agriculture gênée malgré la richesse naturelle du pays. Rien n’a changé, nous le répétons, dans le gouvernement, tandis que toute l’économie politique se modifiait autour de lui ; aussi se trouve-t-il en contradiction complète avec les lois de la propriété moderne. Il est donc forcé de chercher ses appuis en dehors de la bourgeoisie et même de la noblesse : il fait voter les petits propriétaires contre les grands ; il confie l’administration de la justice à des hommes dépourvus d’autorité morale. L’armée, qui représente la force de l’état, a été composée d’hommes sans patrie et sans famille ; les Suisses ne suffisaient pas, la cour de Rome a stipendié les centurioni, puis les volontaires, des hommes de la lie du peuple, exclus des fermes et des ateliers à cause de leur mauvaise conduite, et qui sont aujourd’hui en lutte ouverte contre la population[14].

En 1831, il s’est produit dans la Romagne un fait très significatif. Le peuple se soulevait ; la diplomatie, qui n’est pas suspecte de fanatisme révolutionnaire, demandait : 1o que la commune nommât ses conseillers, 2o que les provinces eussent leurs représentans libres, 3o que le conseil d’état fut sécularisé, 4o qu’on admit aux fonctions publiques la propriété, la capacité et l’industrie, 5o que l’on songeât à améliorer les finances et la justice. La cour de Rome accepta le memorandum, les troupes autrichiennes se retirèrent, et le cardinal Bernetti révoqua immédiatement cette concession par le motu proprio du 15 juillet. Pourquoi cette rétractation ? Parce qu’il était impossible à la cour de Rome de tenir sa promesse : cette simple concession administrative et nullement politique aurait organisé dans toute sa force l’état moderne, le mouvement se serait propagé peu à peu depuis la commune jusqu’au conseil d’état, il aurait laissé la prélature sans finances ; dès-lors la prélature, les cardinaux et le pape se seraient un jour ou l’autre trouvés à la merci de l’état, stipendiés par l’état comme de simples fonctionnaires publics. Le motu proprio souleva des troubles, l’armée autrichienne intervint une seconde fois, et à Bologne elle fut accueillie aux applaudissemens de la population. Malgré le memorandum, malgré l’urgence d’une réforme, malgré l’innocence de ce mouvement où l’on n’avait pas répandu une goutte de sang italien, le gouvernement fut réintégré, et le cardinal Albani signa un nombre immense de condamnations politiques. La tyrannie des prélats se fit sentir au point qu’il y a quelques années, on découvrit à Bologne une conspiration Ferdinandea en faveur de l’Autriche. Beaucoup d’Italiens dans les légations, sans aimer l’Autriche, la préféreraient au saint-siége, et il faut reconnaître que l’administration impériale serait un bienfait, comparée au gouvernement des prêtres et à la police des volontaires.

Le nouveau parti guelfe lutte dans la Romagne contre le développement de l’état, à Rome contre la crise financière qui le mine ; dans la Haute-Italie, il défend la cause de l’absolutisme contre les libéraux et contre l’Autriche. En apparence il attaque la domination de l’Autriche, en réalité il ne pourrait pas subsister sans la présence de l’armée impériale. Le patriotisme de ce parti n’est au fond qu’un prétexte pour fermer l’Italie à toutes les idées étrangères, et la soustraire au progrès européen. C’est ainsi qu’au nom de la gloire nationale les ultra-catholiques, au-delà des Alpes, ont persécuté toutes les gloires italiennes. Bruno, aux yeux de la cour de Rome, déshonorait le pays ; Beccaria et Filangieri étaient accusés de souiller leur patrie ; aucun progrès ne s’est réalisé sans rencontrer la résistance de ce patriotisme religieux. En 1720, Giannone de Naples, profondément attaché au catholicisme, osa appeler l’attention sur les richesses scandaleuses que le clergé avait acquises : à peine son Histoire civile du royaume avait-elle paru qu’il eut contre lui les nobles, les prêtres et le bas peuple. Au marché, les femmes se servaient de son nom comme d’une injure ; dans les rues, on chantait des satires contre lui ; des nobles faisaient brûler à la porte de leurs palais ces vilains livres de l’Histoire civile ; Giannone fut sur le point d’être lapidé ; le vice-roi autrichien, ne pouvant le protéger, dut l’exiler. Des écrivains napolitains étaient sincèrement affligés qu’il pût se dire leur compatriote. Réfugié en Suisse, Giannone voulut un jour faire ses dévotions dans un village de Savoie ; on lui facilita tous les moyens d’y passer quelques heures, c’était une trahison ; arrêté dans ce village, Giannone fut jeté dans une prison du Piémont, où il mourut après une captivité de vingt ans. Voilà un fragment de l’histoire du parti guelfe qui s’appelle national en Italie.

Depuis quelque temps, le mot de nationalité est une sorte de faux poids que les partis jettent dans la balance pour la faire pencher en leur faveur. Chacun cherche dans l’histoire un souvenir, une gloire, une époque qui représente le triomphe de l’idée qu’il soutient. Les écrivains italiens parlent beaucoup trop souvent aujourd’hui de refaire la nationalité. La crainte de ressembler à l’étranger devient un prétexte à tous les écarts : ceux-ci déraisonnent volontairement ; ceux-là se forment un style plein d’archaïsmes ; il y a des écrivains qui passent leur vie à médire de la France, et des philosophes qui s’efforcent de lutter contre le sens commun. Je ne connais pas de manie plus ridicule que celle de ces hommes médiocres qui prétendent tracer la voie au génie d’une nation et lui donner des lisières pour se soutenir. Non, la nationalité n’est pas un fruit artificiel qui puisse naître en serre chaude ; c’est le don de Dieu ; personne ne peut l’acquérir, et il est impossible de le perdre. Par lui-même, le génie national n’est qu’une disposition, une inspiration vague et muette ; il n’a de sens que par la pensée, par les principes qu’il développe ; en vertu de la logique, et cette direction nécessaire ne dépend de personne. Sans doute le génie italien est une espérance, mais il faut le respecter tel qu’il est, comme il se produit, si on ne veut pas désespérer de l’Italie. Or le génie italien s’est de tout temps développé par la complication : c’est là sa force et son originalité, c’est là ce qui le fait vivre et grandir par ses divisions mêmes. Voyez l’ancienne Italie, avec ses races, ses villes, sa civilisation et ses monumens cyclopéens : il faut des siècles à Rome pour la vaincre, et Rome, grace à cette lutte, devient assez forte pour soumettre le monde. Au moyen-âge, la division reparaît : toutes les villes italiennes ont leur iliade, leur poésie, leurs gloires, ce qui n’empêche ni le développement du commerce italien, ni celui de la littérature, ni l’indépendance du pays. À la renaissance, l’Italie réunit chez elle tous les principes, tous les gouvernemens, toutes les idées ; on y trouve toutes les formes possibles de la pensée et de la politique, depuis la république jusqu’à la théocratie. Chaque état doit lutter contre cette variété infinie d’intérêts et d’idées ; cependant la politique ne faiblit pas, il n’est pas jusqu’à la forme des gouvernemens qui ne lui offre des ressources inépuisables, et les élections de l’aristocratie vénitienne, de Florence, du conclave, deviennent des champs clos où le génie de la ruse confond dans les scrutins la prévoyance de tous les partis. La politique des Sforza, des Borgia, des Médicis, est un abîme de profondeur. L’Italie était devenue un jeu d’échec pour les princes, qui savaient équilibrer tant de forces contraires avec une merveilleuse adresse. La puissance militaire ne manquait pas, mais on la dominait par la ruse. Venise avait pu conquérir des empires en Orient ; c’est à peine si, après quatre siècles d’efforts et de persévérance, elle gagnait quelques lieues en terre ferme. Ainsi, pendant que la France, l’Espagne, les états modernes, grandissaient en se simplifiant, l’Italie grandissait avec ses divisions. Ce n’est donc ni la sagesse, ni le génie qui ont manqué à l’Italie pour conjurer sa décadence ; c’est au contraire par l’excès de son génie, par l’influence des papes, et par une fatalité étrangère, qu’elle a succombé.

On ne cesse de déclamer contre les divisions italiennes. Certes, il est très commode de soumettre d’un trait de plume quatre-vingts villes à la domination de Rome ; il est encore plus aisé de juger l’histoire d’un pays d’après une seule idée. Pour moi, je ne saurais me résoudre à condamner en quelques mots l’histoire de l’Italie, la sagesse de vingt ou trente siècles ; je ne saurais m’élever au nom d’une seule idée contre des complications si anciennes et si profondes. Assurément l’Italie doit se simplifier : la révolution française a déjà réduit à quatorze les trente états italiens ; à la moindre secousse, trois ou quatre villes pourraient se partager tout le pays. Quant au passé, il faut l’accepter tel qu’il est, avec sa grandeur, ses défauts, et la variété prodigieuse de ses développemens. La division, en créant des centres plus nombreux, a nourri la grande littérature du XVIe siècle, la division a multiplié les forces de la civilisation sur tous les points du pays, la division a depuis résisté à la conquête ; quand Naples et Milan tombaient sous le joug de l’Espagne, Venise lui devait ses derniers jours de grandeur, et Rome cette illusion d’un pouvoir qu’elle gardait avec une ténacité miraculeuse. C’est là ce que les derniers écrivains de la renaissance, Paruta entre autres, ne manquaient pas d’opposer à l’utopie de Machiavel ; ils réfutaient une théorie par des faits.

Il ne s’agit aujourd’hui de consulter ni Paruta ni Machiavel : peut-être sont-ils trop loin de nous pour donner des conseils aux générations actuelles. Nous voudrions seulement constater que le caractère du génie italien, c’est la complication, la souplesse, la sagesse pratique ; on trouve ces qualités chez les anciens Romains comme chez les papes, à Rome comme à Venise, dans la grandeur comme dans la décadence du pays. C’est là une des espérances de l’Italie. Mais enchaîner à des gloires perdues cette vague disposition de la nationalité, c’est la pervertir ; la rendre inaccessible aux idées modernes, c’est tenter l’impossible, au fond c’est combattre pour la cause de l’Autriche et de l’absolutisme, qui adoptent avec empressement toute tendance hostile aux idées étrangères et surtout aux idées françaises. Le culte de cette nationalité rétrospective ne peut aboutir logiquement qu’à séparer la Sicile de Naples, Gênes du Piémont, Reggio de Modène, Bologne des pays qui l’entourent ; il aboutit, en littérature, à des théories personnelles où l’on prend le passé pour le présent, à des déclamations vaniteuses où les écrivains s’étourdissent en citant pêle-mêle une foule de souvenirs et d’autorités qu’ils ne savent pas même apprécier, à je ne sais quelle anarchie intellectuelle où les anciennes gloires de l’Italie ne servent plus qu’à attaquer les gloires nouvelles.

Heureusement, en dehors des rivalités locales, des intérêts absolutistes et catholiques, il se forme un groupe déjà nombreux qui pourra un jour rallier les Italiens autour d’un principe d’unité vraiment fécond. Ce parti ne cherche l’unité italienne ni dans les théories de Vico ou de Campanella, ni dans les jalousies de terroir, ni dans les souvenirs de collége, ni enfin dans les utopies ecclésiastiques destinées à mourir dans les sacristies ; c’est dans ces idées européennes, dans cette religion de l’état moderne, dans cette pensée des constitutions dont le mot seul exerce une fascination irrésistible en Italie, c’est là qu’il cherche un centre et une base pour le mouvement national. Il ne craint pas d’ouvrir l’Italie aux idées étrangères, car il sait que dans l’application de ces idées le génie italien reprendra toujours le dessus. C’est dans la sagesse des peuples qu’il espère pour concilier les idées européennes avec les exigences de la nationalité. Ces peuples ont fait leurs preuves ; on peut s’en remettre à leur prudence, il serait téméraire de les devancer dans une œuvre qui exige tant de sacrifices, beaucoup de force et une occasion ; il serait absurde de vouloir les diriger en leur parlant un langage d’une autre époque, en contradiction avec les idées et les intérêts de la civilisation actuelle.

Nous ne pouvons mieux justifier nos espérances dans le génie italien qu’en revenant une dernière fois à M. Rosmini. La force de sa critique, la finesse de ses aperçus, la variété de ses applications, cette casuistique qui transforme la science depuis la métaphysique jusqu’à la politique, tout chez lui présente les caractères de l’esprit national. Mais cet esprit ne s’immobilise pas dans le culte du passé. Si M. Rosmini réhabilite l’histoire de la philosophie, s’il rappelle presqu’à son insu une série de philosophes italiens oubliés ou méconnus pendant le XVIIIe siècle, il inaugure aussi le rationalisme moderne en Italie. Quelquefois superficiel sur les points les plus importans de l’érudition philosophique, par exemple sur l’histoire du réalisme, il déploie dans les matières légales et physiologiques des connaissances profondes qu’on s’étonne de trouver chez un homme absorbé par la science de la pensée. Ce n’est pas là une érudition morte ; M. Rosmini cherche à deviner par la dialectique les mystères de la vie, de l’instinct, des rêves, des hallucinations, de la vue, de la génération. Il tire d’un seul principe les applications les plus variées, il élève sur une première théorie vingt théories plus ingénieuses les unes que les autres. Il entrelace par de nombreux liens tout un système de théologie positive à l’anthropologie, à la morale, à la philosophie de l’histoire et à la métaphysique. À cette richesse de génie et d’inspiration, à ce travail si varié, à cette discussion qui embrasse tout, depuis l’idylle jusqu’à la Somme de saint Thomas, il faut bien reconnaître, sinon la force, du moins le caractère du génie italien, toujours compliqué, laborieux, habile à tourner les obstacles, et cette fois beaucoup trop habile à se tromper.

Il est malheureux qu’entraîné par une insurmontable disposition d’esprit, M. Rosmini ait entrepris la critique de l’état sans s’arrêter un instant à la critique de l’église. Après avoir blâmé la concurrence, il devait nous parler des monopoles ecclésiastiques ; après avoir attaqué les codes modernes, il devait nous parler des lois des états romains ; après avoir condamné les majorités révolutionnaires, il devait examiner avec la même impartialité les minorités des prélats. Il se déchaîne contre les violences révolutionnaires : il pouvait signaler aussi les violences des contre-révolutions catholiques ; il condamne la jurisprudence moderne, qui, en jugeant l’acte et non la pensée, se sépare de la morale : il devait critiquer par les faits avec la même rigueur cette jurisprudence antique de l’église qui juge de l’acte par l’intention, et se ménage ainsi le pouvoir d’agir arbitrairement et de confondre l’absolution avec la réhabilitation politique. Assurément, l’état présente mille imperfections ; il donne prise à la critique, il ne se suffit pas à lui-même, il ne suffit pas à l’humanité. Sans doute les églises nationales, sans présenter les inconvéniens du gouvernement romain, cachent souvent la tyrannie sous l’apparence de la liberté. Cependant il était du devoir de M. Rosmini, il est du devoir de tout catholique de bonne foi, de ne pas aborder la critique des états modernes sans discuter aussi l’organisation politique du saint-siége. Cette organisation est un fait monstrueux, qui condamne tous ceux qui l’acceptent, soit ouvertement, soit en silence ; c’est le fait qui a provoqué la révolte protestante, c’est le fait qui a donné à l’église romaine le caractère d’une conspiration catholique contre la constitution de tous les états. Les penseurs les plus élevés, Kant le premier, proclament la nécessité d’une église universelle, placée au-dessus de tous les états ; mais le gouvernement du saint-siége, si on ne réforme la domination temporelle, l’inquisition, l’index, les volontaires et la prélature, ne sera qu’une protestation contre la tendance universelle de tous les peuples.


Ferrari.
  1. Voyez la livraison du 15 mars dernier
  2. La Società e il suo fine, liv. III.
  3. Dans cette satire de la société moderne, M. Rosmini énumère tous les caractères du vrai bonheur ; il rappelle que le bonheur doit présenter, 1o une jouissance actuelle, 2o s’attacher à un objet réel, 3o élever notre nature, 4o toucher à notre esprit, 5o se manifester à notre conscience. Or, il oppose à cette énumération un dénombrement ironique des caractères du faux bonheur, et suivant lui la société prend le plaisir pour la jouissance, la richesse pour l’objet du bonheur, la science pour la satisfaction de l’esprit, le bruit de la gloire pour la conscience de la félicité. Nos capacités indéfinies se développent sous le charme d’une foule d’illusions subalternes ; le plaisir présente mille genres de plaisirs, la gloire mille espèces de gloires. La réflexion peut élever l’idée du plaisir au-dessus de la gloire ; elle peut abaisser, déplacer les abstractions subalternes jusqu’à faire dominer une variété du plaisir sur toute la hiérarchie des plaisirs et même sur la hiérarchie de toutes les capacités indéfinies. Parfois, dans ce mirage intellectuel, dans cette confusion tourbillonnante de la réflexion, la moindre idée représente pour nous le bonheur tout entier, et alors nous sacrifions tout à cette idole d’un moment.
  4. Le mot empire (signoria) désigne ici le pouvoir temporel, qui s’appuie sur la force, par opposition au gouvernement spirituel, au gouvernement de l’église, dont l’action est purement morale.
  5. Filosofia del Diritto ; Milan, 1842-44. — L’ouvrage n’est pas achevé.
  6. L’ordre de la charité fut fondé en 1828, et solennellement approuvé dix ans plus tard par une bulle du 20 septembre 1839. On y professe les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance ; le pape nomma M. Rosmini général du nouvel ordre. Cette institution compte aujourd’hui quatre maisons en Piémont, des missions en Angleterre, plus l’affiliation des sœurs de la Providence, soumises au règlement de M. Rosmini, imprimé à Lugano en 1843.
  7. Filosofia della Morale, volum. IV ; Milan, 1841.
  8. La forme des ouvrages de M. Gioberti correspond au fond. Qu’on se figure des diatribes qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, des digressions qui se perpétuent dans des notes, des notes qui deviennent des livres séparés, parfois des discours en deux tomes sans distinction de chapitres et de paragraphes, le tout noyé dans un style d’une prolixité ridicule, et l’on se fera une idée de l’incroyable désordre des écrits, ou plutôt des emportemens de l’abbé turinois.
  9. Voyez le Speranze dell’Italia, par M. le comte Balbo : c’est un vrai programme contre l’Autriche au point de vue de la cour de Turin, écrit par le plus noble et le plus chevaleresque de tous les guelfes. M. Balbo voudrait donner la Turquie à l’Autriche, la Pologne à la Prusse, ou, vice versa, la Prusse à la Pologne ; il croit que la France et l’Angleterre se réuniraient pour arracher la Turquie à la Russie et l’Italie à l’Autriche. Cette utopie diplomatique est marquée d’un esprit de bienveillance universelle ; malheureusement l’auteur, pressé entre l’église et l’empire, finit par céder à l’église et dédie son livre à un abbé connu par son intolérance.
  10. Sur un édit du 10 mars 1834, l’inquisition de Forli condamnait la nécromancie, l’astrologie, les cérémonies mahométanes et païennes, la mère chrétienne qui offre son sein à un enfant juif. — En 1828, le cardinal Giustiniani, évêque d’Amola, condamnait les blasphémateurs à la perforation de la langue, et promettait dix ans d’indulgence aux délateurs. — Le cardinal Cavalchini, gouverneur à Rome en 1814, rétablissait la question dans les tribunaux : il est vrai que Gonzalvi l’abolissait l’année suivante, mais plus tard le cardinal Pacca l’a remplacée par le chevalet.
  11. Les trente conseillers de Faenza possèdent moins de terre, pris tous ensemble, que les deux principaux propriétaires du pays exclus du conseil.
  12. Le conseil de Ravenne, en 1832, votait 20,000 écus ; en 1843, il en votait 60,000.
  13. Voici un fait ; on pourrait en citer mille. Dans les états romains, on s’habille avec les draps de France ; à la douane de Ravenne, en une année, on n’a perçu les droits que sur deux pièces de drap. Les domestiques intimes des cardinaux donnent des audiences, distribuent des faveurs, vendent des monopoles, souvent protégent la contrebande, et toujours sont à l’abri des poursuites de la loi. L’ancien pontife voulait contenir les impudentes supercheries d’un nommé Marianino : le cardinal lui rappela que ce Marianino l’avait fait pape.
  14. Depuis 1814, pour se maintenir, le gouvernement pontifical n’a pas hésité à sacrifier la sécurité personnelle des habitans. Par qui est dirigée la police ? À Pesaro (1832), par un Albioni, jadis accusé d’avoir faussé des lettres de change ; à Faenza, par un Conti, qui avait subi plusieurs détentions, pendant la durée du royaume d’Italie, comme voleur et convaincu de viol sur une enfant de sept ans ; à Rome par un Barbone, bandit dont la tête avait été mise au prix de six mille écus dans la commune de Velletri. Mastoso, l’un des plus redoutables bandits de la province de Frosinone, a été nommé capitaine de la milice dans la même province. Fontana, qui jugeait les détenus politiques en 1832, avait été condamné comme faussaire en 1830 par une sentence du tribunal de Ferrare. Récemment la cour de Rome elle-même se vit forcée de condamner aux galères le chef de la police de Cesène. Il vendait au premier charcutier de la ville les archives de la police : ce fut ce qui le perdit ; mais depuis long-temps on le soupçonnait de rapports secrets avec les bandits de la province, et dernièrement, faisant une visite domiciliaire chez un libéral, il dévalisa la maison. Qu’on juge par là de la situation du pays. Il est défendu à tout citoyen d’avoir des armes ; cependant les brigands fourmillent, et souvent la population désarmée, surtout dans certaines communes, se trouve placée entre deux fléaux, les brigands et les volontaires. Quant aux libéraux, tout est permis contre eux, ils ont tout à craindre, jusqu’à l’assassinat. En 1835, M. Farini, notaire très respecté, était tué à l’âge de soixante ans, sans avoir aucun ennemi dans le pays, évidemment par des agens de police. La famille, la commune, les autorités de l’endroit, demandaient justice : un cardinal répondait ex-officio de Rome qu’il était à remercier Dieu que l’on fût délivré de l’un des libéraux les plus dangereux. L’hostilité du gouvernement contre la population est telle qu’on a fait surveiller des colléges d’enfans par des postes militaires ; l’obscurantisme est arrivé au point qu’on a supprimé des écoles de calligraphie, afin (disait l’édit) que les jeunes gens n’apprissent pas à falsifier les écritures : on a même supprimé les salles d’asiles pour les enfans, comme si elles favorisaient la révolution. Il est vivement à regretter que nos journaux religieux ne donnent pas le compte rendu des arrêts de la censure de Rome : on y verrait des poètes condamnés à l’amende pour avoir appelé Agamemnon le roi des rois, d’autres exilés pour avoir mis en scène la Vestale sans respect pour les prêtres du paganisme ; les marionnettes elles-mêmes sont persécutées, tout est suspect pour ces prélats qui voient tout conspirer contre leur existence.