La Philosophie catholique en France au XIXe siècle - Chateaubriand et le Génie du christianisme

La Philosophie catholique en France au XIXe siècle - Chateaubriand et le Génie du christianisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 391-423).
LA
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE
EN FRANCE AU XIXe SIECLE

CHATEAUBRIAND ET le Génie du christianisme

L’un des faits capitaux de l’histoire de notre siècle, en notre pays, a été la réapparition du christianisme, ou, pour mieux dire, du catholicisme dans le monde supérieur de la philosophie et de la pensée. Il s’est passé de nos jours quelque chose d’analogue à ce qui avait eu lieu au XVIIe siècle. Après la réforme, le catholicisme, fort dégénéré pendant le siècle précédent, retrouva dans la lutte un élan et un rajeunissement qui le placèrent plus haut qu’il n’avait jamais été. Le XVIIe siècle vit l’épanouissement de cette renaissance. De même, toute proportion gardée, notre siècle a vu se reproduire pour le catholicisme une renaissance semblable. C’est un fait incontestable qu’au XVIIIe siècle le christianisme, tout en continuant sa vie pratique et son œuvre quotidienne, avait cessé de jouer le rôle qui lui appartient dans l’ordre intellectuel. On ne trouvera au siècle dernier, au moins en France, ni un grand livre chrétien, ni un système de philosophie inspiré par le christianisme, ni un grand orateur, ni une grande œuvre littéraire, ni de grandes œuvres d’art. Le christianisme est complètement primé par la philosophie profane, par la science, par la littérature mondaine. Parmi les apologistes, rien que des noms obscurs : Bergier, l’abbé Guénée ; parmi les philosophes, on cite deux métaphysiciens, Gerdil et l’abbé de Lignac ; mais l’un n’est qu’un disciple de Malebranche, et encore est-il Italien ; l’autre, ignoré de son siècle, n’a été exhumé que par Maine de Biran. En littérature, c’est Voltaire seul qui, dans Zaïre, a fait vibrer la corde chrétienne ; dans la chaire, rien que des noms oubliés, Neuville, l’abbé Poulle ; un seul cri éloquent, l’exorde du père Bridaine ; à la fin du siècle, un habile écrivain, mais de troisième ou de quatrième ordre, l’abbé Maury. Si vous cherchez une grande page sur le christianisme, c’est à Jean-Jacques qu’il faut la demander : « L’Évangile parle à mon cœur, » disait-il dans un admirable passage du Vicaire savoyard ; et ainsi c’est encore la philosophie qui trouve des accens pénétrans en faveur du christianisme. Les disputes jansénistes qui remplissent le siècle n’ont plus la grandeur du siècle précédent ; elles tombent dans la platitude de la plus lourde controverse et de la plus grossière superstition. Tout était en décadence. L’incrédulité avait pénétré jusque dans l’Eglise. Un abbé recommandait un moine athée à son évoque pour lui faire donner une cure, et lui disait : « Vous lui rendriez peu de justice si vous le croyiez incapable de faire abstraction de ses spéculations philosophiques pour remplir les devoirs graves d’un ministère public et sacré. Il sait penser avec les sages et agir comme il convient avec ceux qui ne le sont pas[1]. » On vit au moment de la Révolution la preuve de cette dégénération de la foi par le nombre de prêtres ou de congréganistes qui abandonnèrent l’Église pour le siècle, et qui comptent parmi les libres-penseurs de ce temps : Talleyrand, Lakanal, Daunou, étaient de ce nombre. L’Église, de nos jours, n’aime pas la Révolution ; et c’est là le principal danger de notre société ; cependant, si elle y regardait de près, elle y verrait sa propre régénération. L’Église nouvelle, aussi bien que la société nouvelle, est fille de la Révolution. Si les mœurs y sont plus pures, la charité plus puissante, si la science y jette un plus vif éclat, si la foi y est entière, c’est que les vocations y sont libres, c’est que le mérite et non la naissance y décide de la fortune, comme dans la société laïque ; c’est que le mouvement de l’esprit qui anime le siècle s’est communiqué à ceux mêmes qui le combattent, c’est que la liberté et l’égalité ont produit là comme ailleurs leurs conséquences légitimes. En perdant ses privilèges, l’Église a perdu ce qui la perdait. Elle s’éteignait dans la mollesse, dans la licence, dans l’indifférence, dans l’impiété. Elle a retrouvé une jeunesse nouvelle ; et ceux mêmes qui n’ont pas la foi se félicitent qu’au début de ce siècle, un grand mouvement chrétien se soit opéré et ait apporté sa pierre à la construction de l’édifice philosophique auquel tous travaillent, chacun de son côté. Cependant, il faut le dire, l’école de philosophie catholique dont nous parlons est, comme ce siècle lui-même, une œuvre un peu mêlée, un peu confuse, un peu disparate : ce n’est pas le pur mouvement chrétien du XVIIe siècle. Ce n’est pas la foi d’un Bossuet, d’un Pascal ou d’un Fénelon qui anime les maîtres de cette école. Il y a bien des élémens dans ce néo-catholicisme. Essayons d’en déterminer les principaux caractères, les mérites et les défauts.

L’un des traits dominans de cette école est d’abord que la politique s’y mêle à la philosophie et à la théologie, et bien souvent même les efface et les domine. Cette philosophie est avant tout une réaction contre la Révolution, une revanche d’ancien régime. La foi n’y est pas toujours très pure ni très solide. Le brillant et fougueux Piémontais qui a ressuscité en Europe et introduit en France l’ultramontanisme, Joseph de Maistre, quand il écrit à sa fille les lettres charmantes que l’on connaît, parle en père, en sage, en mondain, rarement en chrétien. Quant à l’abbé de Lamennais, si sa foi a été violente, on sait aussi à quel point elle était fragile. La foi de M. de Chateaubriand a été aussi souvent mise en doute, comme nous le verrons ; en tout cas, elle était plus brillante que solide, et elle n’excluait pas certaines libertés de mœurs. Pour tous ces nouveaux apôtres, la religion était plutôt une arme pour attaquer qu’un trésor intérieur dont on jouit pour soi-même. Vous direz que les laïques, en parlant ainsi, sont bien difficiles ; où est leur droit d’y regarder de si près ? Nous répondons que c’est le droit de ceux que l’on veut convertir de scruter les consciences de leurs convertisseurs ; et sans rien vouloir exagérer, nous croyons être dans le vrai en disant que ces brillans polémistes étaient bien loin, pour la candeur de la foi, de François de Sales, de Bossuet et de Fénelon.

Un autre caractère qui tient au précédent, c’est le manque de théologie. La plupart de ces écrivains étaient des laïques, des gens du monde, non des prêtres ; seul Lamennais fait exception ; mais il entra tard dans l’église et n’y resta pas longtemps. Chateaubriand, de Maistre et Bonald étaient des lettrés, de petits gentilshommes, des émigrés. Peu instruits, si ce n’est d’une érudition curieuse et rapide acquise en courant, ignorant les pères de l’Église, les Écritures, la philosophie chrétienne, nourris de leur siècle beaucoup plus que des grands siècles chrétiens, il y a, dans leurs écrits, quelque chose de mondain et de superficiel, d’un peu païen. En philosophie, ils sont aussi ignorans qu’en théologie ; aucun d’eux n’a lu Platon et Aristote ; ils connaissent à peine Descartes, très peu Malebranche, point du tout Leibniz. Le grand mouvement allemand leur est tout à fait fermé. Ils aiment peu Pascal et Bossuet par préventions ultramontaines. Bacon, Locke, Condillac, Voltaire, sont leurs seuls auteurs ; ils les combattent avec passion, avec violence, avec injustice ; mais ils n’ont guère lu qu’eux. La philosophie scolastique ne leur est pas moins inconnue que celle des grands classiques. Ils partagent contre elle les préjugés des modernes ; et même la philosophie de saint Thomas, si intimement liée à la théologie chrétienne, ne leur est d’aucun usage, ni d’aucun prix.

Il ne faut pas trop en vouloir à l’école traditionnaliste de cette ignorance en théologie et en métaphysique. Nous avons déjà relevé le même fait à l’origine de l’école éclectique. La cause en est de part et d’autre dans la grande rupture opérée parmi nous, d’abord par la philosophie du XVIIIe siècle et ensuite par la Révolution. Où voulez-vous que ces gentilshommes, ces émigrés, dispersés dans le monde entier, en Russie ou en Amérique, eussent pris le temps de faire leurs études et de se nourrir des grands maîtres en théologie et en philosophie ? Cette ignorance, d’ailleurs, n’était pas sans avantages. Elle fut pour quelque chose dans l’originalité de l’école, qui n’a, en effet, rien de commun avec la philosophie chrétienne du XVIIe siècle. Elle fut conduite par là à traiter de nouveaux problèmes : la raison individuelle et l’autorité, le rôle de la tradition, l’origine du langage, l’organisation sociale.

Malgré les lacunes et les travers que nous venons de signaler, l’école théologique n’en a pas moins joué un grand rôle. Elle a renouvelé l’influence chrétienne, elle a forcé la philosophie de compter avec elle. Elle a été elle-même un des élémens de force et de richesse de la philosophie de notre siècle : ses principaux défauts se sont corrigés dans les disciples, et la seconde génération du catholicisme nouveau a joui à son tour d’un éclat propre, avec beaucoup moins d’ombres, sinon avec autant de puissance et d’originalité. Si les apôtres de la première heure ont été surtout des missionnaires politiques, d’une foi mêlée et fragile, ils ont suscité d’autres âmes d’une foi pure, candide, généreuse, de vrais chrétiens : moins de génie, mais plus de vertu : les Montalembert, les Lacordaire, les Gerbet, les Gratry. Dans cette seconde génération, instruite par la première, on est revenu aux sources chrétiennes et à la grande philosophie spiritualiste. Lacordaire, en ressuscitant l’ordre des dominicains, ramenait à l’étude de saint Thomas. Le père Gratry était nourri de Platon et de Malebranche. La première école était née de la réaction contre la révolution et contre les idées de liberté civile et politique. Elle poussait au pouvoir absolu dans l’église et dans l’état. La seconde génération, au contraire, essaya, sans trop y réussir malheureusement, de réconcilier l’église et l’état, d’introduire dans l’une et dans l’autre l’esprit de liberté ; c’est ainsi que du sein même de l’ultramontanisme est sorti ce que l’on a appelé le catholicisme libéral. Disons qu’un mouvement de pensée qui commence avec le Génie du christianisme et finit avec Lacordaire et le père Gratry, a été un mouvement des plus brillans, et qui a fait l’honneur à l’église et à la France. Qu’est-ce que l’église du XVIIIe siècle aurait à opposer à ces noms ? J’en reviens donc à ce que je disais plus haut ; et si j’avais quelque autorité pour parler au clergé français, je lui dirais : Aimez donc, aimez, comme nous, ce temps et cette société où vous pouvez jouer un tel rôle, et qui ont rendu à l’église un éclat qu’elle avait perdu. Une société où la pensée chrétienne a pu se faire entendre avec tant de force ne vaut-elle pas le vieil échafaudage gothique, où, comme des bonzes japonais, les prêtres et les moines laissaient éteindre le feu sacré, et ne manifestaient leur existence que par une intolérance impuissante ?

Il reste à signaler un dernier trait caractéristique de l’école théologique : c’est que cette école, dite rétrograde, et qui l’est à beaucoup d’égards, n’est pas sans affinité avec les écoles modernes les plus avancées. Le même phénomène se voit eh philosophie comme en politique : les extrêmes se touchent. Ils sont toujours plus près de s’entendre ensemble qu’avec les opinions moyennes et modérées. Il n’est pas douteux, par exemple, que la philosophie socialiste et humanitaire n’ait beaucoup emprunté à l’école ultra-montaine. Les saints-simoniens citaient souvent comme autorités Bonald et De Maistre et Ballanche servait de transition entre les uns et les autres. L’idée d’une république chrétienne gouvernée par un seul chef a certainement servi de type à la grande famille humanitaire rêvée par les réformateurs de notre siècle. Le principe du Consensus social, cher à Auguste Comte et sans cesse opposé par lui à l’individualisme révolutionnaire, est venu en droite ligne de Joseph de Maistre. En philosophie, l’idée d’un langage révélé, introduit par le dehors, et d’une raison issue de ce langage, n’est sous forme théologique que l’hypothèse sensualiste qui fait naître nos idées de l’éducation et de l’habitude. Le grand principe de la tradition, trop sacrifié par Descartes, est devenu le principe de l’héréditarisme, forme scientifique et physiologique du traditionalisme ; et réciproquement, l’héréditarisme apportait des argumens inattendus à la doctrine du péché originel et en faveur de la noblesse et de la royauté. Enfin, les traditionnalistes voyaient encore venir à eux les maîtres de l’école expérimentale, qui leur empruntaient leurs argumens contre les droits de l’homme et les principes de la révolution : tant il est vrai que les idées ont des chemins souterrains qu’on ne peut prévoir, des infiltrations inattendues qui les font reparaître toutes transformées à distance de leur source.

Parmi les maîtres de l’école théologique, les plus forts et les plus profonds, Bonald et de Maistre, ont été récemment l’objet, dans la Revue, d’études intéressantes ; nous-même avons consacré à Lamennais un travail étendu. Il nous reste à remonter à la source, jusqu’à l’initiateur du mouvement, l’auteur du Génie du christianisme. Chateaubriand n’est pas un penseur original comme de Maistre, ni un métaphysicien subtil comme Bonald, ni un controversiste véhément comme Lamennais ; mais il les surpasse tous trois par l’art d’écrire. Il a ouvert le XIXe siècle par un livre éclatant qui a été considéré dès l’origine comme la revanche du siècle nouveau contre le précédent, et comme le signal d’un revirement essentiel dans l’ordre des idées morales et religieuses. Aucun des écrivains que nous avons nommés n’a eu un succès aussi soudain, une influence aussi rapide et aussi universelle. Coïncidant avec le rétablissement du culte par le premier consul, le Génie du christianisme a été un véritable événement. L’écrivain et le politique s’étaient rencontrés et avaient deviné chacun de leur côté les nouveaux besoins de l’âme que les ruines de la révolution avaient réveillés. Ce fut l’aurore brillante du néo-catholicisme. L’éclat des couleurs, la fraîcheur des émotions renaissantes, la légèreté même du tissu si peu serré des preuves et des argumens, tout annonçait la jeunesse, ou du moins un retour de jeunesse. Une Jérusalem nouvelle sortait du désert, brillante de clarté, et portant sur son front une gloire immortelle. Depuis longtemps, l’église et la religion n’avaient vu d’aussi beaux jours.


I

Devant un si grand succès d’une plume chrétienne qui nous a tellement enchantés dans notre jeunesse (on dit qu’il n’en est plus ainsi, je le regrette), on a honte d’avoir à se demander tout d’abord si l’auteur de ce bel ouvrage, si l’apôtre éloquent du christianisme, au moment où il l’écrivait, était lui-même chrétien. L’indiscrétion de la critique moderne s’est posé cette question et n’a pas trouvé moyen de la résoudre avec une entière certitude. Ce n’est pas, nous devons le dire, une question malveillante née du scepticisme pessimiste à la mode, qui ne croit à la sincérité de personne, ou de ce fanatisme stupide qui ne voit que de l’hypocrisie dans toute croyance religieuse. Non ; la question est plus sérieuse, et elle semble autorisée par les faits. On sait en effet, par les aveux mêmes de Chateaubriand, qu’il n’a pas toujours été chrétien. « Mes sentimens religieux, dit-il, n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. » Cet aveu se rapporte aux années antérieures à la révolution. Chateaubriand était entré dans le monde par la société des philosophes, et il avait participé à toutes leurs opinions. Mais, comme le fait remarquer Sainte-Beuve dans ce livre si malicieux et si fouillé, intitulé : Chateaubriand et son groupe littéraire, ce mot jadis est-il suffisamment exact ? Il semble indiquer naturellement une période assez éloignée ; mais, au moment où Chateaubriand écrivait, y avait-il donc si longtemps qu’il avait renoncé à ce qu’il appelle les sophismes et les déclamations ? Non, sans doute. Les malheurs de la révolution, dans laquelle il perdit une partie de sa famille, ses propres épreuves n’avaient pas modifié ses idées. Nous en avons la preuve dans son premier ouvrage publié à Londres en 1797, peu connu en France, où il n’avait pas pénétré, l’Essai sur les révolutions. Cet ouvrage était encore plein de la philosophie du XVIIIe siècle et oscillait entre le déisme et l’athéisme. Bien plus ; Sainte-Beuve, qui a serré de près cette question, a eu entre les mains un exemplaire rarissime de l’Essai sur les révolutions qui avait appartenu à Chateaubriand et où le texte est accompagné de notes marginales manuscrites qui ne peuvent pas être, dit Sainte-Beuve, plus anciennes que 1798. Or nous savons pertinemment, d’un autre côté, par une lettre à Fontanes découverte et publiée par Sainte-Beuve, qu’en octobre 1799 une partie du Génie du christianisme était déjà écrite. Il y a donc eu tout au plus une année de distance, chez Chateaubriand, entre l’incrédulité et la foi. Nous voilà bien loin du jadis avoué par l’auteur. Maintenant, que s’est-il passé entre les deux dates ? Comment Chateaubriand, incrédule en 1798, était-il chrétien en 1799 ? Nous l’expliquerons tout à l’heure. Rappelons d’abord les notes si curieuses recueillies par Sainte-Beuve sur le volume qu’il appelle « l’exemplaire confidentiel. » Il y trouve la preuve qu’à cette époque Chateaubriand ne croyait ni à Dieu, ni à l’immortalité de l’âme, ni au christianisme. Dans le texte imprimé, Chateaubriand avait dit : « Dieu, la matière, la fatalité ne font qu’un. » À ces mots, il ajoutait en note dans son exemplaire : « Voilà mon système ; voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, fatalité dans le monde… Il y a peut-être un dieu ; mais c’est le dieu d’Épicure. Il est trop grand, trop heureux, pour s’occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les autres. » À la vérité, l’Essai contenait des passages souvent contradictoires ; car, après avoir dit que Dieu et la matière ne font qu’un, Chateaubriand écrivait plus loin, dans le même ouvrage : « Pardonne à ma faiblesse, Père de miséricorde ; non, je ne doute point de ton existence ; j’adore tes décrets en silence, et ton insecte confesse ta divinité. » Mais, à ce passage croyant, Chateaubriand rattachait, dans le manuscrit, une note incrédule : « Quelquefois je suis tenté de croire à l’immortalité de l’âme ; mais la raison m’empêche de l’admettre. D’ailleurs, pourquoi désirerais-je l’immortalité ?… L’autre monde ne vaut pas mieux que celui-ci. Ne désirons donc pas survivre à nos cendres ; mourons tout entiers. Cette vie si dure doit corriger de la manie d’être. » Ces paroles cruelles et douloureuses ont devancé de bien loin, on le voit, notre pessimisme moderne et en contiennent tout le suc ; et ce n’est pas sans raison qu’un critique allemand, parlant de Schopenhauer, nomme Chateaubriand parmi ses précurseurs. Citons enfin une dernière note sur le christianisme. Dans l’Essai imprimé se trouvait déjà cette phrase terrible : « Dieu, dit-on, nous a faits libres. Ce n’est pas la question. A-t-il prévu que je tomberais, que je serais à jamais malheureux ? Oui, indubitablement. Eh bien ! votre dieu n’est qu’un tyran horrible et absurde ! » À ces mots, Chateaubriand ajoutait en note : « Cette objection est insoluble et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste, personne n’y croit plus[2]. »

On voit qu’il est difficile d’aller plus loin en fait d’athéisme et d’impiété. Et cependant, un an après, Chateaubriand écrivait d’enthousiasme le Génie du christianisme. Qu’était-il arrivé ? Lui-même raconte, dans ses Mémoires d’outre-tombe, la circonstance qui a, chez lui, transformé le vieil homme, et de l’incrédule fait un chrétien : ce fut la mort de sa mère. Émigré et exilé depuis plusieurs années, il n’avait plus revu sa famille. Sa mère, emprisonnée pendant la révolution, après avoir vu l’un de ses fils, frère de Chateaubriand, mourir sur l’échafaud, ruinée et presque dans la misère, était morte à son tour, pleurant sur les erreurs du fils qui lui restait. Quelles étaient ces erreurs ? Sainte-Beuve insinue que les plaintes de sa mère portaient moins peut-être sur les écrits de son fils, qu’elle ne devait pas avoir lus, et dont l’écho était parvenu difficilement jusqu’à elle, que sur quelques autres égaremens, peut-être « sur quelque passion fatale qu’il n’est permis que d’entrevoir. » Cependant, la lettre de Mme de Farcy, sœur de Chateaubriand, et qui lui annonçait la mort de leur mère, ne paraît pas faire allusion à autre chose qu’à des erreurs de plume. Voici cette lettre, rapportée dans les Mémoires : « Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères ; je t’annonce à regret ce coup funeste… Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non-seulement de piété, mais de raison ; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t’ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire ; et si le ciel, touché de nos vœux, permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu’on peut trouver sur la terre. » On voit par cette lettre qu’il ne s’agissait réellement que d’erreurs de loi et de pensée et non point de passion fatale. Autrement, que signifierait le conseil de ne plus écrire ? Quoi qu’il en soit, cette lettre, cette perte d’une mère qu’il n’avait pas revue et qui était morte en pleurant sur lui, ce fut là le coup de Damas qui frappa Chateaubriand et le ramona à la foi. Lui-même nous dit, dans la préface du Génie du christianisme : « Ma mère, après avoir été jetée, à soixante-douze ans, dans des cachots, où elle vit périr une partie de ses enfans, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égaremens répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion où j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère ; je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru. « Chateaubriand caractérise ici en toute sincérité le genre de conversion qui le transforma tout d’un coup. Ce ne fut pas une conversion surnaturelle, comme celle de Pascal ou de saint Augustin. Ce fut un changement du cœur, peut-être même une simple conversion d’imagination. Peut-être encore n’a-t-il jamais su lui-même ce qui en était. Sainte-Beuve, si curieux de l’histoire psychologique des grands écrivains, a retrouvé un document qui peut servir à caractériser l’état d’esprit de Chateaubriand à cette époque. C’est la lettre à Fontanes, déjà citée, écrite à la fin de 1799, et dans laquelle, malgré la magnificence un peu exagérée de la forme, l’intimité même prouve toute sincérité. « Dieu, qui voyait que mon cœur ne marchait pas dans la voie inique de l’ambition ou dans les abominations de l’or, a bien su trouver l’endroit où il fallait frapper, puisque c’est lui qui en avait pétri l’argile. Il savait que j’aimais mes parens. Il m’en a privé afin que j’élevasse mes yeux vers lui ; il aura désormais toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu’il m’a données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la souveraine beauté et le souverain génie, là où est un dieu inconnu qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux, comme une flotte magnifique, et qui a placé le cœur de l’homme dans un port inaccessible aux méchans. » Cette foi reconquise par la souffrance ne fut cependant, — l’auteur le confesse lui-même, — qu’une foi traversée et ballottée qui passa encore par bien des phases : « Quand les semences de la religion, dit-il dans ses Mémoires, germèrent la première fois dans mon âme, je m’épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une bise aride et glacée et la terre se dessécha ; le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées, puis la bise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d’ineffables délices. » Ce que Chateaubriand nous apprend par ces paroles, c’est qu’après que le ciel eut eu pitié de lui (il s’agit évidemment de sa conversion), la bise souffla de nouveau, c’est-à-dire que le doute succéda encore à la foi renouvelée. Tel fut le genre de conversion de l’auteur du Génie du christianisme. Il paraît avoir oscillé toute sa vie entre la foi chrétienne et l’incrédulité philosophique.

Sans prétendre à pénétrer jusqu’aux dernières profondeurs de l’âme, qui ne sont accessibles qu’à celui qui sonde les reins et les cœurs, ce que nous savons certainement, c’est que la lettre de Mme de Farcy à son frère sur la mort de leur mère, et la plainte de cette mère mourante ont été l’occasion déterminante et à coup sûr légitime et touchante du Génie du christianisme. Au lieu d’écouter sa sœur qui lui demandait de ne plus écrire, il essaya de concilier ses devoirs de fils et le génie de l’homme de lettres qui ne cesse d’écrire qu’en mourant ; et il pensa accomplir un vœu pieux en même temps qu’il découvrait une voie nouvelle pour l’imagination en se promettant d’écrire une apologie de la religion. « Le titre de Génie du christianisme que je trouvai sur-le-champ, dit-il, m’inspira ; je me mis à l’ouvrage avec l’ardeur d’un fils qui élève un mausolée à sa mère. » Le changement qui s’opérait, et par lequel il dépouillait le vieil homme, ne servit sans doute qu’à faire reparaître en lui un autre homme encore antérieur au précédent, le chrétien primitif que l’on retrouve dans tout Breton, même chez ceux qui écrivent des Vies de Jésus philosophiques. Est-il vraisemblable, en effet, que dans le faible intervalle de 1798 à 1799, Chateaubriand ait pu retrouver tout à coup, par un simple effort de rhétorique, et en cherchant dans son imagination, comme dans un Gradus ad Parnassum, tant de beaux effets littéraires, tant de considérations neuves, brillantes, séduisantes, tant de souvenirs, tant de citations et d’exemples, car le livre si peu exact de science et d’érudition n’en prouve pas moins de vastes lectures, comment enfin un livre si riche eût-il pu être ainsi artificiellement improvisé, s’il n’eût pas déjà préexisté dans l’imagination de l’auteur ?

On raconte que J.-J. Rousseau, voulant traiter pour l’académie de Dijon le sujet de l’influence des lettres et des arts sur les mœurs, alla voir Diderot au château de Vincennes où celui-ci était passagèrement enfermé, et lui annonça son projet : « Eh bien ! lui dit celui-ci, quel parti prendrez-vous ? — Le parti des lettres évidemment, dit Rousseau. — Mais c’est le pont aux ânes, reprit Diderot ; si vous voulez réussir, c’est le contraire qu’il faut soutenir. » Rousseau le crut et fit son célèbre paradoxe. Marmontel qui raconte cette anecdote veut évidemment nous faire entendre par là que l’opinion de Rousseau a été tout à fait accidentelle et fortuite, et que son écrit est une œuvre de rhétorique sans sincérité. Je ne comprends pas l’anecdote ainsi. Que J.-J. Rousseau, écolier littéraire, n’ait pas eu d’abord d’autre pensée que la pensée de tout le monde, cela n’a rien d’étonnant. On n’est pas du premier coup un révolutionnaire éloquent ; Proudhon lui-même a commencé par l’apologie du dimanche. Mais qu’un mot vous soit dit, une chiquenaude, dirait Pascal, l’homme de génie prend tout à coup conscience de lui-même. Tout un monde confus de sentimens, d’idées, de plaintes, de colères, qui bouillonnait au dedans de lui et était caché au fond de sa conscience, éclate tout à coup et vient à la surface. Le génie du paradoxe, c’est-à-dire de la misanthropie, s’éveille. La guerre à la civilisation, qui sera son œuvre, sa vocation, sa muse, lui souffle son premier écrit. Excès de la littérature, excès du luxe et des richesses, excès des théâtres, excès de l’éducation pédantesque, excès de la sophistique philosophique, en un mot, excès et abus de la civilisation, il voit tout cela d’un seul coup ; et de là naîtront l’un après l’autre tous ses ouvrages. Ainsi, dans Rousseau, l’homme artificiel était précisément celui qui voulait tout d’abord soutenir l’opinion convenue ; l’homme vrai était celui qu’une boutade de Diderot révélait à lui-même en lui montrant une voie inattendue.

Je ne veux pas comparer à cette boutade la noble et touchante circonstance qui opéra chez Chateaubriand un revirement semblable ; et d’un autre côté on ne sait trop chez Chateaubriand quel est l’homme artificiel et quel est l’homme vrai. Ce qui est certain, c’est qu’en lui l’incrédule, le libre penseur était l’homme du siècle précédent, l’homme d’une société épuisée et engloutie. Le chrétien, au contraire, était l’homme nouveau, rajeuni, ouvrant à l’imagination et au cœur des sources depuis longtemps oubliées. Le scepticisme alors était le pont aux ânes (hélas ! comme aujourd’hui ; mais d’où viendra le réveil ? ). La religion et la piété considérées sous leurs aspects accessibles et touchans, c’était là qu’étaient la nouveauté, l’originalité. Il sentit lui-même confusément une source de grands effets littéraires et un renouvellement de l’imagination dans le monde ; pour un tel objet, il n’était pas nécessaire de posséder une foi bien orthodoxe et bien solide. L’imagination et la sensibilité suffisaient. Peut-être la divinité surnaturelle du christianisme n’apparut-elle pas tout à coup au noble écrivain comme absolument démontrée ; mais ce à quoi il crut sans hésiter et toute sa vie, et ce qu’il fit croire à tout son siècle, c’est à la beauté du christianisme : c’est là ce qui lui fut révélé par le souvenir de sa mère mourante ; et ici la cause occasionnelle qui détermina cette révélation est bien autrement noble et touchante que celle que nous avons rappelée pour Rousseau. Ce n’est pas la boutade sophistique d’un ami : c’est une voix d’outre-tombe, une voix maternelle qui vient corriger, adoucir et enfin guérir, au moins à la surface, la plaie d’un scepticisme desséchant. Quoi de plus vraisemblable, de plus humain, de plus légitime ? Cette voix n’était-elle pas faite pour révéler à Chateaubriand l’un des deux hommes qui étaient en lui, et le meilleur ? Pourquoi le chicaner, pourquoi le soupçonner, pourquoi peser dans des balances si délicates une conversion qu’il déclare lui-même n’avoir pas été surnaturelle ?

La vraie justification de Chateaubriand est l’examen du livre dont nous venons de raconter l’origine. C’est en mesurant le genre et le degré de vérité contenus dans le Génie du christianisme que nous pourrons nous rendre compte du réel état d’esprit de son auteur. Lui-même reconnaît n’avoir pas fait une apologie dans le vrai sens du mot. Il a fait plutôt une œuvre de préparation évangélique, suivant l’expression d’Eusèbe : c’est une sorte d’exorde, et d’exorde insinuant à l’œuvre de la régénération chrétienne que de plus forts que lui, moins poètes et plus dogmatiques, vont essayer d’édifier. À chaque heure suffit sa peine. Il fallait d’abord ramener les imaginations et ébranler les cœurs avant de terrasser les âmes et de subjuguer les esprits. À une telle œuvre une foi tissue par la poésie plus peut-être que par la grâce de Jésus-Christ pouvait suffire. L’auteur ne vous devait pas ses confidences. Il croyait assez pour sentir vivement, et il ne vous demandait que de sentir comme lui : ce succès, il l’obtint pleinement, non sans réclamation et sans révolte. Le parti philosophique auquel il s’attaquait se vit pris de flanc par un mouvement inattendu. Il se plaignit que ce n’était pas dans les règles du jeu, qu’on le prenait par la tierce au lieu de la quarte. Il se mit en défense et riposta sur toute la ligne ; mais l’effet était produit ; et le succès, comme il arrive toujours, étouffa ces voix discordantes. Sur bien des points les contradicteurs avaient raison, et la postérité leur a donné raison ; mais après tout le livre triompha. Toute l’Europe le lut et le traduisit. Les femmes pleurèrent ; les politiques l’appuyèrent comme d’accord avec leurs vues. La littérature surtout salua une langue nouvelle et un éclat d’imagination que le XVIIIe siècle n’avait pas connus. Que reste-t-il aujourd’hui et du livre et des critiques ?


II

Chateaubriand, au moment de la publication du Génie du christianisme, était déjà célèbre. Il avait détaché auparavant de son grand livre un épisode romanesque qui devait en faire partie : c’était l’épisode d’Atala. Le succès avait été soudain et prodigieux, On ne nommait plus Chateaubriand que du nom « d’auteur d’Atala. » Le Génie du christianisme eut le même succès. Il y en eut en deux ans sept éditions, et sept éditions véritables ; car on n’avait pas encore inventé le procédé moderne qui fait aujourd’hui que, le jour même de l’apparition d’un livre, on en est au vingt-quatrième mille. Ce qui prouvait surtout l’importance de l’événement, ce fut le nombre des articles qu’il suscita et la célébrité des écrivains qui s’en occupèrent[3].

Outre ces critiques, l’œuvre de Chateaubriand lut l’objet d’une sorte d’enquête remarquable, qui, fort à l’honneur de Chateaubriand, rappelle quelque peu le procès du Cid.

L’Académie française, ayant eu à décerner, sous le consulat, les prix décennaux, avait tout simplement exclu les deux livres les plus remarquables publiés dans cette période. Ce n’étaient rien moins que le Cours de littérature de La Harpe et le Génie du christianisme. « Bonaparte fut, dit-on, étonné de cette double omission. Il trouva piquant de donner un pensum à l’Académie et d’en exiger, pour punition de sa réticence, deux volumineux appendices à son volumineux plaidoyer. On bouda un peu ; mais l’ouvrage se fit (Sainte-Beuve). » L’Académie, ou la Classe des Lettres, nomma une commission composée de : le comte Daru, rapporteur ; Arnault, Lacretelle, Morellet, Saint-Jean-d’Angély, l’abbé Sicard et Lemercier.

Voici quelles lurent les conclusions de la commission : « 1° le Génie du christianisme, considéré comme ouvrage de littérature, a paru à la classe défectueux quant au fond et quant au plan ; 2° quand le fond et le plan n’auraient pas été défectueux, l’exécution serait encore imparfaite ; 3° malgré les défauts remarqués dans le fond de l’ouvrage, dans le plan et dans l’exécution, la classe a reconnu un talent très distingué dans le style ; 4° elle a trouvé de nombreux morceaux de détail remarquables par leur mérite, et, dans quelques parties, des beautés de premier ordre ; 5° elle a trouvé toutefois que l’éclat du style et la beauté des détails n’auraient pas suffi pour assurer à l’ouvrage le succès qu’il a obtenu, et que ce succès est dû à l’esprit de parti et à des passions du moment ; 6° enfin la classe a trouvé que l’ouvrage, tel qu’il est, pourrait mériter une distinction. »

L’Académie, qui expliquait le succès du Génie du christianisme par l’esprit de parti, était elle-même dominée dans son jugement par l’esprit de parti. C’est ainsi que l’esprit des corps change avec les temps. Le même corps qui avait refusé un prix au Génie du christianisme refusa également un prix, par des raisons contraires, mais par des préjugés semblables, à l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine, et attendit pour admettre cet écrivain dans son sein qu’il eût écrit contre la révolution. Au reste, il y a du vrai dans les critiques des commissaires de l’Académie ; mais ils se refusèrent absolument à entrer dans la pensée de l’auteur, ou du moins ils se reconnurent incapables de la comprendre. Nous allons du reste indiquer leurs principales objections.

Chateaubriand, dans l’introduction de son ouvrage, avait expliqué clairement le but qu’il s’était proposé et la méthode qu’il avait employée : « Ce n’était pas, disait-il, les sophistes qu’il fallait réconcilier avec la religion ; c’était le monde qu’ils égaraient ; on l’avait séduit en lui disant que le christianisme était un culte né au sein de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la beauté ; un culte qui n’avait fait que verser le sang et enchaîner les hommes… On devait donc chercher à prouver, au contraire, que de toutes les religions, la religion chrétienne est la plus pacifique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ; que le monde moderne lui doit tout depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu’aux temples bâtis par Michel-Ange et décorés par Raphaël, qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale, de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte. On devait dire qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, offre des formes nobles à l’écrivain et des moules parfaits à l’artiste, enfin qu’il n’y a point de honte à croire avec Newton et Bossuet, Pascal et Bacino. »

On voit clairement par ce passage que Chateaubriand n’a pas poursuivi un seul instant un objet théologique, ce qui eût été en dehors de sa compétence. Il ne s’est pas donné le rôle d’un père de l’église. Il a seulement voulu faciliter et orner les abords du christianisme, le représenter à un point de vue plus ou moins profane, mais qui le fasse aimer et qui en fasse ressortir le charme et la grandeur. C’est ce qu’exprimait du reste très clairement le second titre de l’ouvrage : Beautés de la religion chrétienne.

C’est cependant sur ce point que portaient toutes les critiques, soit des journalistes, soit des académiciens.

Daru, par exemple, demande comment on peut croire que l’intérêt de la poésie a été l’objet de l’institution du christianisme. Il raisonne contre Chateaubriand comme si celui-ci eût dit que Jésus-Christ, en fondant la religion chrétienne, avait eu pour but de préparer de belles matières aux poètes futurs, et il constate que c’est considérer le christianisme sous de frivoles rapports. Ginguené, dans la Décade, fait à peu de choses près la même objection. Il pose le dilemme suivant : Ou ce livre est un ouvrage dogmatique, ou c’est un ouvrage de littérature. Si c’est un traité dogmatique, l’ouvrage est plein d’images profanes que la religion elle-même proscrirait. Si c’est une poétique, la partie dogmatique est inutile, et les avantages que la poésie peut trouver dans tel ou tel culte ne prouvent rien en faveur de sa vérité. Morellet, dans son opinion à l’Académie, parle à peu près dans le même sens.

Il est piquant de voir les philosophes, les libres penseurs, les héritiers du XVIIIe siècle, enfin les adversaires du christianisme s’armer de l’autorité chrétienne pour reprocher à un laïque de représenter le christianisme sous des aspects frivoles, comme s’ils étaient chargés de prendre en main les intérêts de la religion contre un défenseur trop mondain. Il paraît cependant que des objections du même genre avaient été faites par des personnes pieuses et chrétiennes qui avaient été un peu effrayées et scandalisées de voir le christianisme ainsi défendu. Dans un article consacré à l’éloge du Génie du christianisme, l’abbé de Boulogne fait allusion à ces doutes et à ces scrupules, qui n’étaient pas sans quelque fondement. « Plusieurs personnes religieuses, dit-il, se sont effarouchées de cette manière de présenter le christianisme. Elles ont craint que son auguste majesté n’en fût blessée, que l’autorité de ses preuves essentielles ne fût affaiblie et que son véritable esprit, bien supérieur à son génie, ne disparût devant ses beautés. Nous leur avons entendu dire que l’Évangile n’est nullement une poétique, qu’on ne fait point un cours de religion comme un cours de littérature, qu’il faut apprécier le christianisme par ses effets divins et non par ses effets dramatiques, qu’on doit juger de sa morale non par la sensibilité et l’imagination, mais par la sublimité de sa morale et la profondeur de ses dogmes ; que sous ce dernier rapport il n’a point de génie, et que ce mot profane paraît le dégrader en l’assimilant de trop près à un don purement naturel ou à une passion purement mondaine. » L’auteur de l’article essaie de répondre à cette objection ; mais la complaisance et la force avec lesquelles il la développe prouvent qu’elle ne lui paraît nullement à dédaigner.

C’est bien là, en effet, l’objection fondamentale et radicale contre le Génie du christianisme. Les autres critiques ne portent que sur des points secondaires ; mais celle-ci porte sur le fond. C’est sur ce point surtout que Chateaubriand a à cœur de se justifier : c’est ce qu’il fait dans sa Défense du Génie du christianisme ; et il faut avouer qu’il le fait avec habileté, et d’une manière victorieuse, si toutefois on veut bien se placer à son point de vue.

Il se demande d’abord si les laïques ont le droit de défendre la religion ; et il cite en faveur de cette thèse de nombreux exemples. Chez les anciens, Arnobe et Lactance n’étaient pas prêtres ; chez les modernes, Pascal et La Bruyère ne l’étaient pas davantage. En outre, les critiques ne se sont pas placés au véritable point de vue. Sans doute, si la religion était universellement admise, universellement respectée, on n’aurait que faire d’employer des armes mondaines : « Le Génie du christianisme, l’auteur le reconnaît, eût été sans doute, au XVIIe siècle, un ouvrage fort déplacé ; le critique, nous ne savons lequel, qui a dit que Massillon n’aurait pas composé cet ouvrage, a dit une grande vérité. » Mais autres temps, autres soins. Le christianisme a été attaqué à l’aide d’argumens frivoles ; et c’est le genre d’argumens qui a pénétré le plus avant dans l’âme du peuple. On l’a présenté sous des aspects grotesques et ridicules. On a employé contre lui l’ironie et le mépris. Eh bien ! il y aurait donc toujours un côté par où la religion resterait à découvert ! Répondra-t-on par de la théologie à des contes licencieux et à des vers piquans ? L’important n’était pas de faire un livre savant, mais un livre populaire. Pour qui ce livre est-il écrit ? Est-ce pour les théologiens, pour les savans, pour les philosophes ? Non, c’est pour les jeunes gens, pour les femmes, pour les gens du monde, pour les gens de lettres, qui ne liraient pas une apologie en forme. On lui objecte qu’il veut faire du christianisme une mode. Plût à Dieu qu’elle fût de mode, cette divine religion ! Voilà ce qu’il a voulu faire. Maintenant, l’a-t-il fait ? C’est ce qu’il n’a pas à décider lui-même. Il défend son but, son idée ; il en explique le sens et la portée. Quant au succès, il n’en répond pas, et ce n’est pas lui qui en est juge.

Il nous semble que sur tous ces points Chateaubriand a raison contre ses adversaires. Ceux-ci suppriment tout un côté de la question : c’est que le christianisme avait été attaqué lui-même par des armes mondaines et frivoles ; et surtout par l’arme du ridicule. Le véritable objectif que vise Chateaubriand, c’est Voltaire. Il le nomme lui-même : « Voltaire eut l’art funeste de mettre l’incrédulité à la mode. La religion a été attaquée par toutes les armes depuis le pamphlet jusqu’à l’in-folio. Un livre religieux paraissait-il ? L’auteur était à l’instant couvert de ridicule. » Comment donc combattre cet adversaire, jusqu’ici insaisissable ? Est-ce par les mêmes armes ? combattra-t-on Voltaire par l’esprit, l’ironie, l’arme du ridicule ? Mais pour l’emploi de ces armes, il était inimitable, incomparable. On avait essayé de se moquer de lui ; on ne l’avait pas pu. D’ailleurs l’ironie est un bon moyen d’attaque, mais un mauvais moyen de défense. Jamais on n’a rien établi par le ridicule. Il fallait donc, si l’on voulait vaincre, forger d’autres armes, employer d’autres ressorts : ce furent les armes de l’imagination et de la sensibilité. Enfin le rôle de l’ironie était usé. Le siècle avait vu de trop cruelles épreuves, de trop effroyables événemens pour être de nouveau sensible à la raillerie. On avait trop pleuré pour avoir encore envie de rire.

En outre, il y avait dans les critiques une certaine équivoque, un certain malentendu. Lorsque Chateaubriand disait que le christianisme était la religion la plus poétique, nous le comprenons aujourd’hui ; on ne le comprenait pas alors. Pour les hommes du XVIIIe siècle, la poésie était un art brillant et charmant, fait pour amuser les loisirs d’une société raffinée. Que Jésus-Christ fût venu dans le monde pour fournir des images à cet art, qu’il fût descendu sur la terre pour suggérer à Voltaire la tragédie de Zaïre, c’était une pensée ridicule et frivole, et même irrespectueuse pour la religion. Mais on commençait alors à entendre par le mot de poésie quelque chose de plus grave, de plus général, de plus humain, c’est cette sorte de sentiment qu’éveille en nous non-seulement l’art proprement dit, mais la nature et la vie. Il y a pour nous de la poésie dans la nature, de la poésie dans la vie : c’est une partie de la vie elle-même. C’est le sentiment qui nous envahit quand nous nous tournons vers l’aspect mystérieux et idéal des choses, vers l’inconnu. C’est ce sentiment qui nous a été révélé par Rousseau, par Chateaubriand lui-même et par Lamartine après lui. Il est éveillé par tout ce qui est beau et sublime, par tout ce qui est merveilleux et divin. À ce titre, on voit que la poésie n’est nullement séparée de la religion, et qu’elle s’y marie naturellement. La nouveauté de Chateaubriand a été précisément de découvrir et de faire sentir la poésie du christianisme. Qu’aux yeux d’un Bossuet, qui voulait partout, même en religion, du positif et du concret, cette manière de sentir eût paru encore passablement profane, cela est possible, cela est probable ; mais Fénelon a bien saisi quelque chose de semblable dans la religion, et Pascal lui-même, quoiqu’à un autre point de vue, paraît avoir été aussi subjugué par la poésie sombre et terrible du christianisme, comme Fénelon l’avait été par la poésie de l’amour chrétien. Il ne s’agit pas d’ailleurs ici d’orthodoxie, mais d’un sentiment profond et universel. Qui doute que depuis Chateaubriand la poésie de l’architecture chrétienne, la poésie des cloîtres, la poésie des divins apologues de l’évangile, la poésie de la terre-sainte n’ait été sentie par tous, même par les non-croyans ? C’est donc là un point où il est incontestable que Chateaubriand a vaincu Voltaire, et où il a eu raison.

Après l’objet de l’ouvrage vient le plan. Il est divisé en quatre parties : 1° les dogmes et les sacremens ; 2° la poétique ; 3° suite de la poétique ; 4° le culte. Ce plan fut fort critiqué ; l’Académie française, sans trop donner ses raisons, écarte l’ouvrage pour le plan aussi bien que pour le fond. Chateaubriand passe condamnation sur ce point. Il reconnaît que son livre manque d’unité. Il y a deux parties : d’abord le fond du christianisme ; en second lieu, son effet sur les beaux-arts. Mais il n’a pu trouver un plan complètement satisfaisant. Il en a essayé plusieurs dans les ébauches qu’il avait d’abord entreprises. Il s’est arrêté au sien, comme le meilleur, à considérer, dit-il, non la matière, mais l’ordre des preuves : 1° les preuves de sentiment ; 2° les preuves d’imagination ; 3° les preuves d’esprit, de sentiment et d’imagination à la fois. Cette justification est elle-même un peu arbitraire ; car on ne distingue pas bien dans l’ouvrage ces trois sortes de preuves, et cette division ne paraît pas répondre au plan adopté par l’auteur. Par le fait, ce plan, si l’on n’est pas trop minutieusement exigeant, peut se justifier beaucoup plus simplement. L’auteur considère d’abord le christianisme en lui-même dans ses mystères et dans ses sacremens. Puis, et c’est son principal objet, il le considère dans ses effets, et ces effets sont de deux sortes : ou bien esthétiques (et c’est la seconde et la troisième partie), ou bien pratiques et moraux, et c’est la quatrième partie. Ce plan nous paraît valoir celui de tous les ouvrages un peu compliqués. Il n’est pas plus mauvais que le plan du siècle de Louis XIV ou de l’Esprit des lois, qui n’en sont pas moins de très beaux ouvrages.

La première partie est malheureusement la plus faible. C’est celle qui met le plus en relief les inconvéniens du sujet, et comme c’est ce que l’on lit d’abord, c’est sur elle surtout que se sont formées les impressions les plus défavorables. En effet, quand on se trouve en face de ces grands dogmes et de ces grands mystères, la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, on est un peu choqué de ne trouver que des argumens poétiques et des images souvent heurtées, et pas toujours de très bon goût. Peut-être, comme le disait l’abbé Morellet, l’auteur eût-il dû supprimer cette partie ; mais alors l’ouvrage eût par trop manqué de corps.

Cependant même cette première partie contient des beautés de premier ordre. Elle commence par un beau chapitre sur le mystère. Chateaubriand fait remarquer que tout est mystère et que rien n’est beau comme le mystère. Un écrivain acerbe, l’auteur d’Oberman, M. de Sénancour, critique finement ce chapitre tout en reconnaissant qu’il est très beau ; il fait remarquer qu’il s’y trouve une équivoque, à savoir une confusion entre le mystère et les mystères. Le mystère, c’est l’inconnu. Les mystères sont des dogmes. L’un de ces termes correspond à l’ignorance, l’autre à la foi. L’un ouvre des perspectives infinies ; l’autre, au contraire, ferme ces perspectives et enchaîne la liberté de l’esprit. Ces vues critiques seraient très justes s’il s’agissait de prouver les mystères par le mystère ; mais ce n’est pas la pensée de Chateaubriand. Il ne dit pas : il y a du mystère dans la nature ; donc il faut croire aux mystères selon la foi, car cet argument prouverait autant pour Brahma que pour Jésus. Mais Chateaubriand veut dire : étant donné que les mystères peuvent être prouvés par d’autres raisons qui sont l’objet de la théologie, non de la littérature, il n’y a pas à tirer une objection contre eux, de ce que ce sont des mystères, puisque tout est mystère. En outre, le mystère ne nous abaisse pas, puisque c’est le mystérieux qui est la principale source de la beauté ; il aurait pu même répondre à Sénancour que, quoique le mystère soit un dogme, et que par là il enchaîne dans de certaines limites la liberté de l’esprit, il reste encore assez d’ignorance pour émouvoir et terrifier l’imagination. L’inconnu est dans le mystère lui-même.

Cependant, quand Chateaubriand passe à l’exposition des dogmes eux-mêmes, c’est là surtout, disons-nous, que se fait sentir sa faiblesse, soit en métaphysique, soit en théologie. Combien peu de chose, par exemple, sur la Trinité ? Quelques citations pour prouver qu’elle est partout, que le nombre trois a toujours été sacré, qu’il y a une Trinité dans l’homme, et c’est tout. Mais pourquoi cette faveur du nombre trois ? C’est ce qu’il n’explique pas. La raison métaphysique est que l’unité absolue est impuissante à expliquer la diversité des choses ; qu’il faut donc au moins deux principes ; mais que ces deux élémens pour s’unir et se concilier ont besoin d’un troisième, comme d’un médiateur. C’est ainsi que Hegel a construit l’idée de Trinité. Pour Chateaubriand, il ne pense qu’à des images. Il invoque le triangle ; il dit que le père est très bien représenté sous la figure d’un vieillard vénérable ; le Saint-Esprit sous celle d’une colombe ; le Verbe sous celle d’une langue de feu, etc. de même aussi rien de plus faible que ce qu’il dit sur l’Incarnation et la Rédemption, les deux plus grands dogmes chrétiens. La profonde idée d’un médiateur n’est nullement mise en lumière. Sans l’idée de ce médiateur, l’homme se trouve abandonné soit à la philosophie de la nature, c’est-à-dire à l’athéisme, soit à un déisme métaphysique froid et sans action sur l’homme. C’est le médiateur qui relie Dieu et le monde. C’est là une conception qui emprunte au panthéisme ce qu’il a de vrai, sans laisser perdre le sentiment de la personnalité. Il y a là une grande métaphysique dont Chateaubriand n’a nullement le sentiment.

De même, quand Chateaubriand passe aux sacremens, il n’en voit que l’extérieur, et n’en saisit pas l’âme secrète : ce ne sont pour lui que matière à tableaux. Ce sentiment profond de l’union avec Dieu, qui est l’âme de l’Eucharistie et qui est emprunté au panthéisme oriental, mais mêlé au sentiment également profond de la personnalité, Chateaubriand le comprend à peine, et il est même piquant qu’il soit ici obligé d’emprunter la plume de Voltaire pour peindre la beauté et la poésie du sacrement de l’Eucharistie : « Voilà donc des hommes qui reçoivent Dieu en eux, au milieu d’une cérémonie auguste, à la lueur de cent cierges, après une musique qui a enchanté leurs sens, au pied d’un autel brillant d’or. L’imagination est subjuguée, l’âme saisie et attendrie ; on respire à peine, on est détaché de tout lien terrestre, on est uni avec Dieu. Il est dans notre chair et notre sang. Qui osera, qui pourra après cela commettre une seule faute, en concevoir seulement la pensée ? Il est impossible d’imaginer un mystère qui retînt plus fortement les hommes dans la vertu. » Qui croirait que ces paroles si nobles et si émues sont de l’auteur de la Pucelle et de Micromégas ?

Le livre de cette première partie, qui traite de l’existence de Dieu, est un des plus brillans par le style et un des plus faibles par le fond. L’auteur n’a fait que développer, après Fénelon et Bernardin de Saint-Pierre, l’argument tiré des merveilles de la nature, mais sans le serrer de près un seul instant et avec une telle inexactitude de détails qu’il a donné prise aux judicieuses réclamations de la science[4]. Néanmoins, si ce livre est aussi peu précis que possible, il ne faut pas être assez ingrat pour en oublier les beautés et pour ne pas admirer l’éclat des peintures dont il est rempli. Quelque peu probant que cela soit, personne, à coup sûr, n’a oublié l’admirable prière à bord d’un vaisseau et la peinture d’une nuit dans les savanes de l’Amérique. On peut se demander sans doute : Qu’est-ce que cela prouve ? Mais si l’on n’y voit pas un argument, on peut au moins y reconnaître une préparation par l’admiration de la nature à la vénération pour son auteur. Le sentiment de la nature, comme celui de la poésie, prédispose au sentiment religieux. D’où vient cette beauté de la nature ? Elle doit venir de quelque part. Si la nature doit sa beauté à elle-même, c’est donc qu’elle contient en soi quelque chose de divin ; si c’est nous-mêmes qui l’y mettons, c’est donc que notre âme a quelque chose de divin. On s’élève ainsi à Dieu par le sentiment, par l’émotion du cœur plus que par la logique. Le philosophe Hemsterhuys a dit : « Un soupir vers l’Infini et l’Éternel est une démonstration plus que géométrique de la divinité, » et l’austère Kant lui-même ne craignait pas de dire que les deux plus grandes choses qu’il y eût au monde pour l’homme, ce sont : la loi morale dans nos cœurs, et le ciel étoile sur nos têtes. Le chapitre de Chateaubriand est un développement de la pensée de Kant. Il a senti la beauté des choses et il l’a décrite. De tels tableaux n’excluent pas le panthéisme, mais ils excluent le matérialisme et l’athéisme, et c’est déjà quelque chose.


III

La seconde et la troisième partie du Génie du christianisme traitent de son influence sur les arts et sur les lettres. C’est en quelque sorte un livre dans un livre, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui un essai d’esthétique chrétienne : ou plutôt, comme Chateaubriand l’a dit lui-même, une poétique chrétienne ; car il y est beaucoup plus question des lettres que des beaux-arts, dans lesquels l’auteur paraît avoir été peu versé.

Dans cette partie la plus brillante et la plus lue, il y a de grandes vues et une pensée générale juste ; mais l’exécution laisse encore beaucoup à désirer. Expliquons dans quelle mesure on peut accepter la pensée de Chateaubriand, et en même temps les lacunes ou les exagérations qu’on peut lui reprocher. Peut-être a-t-il eu le tort d’employer la forme comparative et de s’imposer l’obligation de prouver que la religion chrétienne était « la plus poétique, la plus favorable » aux lettres et aux arts : ce qui l’entraînait à rapprocher sans cesse les lettres modernes et celles de l’antiquité. Or, dans cette comparaison il n’est pas toujours évident que les modernes aient la supériorité. C’était d’ailleurs revenir par un autre chemin à la vieille querelle, quelque peu épuisée, des anciens et des modernes. Enfin, il arrive souvent que, dans cette comparaison, Chateaubriand lui-même, oubliant sa thèse et entraîné par sa propre admiration pour l’antique, fait plutôt ressortir la supériorité des anciens qu’il ne prouve celle des modernes. Quelques-unes de ses plus belles pages sont celles qu’il consacre aux poètes de l’antiquité grecque. Disons d’ailleurs qu’en cela même il innovait encore, et que sa critique s’élevait au-dessus de celle de La Harpe et de Voltaire, fort peu ouverte aux beautés simples et grandioses de la poésie grecque.

Cette méthode de comparaison avait encore un autre inconvénient. Elle supposait en effet une connaissance approfondie des deux littératures, et quoiqu’il y ait lieu d’admirer l’étendue et la richesse des souvenirs littéraires de Chateaubriand, cependant pour qu’une telle thèse pût être démonstrativement prouvée, aujourd’hui surtout que nous sommes devenus si exigeans, il eût fallu une science bien autrement étendue. Chateaubriand a fait son livre avec ses seuls souvenirs ; et il n’a pas voulu faire un livre d’érudition ; en quoi il a eu raison. Mais, par endroits, il est peut-être un peu superficiel.

Il semble que, sans faire de comparaison, et sans se réengager dans la guerre des anciens et des modernes, Chateaubriand eût pu s’exprimer d’une manière absolue, et dire simplement que le christianisme avait introduit de nouvelles idées, de nouvelles formes et de nouveaux types en littérature, et par là suscité des beautés neuves que les anciens n’avaient pas connues. La supériorité morale et religieuse du christianisme n’exigeait nullement qu’il eût également la supériorité littéraire ; car celle-ci tient à beaucoup de conditions qui n’ont rien à voir avec la religion, la langue par exemple, la jeunesse de l’imagination, le bonheur des premiers venus. L’auteur du Génie du christianisme pouvait donc, sans affaiblir sa thèse, se borner à faire apparaître le génie chrétien, et ne se servir de comparaison que pour faire ressortir l’originalité des formes nouvelles, mais non pour établir un avantage qui toujours reste en question. Malgré toutes ces réserves, il y a lieu cependant d’admirer cette partie de l’ouvrage « riche, dit Sainte-Beuve, de beautés fines et de nuances exquises. C’est de la grande critique littéraire. »

La poétique de Chateaubriand se compose de cinq livres : les épopées ; les caractères ; les passions ; le merveilleux ; la Bible et Homère. Pour les épopées, Chateaubriand avait à sa disposition quatre poèmes à comparer à l’antiquité : la Divine comédie, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu et la Messiade. Il ne dit presque rien de Dante, qu’il connaissait peu et qui n’était guère apprécié au XVIIIe siècle. C’était bien cependant le fond de son sujet : c’était une création essentiellement chrétienne et dont toute l’originalité est dans le christianisme. Ainsi, une pièce importante du procès fait presque entièrement défaut. Pour ce qui est de la Jérusalem délivrée, l’analyse que l’auteur en donne prouve bien qu’il peut y avoir dans les événemens modernes où le christianisme a sa part un sujet épique ; mais la preuve ne va pas beaucoup plus loin : il y a sans doute dans la Jérusalem délivrée des beautés qui viennent de l’esprit chrétien ; mais au fond c’est un poème guerrier où le profane domine. Chateaubriand fait remarquer lui-même que le Tasse s’est très peu servi de la source de poésie qu’il avait à sa disposition, à savoir la Terre-Sainte, Jérusalem, le Tombeau du Christ, le Calvaire. Ce poème laisse donc encore en suspens la question de savoir si la religion chrétienne peut engendrer une autre grande poésie que celle des anciens. Quant au Paradis perdu et à la Messiade, Chateaubriand soutient une opinion étrange, qui, si elle était vraie, restreindrait beaucoup l’intérêt de sa thèse : c’est que le christianisme « doit être employé, dit-il, non comme sujet, mais comme machine. » Le défaut de ces deux poèmes, suivant lui, c’est qu’ils ont pris pour objets le dogme, le mystère même, de sorte que la poésie paraît toujours inférieure au sujet. Chateaubriand semble ici, dans une certaine mesure, donner raison à Boileau. Qu’entend-il d’ailleurs par le christianisme machine ? c’est le merveilleux chrétien, c’est-à-dire l’emploi des anges et des démons : mais ce n’est là qu’une mythologie d’un autre genre, plus froide et beaucoup moins variée que l’autre. L’emploi que lui-même a fait de cette nouvelle mythologie dans les Martyrs n’a pas beaucoup prouvé en faveur de sa thèse. Il est certain pour nous que, si le christianisme est poétique, c’est beaucoup plus par son fond et par ses beautés morales que par ses machines.

Chateaubriand fait une belle analyse du Paradis perdu. Il remarque ce trait original que Milton est le soûl poète épique qui ait commencé son poème par le malheur du principal personnage. Il signale les beautés neuves du poème : la peinture des premières pensées de l’homme dans l’âme d’Adam ; la peinture du caractère de la femme en général, dans Eve, que Milton appelle « un beau défaut de la nature, » le tableau admirable de la terre, au moment du premier péché ; le sacrifice qu’Adam fait à l’amour en obéissant aux suggestions d’Eve ; la tristesse des anges au moment de la chute, tristesse qui cependant, mêlée à la pitié, n’altère pas leur bonheur ; enfin les larmes pénitentes du couple pécheur après la faute commise, et leurs prières qui ne sont peut-être pas effacées par les prières boiteuses, si admirées dans Homère.

Enfin, comme épopée chrétienne, Chateaubriand, après avoir fort inutilement cité le Saint Louis du père Lemoine, le Moïse sauvé de Saint-Amand, et la Pucelle de Chapelain, rappelle les Lusiades et l’Araucana, et termine par la Henriade, et il dit que c’est encore à la puissance des idées religieuses que Voltaire doit les plus grandes beautés de son poème. Il n’en donne d’ailleurs qu’assez peu d’exemples ; mais c’est pour lui l’occasion d’un magnifique portrait de Voltaire, écrit avec goût et impartialité, et bien supérieur au portrait déclamatoire et grimaçant de Joseph de Maistre.

Ce premier livre laisse tout à fait dans le vague l’idée d’une supériorité certaine de la muse chrétienne sur la muse païenne : ce qui reste seulement établi, c’est que le christianisme a fourni des sujets poétiques et des beautés originales.

Ce sont les deux livres suivans sur les caractères et les passions qui sont les plus intéressans et les plus neufs de l’ouvrage. C’est Chateaubriand qui le premier a eu l’idée de comparer les grands caractères humains et les grandes passions chez les poètes anciens et les poètes chrétiens : idée que plus tard Saint-Marc Girardin a développée avec tant de bonheur dans son Cours de littérature dramatique. Chateaubriand introduit successivement les époux, le père, la mère, le fils et la fille. Pour les époux, il compare les amours de Pénélope et d’Ulysse dans Homère avec les amours d’Adam et d’Eve dans Milton ; et, quoique sa thèse dût le porter en faveur de celui-ci, cependant il se laisse tellement entraîner au charme des souvenirs antiques que, même en le lisant, on se demande si les scènes d’Homère ne sont pas plus touchantes que celles de Milton ; et ici encore, c’est à la plume de Voltaire qu’il est obligé d’avoir recours pour traduire sa propre pensée. Vient ensuite le portrait du père ; et l’auteur a beaucoup de peine à trouver quelque chose dans les poèmes modernes qui puisse être mis à côté du merveilleux passage de Priam aux pieds d’Achille. Il est vrai qu’il y a des pères, et d’un grand caractère, dans la poésie moderne, par exemple, les pères de Corneille ; mais ils n’ont rien de chrétien. Félix, le père de Pauline, représente plutôt un lâche fonctionnaire qu’un père généreux. Don Diègue et le vieil Horace sont l’un chevaleresque, l’autre Romain ; mais ni l’un ni l’autre ne sont chrétiens. Chateaubriand est encore ici obligé de prendre ses exemples dans Voltaire : c’était à la vérité une adresse et une force de mettre Voltaire de son côté ; mais c’était une faiblesse de la thèse de n’avoir que Lusignan à opposer à Priam ; et il est bion douteux que l’avantage soit du côté du poète moderne. Ici, au moins, il a raison de signaler dans Lusignan, au moment où il retrouve sa fille et où il apprend qu’elle est musulmane, des accens touchans que le christianisme seul pouvait inspirer. C’est du reste, ce que Voltaire lui-même avait senti, lorsqu’il disait dans la préface de Zaïre : « Je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne a de plus pathétique et de plus intéressant. » Pour le rôle de la mère, le chapitre de Chateaubriand est un des plus ingénieux et des plus fins. Il a introduit là quelques idées qui sont restées dans la critique littéraire. C’est lui qui a le premier comparé l’Andromaque de Racine à celle d’Euripide, et qui a dit qu’elle était « une mère chrétienne. « Il n’en donne pas précisément la preuve en citant le Je ne l’ai pas encore embrassé, comme si les mères païennes n’embrassaient pas leurs enfans ; mais il est certain que dans l’Andromaque de Racine la sensibilité est beaucoup plus développée, plus délicate et plus tendre. Ce qui tient sans doute à ce que le rôle de la femme a été purifié par le christianisme. Au reste, dans Andromaque, c’est plutôt l’épouse qui est chrétienne que la mère. Pour le fils, Chateaubriand est encore obligé d’avoir recours au secours de Voltaire : c’est dans le Guzman d’Alzire qu’il trouve le modèle du fils chrétien. Cependant les vers qu’il cite, et dans lesquels Guzman, en mourant, pardonne à son assassin, sont plutôt les paroles d’un chrétien en général que celles d’un fils. Peut-être en étudiant de près le Télémaque de Fénelon, eût-il trouvé, comme dans Andromaque et Iphigénie, des traits qui en feraient un Télémaque chrétien. Enfin, pour la fille, c’est toujours Voltaire qui lui fournit ses modèles. Il oppose Zaïre à Iphigénie ; et en même temps il fait remarquer aussi, en réponse au père Brumoy, que l’Iphigénie de Racine est une fille chrétienne.

De l’étude des caractères Chateaubriand passe à celle des passions. Il semble assez étrange que l’on fasse honneur au christianisme d’avoir développé les passions, et d’avoir par là créé un nouvel intérêt poétique. Mais on peut dire que précisément parce que la religion chrétienne a pour but de réprimer, de comprimer les passions, elle leur prête une énergie plus intense : de là une lutte dont la peinture est éminemment dramatique ; de là le combat du devoir et de la passion qui élève le drame moderne si au-dessus du drame antique. Soit que la passion contenue et soumise donne à la vertu même un degré de plus de beauté, comme dans la Pauline de Polyeucte (que Chateaubriand a oubliée), soit que, déchaînée et victorieuse, elle soit entraînée à des désordres et condamnée à des supplices inconnus aux anciens, comme dans Phèdre, — la passion sous le christianisme prend une part plus grande dans la poésie dramatique, et lui donne un accent nouveau. Chateaubriand va jusqu’à attribuer au christianisme le développement de la passion de l’amour ; et il est certain qu’en épurant l’âme humaine, il a dû y introduire une délicatesse et une élévation qui se mêlent à la passion même ; le respect de la femme, dû à la religion, donnait en même temps à l’amour un plus grand objet. Ce n’est pas seulement l’amour pur que Chateaubriand attribue à l’influence du christianisme, c’est encore ce qu’il appelle « l’amour passionné, » dont il trouve le modèle dans Phèdre. C’est le sentiment chrétien qui introduit, en effet, dans la passion de Phèdre le trouble et le remords dont la Phèdre antique n’a pas connaissance ; et cet élément du remords fait ressortir avec d’autant plus de force l’intensité du délire et la fureur de la passion. Ce chapitre sur la Phèdre de Racine est devenu classique ; et il a été admiré par tous les maîtres de la critique. Enfin Chateaubriand attribue au christianisme la peinture de l’amour chaste, tel qu’il est dans Paul et Virginie. Il compare ce poème à une idylle de Théocrite, à Galatée. Il est étrange qu’il n’ait pas pensé à une autre comparaison, qui a été faite après lui, et qui était bien plus indiquée, celle de Daphnis et Chloé. C’est là surtout, dans ce roman, que l’on voit la différence de l’amour profane et païen et de l’amour pur et délicat inspiré par le spiritualisme moderne. Mais cette comparaison, que Chateaubriand a omise, et que Villemain a faite après lui, n’en vient pas moins de lui. Une autre idée neuve qui appartient encore à Chateaubriand, c’est que la religion, non-seulement épure et approfondit la passion, mais que, dans le christianisme, elle devient elle-même passion. Il cite l’exemple de saint Jérôme : « C’est un saint Jérôme qui quitte Rome, traverse les mers, et va comme Élie chercher une retraite au bord du Jourdain. L’enfer ne le laisse pas tranquille, et la figure de Rome, avec ses charmes, lui apparaît pour le tourmenter. Il soutient des assauts terribles, il combat corps à corps avec les passions. Ses armes sont les pleurs, les jeûnes, l’étude, la pénitence et surtout l’amour. Il se précipite aux pieds de la beauté divine, il lui demande du secours. Quelquefois, comme un forçat, il charge ses épaules d’un lourd fardeau pour dompter une chair révoltée, et éteindre dans les pleurs les infidèles désirs qui s’adressent à la créature. » C’est à ce titre de passion que le christianisme lui-même a pu entrer comme ressort dans la poésie dramatique, et que dans Polyeucte, le grand Corneille a pu nous montrer, comme il s’exprime lui-même, « le combat de l’amour humain et de l’amour divin. »

Un des plus beaux chapitres de Chateaubriand est celui qui est consacré à la comparaison de la Bible et d’Homère. C’était pour la première fois qu’on faisait ressortir la beauté poétique et littéraire de la Bible : c’est là sans doute un point de vue profane que la sévère théologie devrait peut-être s’interdire ; mais si l’on se souvient que, depuis un demi-siècle, la frivole ironie de Voltaire avait livré la Bible au ridicule, en avait travesti toutes les figures et toutes les grandeurs, on ne peut que considérer comme un service rendu à l’âme humaine la restitution généreuse du sentiment biblique. On regrette de ne pas trouver plus de comparaisons de ce genre. Chateaubriand n’a pas épuisé, il s’en faut, tout ce que sa thèse aurait pu lui fournir, s’il avait voulu. Comment, par exemple, n’a-t-il pas comparé les Confessions de saint Augustin avec les Confessions de Rousseau, l’Imitation de Jésus-Christ et les Pensées de Marc-Aurèle, le Stabat ou le Dies iræ et les odes de Pindare, Athalie et Œdipe roi ? Cependant il ne faut pas trop lui demander ; des études plus complètes eussent transformé son livre en un cours de littérature, et ce n’était pas son objet. Il suffisait à l’auteur d’un livre sur le génie du christianisme d’indiquer par quelques exemples la pensée générale que l’on voulait imprimer aux âmes. Cette pensée a été développée et fécondée avec le temps ; et deux écrivains qui ne s’appellent guère l’un l’autre, Hegel et Victor Hugo, lui ont donné une singulière fortune, l’un dans son Esthétique, l’autre dans la Préface de Cromwell, en faisant du christianisme l’âme de la poésie moderne, de la poésie romantique.

La quatrième partie du Génie du christianisme, qui traite du culte, est la plus pleine et la plus solide ; et c’est en même temps la moins lue parce qu’elle est la dernière. Elle a trouvé grâce devant la critique de l’Académie, qui est obligée de reconnaître que cette partie est aussi neuve qu’intéressante, et qu’elle contient les faits les plus honorables pour le génie chrétien. On signala particulièrement le chapitre des missions comme un des plus agréables et des plus instructifs. On n’avait pas encore pensé à faire entrer dans la littérature les récits naïfs et poétiques des Lettres édifiantes. La peinture des fêtes chrétiennes, la Fête-Dieu, les Rogations, est d’un charme infini. L’analyse des grandes créations de la charité, hôpitaux, sœurs de charité, enfans-trouvés, des services rendus à l’agriculture, aux arts et aux métiers, aux lois civiles et criminelles, était un plaidoyer neuf alors, et qui a aujourd’hui cause gagnée. Dans toute cette partie de son livre, Chateaubriand déploie une vaste lecture, une raison saine et solide dans un style plus sobre et plus sain, sans renoncer à l’éclat. C’est une œuvre tout à fait estimable, et qui n’a rien perdu avec le temps.

Quelles que soient les imperfections et les lacunes de l’œuvre de Chateaubriand, nous sommes de ceux qui pensent qu’elle ne mérite pas l’oubli injuste et ingrat dans lequel on l’a abandonnée. La crainte « de la phrase, » comme on dit, a fait perdre le sentiment de cette magnifique forme littéraire, qui, sans doute, est quelquefois plus sonore que pleine, mais qui bien souvent aussi a une grandeur dont notre littérature actuelle, malgré son ingéniosité, a complètement perdu le secret. Le Génie du christianisme a vieilli comme la plupart des grandes œuvres du passé, comme les chefs-d’œuvre classiques eux-mêmes, quoiqu’on n’ose pas le dire ; mais il n’en est pas moins vrai que ce livre a ouvert le siècle avec un prodigieux éclat, et qu’il a imprimé sa forme à la pensée, à la poésie, à la littérature pendant un demi-siècle ; cette influence n’a pas même disparu encore aujourd’hui. Combien ne reste-t-il pas encore de traces de Chateaubriand dans la prose de M. Renan ! Celui-ci est un Voltaire, mais un Voltaire breton, qui a respiré, comme son compatriote illustre, l’air poétique de leur commune patrie. L’incrédulité de l’un, comme la foi de l’autre, se nourrit de parfums, plutôt que de cette substance solide dont ont besoin les simples mortels. Grâce, lumière, vapeurs délicates, délicieuses arabesques, tel est le charme de ces deux écrivains ; mais le premier aura toujours pour lui le don de l’invention, et, je le répète, de la grandeur. Ajoutez que des deux plaidoyers qui se répondent l’un à l’autre, l’un a le mérite de laisser après lui des affirmations, tandis que l’autre n’aboutit qu’à des négations. C’est encore une supériorité : et, ces affirmations, même restreintes, même ramenées à des conclusions purement humaines, n’en sont pas moins un gain pour l’esprit et pour le cœur. Chateaubriand a résumé lui-même avec précision, et selon nous, en toute vérité, le réel et le positif de son œuvre : « Eh ! qui vous nie, disaient ses critiques, que le christianisme, comme toute autre religion, ait ses beautés poétiques et morales ? — Qui le nie ? Mais vous-mêmes qui, naguère, faisiez des choses saintes l’objet de vos moqueries. Vous avouez maintenant qu’il y a des choses excellentes dans les institutions monastiques ; vous vous attendrissez sur les moines du Saint-Bernard, sur les missionnaires du Paraguay, sur les filles de charité ; vous confessez que les idées religieuses sont utiles aux effets dramatiques ; que la morale de l’Évangile, en opposant une barrière aux passions, en a à la fois épuré la flamme et redoublé l’énergie ; vous reconnaissez que le christianisme a sauvé les lettres et les arts de l’inondation des barbares, qu’il a fondé vos collèges, adouci vos lois criminelles, rédigé vos lois civiles, et même défriché l’Europe moderne ; conveniez-vous de tout cela avant la publication d’un ouvrage, très imparfait sans doute, mais qui a pourtant rassemblé sous un seul point de vue ces importantes vérités ? »


IV

Pour mesurer le terrain que Chateaubriand et son école ont fait gagner à la cause du catholicisme, il suffit de comparer, en terminant, l’opinion de deux philosophes, de deux libres penseurs : l’un du XVIIIe siècle, l’autre du XIXe, l’un et l’autre savans mathématiciens, liés par une affinité générale de doctrines et ne différant que sur un seul point, leur opinion sur le christianisme. Cette différence ne peut donc être attribuée qu’au temps, puisque sur tout le reste tout est identique. Ces deux philosophes sont Condorcet et Auguste Comte ; et la comparaison est d’autant plus légitime que Condorcet est précisément un de ceux, très rares d’ailleurs, dont Auguste Comte prétend relever et dont il se donne comme le continuateur.

Voici d’abord l’opinion de Condorcet, résumée dans une page où se trouvent réunies et condensées toutes les accusations de son siècle contre l’église catholique : « Nous montrerons, dit-il, cette vieille dominatrice essayant sur l’univers les chaînes d’une nouvelle tyrannie ; les pontifes subjuguant l’ignorante crédulité par des actes grossièrement forgés, mêlant la religion à tous les actes de la vie civile pour s’en jouer au gré de leur avarice et de leur orgueil, punissant d’un anathème terrible, par l’horreur dont il frappait les peuples, la moindre opposition à leurs lois, ayant dans tous les états une armée de moines toujours prête à exalter, par leurs impostures, les terreurs superstitieuses, afin de soulever plus puissamment le fanatisme… » et ce réquisitoire continue sur le même style pendant plus d’une page.

A ces déclamations violentes et passionnées de Condorcet opposons l’appréciation calme, impartiale, sympathique, disons plus, l’apologie absolue que fait Auguste Comte du catholicisme. Ce qu’il admire le plus dans cette religion, c’est précisément ce que le XVIIIe siècle abhorrait, à savoir l’institution d’un pouvoir spirituel, distinct et indépendant des pouvons temporels. Il fait remarquer qu’il y a dans la nature humaine une sorte d’activité qui est essentielle à la société et qu’il appelle l’activité spéculative, c’est-à-dire intellectuelle et morale. Or, dans l’antiquité, cette activité était en dehors de tout ordre légal ; elle était essentiellement individuelle (celle des poètes par exemple ou des philosophes), et par conséquent sans action suffisante et directe sur la société. De là un antagonisme, qu’il exagère d’ailleurs quelque peu ; car, excepté quelques incidens particuliers, tels que la mort de Socrate ou l’exil des philosophes sous Domitien, on ne voit pas beaucoup de conflits de ce genre dans l’antiquité ; cependant le peu d’action exercée par le génie libre et individuel suffit pour justifier relativement l’opinion d’Auguste Comte. L’institution d’un pouvoir spirituel distinct est donc la première tentative efficace pour donner à l’esprit une part de puissance, légale, organisée à côté de la puissance de la force. Cette puissance n’était pas matérielle, elle n’avait pas d’armée à sa disposition ; mais, par la vertu de la loi, elle était néanmoins une autorité et une puissance. Elle avait un code et des lois à elle, une hiérarchie organisée, des biens temporels et une action immense sur les souverains et sur les peuples. Et cependant elle ne représentait rien autre chose que l’esprit, la morale, la vie future, tout un ordre d’idées matériellement insaisissable et qui avaient cependant moulé en quelque sorte la société sous leur empire. Constituer une pareille puissance à côté de la puissance légale et militaire, les faire vivre ensemble dans une sorte de paix et d’harmonie avec des attributions distinctes et indépendantes, Auguste Comte signale ce système, « malgré les préjugés actuels, comme le plus grand perfectionnement qu’ait pu recevoir jusqu’ici le problème social. »

De ce point de vue général d’apologie, on comprend qu’Auguste Comte n’aura pas de peine à justifier toutes les parties de l’organisation catholique que la philosophie du dernier siècle a si violemment attaquées. Il ira jusqu’à renchérir sur Chateaubriand lui-même : 1° Les moines. L’accusation du XVIIIe siècle était que les moines amassaient des richesses dont ils jouissaient aux dépens des autres hommes, qu’ils enlevaient à la société des membres utiles ; que, par le célibat, ils nuisaient à la population, qu’ils donnaient en même temps l’exemple des mauvaises mœurs. À ces accusations si souvent répétées, en réservant la question de la décadence, Auguste Comte opposait « le caractère international » des ordres religieux, qui tendait à maintenir partout, sans distinction de frontières, l’esprit de généralité et de fraternité qui distingue l’ordre chrétien. — 2° L’éducation du clergé. Auguste Comte rappelle, comme on l’avait fait souvent, que le clergé représentait au moyen âge la science la plus avancée ; mais une observation qui lui appartient en propre, c’est que l’éducation ecclésiastique a révélé l’importance d’un élément capital essentiel à la science sociale, l’histoire. En effet, l’une des parties fondamentales de l’éducation ecclésiastique, c’est l’histoire ecclésiastique ; la religion reposant sur la tradition, l’histoire, qui est la preuve de la tradition, devenait un élément intégrant nécessaire de l’éducation. Sans doute cette histoire était faite à un point de vue plus ou moins altéré ; ce n’en était pas moins la première apparition de l’histoire, non plus seulement comme un art agréable, mais comme partie intégrante d’un corps de doctrines, d’une éducation civilisatrice. — 3° L’infaillibilité du pape. On sait combien cette question a agité le monde moderne, combien cette doctrine de l’infaillibilité papale a rencontré d’adversaires, non-seulement chez les philosophes, mais dans l’église même. On sait que les plus grands catholiques, Bossuet par exemple, lui ont été contraires ; enfin, que de nos jours ce n’est pas sans déchirement et sans douleur que ce dogme a été proclamé. Les chrétiens les plus sincères et les plus illustres ont été frappés dans leurs plus chères convictions. Auguste Comte, dans cette affaire, est plus conséquent qu’eux tous. Il affirme que l’infaillibilité du pape est la conséquence logique, et, suivant lui, bienfaisante, de la doctrine catholique. Ce qu’il ajoute, à la vérité, n’est pas précisément pour plaire aux catholiques, c’est que ce dogme, en restreignant l’inspiration divine à un seul, a affranchi d’autant le reste de l’humanité des préoccupations théologiques. — 4° Le célibat des prêtres. Cet article a soulevé les plus violentes attaques des protestans et des catholiques. Auguste Comte n’hésite pas à défendre encore ce point scabreux de la discipline catholique ; et, indépendamment des raisons données d’ordinaire en faveur de cette institution, il en présente encore une raison profonde et qui lui est personnelle, c’est que le célibat a rendu impossible l’institution d’une caste sacerdotale ; comme on le voit, du reste, par l’exemple du bouddhisme, qui, par le seul fait du célibat religieux, a ruiné le système des castes. — 5° Le pouvoir temporel des papes. Rien de plus curieux que de rencontrer dans Auguste Comte un défenseur du pouvoir temporel, et par les argumens qui ont servi et servent encore aux catholiques de nos jours. « Le système catholique eût été, dit-il, rapidement absorbé ou plutôt annulé par la prépondérance temporelle, si le siège de son autorité centrale se fût trouvé enclavé dans quelque juridiction particulière dont le chef n’eût pas tardé à s’assujettir le pape comme une espèce de chapelain. » — 6° L’éducation populaire. On a reproché au clergé catholique l’ignorance où il a laissé le peuple. Auguste Comte répond à cette accusation. Il loue, au contraire, le clergé d’avoir fondé l’éducation populaire, absolument ignorée de l’antiquité : « La plupart des philosophes, même catholiques, n’ont pas assez apprécié l’heureuse et immense innovation sociale accomplie par le catholicisme quand il a organisé un système d’éducation populaire et surtout moral s’étendant à toutes les classes de la société… » — 7° La confession. Enfin un dernier point, et le plus délicat de tous, auquel Chateaubriand lui-même n’avait pas osé toucher, tant il craignait de blesser les préventions de son temps, c’est l’institution de la confession. Inutile de rappeler tout ce qui a été dit contre cette pratique ; rappelons seulement l’opinion d’Auguste Comte en faveur de « cette institution vraiment capitale, destinée à régulariser une importante fonction du pouvoir spirituel, car il est impossible que les directeurs réels de la jeunesse ne deviennent point, à un degré quelconque, les conseillers habituels de la vie active ; et d’autre part, sans un tel prolongement d’influence morale, l’efficacité sociale de leurs opérations ne serait pas suffisamment garantie… Les puissans effets moraux de cette belle institution pour purifier par l’âme et la rectifier par le repentir ont été si bien appréciés par les philosophes catholiques, que nous pouvons nous dispenser de toute explication. »

Tous les avantages précédens ne seraient rien s’ils n’avaient pour but et pour effet l’éducation morale du genre humain, et la propagation d’une doctrine meilleure que celle de l’antiquité. Pour le premier point, Auguste Comte attribue au catholicisme cette immense révolution d’avoir donné à la morale le pas sur la politique. « Il a créé des types moraux, auxquels on a eu le tort de reprocher l’exagération ; car c’est le propre de l’idéal d’être au-dessus de la réalité. » Il fait encore honneur au christianisme d’avoir fait de la morale individuelle la base de la morale. L’individu, dans l’antiquité, n’était qu’un citoyen ; dans le christianisme, il a aspiré à la perfection en tant qu’homme. Auguste Comte n’hésite pas à faire l’éloge d’une vertu essentiellement chrétienne, et que les philosophes et les sages mondains ont toujours tenue plus ou moins en suspicion, comme entachée d’hypocrisie : c’est l’humilité. Un autre service rendu également par la morale chrétienne, et que Comte relève avec pleine justice, c’est la proscription du suicide. Les pythagoriciens et Platon avaient devancé cette doctrine ; mais les épicuriens et les stoïciens avaient effacé les traces de cette protestation. C’est encore l’honneur du christianisme d’avoir amélioré et perfectionné la vie domestique et de l’avoir mise au-dessus de la vie publique. Il a relevé la condition de la femme, et a fondé le mariage sur le principe de la fixité. Auguste Comte se prononce à cette occasion avec une rare énergie contre la thèse du divorce. « Ici vainement, dit-il, argue-t-on de quelques dangers exceptionnels et secondaires pour déprécier aujourd’hui cette indispensable fixité si heureusement adaptée aux besoins de notre nature ; là, où la versatilité n’est pas moins dangereuse aux sentimens qu’aux idées. » Inutile de rappeler ce que le christianisme a fait pour la morale sociale. Auguste Comte loue les efforts du catholicisme pour modifier « le patriotisme énergique, mais sauvage, des anciens par le sentiment de fraternité universelle, si heureusement vulgarisé sous la douce dénomination de charité. » Plus originales encore sont l’apologie et la justification du culte des Saints, si attaqué par les protestans, et qui est devenu le type d’un des dogmes fondamentaux de la religion positiviste, le culte des grands hommes. Auguste Comte se rapproche encore plus de Chateaubriand en préconisant hautement les services rendus par le catholicisme aux sciences, aux lettres et aux arts. Il mentionne expressément l’influence du catholicisme sur la musique et l’architecture. Enfin, résumant tout ce plaidoyer dans une généreuse réhabilitation du moyen âge, il déplore « l’ingrate injustice de cette frivole philosophie qui tendait à qualifier de barbare et de ténébreux le siècle mémorable où brillèrent simultanément sur les divers points du monde catholique Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, Dante, Roger Bacon. »

On remarquera sans doute que cette apologie du catholicisme est exclusivement historique, et en second lieu qu’elle n’implique nullement la vérité intrinsèque du dogme révélé. Néanmoins, c’était une grande avance pour la polémique catholique de pouvoir prendre acte de toutes ces conceptions de l’esprit philosophique le plus avancé. Il faut le mauvais style d’Auguste Comte pour que les défenseurs du catholicisme aient ignoré une apologie aussi forte, aussi complète, et je dirais presque aussi exagérée, et n’aient pas su tirer parti des avantages que leur fournissait un auxiliaire si inattendu. Nous nous contenterons de signaler le fait au point de vue de notre sujet et de constater combien l’écolo catholique, Chateaubriand en tête, a dû déployer de force et de talent pour faire ainsi remonter le courant de l’opinion et avoir amené sur le même terrain les écoles les plus opposées. Le débat, ainsi resserré, n’en est peut-être pas plus facile à conclure pour le fond des choses. Mais un grand pas aura été fait pour l’équité historique et pour l’intelligence de la civilisation moderne.


PAUL JANET.

  1. Voir les Antécédens de l’hégélianisme en France, par Emile Beaussire, p. 5.
  2. Voir, pour tous ces textes, le livre de Sainte-Beuve : Chateaubriand et son groupe.
  3. Voici les principaux de ces articles : Fontanes, Mercure, 25 germinal an X ; — Dussaulx, Journal des Débats, 20 floréal an X ; — Anonyme, Journal des Débats, 4 prairial an X ; — Anonyme, Gazette de France, 16 floréal an XI ; — Ginguené, trois articles dans la Décade philosophique et littéraire, no 27, 28, 29, an X ; — Chênedollé, Mercure, ventôse an XI ; — Guéneau, Mercure, 4 thermidor an XI ; — Abbé de Boulogne, Annales littéraires, 1er cahier an XI ; — Delalot, Mercure, 17 messidor an XIII.
  4. Voir le piquant article de Biot sur les Idées exactes en littérature. (Œuvres. t. II).