La Pharsale (Lucain)
Didot (p. 32-48).
CHANT SECOND.

Déjà la colère des dieux s’est révélée, et, par des signes manifestes, le monde annonce la guerre. Dans ses pressentiments la nature a brisé les lois et l’harmonie des choses, et le désordre de ses créations monstrueuses prophétise le crime. Pourquoi, souverain de l’Olympe, ajouter aux humaines douleurs cette autre inquiétude qui leur fait lire leur ruine future dans de funestes présages ? Quand le Créateur des choses, dissipant la flamme du chaos, s’empara de ces royaumes sans forme, de cette brute matière, a-l-il fait des lois éternelles qui gouvernent tout et l’enchaînent lui-même ? At-il marqué la fin immuable et fatale des mondes après les siècles qu’il leur faut parcourir ? ou rien n’est-il établi d’avance, et le hasard incertain promène-t-il nos destinées suivant le caprice de ses vicissitudes ? — Ah ! que du moins tes arrêts nous frappent de coups imprévus ; que, la raison de l’homme soit aveugle sur l’avenir : laisse l’espérance à la crainte !

Dès que l’on vit combien de désastres allaient confirmer les divines prophéties, un repos funèbre pesa sur le Forum ; toutes les dignités se cachèrent sous l’habit plébéien ; la pourpre ne fut plus entourée de faisceaux ; les citoyens étouffèrent leurs plaintes ; une douleur immense erra sans voix par toute la cité. Tel est cet effroi muet des familles, quand la mort vient de frapper, quand le cadavre gisant n’a pas reçu les derniers adieux, quand la mère échevelée, qui n’a pas ordonné les cris lamentables des esclaves, embrasse ces membres raidis que la vie abandonne, ce visage inanimé, ces yeux qui nagent dans la mort. Ce n’est pas encore le désespoir, mais l’effroi. Délirante et courbée sur sa couche, elle contemple son malheur.

Les matrones ont déposé leur parure ; leur troupe gémissante assiége les autels. Celles-ci arrosent de pleurs les statues des dieux ; celles-là pressent les dalles sous leur sein, et répandent, éperdues, la dépouille de leur chevelure sous les sacrés portiques ; des hurlements redoublés frappent les oreilles divines, accoutumées aux vœux des suppliants. Toutes ne se prosternent pas sur les autels du grand Jupiter : elles se partagent les dieux, et courent à tous les temples qui ne pourront s’envier ce triste hommage. « Ô malheureuses mères ! » disait une d’elles, les bras livides et meurtris, les joues sanglantes et mouillées de larmes, voici l’instant de frapper vos poitrines et de déchirer vos chevelures. Ne retenez pas votre plainte, ne la réservez pas pour de plus grands maux ; tandis que la fortune balance encore entre les deux chefs, nous pouvons pleurer ; quand l’un sera vainqueur, il faudra nous réjouir. » C’est ainsi qu’elles irritent leur propre douleur.

Comme elles, les hommes, allant se ranger sous les drapeaux contraires, se répandent en justes reproches contre l’inclémence du ciel : Infortunés ! pourquoi le temps d’Annibal, de Cannes et de Trébie ne nous a-t-il pas vus naître ? Dieux ! ce n’est point la paix que nous demandons ! Donnez des colères aux nations ; soulevez des peuples barbares ; que le monde se conjure pour la guerre ; que les bataillons mèdes descendent de laniique Suse ; que l’Ister scythique n’enchaîne plus les Massagèles ; que, des confins du Nord, l’Elbe verse sur nous ses blonds Suèves et les hordes indomptées qui peuplent la source du Hhin. Faites-nous ennemis de tous les peuples ; mais détournez la guerre civile. Daces et Gétes, pres-ez-nous de tous côtés. Que l’un coure au-devant des Ibères ; que l’autre touine ses enseignes contre les Parthes armés de flèches ; que Rome n’ait pas un seul bras en repos. Ou, s’il vous plaît, grands dieux, d’anéantir le nom laiin, que le ciel tout entier s’embrase et tombe en pluie de feu sur nos têtes ! Père inexorable, frappe avant qu’ils le méritent et les deux partis, et les deux chefs. Vont-ils se disputer par tant de forfaits nouveaux, le(juel des deux sera le maître de Rome ? À peine eût-il fallu se résoudre à la guerre civile pour n’avoir ni l’un ni l’autre. » Tels sont les derniers soupirs de la piété plaintive. Les vieillards, pleins d’angoisse, maudissent la trame sans fin d’une longévité qui leur pèse, et leurs jours conservés pour une autre guerre civile. L’un d’eux, cherchant dans le p ;isséle triste exemple d’une pareille terreur, — Les destins, dit-il, ne nous préparaient pas d’autres orages, quand, après la défaite des Cinibres et les triomphes de Numidie, Marius cachait sa lèie proscrite dans un bourbier de Miniurnes. La vase s’ouvrit, ô Fortune 1 pour cacher (on dépôt sous le sol liquide du marécage. Enlin, la chiJÎne de fer chargea ce vieillard qui pourrit longtemps dans un cachot. Celui qui devait mourir consul et puissant, au milieu de Rome en cendres, subissait d’avance la peine de ses crimes. Plusieurs fois la mort recula devant lui, et vainement un ennemi fut maître de répandre ce sang odieux. Prêta frapper, le meurtrier pâlit et laissa tomber le glaive de sa main défaillante ; dans les ténèbres du cachot, il avait vu se dresser une lumière immense ; il avait vu les furies qui punissent le crime, et tout l’avenir de Marius. Une voix formidable lui criait : Il ne t’est pas permis de frapper celte tète ; cet homme doit au de^lin des morts sans nombre avant la sienne. Dcpo e une vaine fureur. Si lu veux une vengeance aux mânes de la ra( ;( ; détruite, Cimbre, conserve ce vieillard. Ce n’est pas la faveur des dieux, c’est leur courroux qui protége ce soldat farouche, lequel suffit au destin qui veut perdre Home. Jeté par une mer orageuse sur une plage ennemie, errant parmi des cabanes désertes, il se traîne sur l’empire désolé de ce Jugurtha dont il a triomphé, et foule aux pieds les cendres puniques. Bîarius et Carthage se consolent de leur ruine, el, couchés sur même sable, ils pardonnent aux dieux. Au premier retour de la fortune, Marius appelle à son aide les colères africaines ; les cachots vomissent leurs esclaves affranchis, sauvages cohortes dont Marius brise les chaînes. ^u ne peut porter l’étendard du chef s’il n’a déjà fait l’apprentissage du crime, s’il n’entre dans le camp avec des forfaits. Ô destins ! quel jour, quel jour fut celui où Marius vainqueur força nos murailles ! Comme la mort cruelle accourut à grands pas !

La noblesse tombe avec le peuple ; le glaive se promène au loin ; aucune poitrine ne peut détourner le fer. Le sang inonde les tenipics, et le pied glisse sur letiis marbres humides, rougis par tant de massacres. L’âge ne sauve personne : sans pitié pour le vieillard dont les ans s’achèvent, le fer hâte sa dernière heure, et tranche, au seuil de la vie, la trame naissante de l’enfant. Kl par quel crime ces pauvres petits ont-ils donc mérité le trépas ? Us peuvent mourir : c’est assez. Fureur délirante et sans frein ! C’est perdre du temps que de chercher un coupable. On égorge pour entasser des cadavres. Le vainqueur sanglant arrache des têtes à des troncs inconnus ; il rougirait de marcher la main vide. Le seul espoir de salut est de pouvoir imprimer des lèvres tremblantes sur sa main souillée (I). Peuple avili ! Quoique mille bourreaux s’empressent de frapper à un signal inusité, des hommes refuseraient de longs siècles pour prix de ces bassesses, et c’est ainsi que tu paies un déshonneur de quelques jours et le droit de vivre quand Sylla revient.

Comment pleurer tant de funérailles ? Toi, Bébius, dont une foule d’assassins dispersent les entrailles, et se disputent les membres fumants ! Et toi, prophète de nos malheurs, Antoine, dont la tête blanche pend à la main du soldat qui la pose dégouttante sur la table du festin. Fimbria[1] déchire les deux Crassus. Le sang des tribuns souille les rostres profanes. Toi aussi, pontife Scévola, dont l’aïeul abandonnait aux flammes sa main hardie, il t’égorge devant le sanctuaire de la déesse et le loyer toujours brûlant. Ton sang jaillit sur le feu sacré ; mais tes veines épuisées par l’âge n’en rendent pas assez pour l’éteindre.

Après tant de meurtres, pour la septième fois, Marius s’entoure des faisceaux consulaires. C’est alors que finit cet homme qui subit toutes les disgrâces de la fortune, goûta toutes ses faveurs, et combla tout seul la mesure des destinées humaines.

Que de cadavres s’entassent au port de Préneste ! Quels monceaux de morts encombrent la porte Colline, alors que la capitale du monde, que l’empire de la terre semble devoir changer de place, et que le Samnite espère traîner Rome ensanglantée plus loin que les Fourches Caudines !

Sylla vient ajouter à nos misères ses terribles vengeances. Il épuise le peu de sang qui reste à la Ville. Sa main, qui tranche les membres gangrenés, va au-delà du remède et porte le fer trop loin en suivant la trace du mal. Les coupables périssent ; mais quand

Les haines ont pleine licence, et la colère prend son essor, dégagée du frein des lois. On ne sacrifie pas tout au seul tyran ; chacun a ses proscrits. Un seul mot du vainqueur a commandé tous les crimes. L’esclave plonge le fer impie dans les flancs de son maître : les fils dégouttent du sang de leur père et se disputent sa tête : le frère vend le sang du frère, les tombeaux cachent la foule des fugitifs ; les vivants se mêlent aux morts ; les tanières des bêtes fauves ne peuvent contenir ce peuple d’exilés. L’un attache à son cou le lacet fatal et s’étrangle : l’autre se précipite, et son poids le brise sur la terre. C’est ainsi qu’ils dérobent leur trépas à leur cruel vainqueur. Celui-là dresse les planches de son bûcher, s’élance dans les flammes avant que tout son sang ne s’échappe, et s’empare de cette mort qui lui est encore permise. Les têtes des chefs sont portées sur les piques à travers la ville tremblante, et amoncelées dans le Forum. C’est là que tous les meurtres cachés se révèlent. La Thrace ne vit pas tant de cadavres pendre aux étables de son tyran ; la Libye n’en vit pas tant aux portiques d’Antée ; la Grèce désolée ne pleura pas tant des siens massacrés dans le palais du roi de Pise[2]. Quand s’affaissent les chairs corrompues, et que, de ce long et hideux mélange de têtes, les traits se sont effacés, les malheureux patents ramassent et enlèvent, timides seurs, les lambeaux qu’ils reconnaissent. Moi-même, je m’en souviens, impatient de placer sur le bûcher défendu les restes défigurés de mon frère, il me fallut parcourir les cadavres entassés par la paix de Sylla, et longtemps chercher parmi tous ces morts quel tronc convenait à sa tête.

Dirai-je les sanglantes représailles ? Le jeune Marius misérablement immolé sur la tombe de Catulus, dont peut-être les mânes s’indignèrent de cette expiation féroce ? Je l’ai vu ce corps en lambeaux, dont chaque membre était une plaie, cette victime mutilée attendant le coup mortel, et ce raffinement inouï de cruauté qui ménageait la vie d’un cadavre. Les mains ont été coupées par le glaive ; la langue arrachée palpite encore sur la terre, et frappe le vide d’un mouvement sans voix. L’un tranche les oreilles, un autre les narines ; un troisième arrache les yeux de leurs creux orbites, ces yeux qui viennent de jeter un dernier regard sur les membres déchirés. L’avenir pourra croire à peine tant de supplices, tant de meurtres accumulés sur un seul homme. Un corps écrasé par la chute d’un édifice n’est pas plus broyé sous le poids de cette ruine : les naufragés, engloutis au milieu de l’océan, ne sont pas jetés plus ii ;formes au rivage. Mais pourquoi perdre le fruit du crime ? Pourquoi mutiler ainsi Marius comme un proscrit vulgaire ? Sylla ne peut jouir du meurtre et contempler sa victime s’il ne la doit pas reconnaître. Fortune, qu’on adore à Préneste, tu vois tout ton peuple périr à la fois sous le glaive, une nation entière tombant comme une seule tète. La fleur de l’Hespérie, tout ce qui restait de jeunesse dans le Latium, moissonné dans le Champ-de-Mars, ensanglante la malheureuse ville. Un a vu souvent autant de jeunes hommes cruellement enlevés ensemble par la famine, la fureur des eaux, les ruines soudaines, les désastres de la guerre, les fléaux de la terre et du ciel ; jamais par un supplice. À peine à travers cette cohue de peuple, à travers cette multitude tremblante devant la mort qui la menace, le meurtrier peut-il lever le fer. Les corps ne tombent pas sous le coup mortel ; ils vacillent et chancellent : mais la masse des victimes les renverse. Les cadavres deviennent complices des bourreaux, et le poids des morts étouffe les vivants. Tranquille sur son trône élevé, Sylla, spectateur impassible d’un tel crime, contemple sans pitié ces milliers de citoyens qu’il a condamnés à mourir. Le gouffre de Thyrrène doit bientôt recevoir tous les cadavres amoncelés. Les premiers tombent dans le fleuve, les autres tombent sur les corps : les barques rapides échouent contre cette digue sanglante : au-dessous, l’eau s’écoule dans la mer ; au-dessus, elle se brise contre l’obstacle. Cependant les flots de sang s’ouvrent un passage et débordent dans les campagnes : le torrent tombe dans le Tibre, grossit ses eaux captives, et le fleuve, ne se contenant plus dans son lit ni dans ses rives, rejette dans la plaine ces restes humains. Enfin après une longue lutte, le Tibre plonge dans la mer de Thyrrène et traverse les vagues d’azur d’un long sillon de sang. Est-ce donc ainsi que tu as mérité les titres d’Heureux et de Sauveur, ô Sylla ! et le sépulcre que tu t’es fait bâtir au milieu du Champ-de-Mars ?

« Voilà ce que nous aurons encore à souffrir : tel sera le cours de cette guerre, telle sera la fin des discordes civiles. Mais tout justifie de plus grandes craintes : la lutte qui commence menace de plus grands périls l’univers entier. Marius exilé ne demandait à la guerre que de lui rouvrir les portes de Rome ; Sylla n’obtint de sa victoire que le massacre de ses ennemis abhorrés. César, Pompée, la Fortune vous appelle à d’autres crimes. Depuis longtemps votre puissance rivale est aux prises. Ni l’un ni l’autre vous ne suscitez la guerre civile pour vous contenter de si peu que Sylla.

Ainsi gémit la vieillesse consternée qui se rappelle le passé et redoute l’avenir. Cependant la terreur ne peut toucher la grande âme de Brutus : au milieu de cette désolation craintive et turbulente, Brutus n’est pas de la foule qui pleure. Mais dans le silence de la nuit, tandis que l’Arcadienne Hélice[3] roule son char autour du pôle, il vient frapper à la porte modeste de Caton. L’oncle de Brutus ne donnait pas : le souci de la chose publique, le destin de la patrie tourmentait ce grand homme, craignant pour tous, tranquille pour lui-même. Brutus lui dit :

« Ô toi ! l’unique refuge de la vertu proscrite et chassée de la terre, que les orages de la fortune ne t’arracheront jamais, Caton, rassure mon âme ébranlée ; je chancelle, sou» tiens-moi de ton solide appui. Que d’autres suivent les drapeaux de César et de Pompée, Caton seul guidera Brutus. Inébranlable au milieu des secousses du monde, est-ce la paix que tu choisis ? Aimes-tu mieux, associé au crime des chefs, aux malheurs d’un peuple en délire, absoudre la guerre civile ? Chacun dans cette lutte coupable ne prend les armes que pour sa propre cause. L’un a souillé son nom et craint les lois qui punissent pendant la paix ; l’autre a besoin de fuir la faim par le fer et d’ensevelir sa ruine sous la ruine du monde. Ce n’est pas l’audace qui les pousse aux combats ; tous viennent au camp, séduits par un grand espoir. Toi seul chercheras-tu la guerre pour la guerre ? Te seras-tu donc vainement conservé pur, tant d’années, dans cet âge de corruption ? Voilà tout le fruit de cette vertu constante : la guerre, qui les recevra coupables, te fera coupable 1 Dieux ! ne permettez pas que le fer sacrilége souille aussi la main de Caton, et qu’un dard lancé par ce bras se mêle dans le nuage épais des javelots ! Ne perdez pas une si haute vertu ! Toute la fortune de la guerre se déchargera sur toi. Qui ne voudra mourir par ton glaive, et, tombant sous les coups d’un autre, ne l’appellera pas son meurtrier ? Tu ferais mieux, loin des armes, de couler des jours tranquilles el solitaires, comme ces astres célestes qui roulent inébranlables dans leur sphère éternelle : la foudre embrase l’air voisin du sol ; sur la terre descendent les vents et les sillons de l’éclair étincelant : l’Olympe s’élève au-dessus des orages ; telle est la loi des dieux. Si la discorde porte le trouble au sein des moindres choses, les grandes se reposent dans la paix.

Quelle joie pour César, d’apprendre qu’un citoyen tel que toi a pris les armes. Car il ne se plaindra pas de le voir choisir l’étendard de Pompée, son rival ; Caton se déclare assez pour lui, s’il se déclare pour la guerre civile. Déjà la plupart des sénateurs, le consul qui va servir sous un chef sans titre, et le reste des patriciens, sppeilent cette guerre de tous leurs vœux : qu’on voie encore Caton sous le joug de Pompée, et, dans l’univers entier, César seul sera libre. Si tu veux combattre pour les lois de la patrie et défendre la liberté, Di utus n’est plus l’ennemi de César ou de Pompée ; après la guerre, tu me trouveras ennemi du vainqueur. »

Ainsi parle Brutus, et du sein de Caton, comme d’un sanctuaire, sortent ces paroles sacrées.

Oui, Brutus, je l’avoue, la guerre civile est le plus grand des maux. Mais ma vertu marche sans crainte où le destin l’entraîne. Ce sera le crime des dieux, si moi-même ils me font coupable. Et qui pourrait sans avoir quelque crainte, voir s’écrouler les astres et l’univers ? quand les hauteurs du ciel se précipitent, quand la terre s’affaisse, quand les mondes se heurtent et se confondent, qui se tiendrait les bras croisés ? Des nations inconnues s’engageront dans la querelle latine : des rois nés sous d’autres étoiles, et que l’Océan sépare de nous, viendront suivre nos aigles ; et moi seul je vivrais en paix ! Dieux ! loin de moi ce délire. Quoi ! la chute de Rome ébranlerait le Dace et le Gèle, sans m’alarmer ! un père, à qui la mort vient de ravir ses fils, entraîné par sa douleur, suit jusqu’au sépulcre le long cortége des funérailles. Il aime à élever de sa propre main le bûcher, à tenir les torches funéraires qui vont y mettre le feu : ainsi, Rome, on ne pourra l’arrachera moi avant que je n’aie embrassé ton cadavre, avant que je ne l’aie conduite à la tombe, liberté sainte, désormais ombre vaine. Eh bien ! que les dieux cruels prennent toutes les victimes qu’ils demandent à Rome : je ne veux pas leur dérober un goutte de sang. Divinités du ciel et de l’Erèbe, ah ! que n’acceptez-vous l’offrande de cette tête, en expiation de tous les crimes ! Dévoué à la mort, Décius fut écrasé par les bataillons ennemis : que les deux armées me prennent pour Lui (le leurs traits ; que les barbares tribus du Hliin épuisent sur moi leurs flèches : seul, découvert à tous les coups, au milieu du champ de la bataille, je recevrai toutes les blessures de la guerre, heureux que mon sang soit la rançon des peuples, que mon trépas suffise pour acquitter le crime des mœurs romaines. Et pourquoi périraient ces esclaves volontaires, qui veulent subir une loyauté coupable ? C’est moi seul qu’il faut frapper, moi, l’inutile défenseur des lois et des droits méconnus : voici, voici ma tête qui donnera la paix et le repos aux nations de l’Hespérie. Après moi, qui voudra régner n’aura pas besoin de guciie. Allons, suivons les drapeaux de Rome et la voix de Pompée. Si la Fortune le favorise, rien n’annonce encore qu’il se promette l’asservissement du monde. Qu’il triomphe donc avec Galon pour soldat : il ne pourra pas croire qu’il a vaincu pour lui.

Il dit : ses paroles irritent la fureur du jeune Brutus et allument en lui la dévorante passion des guerres civiles.

Cependant Phébus chassait les froides ténèbres, quand la porte retentit sous des coups redoublés. C’est la pieuse Marcia (2) qui s’élance. Elle a quitté, pleine de larmes, le tombeau d’Hortensius. Vierge, elle l’ut jadis unie à un plus noble époux. Mais bientôt, lorsqu’un triple gage de l’hymen en fut le fruit de la récompense, Caton a livré à son ami celle fécondité qui doit peupler des pénates nouveaux et unir deux familles par le sang d’une seule mère. À peine l’urne funèbre a-t-elle reçu les cendres d’Hortensius, qu’elle arrive le visage pâle de douleur, les cheveux en désordre, le sein meurtri de coups, la tête couverte de poussière, seule parure digne de Caton, et sa voix triste laisse échapper ces mots : — tant que mon âge et mes forces m’ont permis d’être mère, j’ai suivi les ordres, Caton ; j’ai reçu deux époux sur mon sein fécondé. Aujourd’hui les entrailles fatiguées, usées par l’enfantement, je le reviens : mais je ne veux plus être cédée. r>ends-moi le partage de la couche, pure désormais : ronds-moi le nom, le seul nom d’épouse : qu’on puisse inscrire sur ma tombe : Marcia, femme de Caton ; s et que l’avenir lointain ne se demande pas si, !> rallumant d’autres flambeaux, j’étais cédée ou bannie. Je ne viens pas m’associer au bonheur et à la prospérité ; je viens partager les travaux et les peines. Permets que je le suive au camp. Pourquoi me laisserais-tu dans le s calme de la paix ? Pourquoi Cornélie verrait-elle la guerre civile de plus près que moi ?

Ces paroles fléchirent Caton, et, bien que le temps soit peu propice aux fêtes nuptiales quand les destins appellent aux combats, cependant une simple union, un serment juré sans l’appareil d’une vaine pompe, et les dieux pour témoins suffisent aux deux époux. Le seuil n’est pas couronné de guirlandes joyeuses ; la blanche tresse ne flotte pas sur les deux linteaux de la porte. On ne voit ni les torches de l’hymen légitime, ni la couche nuptiale sur ses gradins d’ivoire, dont l’or émaille les tentures. La matrone qui pose le diadème de tours sur le front de l’épousée, n’empêchera pas Marcia d’effleurer le seuil en le traversant(3) ; le rouge tissu qui doit voiler la pudeur timide, n’ombragera pas sa tête baissée de ses reflets vermeils. La ceinture de laine ne serrera pas sa robe ruisselante de pierreries : son collier n’a pas de luxe ; au sommet de ses épaules s’agrafe une étroite tunique, qui presse ses bras sans parure. Elle a gardé ses tristes vêtements de deuil : son baiser d’épouse est comme un baiser de mère. La pourpre de ses vêtements se cache sous la serge funèbre. On n’entend pas les propos malins de la jeunesse ; les railleries joyeuses des noces sabines ne feront pas sourire l’époux chagrin. Point de famille, point de parents qui les entourent ; union silencieuse, qui s’accomplit sous les auspices du seul Brutus !

Caton ne daigne pas écarter de sa tète auguste ses cheveux hérissés ; il n’admet pas la gaieté sur son austère visage. Depuis qu’il a vu briller les armes sacriléges, il a laissé croître et descendre sa blanche chevelure sur son front ridé : une longue barbe couvre ses joues sévères. À cet homme sans amitiés et sans haines, il ne reste qu’à pleurer sur le genre humain. Il n’a pas renouvelé l’alliance du lit nuptial, et son âme vigoureuse a résisté même à l’amour légitime.

Voilà le rigide Caton, voilà ses mœurs, voilà sa secte[4] : se borner, tendre au but, suivre la nature, dévouer sa vie à la patrie, se croire sur la terre, non pour soi, mais pour tous : son repas splendide, c’est de vaincre la faim ; son palais est le toit qui l’abrite contre l’hiver ; son riche vêtement, la toge velue du vieux Quirile jetée sur ses épaules. Il ne comprend dans l’amour que la reproduction : sa fille c’est la Ville ; la Ville est son épouse : le juste est son culte, l’honnête son inflexible loi. Il fait le bien pour tous ; l’égoïsme, idole de lui-même, n’a jamais surpris un mouvement de cette âme, n’a jamais eu sa part dans la vie de Caton.

Cependant Pompée, avec sa suite tremblante, quitte Rome et vient à Lapone, colonie des fils de Dardanus[5]. C’est là qu’il établit le siége de la guerre ; c’est de là que, pour arrêter l’audacieuse ambition de César, il disperse ses légions au centre de l’Italie, là où s’élèvent les ombreuses collines de l’Apennin, là où se trouve la plus haute, la plus orgueilleuse crête de la chaîne et la plus voisine de l’Olympe. Ses flancs s’allongent et se resserrent entre les deux mers qui baignent l’Italie ; entre Pise, qui brise sur ses rochers les flots Tyrrhéniens, et Ancône, tourmentée par les vagues dalmatiques. Dans ses vastes réservoirs, la montagne contient des fleuves immenses qu’elle envoie diviser les ondes de la double mer.

De son flanc gauche se précipite le rapide Métaurus, et le Crustume ravageur, et le Sapis joint à l’Isaurus, et la Senna, et l’Autidus qui fend les vagues de l’Adriatique, et celui de tous les fleuves que la terre vomit d’une plus large bouche, l’Éridan qui roule dans la mer les forêts abattues, l’Eridan[6] qui épuise toutes les eaux de l’Hespérie. Suivant la fable, le premier des fleuves, il ombragea ses rives d’une couronne de peupliers. Lorsque Pliaétun, égarant le char du soleil dans une roule oblique, enflamma l’air de ses rênes brûlantes, les sources de la terre embrasées se taiirent, et les flots de l’Eridan résistèrent aux feux dévorants de Phébus. Il égalerait le Nil, si le Nil ne promenait pas les sables dormants de la Libye sur la vallée profonde de l’Égypte. Il égalerait l’ilisler, si, dans sa course à travers le monde, rilisler ne se grossissait des torrents qui cherchent où verser leurs ondes, et dont il entraîne la foule dans la mer Scythique.

Les eaux qui arrosent le flanc droit de la montagne forment le Tibre et le Rutube profond. De là découlent l’impétueux Vulturne et le Sarnus, qui exhale la brume des soirs, et le Liris, que les sources vestines poussent dans les forêts de Marica, et le Siler qui borde les champs de Salerne, et le Macra qui ne pourrait porter une nacelle, et roule sur des écueils jusqu’au port voisin de Luna.

Où se dresse le plus haut dans les airs la longue croupe de l’Apennin, h ; mont voit à ses pieds la Gaule et touche le versant des Alpes. Il donne des fruits au Marse, à l’Ombrien : la charrue sabellienne le sillonne ; de ses roches chargées de pins il embrasse toutes les peuplades indigènes du Latium, et ne ferme qu’aux antres de Scylla la ceinture de ses collines, qui s’étend jusqu’au sanctuaire de Junon Lacinienne. Il dépassait cette limite : mais l’Océan, pesant sur l’Italie, l’a rompue ; les flots ont repoussé les terres ; les deux mers ont brisé le détroit, et lePélore, dernière colline de l’Apennin, est resté à la Sicile.

César, plein de la fureur des armes, n’aime que les chemins arrosés de sang. Il se plaint de trouver les frontières vides d’ennemis, et d’envahir des plaines désertes. Il lui faut des obstacles qui l’écartent de sa roule ; il lui faut des guerres enchaînées à des guerres. On lui ouvre les portes, il voudrait les rompre ; le laboureur le laisse fouler ses campagnes, il voudrait les ravager par le fer et le feu. Il a honte de marcher dans une voie qu’on lui cède, et de paraître encore citoyen.

Chancelantes, incertaines entre les deux partis, les villes du Latium se livreront elles-mêmes à la première alarme de la guerre qui approche. Cependant elles fortifient leurs murailles de solides remparts, et de tous côtés les environnent de fossés profonds : elles disposent sur leurs tours élevées, les rochers arrondis et les traits qui accablent au loin l’ennemi. Le peuple penche vers Pompée, mais la terreur lutte contre sa fidélité. Ainsi, lorsque l’Auster au souffle tumultueux s’est emparé de l’Océan, il entraîne tous les flots. Qu’Éole entr’ouvre la terre d’un second coup de son trident et lance l’Eurus sur les flots soulevés, quoique poussés par un vent nouveau, c’est au premier qu’ils obéissent encore ; et quand l’Eurus orageux est seul maître du ciel, le Notus conserve l’empire de l’onde.

Mais la crainte pouvait aisément changer les esprits, et la fortune rendait leur foi douteuse. La fuite de Libon laisse l’Étrurie sans défense : l’Ombrien n’est plus maître sur ses terres depuis que Thermus(4) en est banni. Au nom de César, recule le jeune Slla, tjui ne fait pas la guerre civile sous les auspices paternels. À peine l’armée menace-t-elle les portes d’Auximon, que Varus(5) abandonne la ville et se précipite à travers les cités, les bois et les montagnes. Lentulus[7] est chassé d’Asculum. Le vainqueur le presse et gagne ses cohortes : de toute cette armée, le chef, resté seul, est en fuite, avec ses drapeaux sans soldats, ‘i’oi-même, Scipion[8], tu laisses déserte Lucerne

que tu devais défendre. Cependant ses murs renferment une vaillante jeunesse, qui depuis longtemps enlevée à l’armée de César, quand on craignait les Parthes, vint réparer au camp de Pompée ses perles dans les Gaules. Celui-ci, en attendant qu’il les rappelât pour la guerre, avait prêté à son beau-père cette partie du sang romain.

Corfinium et ses fortes murailles t’obéissent, belliqueux Domitius(6) : autour de tes enseignes sont les cohortes qui se placèrent autrefois devant Milon accusé. Aussitôt que Domitius voit s’élever dans la plaine un nuage immense de poussière, et les armes étinceler sous les rayons du soleil : — Amis, dit-il, courez au fleuve ; engloutissez le pont sous les flots. Torrent, descends tout entier de ces montagnes, amène-nous toutes tes vagues, emporte avec ton écume la charpente en débris. Qu’ici soit le terme de la guerre : que l’ennemi se repose et s’endorme sur cette rive. Fermons la barrière à ce chef sans frein. Pour nous ce sera vaincre, que d’avoir les premiers arrêté César, i Et sans retard il fait descendre des tours ses rapides bataillons. Mais en vain. César, à la tête de ses troupes, a vu de la campagne que la rivière affranchie va lui couper le passage. Sa colère s’est enflammée. — Eh quoi ! s’écrie-t-il, vos frayeurs n’ont-elles pas assez d’une muraille pour se cacher ? vous fermez la plaine et vous vous défendez avec des fleuves. Lâches ! devant le Gange en courroux je ne reculerais pas. Désormais aucun fleuve n’arrêtera César ; il a passé le Rubicon. Courez, cavaliers, et vous aussi, fantassins ; franchissez le pont qu’on veut détruire. »

Aussitôt le coursier léger se précipite à toutes brides dans la plaine, et des bras nerveux lancent à l’autre rive une épaisse nuée de dards. César chasse la troupe qui défendait le fleuve, le traverse, et repousse l’ennemi dans ses tours protectrices. Déjà il fait élever les machines qui doivent lancer de grandes masses, déjà le mantelet se glisse vers les murs.

Mais, ô crime ! ô trahison ! les portes s’ouvrent : les Soldats de Domitius traînent leur chef captif, et jettent un Romain aux pieds de l’orgueilleux César. Mais cette victime noble, et fière de ses aïeux, regarde le vainqueur d’un front menaçant, relève la tête, et demande un bourreau. César sait que Domitius veut la mort et ne craint que le pardon.

« La vie que tu refuses, lui dit-il, je te la donne ; tiens de moi le jour, et sois pour les vaincus l’exemple de ma clémence, le gage de leur espoir. Tu peux de nouveau tenter le sort des armes : s’il t’est favorable, ce pardon ne t’engage à rien. » Il dit, et ordonne de rompre les liens qui chargeaient ses bras. Fortune, qu’il valait mieux, même au prix de cette tète, épargner la majesté romaine ! N’est-ce pas pour ce citoyen le dernier des supplices ? Il a suivi les drapeaux de la patrie, Pompée, tout le sénat ; et on lui pardonne !

Domitius, impassible, étouffe sa profonde colère, et se dit en lui-même : « Iras-tu lâchement à Rome, asile de la paix ? Fuiras-tu les dangers de la guerre, toi qui depuis longtemps devais mourir ? Cours au trépas, brise tous les liens de la vie ; échappe au bienfait de César. »

Cependant Pompée, ne sachant pas que Domitius est aux mains de l’ennemi, se préparait à fortifier son parti par la réunion des deux armées. À la prochaine aurore, il doit faire sonner la trompette ; et, voulant éprouver la colère du soldat qu’il va lancer contre César, d’une voix vénérable il parle en ces termes à ses cohortes silencieuses :

« Vengeurs des forfaits, soldats de la meilleure cause, troupe vraiment romaine, armée par le sénat au nom de la patrie, appelez le combat de tous vos vœux ! Le fer et le feu dévorent les champs de l’Hespérie ; à travers Il les Alpes glacées, la Gaule nous vomit ses sauvages enfants. Déjà le sang a souillé le glaive de César. Remercions les dieux ! Nous avons reçu les premiers outrages de la guerre ; César a commencé le crime. Rome, sous ma présidence, va commander le supplice et le châtiment : car ce ne sont pas là de vrais combats ; c’est la vengeance de la patrie courroucée. Ce n’est pas plus une guerre, qu’aux jours où Catilina préparait les torches qui devaient brûler Rome, avec le complice de sa démence, Lentulus, et le furieux Céthégus au bras nu(7). Ô rage digne de pitié ! Quand les destins voulaient te ranger parmi les Métellus et les Camille, te voilà descendu, César, aux Cinna et aux Marius. Mais tu succomberas, comme Lépidus sous les coups de Catulus ; comme Carbon, qui, frappé de la hache du licteur, dort dans sa tombe aux rives de la Sicile ; comme Sertorius qui, dans son exil, souleva le farouche Ibérien. Encore, si je m’en croyais, je ne voudrais pas t’associer même à ces noms, et je rougis que Rome occupe mes mains à dompter un furieux. Plût aux dieux que, survivant à la guerre des Parthes, Crassus fut revenu vainqueur des rivages scythiques ! tu périrais, brigand, sous le même fer que Spartacus ! Mais, puisque les dieux veulent que ton nom se joigne à mes trophées, c’est bien : mon bras est encore capable de brandir le javelot ; un sang jeune encore bouillonne autour de mon cœur brûlant. Tu sauras qu’on peut supporter la paix sans reculer devant le combat. César peut à son aise m’appeler énervé, impotent ; que mon âge ne vous effraie point. Un vieux général commande votre armée, un soldat d’hier commande la sienne. Je suis monté aussi haut qu’un peuple libre peut élever un citoyen, et n’ai laissé rien au-dessus de moi que le trône. Il aspire donc à la tyrannie, celui qui, dans Rome, veut être plus que Pompée. Voici les deux consuls, voici toute une armée de généraux : César sera-t-il vainqueur du sénat ? Non, Fortune, tu n’es pas si aveugle, ou rien ne te ferait rougir. Qui lui donne cette audace ? Est-ce la Gaule tant d’années rebelle, et tant de jours dépensés à la combattre ? Est-ce sa fuite des bords glacés du Rhin ? Est-ce d’avoir tourné le dos aux Bretons qu’il était venu chercher, prenant, dans sa terreur, pour un océan tout entier, le flux d’une vague mobile ? Son cœur s’est-il enflé de vaines menaces, parce qu’à la nouvelle de ses violences, les citoyens en armes ont quitté les dieux de la patrie ? Insensé ! ce n’est pas loi qu’ils fuient ; ils me suivent, moi, qui promenant sur l’océan mes enseignes rayonnantes de gloire, avant que Cynthia eût deux fois achevé sa course, chassai de toutes les mers le pirate épouvanté, qui vint me demander asile dans un coin de la terre. Ce Mithridate indompté, fuyant à travers les marais du Bosphore scythique et retardant les destins de Rome, c’est moi qui, plus heureux que Sylla, l’ai réduit à se donner la mort. Aucune région n’est vide de ma gloire ; tous les climats que le soleil éclaire sont pleins de mes trophées. Le Nord m’a vu triompher près des ondes glacées du Phase. J’ai vu l’axe qui traverse la brûlante Égypte, et Syène où le soleil ne projette point d’ombre. L’Occident tremble devant mes armes, sur ces rivages où l’hespérien Rétis, le plus lointain des fleuves, vient presser de ses ondes Téthys fugitive. L’Arabe dompté, et l’Héniochien féroce à la guerre, et les peuples de la Colchide célèbres par leur toison ravie, et la Cappadoce, et la molle Sophène, et la Judée, vouée au culte d’un dieu sans nom, nie connaissent et me craignent. J’ai vaincu les Arméniens, les Tauriens, les Ciliciens barbares. César, je ne t’ai laissé à faire que la guerre civile. »

Le discours du chef n’est pas suivi des acclamations de la foule, et personne ne demande que le clairon hâte l’heure des combats annoncés. Pompée lui-même a tremblé : il rappelle les enseignes et ne veut pas hasarder de si grandes destinées avec une armée déjà vaincue par le nom de César absent. Tel, chassé du troupeau à la première lutte, le taureau cherche les solitudes des forêts : errant exilé dans les plaines désertes, il essaie contre les chênes sa corne menaçante, et ne revient au pâturage que lorsque son front regarni et ses fanons pendants lui rendent son orgueil. Bientôt, chef des troupeaux reconquis, c’est lui qui, malgré le pasteur, entraîne partout dans les bois l’escorte des génisses. Tel Pompée, trop faible encore, abandonne l’Hespérie, et, fugitif à travers les plaines de l’Apulie, s’enferme dans les fortes murailles de Brundusium[9].

Cette ville fut jadis possédée par des exilés de Crète, que les poupes cécropiennes entraînèrent loin de leur patrie, quand leurs voiles mensongères annoncèrent la défaite de Thésée. Là, recourbant en arc ses flancs resserrés, l’Italie prolonge dans les ondes une étroite langue de terre, qui embrasse dans son croissant les flots adriatiques. Et cependant ces eaux captives dans les gorges qui les pressent, ne formeraient pas un port, si une île n’arrêtait dans ses rochers le souffle violent du Corus et ne refoulait les vagues menaçantes. Des deux côtés la nature oppose à la mer des montagnes escarpées de rochers, et repousse les vents loin des carènes que le câble tremblant retient seul à la rive. Au-delà s’ouvre la pleine mer, soit que les voiles tendent vers le port de Corcyre, soit que vers l’Illyrie elles gagnent Épidamne baignée des ondes Ioniennes. C’est le refuge des nochers, lorsque l’Adriatique soulevant toutes ses lames, les monts de l’Épire se cachent dans les nuages et que la Calabroise Sason[10] disparaît sous l’écume des vagues.

Pompée n’espère plus rien de l’Italie qu’il abandonne : d’ailleurs il ne peut transporter la guerre chez l’Ibérien sauvage dont la chaîne immense des Alpes le sépare ; alors s’adressant à l’aîné de sa noble race : — « Va, dit-il, va parcourir le monde entier. Soulevé le Nil et l’Euphrate : arme tous les peuples chez qui j’ai promené ma gloire, toutes les villes où mes trophées ont fait connaître le nom de Rome ; rends à la mer les Ciliciens épars dans les campagnes ; éveille les rois de Phare, et Tigrane, mon client. N’oublie pas Pharnace, ni les peuplades criantes de l’une et de l’autre Arménie, ni les barbares nations de l’Euxin, ni les monts Riphées, ni le Palus-Méotide dont l’onde paresseuse et glacée porte le chariot du Scythe vagabond. Pourquoi t’en dire plus ? Sème pour moi la guerre dans tout l’Orient ; agite toutes les villes que j’ai soumises : que mes triomphes viennent grossir mon camp. Et vous qui signez de vos noms les fastes[11] de Rome, que le premier souffle de Borée vous porte en Épire ; allez ramasser de nouvelles forces dans les champs de la Grèce et de la Macédoine, tandis que l’hiver nous laisse un instant respirer. » Il dit ; tous obéissent à ses ordres et détachent du rivage les creuses carènes.

Mais, toujours impatient de la paix et du long repos des armes, craignant les retours du sort, César poursuit et presse son gendre. Pour d’autres, ce serait assez que tant de villes enlevées d’une première course, tant d’ennemis battus, tant de citadelles forcées, et Rome, la tête du monde, le plus grand prix de la guerre, ouvrant ses portes au vainqueur. Mais l’ardent César, qui croit que rien n’est fait s’il reste quelque chose à faire, s’acharne sur les pas de l’ennemi. Il est maître de toute l’Italie ; à peine une lisière de ses rives sert-elle d’asile à Pompée ; et César s’afflige, comme s’il la partageait avec lui. Il veut lui défendre d’errer librement sur les mers, et ferme le port avec une digue de pierres lancées dans les vastes flots. Immenses et vains efforts ! L’Océan vorace engloutit les pierres et mêle les montagnes au sable de ses profondeurs. Ainsi la haute crète de l’Eryx, précipitée dans les abîmes de la mer Egée, ne laisserait apparaître aucune de ses roches au-dessus des vagues ; ainsi le sommet ébranlé du Gaurus tomberait enseveli dans les noirs gouffres de l’Averne. César voit sa digue entrainée par le torrent : alors il ordonne d’unir par des liens les forêts abattues, et d’enchaîner au loi(j les troncs d’arbres dans d’immenses réseaux de fer. La tradition raconte que Xerxès se construisit sur les ondes un pareil chemin : un pont audacieux joignit l’Europe à l’Asie, Sestos à Abydos ; et sans craindre l’Eurus et le Zéphire, Xerxès marcha sur le détroit du rapide Hellespont, tandis que la voile de ses navires traversait le mont Aihos. Ainsi des forêts abattues rétrécissent l’embouchure du port. Sur cette large base le rempart s’élève, et des tours prolongent sur les eaux leurs ombres vacillantes. Pompée voyant le port fermé par une terre nouvelle, dévoré de cruelles inquiétudes, chercha à se rouvrir l’Océan pour disperser la guerre sur sa vaste étendue. Des radeaux poussés par le Notus, les cordages tendus, battent à coups redoublés la barrière, précipitent la digue qui s’écroule et ouvrent un chemin aux carènes. La baliste courbée par des mains vigoureuses, lance à travers la nuit des torches tournoyantes. Quand vint l’heure de sa fuite furtive, Pompée ne veut pas que le cri des marins réveille les rivages, que le clairon marque les heures, que la trompette rappelle aux vaisseaux les matelots avertis. Déjà la Vierge à son déclin allait céder Phébus à la Balance, quand les voiles se déploient en silence. Nulle voix ne se fait entendre : cependant on arrache l’ancre aux profondeurs des sables, les antennes s’inclinent, les mais se dressent vers le ciel : les pilotes se taisent, glacés de crainte ; elles matelots suspendus qui déroulent les voiles, n’ébranlent pas les solides agrès, craignant de faire frémir la brise. Fortune, le chef aussi t’adresse sa prière. Du moins laisse-le quitter l’Italie que tu ne lui permets pas de garder : à peine si les destins y consentent ! un long murmure retentit sur les ondes émues, heurtées par tant de proues, sillonnées par tant de vaisseaux confondus. Aussitôt l’ennemi, à qui Brundusium, dont la foi change avec la fortune, a livré ses portes et ses murs, se précipite à la hâte vers l’embouchure du port par les deux môles de son enceinte. II voit avec douleur que la flotte a gagné la pleine mer. Ô honte ! La fuite de Pompée, ce n’est qu’une petite victoire !

Les galères s’échappaient dans la mer par un étroit passage, moins large cpie les flots de l’Eubée qui se brisent devant Chaleis. Deux vaisseaux y restent engagés : les mains de fer sont prèles ; elles fondent sur eux, les entraînent vers le bord, et, pour la première fois, la guerre civile ensanglante l’empire de Nérée. Le reste de la flotte s’éloigne, laissant à l’ennemi les deux vaisseaux qui fermaient la retraite. Ainsi, quand le navire Thessalien faisait voile aux rives du Phase, la terre vomit du sein des flots les iles de Cyane ; Argo perdit sa poupe, mais échappa aux écueils ; le rocher ne frappa qu’un océan vide, puis redevint immobile.

Déjà l’orient, se parant île nouvelles couleurs, annonce l’approche de Phébus. Les lueurs vermeilles que remplacera la blanche Aurore, effacent l’éclat des étoiles voisines. Déjà la Pléiade pâlit, déjà l’Ourse fatiguée perd ses feux languissants dans l’azur du ciel, les grandes étoiles se cachent et Lucifer lui-même se dérobe aux rayons brûlants du jour. Pompée, tu liens la pleine mer ! Tes destins sont bien changés depuis le jour où tu poursuivais le pirate sur tous les flots. Lasse de tes triomphes, la Fortune t’a quitté. Chassé avec ta femme, avec tes enfants, traînant toute ta maison à la guerre, tu fuis, encore grand dans cet exil que les peuples accompagnent. Ainsi tu vas chercher sur des bords lointains et ta mort et ta honte. Ce n’est pas que les dieux veuillent le refuser un tombeau dans les murs de la pairie ; mais en condamnant les sables de Phare à recevoir la cendre, ils font grâce à l’Hespérie. Fortune, cache ton forfait aux limites du monde ; que Rome soit conservée pure du sang de son Pompée.


  1. Soldat de Marius.
  2. Œnomans.
  3. La grande Ourse.
  4. Il était stoïcien.
  5. Bâtie, dit-on, par Capys.
  6. Le Pô.
  7. Lentulus Spinther.
  8. Le fils de Scipion Nasica, passé par adoption dans la famille des Métellus.
  9. Brindes, sur les côtes de l’Adriatique.
  10. Île près de la Calabre, entre l’Épire et Brindes.
  11. Les consuls.