Candide.



LA PEUR DU VERTIGE

par

Maurice LEBLANC

Candide
(Nouvelle parue le 1er  octobre 1925)


La peur du vertige

Nouvelle inédite

par Maurice LEBLANC

— Non, dit Gassereaux à son ami Paul Vérange, je ne crois pas que nos grandes révolutions morales soient provoquées par des crises de conscience. Pour un artiste, pour un écrivain comme toi, il y a, à la racine de sa floraison nouvelle, autre chose qu’une série de méditations et de débats intimes.

— Quoi ?

— Un fait. Un fait positif, qui détermine un courant d’idées imprévues. Parfois c’est un grand chagrin, une maladie, la mort de quelqu’un qui vous est cher. Souvent aussi c’est un amour, heureux ou malheureux, mais toujours le fait est là, puissant dans son action et dans ses conséquences.

— Et c’est pourquoi tu m’interroges ? dit Paul Vérange avec un sourire.

— Précisément. Pendant vingt années, tu écris des livres animés d’esprit païen et d’ardeur sensuelle. Tu es le poète de la volupté, de l’amour sans contrainte ni mesure. Et puis soudain, coup de théâtre… Ce roman que tu viens de publier, grave, austère, en opposition avec toute ton œuvre ! Et coup de théâtre aussi dans tes habitudes. Du jour au lendemain on ne te voit plus. Finies les belles aventures qui faisaient de toi un héros d’amour. Changement de caractère, changement d’humeur et de goûts. Tu n’as certes pas décroché de leurs cadres les jolies femmes nues qui ornent ce cabinet de travail. Mais elles peuvent lire, sur les murs, à la manière de Montaigne, des maximes et des sentences morales. Que s’est-il passé ?

— J’ai réfléchi, dit Paul Vérange.

— Peut-être, Mais pourquoi as-tu réfléchi ?

— Ce que tu es curieux, Gassereaux !

— Ce n’est pas de la curiosité, c’est de l’affection. Un vieil ami comme moi ne s’y trompe pas : tu n’es pas heureux. En ces cas-là, on aime se confier.

Vérange allait répondre, lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Il se leva de son fauteuil et prit l’appareil.

— Allo, fit-il… Ah ! c’est vous, Stéphane… Très bien, merci… Oui, votre mère doit venir à quatre heures. Mais vous aussi, n’est-ce pas ?… Comment, non ? Mais elle va être désolée… Qu’y a-t-il donc ? Rien de grave ? Non ?… Ah ! parfait… Eh bien ! c’est entendu, demain, à la même heure. Je la préviendrai… Au revoir… Stéphane…

Il raccrocha le téléphone et prononça :

— Drôle de coïncidence…

— Il y a coïncidence ?…

— Oui, entre cette communication et l’hypothèse que tu émettais, d’un fait, d’un événement qui m’aurait influencé.

— Tu avoues donc ?

— J’avoue.

Alors tu ne peux plus me refuser une réponse…

— Et une réponse très nette ; ce jeune homme qui vient de me téléphoner, ce jeune Stéphane, est mon fils.

Gassereaux fut interdit.

— Tu as un fils, toi !

— Non.

— Cependant…

— Cependant, écoute, déclara Vérange, d’un ton sérieux, et quand tu auras bien écouté, tu me diras ton avis franchement, n’est-ce pas, Gassereaux ? Tu as raison, j’ai besoin de conseil. La crise que je traverse est infiniment douloureuse. Peut-être comprendras-tu… Moi… je ne sais plus… Je ne vois plus…

Paul Vérange garda le silence un moment. C’était un homme qui devait avoir dépassé la quarantaine, et dont le visage, aux traits fins et aux tempes grisonnantes, aurait offert un type assez banal d’homme à femmes s’il n’eût été de manière très heureuse déformé par un trop vaste front. Il avait de l’élégance, de la séduction, et des yeux vifs et clairs, qui s’assombrissaient parfois, comme en cette minute, jusqu’à devenir émouvants de tristesse.

Gassereaux, plus âgé que lui de quelques années, le regardait avec attention. Quoique en apparence sceptique comme un vieux Parisien, il était le plus dévoué des amis, celui qui s’inquiète et que l’on consulte aux heures mauvaises. Vérange lui serra la main et commença aussitôt :

— Tu as connu Déjancourt, n’est-ce pas, ce bohème acteur et peintre, amusant et sympathique, qui n’a pas laissé la réputation d’un très honnête homme, et qui a eu la chance, le malheureux, de finir à l’hôpital alors que la police le recherchait ? Quand je débarquai, voilà bientôt un quart de siècle, à Paris, Déjancourt fut pour moi le plus charmant compagnon de plaisir, et souvent même d’étude. Il avait tout ce que j’aime, ou plutôt tout ce que j’ai tant aimé, le sens et la volonté du bonheur, l’amour de la femme, le goût de l’aventure… et puis une telle gaîté, une insouciance si naïve, un tel débordement de vie ! Notre camaraderie — je n’emploie pas le mot amitié — se manifesta surtout au cours d’un voyage que nous fîmes à bicyclette, ce qui était de mode encore, et qui nous conduisit dans les vieilles cités de France que Balzac choisit comme cadres de ses romans. Tours, Issoudun, Sancerre, Limoges, Angoulême, Saumur, Vendôme… pèlerinage passionnant qui se termina par la plus passionnante des villes, Guérande.

« Je ne te la décrirai pas, pour cette raison que cela n’a point de rapport avec le drame qui nous occupe. Un drame ? Mon Dieu, oui, le mot est juste. Mais un drame que j’ignorai, bien que j’en fusse le héros, et tout le mal devait provenir de cette ignorance, que pas un soupçon ne troubla ni sur l’instant, ni par la suite. L’action, l’intrigue, se cache tout entière dans le récit très bref de ce qui eut lieu, ou du moins de ce qui eut lieu apparemment, en l’espace de quelques heures. Déjancourt et moi, nous arrivâmes à Guérande le matin. La journée se passa le long de cette enceinte de pierre qui orne la vieille ville féodale. Le soir, l’hôtel étant plein, on nous envoya dîner chez de braves gens, le père, la mère et la fille qui nous donnèrent deux petites chambres sur les remparts. Nous étions las, Déjancourt et moi. Nous nous retirâmes de bonne heure. J’ai le souvenir d’un clair de lune merveilleux, contemplé par la fenêtre ouverte, et qui baignait de blancheur le lit et les rideaux de tulle. Le lendemain, avant que nos hôtes ne fussent éveillés, nous partîmes. Et puis c’est tout. Tu entends ? Pas autre chose. Ma mémoire n’a gardé que des images de tours et de fossés verdâtres, et que la vision de ces marais salants que venaient contempler la Béatrix de Balzac et le jeune baron du Guénic. En dehors de cela, rien. Je ne me rappelle aucun fait de cette journée, ni aucune figure. Rien.

« Et par là-dessus vingt ans, vingt ans d’une existence à laquelle tu as assisté, et où le passé avait bien peu de place, n’est-ce pas ? Déjancourt quitta Paris et voyagea. Nous correspondîmes de loin en loin. Puis toute relation cessa entre nous, à la suite d’histoires pas très jolies où il chercha à mêler mon nom. Plus tard j’appris sa mort. Et la vie continua, la vie, perpétuelle inhumation de ce qui est notre vie elle-même… Et puis… et puis… un jour…

Paul Vérange s’arrêta. Gassereaux l’avait écouté sans mot dire, comme s’il essayait de deviner, dans l’accent de son ami et dans l’expression de sa physionomie, le secret du drame mystérieux.

— Bien raconté, dit-il en riant. Ton auditoire est pris.

— Je ne cherche pas l’effet, dit Vérange gravement. Mon destin s’est joué jadis en dehors de moi, parmi les ténèbres, et, au jour où je l’ai appris, je n’étais plus libre de quitter une route où ne m’avaient engagé ni ma volonté, ni ma fantaisie, ni ma conscience, Ce jour-là, Gassereaux — il y a dix-huit mois exactement — mon domestique m’avertit qu’une dame désirait me parler. Je demandai le nom de cette dame. Elle me fit répondre que son nom n’importait point et qu’elle insistait pour être reçue. Elle fut introduite.

« Je vis entrer une femme d’aspect un peu provincial, de mise très simple, plus toute jeune, mais dont je dégageai vite la beauté sous l’arrangement qui la mettait si mal en valeur. L’air était sérieux, presque sévère même. Je n’ai jamais vu chez une femme un tel manque de ce qu’on appelle amabilité et qui est plus ou moins le désir de plaire. Aucune coquetterie, de la réserve, de la froideur. J’avoue qu’elle m’intimida, et que je n’éprouvai point, à voir ses beaux yeux bleus et ses lèvres humides, cette espèce de fièvre mystique que provoque en moi toute jolie femme.

« Je lui offris un siège. Elle s’assit. Je ne savais comment rompre le silence. Ce fut elle qui murmura, en me regardant bien en face :

— Vous ne me reconnaissez pas, n’est-ce pas ?

Et, tout de suite, elle reprit, la voix basse :

— Pardonnez-moi. Il n’est guère possible que vous me reconnaissiez. C’est ce qu’il y a de triste, que nous ne puissions pas plus nous reconnaître que si nous ne nous étions jamais vus. Moi encore, je vous ai suivi, à travers les années, par vos photographies. Je les ai toutes. Elles. sont là-bas… au lieu de notre rencontre…

« L’affirmation était formelle : nous nous étions rencontrés. Mais où et quand ? Je le lui demandai, et elle répondit :

— Il y a bien longtemps.

— Puis-je savoir votre nom ?

Elle fit, la voix plus basse encore :

— Mon nom ? Marceline.

« Le silence fut pénible entre nous. Elle ne me quittait pas des yeux, épiant sur mon visage l’éclair d’un souvenir que je ne parvenais pas à susciter en moi.

— Vous m’excuserez, madame, lui dis-je, de plus en plus gêné… Mais je crains qu’il n’y ait un malentendu…

« En vérité je ne savais que penser. J’imaginais la visite de quelque ancienne amie, dont j’aurais, hélas ! oublié la tendresse, et qu’en cet instant je blessais par une indifférence injurieuse. Mais elle dit lentement :

— Il n’y a pas de malentendu. Vous vous nommez Paul Vérange. Je ne m’étonne pas que mon nom et ma figure ne vous rappellent rien. Aussi le but de ma visite n’était pas de tenter une épreuve inutile, mais de vous dire des choses qui vous sont personnelles, qui ne concernent que vous, Paul Vérange… et que moi.

« Alors, les paupières obstinément closes, le buste rigide, la face dure, avec un accent où il était impossible de ne pas sentir de l’hostilité, elle prononça :

— Je suis venue pour vous parler du soir de Guérande…

« Si ses yeux avaient été ouverts, elle eût vu ma surprise, accrue par une telle phrase. En précisant le lieu et l’époque de notre rencontre, elle me déconcertait davantage encore. Car enfin, comme je te l’ai dit, Gassereaux, mon unique soir à Guérande fut dénué de tout événement, et, dans le souvenir que j’en ai conservé, il n’y avait aucune place pour elle ni pour personne. Cependant elle semblait si convaincue que cette simple phrase avait suffi à éclairer le mystère, que je n’osai protester. Du reste elle reprenait, le regard toujours voilé :

— Ne dites pas un seul mot, je vous en prie. L’allusion que je fais à ces quelques heures m’est affreusement pénible. Si je domine mon angoisse jusqu’à évoquer une scène qui vous est connue, c’est parce qu’il faut que vous compreniez… ce que vous n’avez peut-être pas compris ce jour-là. Quelle que fût votre conduite, la mienne a besoin d’excuse. Ce ne sera pas long, voici. Lorsque vous êtes arrivé, avec M. Déjancourt, dans notre maison de Guérande, et que vous avez demandé à mes parents le repas du soir et l’hospitalité d’une nuit, la jeune fille de dix-huit ans que j’étais, et à qui, sur le seuil même, vous avez dit gentiment : « Je vous salue, Mademoiselle pleine-de-grâce », cette jeune fille n’en savait pas plus sur la vie qu’une petite pensionnaire de dix ans. Mon père, ma mère, quelques vieux ménages, deux cousines très âgées, le notaire, le curé, tels furent les compagnons mélancoliques d’une enfance qui s’écoula tout entière à Guérande. Comme lectures, des livres pieux, ou d’anciens romans déjà lus et choisis par ma mère. Comme distraction, la messe chaque matin, les vêpres le dimanche et la promenade des Remparts. Quelquefois cependant, comme nous n’étions pas riches, on louait les deux chambres que vous avez occupées, à des voyageurs, à des dames plutôt, ou à des messieurs à cheveux blancs. On vous accueillit parce que vous aviez l’air si jeune ! et parce que tout de suite, vous aviez conquis ma mère et mon père. Et ainsi, votre ami et vous, vous fûtes les premiers qui avez apporté chez nous de la gaîté, de l’insouciance heureuse, un peu de l’air et de la vie du dehors. Vous surtout, monsieur. Votre ami me fut moins sympathique. Mais tout ce que vous disiez me faisait rire ou tressaillir. J’avais lu des contes de fées, et j’ai cru sincèrement que vous étiez le Prince Charmant et que vous nous éveilliez tous d’un sommeil qui n’aurait jamais cessé. Vous avez récité de vos vers et il me semblait que vous étiez toute la poésie du monde. Je vous avoue cela d’un coup. Mais vous devinez, n’est-ce pas, ce qui a pu se passer dans le cerveau d’une pauvre provinciale. Les rêves sont indépendants de notre volonté et de notre éducation. J’ai été surprise par celui-ci, et dans le secret de moi-même, je me suis abandonnée à cette joie d’un soir qui me paraissait de la même nature que le plaisir éprouvé par mes parents, et qui ne pouvait pas avoir de lendemain. De fait, à dix heures, vous nous quittiez tous les deux. Vous m’avez dit encore : « Au revoir, Mademoiselle pleine-de-grâce ». Je vous ai dit : « Adieu, monsieur ». C’était fini et j’avais bien envie de pleurer. À cet âge, on a le respect et l’orgueil de ses larmes. Je n’en avais jamais versé de cette sorte-là, et c’était si doux que, pour prolonger mon bonheur, je me glissai dehors, au bout du petit jardin qui va de notre maison jusqu’au pied des remparts. En me retournant, je vous vis à votre fenêtre. Elle se ferma. J’eus l’idée folle, irraisonnée, que vous alliez peut-être descendre, traverser la maison déserte, et me rejoindre. J’avais peur, et j’espérais. Je ne pensais pas que c’était mal, et déjà, assise sur un banc, sous le feuillage d’un arbre où la lune répandait par endroits un peu de clarté, je causais avec vous, lorsque je sentis une main qui frôlait mon épaule, et j’entendis que vous me disiez tout bas : « Marceline… Marceline pleine-de-grâce… »

Vérange s’interrompit, et observa son ami dont les yeux ne le quittaient pas Puis il reprit :

— Sur ces mots, Gassereaux, ma visiteuse se tut. Son émotion se trahissait par un tremblement imperceptible des mains, et par une grande pâleur. Pour moi, sans concevoir encore toute la vérité, j’en subissais la menace et j’éprouvais de l’angoisse comme à l’approche d’un malheur que l’on discerne dans l’ombre. Avant même que son récit me montrât pleinement l’abominable duperie dont elle avait été victime, l’image de Déjancourt sortait des ténèbres…

« — Marceline… » répéta-t-elle, Ce nom que vous deviez oublier si vite, de quel droit le prononciez-vous à l’oreille de l’enfant que vous connaissiez à peine ? Quelques heures auparavant vous ne m’aviez jamais vue, et voilà que vous m’appeliez par mon petit nom. Cela me tourmenta. « Rentrons » répondis-je. Mais vous ne vouliez pas. « Pourquoi rentrer ? Que nous soyons ici ou dans la maison, n’est-ce pas aussi naturel ? Nous ne nous cachons pas ? » Vous auriez continué vos explications que j’étais sauvée, peut-être, car elles ne me semblaient pas justes. Mais, devinant sans doute ce qui pouvait me perdre, vous avez gardé le silence assez longtemps, et, dans ce silence, qui me parut un enchantement, tous les pauvres petits instincts de défiance naïve qu’il m’eût été possible de vous opposer, s’évanouirent. Tandis que, penché sur moi, vous me guettiez ainsi que je m’en suis rendu compte depuis, je me laissais pénétrer par toutes les ivresses de cette nuit qui se faisait votre complice. J’étais lasse, accablée, mais si heureuse ! Vous étiez un ami… Vous étiez le Prince Charmant. Le conte de fées se poursuivait. Puis vous avez chuchoté de vos vers… ceux-là mêmes que vous m’adressiez au repas. Ils se mêlaient au silence, à l’odeur des herbes et des plantes, des troènes, d’un seringa surtout, qui me grisait déjà quand j’étais petite fille. Soudain vous avez saisi ma main. Pourquoi si brusquement ? Je n’aurais pas eu plus de force pour résister à de la douceur. Et puis savais-je qu’il y a des choses auxquelles il faut résister ? Savais-je qu’il y a des embûches, des attaques sournoises, et qu’on doit et qu’on peut se défendre ? Hélas ! j’ignorais le mal, et vous en avez profité. Et de même que je m’étais abandonnée, devant les autres, à la joie de vous entendre et de vous regarder, je me suis abandonnée à vos caresses sans comprendre, sans savoir, entraînée par un vertige affreux qui faisait tout à coup de moi une femme différente… une femme qui ne m’obéissait plus…

« Elle courba la tête. Je voyais sa nuque brune et un peu de ses épaules pleines. Nous demeurions immobiles l’un près de l’autre. Le rôle odieux de Déjancourt m’apparaissait maintenant. Ayant remarqué l’attention qu’elle me portait, la crise que subissait en face de nous son âme ingénue de provinciale, il avait joué sous mon nom la comédie la plus vilaine et commis un acte impardonnable. J’allais me disculper et raconter la machination, lorsqu’elle ajouta ces quelques mots :

— Ma faute fut là, monsieur, dans ma candeur illimitée, que vous avez peut-être prise pour de la dépravation, mais qui n’était que de la candeur. J’ai voulu vous le dire afin que jamais, au fond de vous-même, vous n’accusiez d’hypocrisie celle qui devait être…

« Ses yeux fixés sur les miens, elle suspendit la phrase, puis acheva :

— Celle qui devait être la mère de votre fils.

« Je sursautai.

— Quoi ? Que dites-vous ?

« Elle déclara posément, sans embarras cette fois :

— Je dis ce qu’il advint, monsieur, l’événement dont l’annonce fit mourir de chagrin mon père et ma mère. Un fils naquit, dans la petite maison des remparts.

« C’est alors, n’est-ce pas, Gassereaux, que j’aurais dû protester. Mais comment ? Dans quels termes ? Pouvais-je jeter brutalement à la tête de cette femme qui venait d’expliquer la défaillance dont elle avait tant souffert : « Je ne suis responsable de rien. Il y a eu piège, erreur… Le coupable, c’est l’autre. Le père de votre enfant, c’est Déjancourt, et il est mort. » Quel redoublement de honte pour elle ! Remarque bien qu’elle n’interrogeait pas. Elle affirmait des faits, et pensait si peu qu’on pût les contester, qu’elle poursuivait déjà :

— Je vis encore là-bas, monsieur, dans cette même maison, que je n’ai pas voulu quitter. C’était là, où j’avais succombé, qu’il fallait, parmi les remords et le deuil, me racheter, expier le mal, et trouver l’apaisement, J’y suis arrivée. À force de travail, j’ai reconquis l’estime de ceux qui m’entouraient, et j’ai pu faire de mon Stéphane, un grand garçon honnête, loyal, sérieux, instruit, qui m’a donné le bonheur et le calme que je n’espérais plus. Je lui ai révélé le secret de sa naissance, mais d’une façon qui ne lui permit pas de vous accuser. Il croit que les circonstances nous ont séparés malgré nous, mais que nous correspondons. Il vous aime. Il vous respecte. Il a lu toute votre œuvre. Il est fier de vous. Et le jour où il m’a dit que sa plus grande joie serait de vous connaître et de vous demander conseil, je n’ai pas pu refuser. Tel est le but de ma démarche, monsieur. Je ne vous ai jamais importuné, et je pensais qu’il en serait toujours ainsi. Mais peut-être jugerez-vous, après mes explications, que j’ai le droit de solliciter l’entrevue que désire… votre fils.

« Elle se leva, indiquant ainsi que notre conversation était finie, et que nous n’avions plus rien à nous dire, une fois donnée la réponse qu’elle attendait, et quelle que fût cette réponse. Ce qui m’étonne, Gassereaux, ce qui m’étonne encore aujourd’hui, c’est que mon attitude ne lui inspira aucun soupçon. Car enfin, coupable envers elle comme je l’étais, ou plutôt comme elle le supposait, j’aurais dû lui demander pardon et, tout de suite, avec empressement, accueillir l’idée de cette entrevue. Or, je me taisais, cherchant toujours la meilleure formule de dénégation. Je demeurais guindé, indécis et cela accumulait entre nous une telle gêne qu’elle proposa elle-même un rendez-vous.

— Demain, cela se peut-il ? Demain, à trois heures ? Si vous avez d’ici là quelque empêchement, vous m’écrirez. Voici mon adresse.

« J’acceptai brusquement, avec l’arrière-pensée de lui écrire. La vérité serait plus facile à dire par lettre que de vive voix. Et ainsi l’entretien tourna court. Nous nous séparâmes comme deux étrangers, sans nous donner la main. Elle emporta évidemment l’impression que je me refusais à renouer l’aventure, que je ne voulais pas la voir, elle et son fils, et qu’elle recevrait une lettre d’excuses.

« Cette lettre, elle ne la reçut point, Gassereaux, pour la raison qu’il me fut impossible de la composer. Les phrases les plus habiles me semblaient injurieuses, maladroites, absurdes, infiniment cruelles. Tout de même elle avait, durant son existence âpre et austère, trouvé quelque consolation à suivre de loin les progrès de ma vie, puisqu’elle avait tout avoué à son fils, et que mes photographies occupaient la place d’honneur dans la petite maison de Guérande. Et j’allais la détromper ! mettre en lumière la vilaine réalité ! ajouter à tant de déboires, la honte et le mensonge de cette naissance, introduire, auprès de la mère et du fils, le bohème et l’escroc Déjancourt ! Je n’en eus pas le courage. Après tout, il s’agissait d’une simple rencontre sans lendemain, et que je saurais bien réduire aux proportions d’un incident banal.

« L’entrevue eut donc lieu. Stéphane me plut beaucoup. Il est tout sa mère, physiquement et moralement, et il a sa propre personnalité, charmante et enjouée. De lui à moi d’ailleurs, pas une allusion à ce qui nous unissait, et l’entente fut si agréable qu’un second rendez-vous suivit, et un troisième. Mais, à ce moment, déjà, je me rendais compte qu’une autre cause de silence s’ajoutait à celles qui m’avaient interdit toute révélation, une cause plus profonde, dont j’avais subi l’influence à mon insu, la première fois. Ai-je besoin de la dire ?

Gassereaux, bien que le récit de son ami l’eût vivement impressionné, plaisanta :

— Le coup de foudre…

Vérange vint s’asseoir auprès de lui et, d’une voix de confidence, qui marquait l’effort de sa réflexion :

— Non, dit-il. Le coup de foudre, c’est l’invasion d’un sentiment, d’un désir. Moi, ce qui m’a envahi peu à peu, c’est moins théâtral et plus complexe. Ce fut… comment t’expliquer ? Ce fut le souvenir involontaire de ce qui ne s’était pas passé. Tu comprends ? Le soir, à Guérande, dans le jardin obscur, il n’y a rien eu, n’est-ce pas ? entre Marceline et moi. Mais Marceline croit que je fus son amant. Et tout de suite, cette idée m’a troublé. Le lien qui, dans son esprit et dans sa chair même, s’était noué entre nous, vingt ans auparavant, j’en ai senti si violemment la force et la douceur que je n’ai pas consenti à le rompre. En face de cette femme dont la beauté m’apparaissait de plus en plus, dont je voyais sous mes yeux, à portée de ma main, les épaules rondes, dont j’avais contemplé non sans émoi, le premier jour, la nuque brune, je n’ai pas pu renoncer au rôle que je n’avais pas joué près d’elle, et détruire en elle la conviction de ce qui l’unissait à moi. Rôle détestable, souvenir qu’elle exécrait, Qu’importe ! Elle m’avait appartenu. Durant un éclair sa vie s’était mêlée à la mienne, par ce qui est la chose du monde la plus formidable. Or, si je parlais, ce mirage se dissipait. Si je lui disais : « Votre amant ne fut pas moi, mais l’autre », elle s’en allait. N’étant pas le père de Stéphane, je n’étais plus rien à ses yeux. Il fallait donc que Stéphane fût mon fils pour qu’elle ne me devînt pas subitement étrangère. Il le fut, et c’est par là, à la suite de ce mensonge qui continuait, dans un autre sens, le mensonge d’autrefois, que l’amour s’est insinué en moi… et avec l’amour son inévitable cortège de souffrances.

Gassereaux secoua la tête.

— Je ne m’étais donc pas trompé : tu souffres. Mais pourquoi souffres-tu ? Elle ne t’aime donc pas ?

— Est-ce que je sais ? s’écria Vérange. Il y a des moments où j’espère, où je crois… Mais je ne sais rien. Les êtres les plus simples sont les plus mystérieux en amour.

— Mais tu la vois ?

— Tous les quinze jours elle rejoint à Paris son fils qui est dessinateur dans une usine des environs, et pour qui ma sympathie s’est vivement accrue, et elle me l’amène ici. Mais jamais elle ne reste seule avec moi.

— Elle a peur…

— Ce serait plutôt moi qui appréhende le clair regard de ses yeux, et qui cache en tremblant un amour dont elle s’effaroucherait.

— En es-tu sûr ? Il semblerait plutôt que cette femme, qui est une mère parfaite, doit être contente de vous voir, Stéphane et toi, en si bonne harmonie, et qu’elle ne peut se soustraire, tout au moins en imagination, à la perspective d’un mariage, qui aurait pour son fils des conséquences si heureuses.

— Jamais elle n’y consentirait ! s’exclama Vérange avec une conviction douloureuse. Au premier mot d’amour, ou même de tendresse, elle s’en irait.

— Alors, quoi, qu’est-ce qui domine la vie de cette femme ?

— L’effroi de ce qui fut et l’horreur de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une faiblesse quelconque. Cette soirée de Guérande lui à forgé une âme tout d’une pièce, d’un métal pur de tout alliage. Réparer le mal, reconquérir sa propre estime, élever son fils suivant un idéal de devoir qui ne transige sur rien, n’avoir plus jamais à rougir ni à baisser la tête… autant de règles auxquelles Marceline a scrupuleusement obéi. Et c’est un spectacle admirable. Tous deux, la mère et le fils, sont aujourd’hui des êtres d’un caractère si marqué, ils donnent un tel exemple de beauté morale, ils ont, tout en demeurant heureux de vivre et pleins de gaîté, une conception si haute du devoir, qu’à mon insu j’ai été conduit moi-même à réviser beaucoup de mes idées. Tu me demandais tout à l’heure, Gassereaux, quelle influence j’avais subie : tout bonnement l’influence de ce beau spectacle, harmonieux et noble.

Gassereaux sourit.

— Un beau spectacle, dit-il, auquel tu as voulu participer comme acteur. Avec ton instinct de conquérant, tu as deviné que le meilleur moyen de plaire à Marceline était de te conformer à son idéal, de brûler les dieux que tu adorais, et d’afficher des préceptes.

— Non, dit Vérange gravement, je suis sincère.

— Peut-être, mais tu es plus encore amoureux. Et tu as tendu tes pièges.

— Il n’y a pas de pièges avec elle. La loyauté seule peut réussir.

Gassereaux se leva. Il riait franchement.

— La loyauté ? Mais, mon petit, ton amour n’est que duplicité, embûche et trahison… ainsi que tous les amours du reste. Tu embrasses Stéphane comme s’il était ton fils, et c’est le fils de Déjancourt. Tu laisses croire à Marceline qu’elle a été ta maîtresse, et tu n’as pas touché à un seul de ses cheveux. Tu parles de loyauté. Mais tu es si empêtré dans tes mensonges que tu ne sais plus comment en sortir ! Allons, avoue-le, n’ai-je pas raison ? Avoue que tu te débats dans les ténèbres, comme un aveugle, et que tu ne sais plus que faire…

Vérange acquiesça, d’un geste las. Gassereaux s’approcha de lui et murmura :

— Ce n’est pourtant pas difficile.

Et comme Vérange l’interrogeait, il se pencha vers lui et doucement, lentement :

— Tu n’es pas jaloux du passé, n’est-ce pas ?

— Non.

— La chose même qui s’est accomplie ne te porte pas ombrage ?

— Non, puisqu’elle m’en croit coupable et que l’autre est mort.

— Soit. Mais, si elle se trompe en croyant que ce fut toi, elle ne se trompe pas en évoquant ce qu’elle fut ce soir-là, elle, c’est-à-dire la plus humble et la plus défaillante des femmes. Et si cette faute domine toute sa vie, comme tu le dis, ce n’est pas tant par remords, sois-en persuadé, que par crainte. Me comprends-tu ? Ce qui la tourmente n’est pas dans le passé, mais dans le présent, et dans la connaissance qu’elle a prise d’elle-même en un soir de folie. Voilà tout son secret : la peur du vertige, de ce vertige affreux et délicieux qui l’a emportée ce soir-là, et auquel il lui semble qu’elle ne pourrait pas résister, si les mêmes circonstances se présentaient. Par ce jour-là, elle sait que sa raison se trouble et que sa chair succombe à la tentation, et cela l’épouvante. Elle est de ces créatures qui ne résistent pas, elle s’en est rendu compte, et la terreur du souvenir est si grande qu’elle n’a plus pensé qu’à se garantir contre le péché. Ses principes viennent de là, comme toute la morale humaine. Ce sont des limites que l’homme se trace, ce sont des alliés qu’il cherche contre la violence de ses instincts, Ainsi Marceline a-t-elle agi, et je trouve comme toi que c’est admirable, car il n’y a de vertu que celle qui est faite de tentations surmontées. Mais je dis aussi qu’il faut la dompter, cette force surhumaine qui s’oppose à ton bonheur et au sien.

— La dompter ? Comment ?

Gassereaux s’inclina davantage, et du ton d’un ami qui montre le vrai chemin et fait entrevoir le but :

— Fais table rase du passé, mon petit. Tu as voulu le rattacher au présent… erreur de tactique. Déjancourt, Stéphane, la nuit de Guérande, mets donc de côté toutes ces vieilles histoires. Ton aventure avec Marceline remonte à l’an dernier, et pas au delà. Vous êtes un homme et une femme qui vous livrez le vieux combat d’amour, et, puisque tu as la bonne fortune de connaître le secret de l’ennemi, livre-le, ce combat, hardiment et durement… au lieu de perdre ton temps à mener tout un jeu d’escrime, de feintes et de sournoiseries qui ne sert à rien en face d’un adversaire aussi défiant que Marceline. Si tu veux réussir, pas de scrupules et pas d’hésitations. Débarrasse-toi de toutes tes belles idées de morale. Tu y reviendras après, si le cœur t’en dit, et je t’approuverai. Mais, pour l’instant, commence par le commencement, qui n’a jamais rien eu à voir avec la morale. Dans les forêts d’autrefois, entre les deux éternels combattants, il n’y avait ni scrupules, ni sacrements, ni rien du tout, n’est-ce pas ? On en est toujours au même point, Vérange.

Vérange ne répondit pas. Gassereaux sourit.

— À merveille. J’ai l’impression que mon idée n’est pas neuve pour toi, et que tu as dû la retourner plus d’une fois. C’est la bonne, mon petit. En amour, quand on ne sait pas quoi faire, il faut en revenir à l’instinct primitif. C’est la grâce que je te souhaite. Adieu.

Il tendit la main à Vérange, qui observa :

— Marceline arrive bientôt…

— C’est justement pour cela que je m’en vais. Ma présence cet inutile.

— Tu ne veux pas la voir ?

— Elle, non. Mme Vérange, oui.

— En ce cas, je crains bien…

— Mais si, mais si, affirma Gassereaux, et vous serez infiniment heureux. La peur du vertige peut tourmenter une femme seule, mais non point celle qui vit avec un mari qu’elle aime. Quant à Stéphane, ne crains pas qu’il te gêne beaucoup le pauvre garçon, Entre deux amants, hélas ! l’enfant est toujours plus ou moins sacrifié.

Vérange l’avait reconduit jusqu’à la porte. Sur le seuil Gassereaux lui dit encore, à moitié ironique :

— Notre destin se joue souvent sur des hasards, et nos joies et nos peines sont des faveurs où des méchancetés du sort. Remarque ceci : tu ne t’es jamais trouvé seul avec Marceline. Or, aujourd’hui, elle vient, croyant que son fils est là, et il n’y est pas. Et d’autre part, tu as donné congé à ton domestique…

Vérange eut un geste d’irritation.

— Tais-toi, je t’en prie. Marceline n’est pas de ces femmes…

— Toutes les femmes sont semblables, ricana Gassereaux en refermant la porte.

Vérange écouta le pas de son ami dans l’escalier, et il demeura sans bouger durant quelques minutes. À haute voix il compta les cinq coups de la pendule qui sonnait. Marceline ne pouvait tarder…

— À moins, pensa-t-il, qu’elle ne demande au concierge si son fils est arrivé. Auquel cas, elle attendrait, et comme Stéphane ne vient pas…

Il fut près de descendre et d’aller au devant d’elle. Mais il ne le fit point. Les paroles de Gassereaux l’obsédaient, et il se disait que, si notre bonheur dépend, en effet, de l’avidité avec laquelle nous nous emparons de ce que nous offre le hasard, il se trouvait par la complicité des événements le maître absolu de son destin.

Il aperçut, dans une glace, son visage qui était pâle et contracté, et il fut frappé de voir à quel point ces dix-huit mois de souffrance et d’angoisse l’avaient meurtri. Il aimait Marceline bien plus qu’il ne l’avait dit à Gassereaux. L’envie de mourir parfois le prenait. C’était un de ces amours sombres et pénibles contre quoi on ne peut pas réagir, passé un certain âge.

Soudain, il prêta l’oreille. La porte de la cour, sur la rue, avait claqué. À cette heure là, ce ne pouvait être que Marceline. Trois étages à monter… L’idée qu’il serait seul avec elle, dans l’appartement aux tapis épais, aux rideaux lourds, le bouleversait d’une âpre joie. Seul avec Marceline ! D’infranchissables cloisons se dresseraient derrière elle ! Pas de retraite possible. La proie saisie au piège… Vraiment est-ce qu’il oserait agir ?…

Le timbre du vestibule résonna, aigu et prolongé.

— Marceline… Marceline… La voici… Que vais-je faire ?

Il se contraignit à marcher lentement et à redevenir l’homme qu’il lui avait appris à connaître, aimable et souriant. Et, dès d’abord, il lui dit d’un ton dégagé :

— Je vous demande pardon. Mon domestique avait des courses…

— Mais, dit-elle, vous avez reçu ma lettre vous avertissant de notre visite aujourd’hui ?

— Oui, et je croyais que Stéphane viendrait…

— Stéphane n’est pas là ?

— Non. Il m’a téléphoné… un obstacle de service, il est retenu jusqu’à demain…

Elle fit un pas en arrière. Un élan jeta Vérange entre elle et la porte. Les mouvements de l’un et de l’autre avaient été irréfléchis et brusques. Ils se regardèrent un moment avec des yeux inquiets, comme des êtres qui épient leurs intentions secrètes.

— Qu’est-ce que vous avez ? Qu’y a-t-il ? murmura Marceline.

Il se reprit aussitôt.

— Mais rien. J’ai cru que vous alliez partir, et il me semblait que nous avions à parler…

— À propos de Stéphane ? dit-elle vivement. Il est malade ?

— Non… à propos de rien… Je me trompais…

Il s’effaça. Elle eût pu sortir, mais à condition de passer contre lui, et elle n’osait pas gardant une posture de défiance, l’air farouche, les poings crispés.

— Si vous êtes pressée, dit-il en s’éloignant de la porte, je ne voudrais pas vous retenir. Mais, tout de même, accordez-moi un moment… Quel dommage que je n’ai pas fait préparer le thé !…

— Non… non… dit-elle, je n’aurais pas eu le temps…

— Même pas le temps d’ôter, votre chapeau ?… vos gants ?…

Il s’exprimait avec un accent d’indifférence qui la tranquillisait, et il avait soin de laisser la table entre elle et lui. On eût dit qu’il pensait à toute autre chose, et que sa proposition était celle d’un monsieur simplement poli. Elle s’assit sur le bord d’une chaise. Puis elle enleva sa cravate de fourrure, ce qui découvrit son cou et le haut de son corsage.

Vérange l’observait furtivement, de manière qu’elle ne pût s’en apercevoir. Cette femme, un peu rude d’aspect et de physionomie sévère, avait parfois une grâce infinie dans ses attitudes, cette grâce même dont Vérange avait subi l’attrait jadis, quand il disait « Marceline pleine-de-grâce ». Un sourire ingénu détendait l’arc de sa bouche et creusait la courbe de son menton. Depuis quelques mois, elle s’était imprégnée d’un charme particulier. Les mêmes robes d’étoffe sombre et de coupe provinciale acquéraient sur elle de l’agrément et de l’élégance. Mais ces détails qui, la veille encore, enchantaient Vérange, aujourd’hui exaspéraient sa passion. Tout en rassemblant au petit bonheur des phrases qui n’avaient pas beaucoup de sens, mais qu’il prononçait d’un ton léger qui rassurait Marceline, il en entendait d’autres au fond de lui. « Elle ne m’échappera pas… Je n’ai qu’à vouloir… » Il ressentait plus de haine que d’amour. Marceline devenait en vérité la proie qu’il faut saisir.

Peu à peu, il regagnait du terrain. Des cigarettes qu’il devait atteindre, un livre, une reliure qu’il voulait montrer, autant de prétextes pour avancer d’un pas ou deux. Il eut même l’audace de faire admirer une nouvelle édition de ses premières poésies et de dire négligemment quelques uns des vers qui s’y trouvaient et qui étaient ceux qu’il avait récités à Guérande. Sa voix engourdissait Marceline. Elle écouta la dangereuse musique.

Aussi, fut-il à ses côtés avant qu’elle ne devinât la menace proche. Le livre à la main, il dominait Marceline dont la tête demeurait un peu baissée, et il voyait son cou blanc et la ligne de son corsage, « Si elle me repousse, pensa-t-il, je suis perdu. Jamais elle ne me pardonnera. » Il n’hésitait pas cependant. Comment eût-il hésité ? Mais sa voix se mit à trembler, et le livre lui échappa des mains. Alors, subitement inquiète, elle leva les yeux et, tout de suite, se dressa, avec un visage de fureur et en essayant de raidir ses bras pour se défendre.

Il était trop tard. Les bras furent ployés brutalement sous l’étreinte de Vérange qui l’avait empoignée par les épaules et l’attirait contre lui avec une violence irrésistible.

En une minute les deux bouches furent l’une près de l’autre et les corps s’affrontèrent pour le combat suprême. De toutes ses forces rassemblées, de toute son âme qui ne voulait pas, Marceline tâcha d’esquiver le baiser en jetant la tête en arrière et en l’agitant désespérément. Mais l’adversaire exigeait, opiniâtre et sans pitié.

Elle l’injuria :

— Lâche ! Ah ! lâche que vous êtes ! Jamais je ne vous pardonnerai !… Lâche !…

Ils luttaient tous deux comme des sauvages. Elle sentait le souffle de l’homme et voyait ses yeux méchants. À la fin il la renversa sur la chaise. La tête, qui heurta le dossier d’un fauteuil, fut immobilisée, et, un instant, il écrasa de ses lèvres et de ses dents la bouche convoitée.

Sous la morsure, elle eut une telle secousse de rage qu’elle réussit à le repousser et qu’elle put s’enfuir jusqu’à la porte. Elle fit face alors à l’adversaire, et serra de nouveau le poing comme si elle eût brandi un poignard.

Elle était magnifique dans sa posture de haine et de courroux. Elle semblait inattaquable et hors de toute atteinte. Mais ses yeux avaient cette expression trouble et défaillante que Vérange avait bien souvent remarquée aux yeux des femmes qui ne résistent plus, et il se mit à sourire cruellement.

Il avançait sans hâte. Il savait qu’elle était perdue, et qu’elle le savait, et qu’elle s’en réjouissait de toute sa chair bouleversée. Le vertige la précipitait dans le tourbillon terrible où il n’y a plus ni pensée, ni raison, ni vertu, ni pudeur. Comme elle l’avait dit un jour de sa confession, une autre femme surgissait des profondeurs de son instinct, une autre femme qui ne lui obéissait plus.

Il avança encore, les bras tendus et prêts à l’encercler. Alors, tout à coup, elle fléchit sur elle-même. Ses jambes ployèrent comme celles d’une biche blessée. Elle eut un regard de détressé infinie, et, sans plus de forces, agenouillée, tout son être avide de subir la caresse du vainqueur, elle demanda grâce, d’une voix qui frémissait de désir et de volupté :

— Épargnez-moi… je vous en supplie… je ne suis qu’une misérable…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, à l’heure de son déjeuner, Gassereaux reçut un pneumatique, timbré de la gare d’Orsay.

« Va chez moi tantôt, à quatre heures. Tu diras à Stéphane que nous avons résolu de voyager, qu’il nous semble possible de chercher dans le mariage notre bonheur et le sien… Enfin, dis ce que tu voudras : la solution annoncée ne peut que lui plaire. Peut-être cependant voudras-tu t’intéresser à lui, veiller sur lui durant quelques semaines, et l’habituer insensiblement à l’idée de vivre en dehors de nous, comme il lui faudra vivre plus tard, quand nous reviendrons d’ici un an ou deux…

« Au revoir, Gassereaux. Et merci. Je ne savais pas ce que c’était que d’être heureux. »

Maurice LEBLANC.