La Petite Veuve
Saynète en un acte, en prose
J. Fink, Éditeur.

THÉÂTRE DE CHAMBRE

LA

PETITE VEUVE

Saynète en un acte, en prose

PAR

Georges RODENBACH

et

Max WALLER



Prix : 1 franc


BRUXELLES

J. FINK, Éditeur

4, Passage de la Monnaie

MDCCCLXXXIV




À


Mademoiselle Renée Sigall.





Nous vous dédions… comment dire ?
Une comédie ? oh ! non ! c’est
Presque un proverbe à la Musset.
Mais je vous vois d’ici sourire…

Pour si peu de chose être deux ?
Parfaitement ! Les oiseaux frêles,
Ont aussi besoin de deux ailes,
Pour franchir le ciel hasardeux.

Il faut aux barques passagères,
L’accord de deux rames légères,
Pour fendre les lacs endormis !

Et c’eût été chère frugale
Sans l’entente de deux fourmis,
Prêteuses d’esprit, ô Cigale !




PERSONNAGES :


Jeanne Arvère, veuve, 25 ans

Marcel Chantreuil, 35 ans.

Mariette.


LA PETITE VEUVE




Un boudoir moderne, très élégant — étagères — poufs — tableaux — pendule de Saxe — terre cuite de Clodion — à gauche la cheminée ; plus loin un piano — bureau élégant à droite — porte au fond.



SCÈNE PREMIÈRE.


Jeanne Arvère. — Mariette.
(Jeanne assise devant un petit bureau, fouille dans les tiroirs.
Elle sonne).


Mariette (elle entre par la porte du fond).



Madame a sonné ?

Jeanne.

Mariette, je ne suis pas là, — pour personne.

Mariette.

Pas même pour M. Chantreuil ?

Jeanne.

Surtout pour lui.

Mariette (à part).

Alors je l’introduirai dans le salon bleu.


SCÈNE II.
Jeanne (seule, assise devant le bureau).


Jeanne.


Allons ! Marcel se marie !… C’est fini… deux mots seulement : (elle lit) « Restons bons amis, je viendrai vous faire mes adieux ce soir. » Ses adieux ! et il croira que tout est fini, et qu’on se déchire ainsi l’un de l’autre. Folle que j’étais ! Mais qu’y peut-on ? jeune, veuve, rêveuse, on laisse son âme s’ouvrir et puis… (tragiquement) C’est horrible ! Mais il n’en sait rien, il ne peut rien savoir.. je ne lui ai rien dit ! …

Et c’est comme cela que maintenant il écrit à une autre ce qu’il devrait n’écrire qu’à moi ! Ses lettres, elles sont là, toutes, dans leur enveloppe… (elle se lève, quitte le bureau et s’assied devant le foyer). Comme c’était bon le commencement de notre amour ; en décembre, après un bal, j’étais à cette place même, devant ce foyer, lorsqu’il est entré pour me rapporter le gant que j’avais perdu. Il s’est assis là, très pâle, la voix tremblante ; on y entendait son cœur battre de l’aile comme un oiseau qui va voler. Il me suppliait de le lui laisser, ce gant ; oui, je me souviens, cela revit, cela palpite, cela pleure ; il me semble que ma vie s’est arrêtée là et qu’il n’y a rien d’autre au monde que ce souvenir de douceur et de mélancolie. Et le lendemain, il m’envoyait des vers, de la musique… Oh ! cette musique !

(Elle a ouvert le piano dont elle s’est approchée tout en parlant, et chante :)

Le papillon inconsistant
Saupoudré d’or et d’étincelles,
Qu’on croit voir fondre à chaque instant,
N’est que le rêve de deux ailes.

L’amour qui sait subtiliser
Les plus chastes, les plus farouches
Dans l’enivrement du baiser,
N’est que le rêve de deux bouches.


SCÈNE III.
Jeanne Arvère. — Mariette.


Mariette.


Madame, Monsieur Chantreuil demande à être reçu.

Jeanne.

Ah !

Mariette.

Je lui ai dit que Madame n’était pas là ; il m’a répondu d’aller voir si j’en étais certaine.

Jeanne (à part).

Le fat ! (Elle s’approche de la cheminée). Que vient-il faire ? Il est donc bien sûr de lui… Et cependant… (d’une voix sourde) il faut que je le reprenne.

Faites entrer M. Chantreuil.


SCÈNE IV.
Marcel Chantreuil entre, le visage très grave ; il salue profondément.
Chantreuil. — Jeanne Arvère.


Chantreuil


Madame

Jeanne (vivement).

Pourquoi m’appelles-tu madame ?

Chantreuil

Mais… je ne sais pas… je croyais…

Jeanne (railleuse).

Quoi ?

Chantreuil.

Vous n’avez pas reçu ma lettre ?

Jeanne.

Si ! tu te maries, je le sais… Que veux-tu que cela me fasse, Marcel ? Ce n’est pas une raison pour être froid comme un jour d’hiver…

Chantreuil (souriant).

De dégel alors ? …

Jeanne.

À la bonne heure ! Restons bons camarades. Ta femme est-elle jolie ?

Chantreuil.

Mais oui…

Jeanne.

Spirituelle ?

Chantreuil.

Quand on vous a connue…

Jeanne (l’interrompant).

Ah ! des compliments. Au fait, c’est juste, on met des fleurs sur les tombes ! Et elle est riche ?

Chantreuil.

Oui.

Jeanne.

C’est clair ! je n’aurais pas dû le demander. Vous êtes tous les mêmes. À vingt ans, vous lisez Mürger ; c’est le cœur et la chaumière ; vous n’épouserez jamais que la femme aimée. Vous faites de grandes professions de foi. Vous êtes les progressistes de l’amour, revendiquant le suffrage universel des femmes. Toutes, les plus humbles, les plus pauvres, sont admises à déposer leurs billets doux dans l’urne de vos cœurs ! Mais, à trente ans, vous devenez les doctrinaires amoureux ; vous n’admettez plus que les femmes censitaires, — celles qui pourront vous payer un très gros cens, — de quoi, un beau matin, vous faire nommer sénateurs !

Chantreuil.

Que voulez-vous, Jeanne ? Il est si dangereux d’être tout simplement intelligent ou spirituel !.. et puis, ce n’est pas sérieux ! Les bons mots ? On n’a le droit de les promener qu’en équipage.

Jeanne.

Donc, tu veux te faire prendre comme une pilule… que ta femme doit dorer !… C’est pour cela que tu te maries !

Chantreuil.

Peut-être… et pour autre chose. D’abord, cette jeune fille m’aime. Je me suis laissé aller…

Jeanne (sur le même ton).

… à la sympathie…

Chantreuil.

C’est une forme de l’amour.

Jeanne.

De l’amour-propre.

Chantreuil.

Ne riez pas Jeanne, c’est ainsi. Nous sommes souvent très bons.

Jeanne.

Oh !

Chantreuil.

Mais nous ferions tout pour qu’on ne s’en doutât pas. C’est si bien porté d’être sceptique. Et puis si facile. Ça donne un air mondain, artiste, comme un parfum de bohême élégante.

Jeanne.

C’est ça. Vous jouez aux petits-fils de Don Juan.

Chantreuil.

Mais non pas du tout. Nous voudrions plutôt tailler son manteau en robe de chambre. C’est le rêve de notre jeunesse et c’est ce qui nous rend mélancoliques.

Jeanne.

La mélancolie, oui : le dandysme du cœur. Vous portez ça comme un pardessus mastic.

Chantreuil.

Allons donc ! — Nous avons tous en nous un bourgeois qui dort. Il sommeille, devant un bon feu. Il a une jeune femme qui l’aime, qui l’admire…

Jeanne.

Oh ! ceci est la grande affaire.

Chantreuil.

Qu’il aime aussi, lui, mais doucement, le cœur reposé, pour longtemps, pour toujours !

Jeanne.

Folie !

Chantreuil.

Eh non ! qu’est-ce que toujours sinon la minute où l’on croit à l’éternité des choses ? Toujours, c’est la perpétuité de l’amour dans l’enfant.

Jeanne (douloureusement).

Oui.

Chantreuil.

Un petit enfant qui rit, qui jase comme un oiseau, qu’on aide à marcher… et qui vous le rend plus tard ! …

Jeanne (brusquement).

Tais-toi ! tais-toi, Marcel, je t’en supplie !

Chantreuil.

Qu’as-tu ?

Jeanne (froidement).

Rien. Mariez-vous. Qu’est-ce que cela peut me faire ? Moi je suis heureuse, veuve, la petite veuve, on m’appelle ainsi dans votre monde. Que me manque-t-il ? Le veuvage, c’est le bâton de maréchal de la femme !

Mais à propos, c’est… pour faire de la théorie que vous êtes venu ?

Chantreuil.

Mais oui. Je suis stagiaire du mariage, — un stage que j’ai commencé chez vous… Et précisément je vous rapportais mes diplômes.

Jeanne.

Ah ! nos lettres, je comprends ! En rendre c’est une façon polie de redemander les siennes. Quand on a fini son bail on reprend ses meubles. Elles sont là, vos lettres, Monsieur Chantreuil, j’ai eu tort de les garder.

Chantreuil.

Pourquoi ?

Jeanne.

Et vous avez eu tort de les écrire.

Chantreuil.

Mais elles étaient sincères, Madame.

Jeanne.

Oh ! oui ! Et vous avez cru en mourir !

Chantreuil.

En vivre.

Jeanne.

C’est plus juste. Il n’y a en amour que des malades imaginaires. (Elle va vers le bureau). Les voilà vos lettres. mon cher, trente-deux. Ce n’est pas trop mal écrit, un certain style, de la passion, du feu… de Bengale ! Ah ! çà ! mais pourquoi ne riez-vous pas ? c’est très drôle, ce que nous faisons ; vous ne répondez pas, et l’on dirait que vous êtes mal à l’aise…

Chantreuil.

Mais, Madame, j’avoue que cet entretien…

Jeanne.

Eh bien quoi ? Cet entretien ? Regrettez-vous que je sois de bonne humeur ; votre amour-propre souhaite-t-il que je pleure, que je vous appelle ingrat, perfide, comme dans Racine ? (Elle éparpille quelques lettres.) Tiens ! voici la lettre que vous m’avez écrite il y a deux mois. (Elle lit) : « Jeanne bien aimée, je ne pourrai te voir demain, ma pauvre mère est indisposée et je dois aller au château. Je t’aime. Marcel. »

Traduction libre : « Madame, je n’irai pas vous voir demain ; ma mère se porte très bien, mais je dois aller faire la cour à ma fiancée. Je ne vous aime plus guère. Bonsoir ! Marcel. »

Chantreuil.

Vous êtes dure, Jeanne.

Jeanne (hautaine).

Vous ai-je permis de m’appeler Jeanne ?

Chantreuil.

Mais, ici même, tout à l’heure…

Jeanne.

Soit ! Et vous me trouvez dure ?

Chantreuil.

Pourquoi me rappeler ces lettres, et les relire, et les commenter. Parce que les fleurs sont mortes, en ont-elles été moins parfumées ? On ne relit pas les lettres d’amour… on se souvient de les avoir lues ! (gaîment) Savez-vous bien, Madame, que vos plaisanteries sont presque des reproches ?

Jeanne (avec pitié).

Oh ! pauvre ami !

Chantreuil (gaîment).

Cela veut dire : pauvre sot ! à moi de traduire !

Jeanne (paresseusement).

Mais non…

Chantreuil.

(Il se rapproche de Jeanne qui lui tourne à demi le dos.)

Enfin, si je vous disais que je vous aime encore, moi ?

Jeanne.

Une rechute alors ?

Chantreuil.

Que je ne me marierai pas, si vous voulez…

Jeanne (hautaine).

Vous seriez un fou, mon cher. Ou vous auriez voulu éprouver mon affection en lui donnant une fausse alerte et je vous dirais que c’est un jeu qu’une femme ne peut comprendre, ou l’histoire de vos fiançailles est vraie… et que deviendraient ma confiance et ma foi ? Vous ne savez donc pas, vous autres, ce que nous avons en nous de colères, lorsque nous voyons vos amours qui volent devant les nôtres qui demeurent ? Vous croyez avoir droit à un orgueil immense, sous prétexte que vous avez de l’esprit qui vous rend sots et de la force qui vous rend lâches ?

Chantreuil (plaisantant).

Pas toujours !

Jeanne (brusquement).

Tiens, laisse-moi ! Va-t-en avec tes phrases et tes lettres !

(Chantreuil s’avance vers le secrétaire ; elle le regarde faire, puis soudain bondit, et, lui arrachant les lettres :)

Non ! tu ne les auras pas, tes lettres ! Je ne veux plus ! Elles ne sont pas à toi. C’est ton papier, c’est ton écriture, c’est ton encre, c’est ton style, c’est ton âme, soit ! Mais il y a, à moi, là-dessus, les larmes qui les ont mouillées et déteintes, la trace de mes doigts qui les ont froissées, l’odeur de mes cheveux qui ont dormi sur elles. Regarde ! elles sont là, toutes ! je ne te les donne pas : Prends-les, si tu oses ! ou plutôt vole-les, vole-les, et va-t’en ! …

Chantreuil.

Vous me chassez, Madame ?

Jeanne (sourdement)

Non… je vous dis de partir.

Chantreuil (avec passion).

Parce que vous savez que je reviendrai.

Jeanne.

Non, adieu !

Chantreuil.

Au revoir !


SCÈNE V
Jeanne (seule).


Jeanne.


Parti (d’une voix saccadée). Bah ! Qu’est-ce que cela me fait ! Je ne l’aimais plus, non, je ne l’aimais plus ! Tant pis ! C’est fini. J’en avais assez ; se cacher comme une coupable… — Je m’en irai ! je voyagerai.

(elle ouvre le piano brusquement et, d’une voix nerveuse chante :)

Le papillon inconsistant
Saupoudré d’or et d’étincelles
Qu’on croit voir fondre à chaque instant
N’est que le rêve de deux ailes…


(rêveuse) J’ai eu tort de me fâcher, on ne doit pas se quitter ainsi lorsqu’on s’est tant aimés… il ne reviendra plus… tout est brisé… la messe du cœur est dite… et l’autre, il n’y tient même pas… (jouant machinalement le thème de la romance d’un doigt, très lentement.) Il me semble que je l’aurais compris, moi, et cette vie intime qu’il rêve, je la rêve et je la vois… les soirs d’hiver un salon tranquille… nous causons doucement… nous jouons du Chopin en sourdine… pour ne pas éveiller l’enfant qui dort dans un fauteuil… (un silence, puis très tristement) :

L’amour qui sait subtiliser
Les plus chastes, les plus farouches
Dans l’enivrement du baiser,
N’est que le rêve de deux bouches.


(Chantreuil entre sans bruit pendant qu’elle chante).


SCÈNE VI.
Jeanne, Chantreuil.


Chantreuil.


Oh cette romance… comme elle pleure !… comme elle ressuscite le passé !… Jeanne !

Jeanne (les yeux fixes, comme hallucinée).

Ah ! c’est toi, Marcel, je sentais que tu revenais, que tu étais là !… (vivement) mais, au fait, pourquoi reviens-tu ?

Chantreuil.

Le sais-je ? Demande-moi pourquoi je suis parti. Je m’en suis allé machinalement ; j’ai marché, j’ai couru, j’ai crié dans le noir, dans la nuit ; et soudain je me suis retrouvé devant ta porte, parce que cela devait être, parce que tous les chemins me ramènent à toi, parce qu’il ne se peut pas que nous nous quittions ainsi ! nous nous sommes tant aimés !.. parce que je t’aime encore !.. toujours !.. j’étais mauvais… j’étais bête, j’étais fou d’en désirer une autre… mais je la hais, celle-là… je ne la veux pas, je ne l’ai jamais voulue !..

Jeanne.

Comment veux-tu que je te croie encore ?

Chantreuil.

Si ! tu me crois ! c’est tantôt que tu ne me croyais pas, quand je parlais d’adieux !.. Est-ce qu’on délie les âmes ? Jeanne, tu es ma seule… ton rêve c’est mon rêve, ta vie sera ma vie… une vie intime…

Jeanne (comme extasiée).

Oui ! ce sera doux, doux !.. un salon tranquille… on jouera du Chopin, en sourdine, pour ne pas éveiller l’enfant, notre enfant… car je ne t’ai pas dit, il viendra… je n’avais pas voulu te le dire !

FIN.