VII

L’ANGE NOIR


Il y a sur la maison quelque chose de lourd qui pèse. On dirait qu’un grand voile de tristesse s’est abattu, très épais, dont on ne sait pas comment se délivrer.

La petite sœur est malade.

L’autre soir elle a été très rouge. Elle riait trop. Elle jetait ses jambes en l’air. On ne savait pas comment la calmer. Maman disait : « Comme elle est gaie ! » Mais papa n’était pas très content. Dans la nuit elle s’est mise à tousser. Le matin le médecin est venu. Il l’a regardée, il l’a tapotée par devant et par derrière, en écoutant. Enfin il a dit qu’elle avait une grosse bronchite et qu’il fallait faire bien attention parce que sans cela — il hochait la tête comme un gros pigeon, et roulait ses yeux derrière son lorgnon, — sans cela, ça pourrait être très sérieux. Papa est devenu un peu pâle, maman s’est mise à pleurer comme une fontaine, et nounou, de saisissement, s’est assise dans la cuvette de bébé qui était sur une chaise derrière elle. Quant à Trott, il a été épouvanté. Quand on est très malade, on meurt quelquefois. Est-ce que Lucette va peut-être mourir ?

Pauvre petite Lucette ! elle a l’air si fatiguée ! Avant, dès qu’elle avait un œil ouvert, c’était un trépignement perpétuel, un fourmillement ininterrompu des bras et des jambes. On aurait dit qu’il y avait des tas de petits ressorts qui se tendaient et se détendaient sans cesse : il fallait que ça bouge, que ça saute, que ça grouille. Elle faisait des grimaces, poussait des petits cris, elle riait, elle pépiait comme un petit oiseau. On était fatigué pour elle de tout ce mouvement. Maintenant c’est changé. Elle ne crie plus, elle ne bouge plus, elle ne rit plus. Elle est très tranquille. Elle reste couchée toute droite, toute muette, toute pâle, avec de très petites joues ratatinées. De temps en temps il y a une toux sèche qui la secoue. Alors elle devient toute rouge. On voit que ça lui fait très mal. Elle se tord. Elle fait une moue comme si elle voulait pleurer. Mais elle ne pleure pas : c’est trop fatigant. On entend de drôles de bruits dans sa poitrine. Trott a beau lui faire des sourires et des signes d’amitié, elle ne le regarde pas. Presque tout le temps elle ferme à moitié les yeux d’un air las, et, quand elle soulève ses paupières, elle a l’air d’apercevoir devant elle, là-bas, des choses que les autres ne voient pas.

Que peut-elle regarder comme cela ? Malgré lui Trott suit la direction de ses yeux, comme s’il s’attendait à voir quelque chose de surprenant. Elle à qui tout est égal, que peut-elle regarder d’inconnu qui la fascine ? Et soudain une pensée froide serre le cœur de Trott. Qui sait si peut-être là-haut elle n’entrevoit pas les anges qui l’ont quittée depuis si peu de temps ? qui sait s’ils ne lui font pas des signes avec leurs ailes étendues ? Qui sait si à la fin, très fatiguée de vivre, elle ne va pas s’en retourner vers ce beau paradis, qu’elle regrette si souvent, où l’on n’a pas mal et où l’on ne pleure jamais ? Et, devant ce pauvre petit être exténué, Trott est pris d’une grande angoisse, sentant vaguement tout près des forces inconnues et irrésistibles aux volontés sans appel. Tout bas, penché vers la petite oreille, il murmure de tendres conseils d’être très patiente, de bien prendre ses médecines, et de ne pas faire tant de peine à maman qui serait si désolée, à papa qui est si bon et à Trott qui aurait trop de chagrin. Avant, quelquefois la petite sœur était un peu ennuyeuse. Elle criait quand on avait envie d’être tranquille. Il fallait que maman la prenne quand Trott aurait voulu grimper sur ses genoux. Elle dormait quand on aurait voulu faire du bruit. Mais maintenant Trott sent comme il l’aime au fond, tout au fond. Et si elle s’en allait, il ne pourrait pas se consoler, non, pas même avec Puss, son chat, ou avec Jip, son caniche noir. Une fois Trott a été malade, lui aussi. Comme il était mal à son aise ! Est-il possible que cette pauvre petite Lucette ait aussi mal que cela ! Pourquoi est-ce que le bon Dieu le permet ?

Pourquoi est-ce que le bon Dieu le permet ? Trott se répète cette question. Et, pour la première fois de sa vie, une espèce d’inquiétude vague, que peut-être il se rappellera plus tard, le remplit tout entier. Pourquoi permet-il cela, le bon Dieu qui est si bon et si puissant ? Pourquoi permet-il que sa maman ait tant de chagrin ? Peut-être qu’il n’a pas fait attention, qu’il est occupé d’autre chose… Mais non, il entend tout, il sait tout, M. le curé l’a encore dit l’autre jour. Il sait que Lucette est malade. Il le permet. Pourquoi ? Peut-être est-ce quelque chose que savent seulement les grandes personnes. Il faudrait demander. Mais pas moyen de s’adresser à papa ou à maman ; ils sont trop préoccupés ; Miss est Anglaise ; peut-être n’a-t-elle pas sur ce sujet des idées tout à fait exactes. Et Jane, et Thérèse, et nounou, et Bertrand, ne sont pas à la hauteur. Mme de Tréan saurait. Mais on ne peut pas aller chez elle…

La nuit a été très mauvaise. Par hasard, Trott s’est réveillé. Et il a entendu à l’étage au-dessous de lui cette terrible petite toux sèche. Il y avait aussi des bruits de pas de gens qui allaient et venaient. Sans doute la petite sœur avait très mal. Dans la lourdeur de la nuit, Trott sentait comme un poids qui l’écrasait. Au matin, quand il s’est levé, il a bien vu que tout allait de travers. Papa avait des plis sur le front ; on n’a pas vu maman. On n’a pas laissé Trott s’approcher de sa petite sœur. Alors, ç’a été un grand désarroi. Il semblait que quelque chose de nouveau était dans la maison, et que quelque chose d’autre n’y était plus. Et, sans qu’il sache pourquoi, Trott a pensé aux hommes noirs qu’on voit passer quelquefois et qui portent des boîtes noires… Il y en a de toutes petites…

M. le docteur est venu de bonne heure. Trott errait au jardin, très désempare, avec ce bête de Jip qui ne comprenait rien et voulait jouer. Le gros ventre de M. le docteur a passé très vite, porté sur ses petites jambes. Il a l’air très savant. M. le docteur, avec ses cheveux gris et son lorgnon. Lui qui soigne tant de gens très malades, sans doute il pourrait dire à Trott…

M. le docteur est sur le perron. Il serre la main à papa, lui dit quelques mots et descend dans l’allée.

Une voix aiguë le hèle :

— Monsieur le docteur !

Il lève la tête et aperçoit Trott qui lui barre le chemin.

— Est-ce que vous allez bien vite guérir ma petite sœur ?

— Je l’espère, mon ami, je l’espère bien.

— Dites-moi, s’il vous plaît, pourquoi le bon Dieu a permis que ma petite sœur soit malade ?

M. le docteur a l’air embarrassé. Il tousse. Il bafouille devant le regard droit de Trott.

— Tous les petits enfants sont quelquefois un peu malades. C’est nécessaire pour qu’ils se portent bien après.

Trott est peu satisfait de cette explication. Pourtant il ne peut pas insister. Enfin, si tous les petits enfants sont comme ça, c’est rassurant.

— Alors, n’est-ce pas, monsieur le doc

teur, elle ne va pas mourir, et l’ange ne la remportera pas ?

M. le docteur est très troublé. Il est papa. Il se souvient d’une petite fille qu’il a perdue. Enfin, il articule :

— Non, mon petit homme, nous la soignerons et l’entourerons si bien que l’ange ne nous l’enlèvera pas.

Trott est content de cette réponse. Et, le docteur parti, il la complète et la médite en son âme. Il faut bien « entourer » la petite sœur. Ça veut dire qu’il faut être tout le temps auprès d’elle, la tenir et la caresser. C’est pour ça que toute la journée papa et maman ne la quittent pas et qu’on est toujours auprès de son berceau : alors, si l’ange vient, il ne pourra pas la prendre. C’est très clair. Toute la journée, Trott agite ces pensées. « Et le soir, après qu’il a très bien prié le ton Dieu, elles viennent encore voltiger autour de lui, tandis qu’il s’endort. Son sommeil est agité. Des vols d’anges aux ailes noires s’enfuient les mains chargées… Et tout à coup, comme la nuit précédente, il se réveille au milieu du noir. D’abord, il ne sait pas où il est. Mais voici la petite toux qui le fait tressaillir. Alors il se rappelle, et une angoisse plus horrible l’étreint. Partout, tout semble muet. Il n’y a aucun pas qui aille et qui vienne. Qui sait ? peut-être que cette nuit tout le monde dort, peut-être qu’on n’entendra rien, et que tout doucement l’ange noir va passer…

Trott a peur de la nuit. Il a peur du froid. Il a peur d’être seul. Non, il ne peut rien faire, n’est-ce pas ? Il écoute de toutes ses forces. On entend des bruits ténus, vagues, sinistres. On entend le terrible silence noir qui dort sur la maison. Et puis tout à coup la petite toux reprend, et il semble qu’il y ait une espèce de grand soupir…

La porte de la chambre de Trott s’est ouverte. Un petit pas tout léger glisse à tâtons dans l’escalier. Plus doucement encore la porte de la chambre de Lucette s’entr’ouvre. La lueur pâle d’une veilleuse éclaire un petit fantôme blanc qui accourt. Ce n’est pas l’ange redouté. Le petit fantôme s’assied sans bruit sur une chaise à côté du berceau. Il se penche sur le petit être qui dort et saisit une des petites mains moites. Maintenant elle est « entourée ». L’ange ne pourra pas la prendre. Peu à peu la tête du petit fantôme s’incline, son cou fléchit. Et quand, aux premières lueurs du jour, maman sur sa chaise longue s’éveille brusquement de son lourd sommeil et s’approche, si heureuse que la nuit ait été meilleure, elle ne peut retenir un cri de surprise en apercevant, penché sur le berceau de la petite sœur qui dort d’un sommeil tout paisible, Trott en chemise de nuit, transi, endormi, tendre barrière que n’a pas osé franchir l’ange inconnu.