IV

UNE BONNE IDÉE


Il fait un très beau temps de soleil. Comme maman est toujours un peu fatiguée, papa l’a emmenée faire une promenade en voiture. Trott et sa petite sœur sont installés au jardin avec Jane et la nounou. Trott joue par terre avec le gravier. On choisit des pierres noires et des blanches. On les fait passer dans une main et puis dans l’autre, en les faisant sauter comme ça. C’est un jeu très compliqué. On ne peut pas l’expliquer aux grandes personnes. La petite sœur est dans les bras de sa nounou qui la promène. De temps en temps elle la dépose dans une petite voiture de jardin et la berce doucement pour qu’elle se tienne tranquille.

À peine papa et maman partis, voilà la vieille Thérèse qui arrive. Elle tient un poulet qu’elle est en train de plumer. Elle a aussi apporté une râpe, des croûtons de pain et une boîte ronde en fer-blanc. C’est pour faire de la chapelure. Et Bertrand, qui était en train de ratisser, vient aussi se planter là, son râteau à la main. Il raconte une histoire très drôle, paraît-il. Tout le monde pousse des cris, il y a de gros rires. C’est une grande réunion qui jacasse. Trott se sent mécontent. Il n’aime pas beaucoup qu’on crie comme ça. Et maman non plus. Ça n’est pas convenable. Il a bien envie de dire quelque chose ; mais il réfléchit que c’est inutile : on l’enverra promener. Alors il se tait.

Il s’approche de sa petite sœur. Comment fait-elle pour dormir avec tout ce bruit ? Enfin, tant mieux ! alors elle ne crie pas. Dès qu’elle est éveillée, elle crie. Trott a beaucoup de pitié pour elle. Est-ce qu’elle a donc toujours mal ? On lui frotte le ventre, on lui tape sur le dos, on la secoue, on lui donne à téter, on la berce, on la promène. Souvent rien n’y fait. Qui sait ? peut-être qu’on se trompe. Peut-être qu’elle n’a pas mal. Peut-être qu’elle a des chagrins. Ça arrive aussi, ça. Trott se souvient tout à coup de ce que Mme de Tréan lui a raconté. Les petits enfants sont très tristes quand ils viennent sur la terre parce qu’ils ne voient plus les anges ni le bon Dieu.

C’est sûr qu’à la maison personne ne ressemble à un ange. Papa est très beau, mais c’est tout autre chose pourtant. Maman s’en rapprocherait plutôt, mais elle n’a pas d’ailes. Et quant à tout ce monde-là qui crie, il vaut mieux n’en pas parler : Jane a le nez et le menton trop pointus, et un peu de moustache ; nounou ressemble juste à un éléphant ; Thérèse est bien trop vieille ; Bertrand est sale et sent un peu mauvais. Et c’est tout. Il y a bien encore Trott. Mais Trott n’est pas un ange, il le sait bien. Hier encore, sa mère lui a dit qu’il était un petit diable. Pourtant, Mme Ray s’est écriée l’autre jour qu’il avait une figure de chérubin. Et un chérubin, c’est un petit ange. Positivement. Cette idée rend Trott grave. Il pense avec intensité.

Tout à coup Thérèse sent qu’on lui tire la jupe. Elle se retourne.

— Que voulez-vous, mon mignon ?

— Je voudrais, Thérèse, que vous me donniez des plumes du poulet, les grandes.

Thérèse en fait un paquet et les remet généreusement entre les mains de Trott. C’est bien dommage qu’elles ne soient pas blanches. Enfin !

— Je voudrais aussi avoir une ficelle.

Justement Bertrand en a une dans sa poche. C’est parfait. Trott s’assied par terre et se met à l’ouvrage. C’est excessivement difficile. Mais avec beaucoup de travail il arrivera…

Cependant Bertrand raconte à ces dames que tout à l’heure les voitures qui reviennent de la fête de Saint-Didier vont passer. Il y en a, des toilettes ! On verrait ça très bien de la grille. La voix de Jane tire Trott de son travail.

— Monsieur Trott, vous allez rester un moment avec votre petite sœur. Si elle crie, vous appellerez. Nous sommes au bout du jardin.

C’est bien. Jane ôte très vite son tablier pour que les gens qui vont passer croient peut-être qu’elle n’est pas une bonne, mais une institutrice. Et toute la bande se met en route. Bertrand fait l’aimable auprès de nounou qui se tortille.

Trott reste par terre absorbé. En voilà une finie. Et voilà l’autre. Elles ne sont pas tout à fait pareilles. Mais il ne faut pas être trop exigeant. On fait ce qu’on peut. Maintenant il s’agit de se les attacher sur le dos. Ce n’est pas une petite opération. Trott se démanche les vertèbres du cou à essayer de se lorgner les omoplates. C’est terrible : et dire que les petits oiseaux font ça si facilement ! Enfin, grâce à la ficelle, ça doit tenir. Quel dommage de ne pas savoir ! Pour sûr, c’est ressemblant. Le principal est fait. Maintenant il faudrait aussi une robe blanche. Le tablier de Jane est fait pour ça. Trott se l’attache soigneusement autour du cou. Il faut se dépêcher. Voilà la petite qui commence à se trémousser. Vite, vite, une couronne ! La boîte de fer-blanc ira très bien. Elle ne tient pas tout à fait ; mais en ne se remuant pas trop… Il faudrait aussi une harpe. Trott s’empare de la râpe ; en grattant dessus avec le couteau que Bertrand a oublié, ce sera merveilleux.

— Ouin-in-in !…

Non, non, ne crie pas ! attends un peu, petite sœur !… Elle ne le voit pas. Tout l’effet sera perdu. Trott pousse une chaise contre la voiture et grimpe dessus. Attention à la couronne ! Ça y est.

— Regarde-moi, Lucette !

Elle ne regarde pas. Elle donne des coups de pied, elle s’agite, elle va crier… Que faire ?

Ah ! oui, ils chantent en jouant de la harpe. Jouer de la harpe, ça va très bien, mais chanter ! Trott n’est pas très fort dans cette partie-là. Il a une voix horriblement fausse. On n’a pas pu lui apprendre de cantiques. Voyons, il y a pourtant une chanson très belle… La petite sœur l’aimerait sûrement. Les hommes chantent ça dans la rue quelquefois…, le soir…

— Le san-guimpure, abreuver lérisson…

Voilà, ça y est, ou à peu près. Avec des mouvements gracieux et déployant toute la force de ses poumons, Trott se met à chanter. Et tout à coup la petite sœur cesse de se trémousser. On dirait que ses yeux vagues se sont fixés et qu’elle regarde Trott avec sympathie. Il n’y a pas à dire, elle le regarde. Et qu’est-ce que c’est que cette grimace-là ? Quand elle va pleurer, elle n’ouvre pas la bouche comme cela. C’est qu’elle ne pleure pas… elle rit, ou du moins elle sourit d’un drôle de petit sourire, et elle agite sa main d’un air tout content. Trott est gonflé d’orgueil et de joie. Lui seul a trouvé ce qu’elle voulait. Et il reprend de plus belle :

— Le san-guimpure, abreuver lérisson !

Les voitures qui reviennent de la fête de Saint-Didier ont passé. Alors ces dames se souviennent de Trott et de Lucette, et, sous l’égide de Bertrand, les voilà qui reviennent. Et nounou qui marche en tête s’arrête et jette un cri :

— Chéssu !

Et toutes demeurent immobiles de stupeur, contemplent bouche bée Trott transformé en ange, les yeux au ciel, le visage séraphique, grattant sur la râpe avec le couteau, et hurlant d’une voix atrocement fausse une Marseillaise fantaisiste devant la petite sœur qui trépigne d’allégresse.