XVI

MAMAN, TROTT ET LUCETTE


Il y a un vide dans la maison.

Il y a des moments où l’on ne s’en aperçoit pas. Rien n’a l’air changé. Il semble que tout marche comme d’habitude. Trott s’amuse. Trott se promène. Trott a ses leçons comme toujours. Et, tout à coup, on ne sait pas pourquoi, voilà que quelque chose vient vous traverser comme une espèce de douleur sourde ou très aiguë. Ça fait très mal.

L’autre jour, Trott a été chez le dentiste. Il paraît qu’il y avait une vilaine paresseuse de dent qui aurait dû s’en aller depuis longtemps et qui s’obstinait à garder la place où la jolie dent neuve aurait dû s’installer. On l’a enlevée. Cela a été terrible. Mais ça n’a duré qu’un instant. Seulement, après, on se sentait la bouche toute drôle. Sans doute quelquefois on n’y faisait pas attention, on oubliait, et on s’amusait comme avant. Mais, d’habitude, il y avait une espèce de gêne douloureuse qui vous mettait tout à fait mal à votre aise, et tout à coup, si quelque chose venait à toucher la pauvre gencive endolorie, alors c’était une douleur lancinante qui vous donnait envie de crier et vous remplissait les yeux de larmes.

C’est tout à fait comme ça depuis que papa est parti. Et pourtant voilà déjà trois jours qu’il n’est plus là. Est-ce que ce sera la même chose pendant deux ans et plus ? Maman est allée l’accompagner jusqu’à Toulon. Elle est revenue hier.

Oh ! la pauvre maman de Trott ! Quelle figure elle avait quand elle est revenue ! Trott n’est pas très grand physionomiste : mais pourtant on voyait trop bien qu’elle n’avait envie que d’une seule chose, qui était de pleurer de toutes ses forces, de pleurer jusqu’à ce qu’elle s’endormît de fatigue et de chagrin. Trott avait tant de peine ! Il aurait tant voulu lui dire : « Pleure, ma pauvre petite maman, pleure tant que tu peux. Ne parle pas. Ça te fera du bien. » Mais on ne peut pas dire ces choses-là. Et maman ne voulait pas pleurer. Elle s’est occupée de beaucoup de choses, a parlé, a fait des rangements. Sans doute elle avait promis au papa de Trott d’avoir du courage. Elle a réglé le ménage, fait ses comptes, tout comme d’habitude. Elle a joué avec Mlle Lucette ; elle lui a appris un jeu nouveau qui l’amuse beaucoup : on cache sa balle dans une cachette pas très difficile, et il faut qu’elle la retrouve ; c’est, chaque fois, une explosion de joie. Elle a fait répéter sa fable à Trott, lui a permis de jouer avec ses beaux soldats neufs et a eu l’air et s’intéresser à ses jeux. Mais ce n’est pas ça que Trott aurait voulu. Il aurait aimé savoir comment son pauvre papa s’était embarqué, ce qui était arrivé au dernier moment, si peut-être il avait encore parlé de son petit garçon, qui sait ? s’il lui faisait dire encore quelque chose. Mais tout cela, naturellement, Trott n’ose pas en souffler mot. Peut-être que plus tard, en attendant un peu… Quand on s’est coupé, tant que ça saigne, il ne faut pas y toucher…

Mais, probablement, la maman de Trott a vu son petit garçon distrait au milieu de ses soldats de plomb ; elle a remarqué son air songeur et ses regards qui n’osaient pas interroger ; elle a compris ce qui se passait en lui, Aussi, le soir, après dîner, avant que Trott aille se coucher, quand ils étaient assis au coin du feu (comme l’autre soir, mais, hélas ! un de moins), elle dans un grand fauteuil et Trott dans sa petite chaise, elle a dit tout à coup :

— Mon petit Trott, viens ici.

Elle lui ouvrait les bras et lui faisait signe de grimper sur ses genoux comme quand il était tout petit. Alors Trott s’est précipité ; il s’est blotti en boule dans le doux nid qu’on lui offrait, et il s’est mis à écouter de toutes ses forces, devinant un peu ce qu’il allait entendre…

Et maman s’est mise à raconter. Elle racontait d’une voix toute basse, toute douce, pas triste, — non, vraiment, on ne pouvait pas dire, — mais drôle, un peu comme si elle répétait une leçon très difficile qu’elle ne savait pas encore tout à fait bien. De temps en temps, elle s’arrêtait pour déposer un baiser sur le front de son petit garçon ; un peu, peut-être aussi, parce que la voix lui manquait. Elle racontait le voyage jusqu’à Toulon, la sortie du train dans la gare bruyante, l’arrivée sur le quai, d’où l’on voyait tous les gros bateaux qui se balançaient. Elle décrivait le vaisseau de papa, avec ses deux énormes cheminées, et ses canons dans une sorte de tour.

— De gros canons ? interrogeait Trott.

De très gros canons. Et puis c’était le capitaine du vaisseau qu’elle avait vu, un beau monsieur, déjà un peu vieux, avec encore plus d’or que papa sur ses habits. Et puis elle avait visité la cabine de papa. Une toute, toute petite chambre, où il y avait à peine la place de se retourner.

— Et puis ? interrogeait Trott.

Et puis, c’était encore ceci et c’était cela. Elle avait parcouru tout le bateau. Il avait l’air très solide. Tout était luisant de propreté. Il y avait des quantités de marins avec des cols éclatants et des soldats. C’était une vraie ville.

— Et puis ?

Eh bien, — maman donnait à Trott deux ou trois baisers coup sur coup, — eh bien, après, n’est-ce pas ? il avait bien fallu se dire adieu. — Encore un baiser. — Papa avait raccompagné maman sur le pont jusqu’au petit escalier par où l’on descend. Il lui avait dit encore beaucoup de choses tendres pour ses petits enfants, entre autres de les embrasser très fort pour lui ; il y avait pour Trott un message particulier : qu’il se souvienne bien de sa promesse. Trott est tout ému. Quoi, papa a encore pu penser à lui au dernier moment ?…

— Et puis ?

Et puis, maman avait quitté le bateau ; papa n’avait pas pu la reconduire jusqu’à terre, parce qu’elle était restée à bord aussi longtemps que c’était permis et même un peu plus. Alors elle était descendue toute seule dans une petite barque qui l’attendait et qui, en quelques coups de rame, l’avait ramenée à terre, où était sa voiture. Avant d’y monter, elle s’était retournée encore une fois pour voir un mouchoir blanc qui s’agitait. Elle aurait voulu rester jusqu’à ce que le bateau fût parti. Mais papa l’avait défendu. Alors elle a sauté dans la voiture, et très vite, toute seule, elle est partie, elle a pris le train, et elle est venue retrouver ses petits enfants.

Maman se tait. Trott n’ose pas la regarder. Sans doute elle pleure, et elle ne doit pas aimer qu’on la voie pleurer. Trott demeure donc pensif à fixer le feu où serpentent des petites flammes jaunes et rouges. Et puis il se dit que si sa maman a trop de chagrin, c’est l’instant ou jamais d’essayer de la consoler, puisqu’il a promis d’être un brave petit homme. Alors il lève les yeux. Maman avait les paupières baissées ; on aurait dit qu’elle voyait en dedans des tas de choses qui passaient. Mais, dès qu’elle a senti le regard de son petit garçon, elle l’a regardé aussi et s’est mise à sourire. Oh ! le lamentable, le désolant sourire ! À le voir, Trott a eu une terrible envie de fondre en larmes.

Mais il doit être un brave petit homme. Il l’a promis. Alors il renfonce toute cette eau qui aurait voulu sortir, et il se contente d’embrasser sa maman en lui disant :

— Je serai bien content quand nous aurons la première lettre de papa.

Maman a laissé reposer sa voix pendant un petit moment, et puis elle dit :

— Peut-être que demain matin le bateau de ton papa passera en vue de la côte. Nous irons au premier dans ma chambre, et j’espère qu’avec la longue-vue nous l’apercevrons.

Cette perspective est d’une joie un peu triste. Ce sera bien loin, ce bateau. Pourtant Trott se réjouit un peu. C’est tout de même quelque chose, quelque chose d’inattendu. Ce sera comme un dernier adieu.

Trott va se coucher. Et toute la nuit il a des rêves agités et bizarres : de grands bateaux aux voiles blanches s’enfuient dans les lointains avec des vitesses fantastiques ; et l’on voit vaguement des hommes qui agitent leurs mouchoirs et disparaissent…

Au matin, à peine debout, Trott se précipite chez sa maman. Il dit très vite bonjour et interroge du regard… Il est encore trop tôt.

— Le bateau ne sera en vue qu’à dix ou onze heures. J’ai encore une ou deux lettres à écrire, elles sont très pressées. Je t’appellerai dès qu’il sera là. En attendant, puisque c’est jeudi, tu pourras aller t’amuser avec Lucette.

Trott aurait mieux aimé rester auprès de sa maman et guetter avec elle cet instant solennel où le bateau passera. Il a un petit soupçon, que peut-être ces lettres à écrire sont un prétexte pour le renvoyer. Mais il ne faut pas insister. Ça pourrait faire de la peine à maman. Avant tout, il s’agit d’être bien sage et de faire ce qu’on doit. Donc, il ira s’acquitter de la tâche qu’on vient de lui confier. Heureusement, ce n’est pas très difficile.

Mlle Lucette sait que sa personne est la raison d’être du tout ; toute la création n’a pour but que de subvenir à ses besoins et à ses caprices ; sans doute elle ne le conçoit pas nettement, mais l’idée qu’en dehors d’elle quelque chose pourrait avoir une existence propre lui semblerait monstrueuse si elle pouvait arriver à la concevoir. Elle supporte bien malaisément que, dans une chambre où elle se trouve, un quelconque des esclaves qui l’entourent se livre à une occupation qui ne lui soit pas directement profitable. Elle considère un acte de ce genre comme une usurpation manifeste, comme un empiétement sur ses droits propres, qui sont la règle première de toute action. Quand nounou essaye de coudre ou maman d’écrire dans le local qu’elle honore de sa présence, cela va très bien tant qu’elle ne remarque pas que leur attention n’est pas absorbée par sa propre personne. Mais, du moment où elle s’aperçoit que ces êtres secondaires osent aspirer à une activité subjective et étrangère à son utilité personnelle, elle se voue immédiatement à la tâche de leur démontrer l’inanité de leurs prétentions. Violences physiques, menaces, accès de rage, imprécations, sourires, gémissements, amabilités, elle n’épargne rien pour arriver à ses fins. Il est inutile d’ajouter qu’elle y arrive toujours, et que nounou domptée et maman exténuée, abandonnant bientôt la couture ou la lettre commencée, rendent les armes à leur vainqueur.

Mais, si Mlle Lucette supporte difficilement d’être négligée, il faut reconnaître que, du moment que l’on s’est dévoué à son service, elle s’accommode assez volontiers, à part les heures de caprices, des divertissements qu’on veut bien lui offrir. Elle n’est pas de ces blasés qui affectent d’avoir tout épuisé et qui dédaigneraient la lune si on la leur apportait sur un plateau, en disant : « Connu. J’ai déjà vu ça planté là-haut dans le ciel. »

Mlle Lucette porte un intérêt exubérant à une multitude de choses. La nature lui semble pleine des phénomènes les plus captivants. Elle possède au plus haut point le talent, si par là il faut entendre avec Tolstoï la faculté de voir toute chose sous un angle original, différent de celui du vulgaire. Un morceau de papier, offert d’une manière convenable, peut être pour elle une source de jouissances indicibles. Pourvu qu’on lui dise « Coucou » et « La voilà », elle ira bien se cacher une cinquantaine de fois derrière une chaise et puis reviendra se jeter dans les bras de son interlocuteur. Également, elle consentira, pourvu qu’on l’encourage de temps en temps, à frotter indéfiniment un meuble avec un chiffon comme elle a vu faire à nounou — beaucoup moins longuement. Le monde, les êtres et les choses sont pleins de ressources et d’amusements. Mais, pour les goûter, Mlle Lucette a besoin d’une approbation extérieure qui stimule son activité. Une aide même légère lui est suffisante. Mais elle est nécessaire.

Trott n’éprouve donc pas de difficulté à remplir sa tâche. Il y réussit même si bien que nounou peut se livrer paisiblement à de délicats travaux d’art sur un bas troué. Il commence par informer Mlle Lucette que tout à l’heure le bateau de papa va passer. Mlle Lucette court à la fenêtre, tape contre les carreaux et puis s’en retourne avec des pépiements d’allégresse ; elle répète plusieurs fois cette manœuvre sans se lasser. De son côté, Trott, assis sur le parquet, essaye avec un bout de crayon de dessiner le portrait dudit bateau. On ne peut pas dire que ce soit excessivement ressemblant. Les mâts sont un peu de travers, et il semble que le bateau lui-même ait une drôle de forme. Pourtant il y a certainement quelque chose. Peut-être que Trott pourra demander à sa maman de l’expédier par le prochain courrier à son papa. Cependant Mlle Lucette en a assez de courir à la fenêtre, et elle prétend s’emparer du crayon de Trott et de son papier. Trott est un peu humilié du peu de cas qu’elle fait de son œuvre. Mais, après tout, il se rend compte qu’elle laisse à désirer, et généreusement il lui en fait l’abandon. Mlle Lucette se met à gribouiller quelques secondes avec le crayon. Elle se dispose ensuite à l’avaler, mais Trott s’y oppose ; mécontente, elle essaye de se rattraper sur le papier ; Trott le confisque également. Elle va se fâcher… Mais non, Trott a fait du papier une grosse boule et la lui jette sur le nez. L’extrême originalité et la drôlerie incomparable de cette action la charment. Elle se baisse pour ramasser le papier et le lance en l’air. Puis Trott le reprend et le jette encore. Et ensuite c’est de nouveau son tour. On ne peut rien imaginer de plus amusant que ce jeu-là. Ce sont des petits cris et des éclats de rire sans fin. Nounou s’amuse un peu moins, car de temps en temps elle reçoit la boule sur le nez ou Lucette dans les jambes. Pourtant sa reprise avance…

Tout à coup, dans la chambre à côté, on entend la voix de maman. Elle appelle :

— Trott ! tu peux venir.

Trott tressaille comme s’il avait été pris en faute. Comment est-il possible, quand on a tant de chagrin au fond du cœur, qu’on puisse l’oublier comme ça, tout à fait, pendant si longtemps ?

Il se sent indigné contre lui-même. Laissant en place Mlle Lucette stupéfaite, il se précipite…

Maman est assise sur le fauteuil rose devant la fenêtre. Elle regarde à travers une longue-vue vers la grande mer qui s’étale. Elle dit :

— Vois-tu cette fumée, là-bas ?

Trott parcourt l’horizon. D’abord il ne voit rien. Un ciel bleu radieux rayonne sur une mer bleue pailletée. C’est bon que le temps soit si splendide. Ç’aurait été terrible si le bateau avait passé au milieu d’une tempête. Mais où est-il, ce bateau ? Il y a bien une voile blanche… Ce n’est pas cela…

Ah ! oui ! Trott distingue quelque chose là-bas, très loin. Il y a une toute petite colonne de fumée pâle qui monte à l’horizon et qui s’incline. À peine si on l’aperçoit. Dessous, sur la mer, c’est tout au plus si on devine un petit point noir. Comme c’est petit !

— Vous êtes bien sûre, maman, que c’est le bateau de papa ?

Maman est sûre. Avec sa longue-vue elle distingue la lourde stature du cuirassé. Elle reconnaît les mâts, les tourelles, les cheminées. Elle donne la longue-vue à Trott. Il essaye de regarder, mais il ne voit rien que des espèces de ronds brillants qui dansent. Il voudrait bien dire qu’il distingue quelque chose ; mais vraiment il ne peut pas. Il déclare :

— J’attendrai que le bateau soit plus près.

Hélas ! il paraît qu’il n’approchera plus beaucoup.

— Alors, maman, vous me direz tout ce que vous verrez.

Hélas ! maman ne verra guère plus que ce qu’elle a déjà vu, ce que Trott lui-même devine vaguement : une colonne de fumée au-dessus d’une petite tache noire où se dressent çà et là quelques brindilles. C’est tout. C’est bien peu. Trott savait qu’il ne pourrait pas voir grand’chose ; que, bien entendu, il n’apercevrait pas son papa ; que le bateau passerait beaucoup trop loin. Mais enfin il espérait pourtant que peut-être par hasard, qui sait ? il y aurait une surprise. Ça ne vous dit pas grand’chose, cette toute petite machine qu’on aperçoit tout là-bas. Il contemple élancoliquement le petit point qui tache à peine la mer immense, la petite fumée qui estompe à peine le ciel infini. On dirait que ça diminue déjà…

Maman dit d’une voix pâle :

— Il s’éloigne.

Ses yeux vissés à la lorgnette, penchée en avant, elle demeure immobile à lorgner désespérément. C’était encore quelque chose de l’absent, ce petit point noir de l’espace. Oh ne le voyait pas, c’est vrai. Mais on savait qu’il était là. On savait que lui aussi il regardait tant qu’il pouvait. Si la lunette était meilleure, on aurait pu l’apercevoir. Malgré la distance déjà si grande, c’était comme un dernier adieu qu’on pouvait lui jeter. Il n’était pas entièrement perdu sur l’infini des flots. Après, quand tout aura disparu, il sera tout entier dans l’inconnu, dans le lointain, dans l’angoissant, et l’on ne saura plus même sur quelle région des mers immenses les souvenirs tendres et désespérés doivent aller le chercher…

Trott ne voit plus la tache noire. Il ne voit plus que la petite colonne de fumée. Tout à l’heure elle disparaîtra derrière le promontoire de la falaise qui s’avance. Alors ce sera fini. Malgré sa lorgnette, maman elle-même non plus ne verra plus rien. Et Trott sent une grande angoisse l’étreindre. Car voici que disparaît tout à fait celui qui est la force de sa faiblesse, le port de refuge de ses terreurs enfantines, le rempart contre tous les dangers, contre toutes les craintes, contre toutes les menaces. Et il se sent si petit, beaucoup trop petit, devant tout l’inconnu redoutable de la vie qui l’oppresse ! Pourtant il a promis d’être un brave petit homme…

Maman laisse retomber la lorgnette. Il n’y a plus de fumée sur la mer. Au-dessus du promontoire de la falaise, il y a seulement une espèce de petit brouillard. C’est fini. Le dernier fil est brisé. Maman pose sa lorgnette sur la table. Elle se jette en arrière dans son fauteuil, et cette fois, malgré son courage, deux larmes roulent sur ses joues. Trott voudrait beaucoup la consoler, mais il ne peut pas ; il sent bien que, s’il essayait de dire quelque chose, lui-même éclaterait en sanglots. Il prend la main de sa maman et y dépose des petits baisers. Un lourd silence noir s’appesantit en face du ciel radieux et de la mer étincelante. Mais, de l’autre côté du fauteuil, une petite voix incertaine chevrote :

— Maman, maman…

Et l’on voit apparaître la tête de Mlle Lucette. Dans sa précipitation, Trott a laissé ouverte la porte qui réunit les deux chambres. Mlle Lucette s’en est aperçue au bout d’un moment, et, profitant de l’inattention de nounou, très doucement, sans bruit, sachant qu’elle faisait quelque chose de défendu, elle s’est glissée dans l’entre-bâillement et s’est avancée à pas furtifs, à la fois fière, honteuse et un peu inquiète de son expédition. Et, sans rien dire d’abord, elle s’est mise à regarder sa maman, qui ne la regardait pas…

Et qu’a-t-elle vu sur la figure désolée de sa pauvre maman ? Qu’a-t-elle vu ? Peut-être pas grand’chose ; peut-être rien du tout. Peut-être n’a-t-elle agi que par geste machinal de petit animal caressant qui veut être caressé. Mais peut-être aussi a-t-elle aperçu les larmes de sa maman et très obscurément éprouvé quelque chose de nouveau. Peut-être, pour la première fois, un petit coin entièrement fermé de son âme s’est ouvert ; peut-être a-t-elle vaguement perçu un tout petit effluve d’un sentiment très tendre et très doux, de celui qui rend tolérable la vie et qui allège parfois les désespoirs, de celui qui, sans que nous souffrions, nous fait plaindre les souffrances des êtres qui souffrent…

Mlle Lucette a regardé sa maman qui pleurait. Elle a levé ses deux petits bras en l’air d’un air très tendre en disant : « Maman, maman ; » et puis, avançant ses petites lèvres, elle a fait signe qu’elle voulait l’embrasser. C’était la première fois…

Maman la prend sur ses genoux, la serre contre son cœur et la couvre de baisers et de larmes. Elle avait tant besoin de caresses et de larmes ! Lucette a trouvé ce qu’il lui fallait. À ses pieds, Trott est assis, tendre et blotti contre elle… Et, meurtrie, brisée et désolée, maman sent tout de même la grande consolation qui vient des petits enfants. Ils consolent si doucement, les petits enfants ! C’est qu’en consolant ils ne plaignent point leurs propres douleurs ; ils ne connaissent pas la souffrance, la mort et les choses terribles ; c’est le cœur limpide, plein d’amour seulement et de pitié, qu’ils viennent trouver ceux qui ont besoin d’amour et de pitié. Leur tendresse est plus sereine et plus bienfaisante, sur laquelle ne se profilent pas les souvenirs noirs du passé et les noires prévisions de l’avenir. Et il n’y a rien de si doux que leurs baisers simples, seules choses terrestres peut-être où il n’y ait nulle tristesse, nulle crainte, nulle amertume et rien de la saveur de la mort.

Maman songe qu’elle ne sera pas seule pendant la grande séparation. Trott se dit qu’après tout papa est parti, mais qu’il reviendra ; et, si Lucette est si gentille, ce sera plus facile d’être un petit brave homme. Lucette contemple avec joie le ciel et la mer, leur gazouille des chansons et puis se rejette vers sa maman pour l’embrasser encore, toute fière de son invention.

À l’horizon, la dernière fumée s’est évanouie au-dessus de la falaise. Le petit groupe est maintenant tout seul en face de l’infini du ciel, de la mer et de la vie.


FIN