XII

MŒURS ET COUTUMES
DE MADEMOISELLE LUCETTE
À L’ÂGE D’UN AN


Mlle Lucette a pris de l’âge. Elle est devenue une personne considérable. Elle est sevrée et mange des bouillies. Elle exécute rapidement à quatre pattes des itinéraires variés sur le plancher. Elle chemine tout debout d’une allure moins assurée le long des meubles. Elle a huit dents. Elle profère des vocables nombreux et dont le sens est généralement obscur. Elle répète cependant avec volupté et indéfiniment certaines syllabes dont le son lui plaît particulièrement et auxquelles elle attache une signification précise. Elle a des volontés impétueuses, des habitudes réglées, des raisonnements simples et des passions fougueuses.

Trott et sa petite sœur sont en excellents termes. Elle manifeste par des gesticulations frénétiques la joie qu’elle éprouve à le voir s’approcher. Il se sent gonflé d’orgueil quand quelquefois sa maman déclare à une autre dame que Trott est le favori de Lucette. Ils se livrent ensemble à des jeux très primitifs et très compliqués, dont le puissant intérêt échapperait à des grandes personnes, mais qui les absorbent au plus haut point. Il suffit que Trott fasse un geste quelconque pour que Mlle Lucette l’imite. Aussi, comme maman l’a dit, il faut qu’il soit sage pour deux. C’est très difficile. Mais Trott s’y essaye avec bonne Volonté, et il n’échoue pas toujours. Il ne faut pas croire néanmoins que son influence sur Mlle Lucette soit stable et régulière. Chaque jour le sens des actes de cette jeune personne se précise, et ils apparaissent plus clairement comme les conséquences de volontés compréhensibles. Mais elle a encore des fantaisies, des engouements et des antipathies qui plongent tout le monde et Trott en particulier dans des étonnements ahuris. Elle a une manière exclusivement subjective de considérer l’univers qui est excessivement déconcertante, et, quelquefois, devant telle volonté par trop inconcevable, Trott se sent mal à l’aise et inquiet, comme jadis quand, tout de suite après sa naissance, elle changeait de couleur d’une manière si prodigieuse.

Qui expliquera, par exemple, pourquoi Mlle Lucette, quand elle est affamée et qu’on lui apporte sa bouillie, juge nécessaire avant de la consommer de se mettre dans une colère indicible et d’avaler de travers les deux ou troi premières cuillerées, de manière à se procurer une quinte de toux qui la rend écarlate et lui fait sortir les yeux de la tête ? après quoi elle engloutit le reste avec béatitude. Cette méthode est pratiquée plusieurs fois tous les jours avec une régularité invariable. Si quelque chose semble assuré chez Mlle Lucette, c’est une persistance tenace dans ses volontés. Cette disposition déraisonnable vexe Trott au plus haut point, mais ses plus vives exhortations demeurent sans effet. Il n’est pas plus heureux quand il essaye de persuader à Mlle Lucette de sucer raisonnablement les croûtes de pain qu’on lui offre ; elle préfère infiniment commencer par oindre tout le morceau de sa salive, après quoi elle le frotte soigneusement contre le parquet, puis se met à l’absorber avec satisfaction, non sans avoir au préalable engagé Trott à le partager malgré le dégoût que lui inspirent ces manœuvres.

Le sale exerce d’ailleurs sur Mlle Lucette une attraction spéciale. L’autre jour, maman l’a attrapée justement au moment où elle allait piquer une tête dans le seau de toilette découvert, fascinée par quelques débris de la chevelure de nounou qui y marinaient. Elle aime à se fourrer les mains dans la bouche jusqu’au poignet et, après les avoir ainsi humectées, à badigeonner soigneusement du produit obtenu tout ce qui l’entoure.

Mais surtout il paraît qu’il y a une jouissance exceptionnelle à dédaigner l’usage d’un certain instrument dont cependant l’utilité semble incontestable et à garder autour de soi des produits qui n’ont rien d’attrayant en général. Les rapports de Mlle Lucette et dudit instrument sont excessivement tendus et, hélas ! d’une régularité invariable. Sitôt qu’elle le voit apparaître, le pli d’une résolution bien arrêtée se dessine sur son visage, et l’on perçoit que rien, sinon l’impuissance de ses forces physiques, ne pourra la contraindre à céder. Elle commence par essayer d’intimider sa nounou au moyen de grognements redoutables, accompagnés de tentatives directes contre son nez et ses oreilles. Ensuite, ayant été, malgré ces premières défenses, vissée sur l’instrument, elle emploie toute son énergie à se balancer de droite à gauche dans cette position. Il arrive que le succès couronne ses efforts, et tout à coup elle s’abat avec fracas sur un côté. On la relève avec quelques admonestations sévères. Elle entrevoit des dangers en cas de récidive. Alors, résolue à tout plutôt qu’à faiblir, elle prend le parti de passer son temps de la manière la plus agréable. Elle entonne des chants de défi variés, et, toujours juchée sur l’instrument, elle se met à circuler à travers la chambre, au moyen de légers soubresauts, et arrive à des vitesses réellement stupéfiantes dans cette allure de cul-de-jatte perfectionné. Cela peut se prolonger pendant un quart d’heure, voire une demi-heure. En vain maman et nounou l’encouragent par les onomatopées les plus laxatives et par les promesses les plus douces ; en vain elles s’époumonnent à faire la grosse voix et à proférer les plus noires menaces. Mlle Lucette ne s’irrite pas. Elle ne s’emporte pas. Elle sait que l’avenir est aux volontés fermes. Elle contemple sa mère et sa nourrice d’un visage innocent et paisible. Parfois un sourire sympathique erre sur ses lèvres.

Le dénouement est variable. Il arrive, dans des cas rares, que ses forces physiques trahissent la fermeté de son cœur. Alors le mécontentement le plus expressif se peint sur ses traits tandis qu’on la reculotte ; et au milieu des baisers et des félicitations elle garde l’expression morne du général vaincu, réduit, malgré son courage, à capituler après une résistance héroïque. Mais généralement ce n’est pas elle qui capitule. De guerre lasse, à bout de souffle et de patience, maman et nounou lèvent le siège. Alors la joie du triomphe éclate sur la figure de Mlle Lucette ; elle se livre aux plus tendres démonstrations envers les vaincues, désireuse d’adoucir l’amertume de leur défaite, et celles-ci, attendries, murmurent : « Après tout, peut-être la pauvre petite n’avait-elle pas envie. » Parole téméraire ! Il y a, après quelques minutes, un instant de silence charmant. Que peut faire Lucette, pour qu’elle ne bouge pas ? Ce qu’elle a fait !… Grave comme après une de ces victoires qui terrifient jusqu’au vainqueur, elle écoute ses impressions intérieures, ou contemple sur le parquet le corps du délit d’un regard intéressé et non dénué d’orgueil…

Cette force de résistance emplit Trott d’une indignation qui n’est pas exempte d’un soupçon d’admiration malsaine. Sans doute, c’est très mal de résister comme ça à maman et à nounou. Mais c’est beau aussi, il n’y a pas à dire. Peut-être qu’elle viendrait à bout de Miss elle-même, qui est si coriace. Et, que la bataille ait été gagnée ou perdue, un certain respect s’esquisse en lui quand il se rend aux appels frénétiques de l’héroïne.

L’affection qu’elle porte à Trott est indéniable. Mais il n’empêche qu’elle garde vis-à-vis de lui cette indépendance de caractère et cette manière d’agir uniquement subjective qui sont parmi ses traits particuliers. Parfois Trott, tout en observant vis-à-vis d’elle tous les égards et toute la complaisance qu’un homme fait doit à une jeune fille, est tenté, à voir sa raison croissante, de la croire comme lui pénétrée des concessions mutuelles que nécessite la vie sociale et initiée à la logique invariable de la vie. Il est soudain ramené à la réalité par des actes variés d’une fantaisie déconcertante. Par exemple, il est sur le plancher à côté de bébé : il approche sa tête d’elle et puis l’éloigne brusquement. Elle avance ses mains pour le caresser et rit aux éclats quand il se sauve. Brusquement, sans raison apparente, il se sent saisi violemment par le nez, et dix griffes aiguës s’enfoncent dans sa chair ; ou une gifle bien appliquée vient claquer sur sa joue ; ou un doigt avide se dirige dans son orbite avec l’intention bien arrêtée d’en extraire l’œil qui y brille d’une manière tentante. Tous ces actes signifient que la personnalité de Trott est dénuée d’importance aux yeux de Mlle Lucette. Il n’est qu’un fragment du décor où elle se meut, un moyen de se procurer certaines jouissances ou certaines sensations. On le caresse quand on a envie de toucher quelque chose de doux, on le griffe quand on a besoin de faire ses ongles, on le bat quand il est commode de se détendre les muscles. Et si Trott s’éloigne ou se dérobe à ces entreprises peu agréables, les sourcils se froncent, et des sons inharmonieux s’échappent du gosier de la jeune personne, irritée de voir les choses de son domaine se dérober à leur destination naturelle.

Elle a d’autres instincts encore plus singuliers. Trott n’aime pas beaucoup ses habits du dimanche, dont la correction l’importune ; et, quoiqu’il ne veuille pas être sale, il est envers certains détails de sa toilette d’une indifférence quelquefois exagérée : ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’il y attache de l’importance. Mlle Lucette a d’autres idées sur la mode et ses pompes. Quand elle vient de mettre une robe propre, une expression de sérénité et d’orgueil rayonne de son visage, et ses regards, à droite et à gauche, récoltent l’admiration. Quand elle trouve par terre quelque vieux ruban, quelque bout d’étoffe, quelque torchon oublié, elle se l’ajuste avec délices et imagine pour s’en parer des combinaisons variées. Enfin, quand elle s’aperçoit dans une glace, elle se livre à des pantomimes qui expriment visiblement la plus entière satisfaction, et elle s’envoie des baisers avec une grâce qu’elle n’eut jamais quand elle s’adressait à d’autres qu’à sa propre personne.

Si elle est satisfaite d’elle-même, elle ne montre pas la même indulgence vis-à-vis d’autrui. Et ici encore ses jugements sont empreints de la plus grande fantaisie. Il semble, autant que le caprice le plus éhonté peut avoir des règles, il semble que la bienveillance de Mlle Lucette vis-à-vis des étrangers soit en raison inverse de celle qu’ils veulent bien lui témoigner. En outre, le sens esthétique chez elle manque de raffinement à un point extraordinaire. Mme Mimer, qui est si jolie et qui adore les enfants, n’a jamais obtenu d’elle, en échange des discours les plus tendres, que des grognements haineux qui se transformaient en hurlements à la moindre tentative de contact immédiat. La majorité des amies de maman reçoivent le même accueil. Par contre, la vue de Mme Merluron, dégraisseuse, qui passe à la maison une fois par semaine, la plonge dans une frénésie de joie. Il est d’ailleurs avéré qu’elle a une préférence marquée pour les messieurs ; et elle la montre avec une absence de réserve qui va jusqu’à l’impudeur. Le général Daniquet, combattant de Coulmiers et vainqueur des Malgaches, a pu difficilement se défendre contre la familiarité de ses entreprises. Lorsque passe le facteur, ce sont de vrais spasmes d’allégresse, signe de la passion la plus dévergondée et, hélas ! la moins payée de retour. Heureusement Bertrand, le jardinier, daigne parfois répondre à ses feux plus ardents que fidèles. Il condescend à lui permettre de promener ses mains sur ses joues non rasées. Cette préférence humilie Trott, qui, tout en rendant justice aux qualités d’âme de Bertrand, ne peut méconnaître que son approche flatte assez peu plusieurs de nos sens, dont l’odorat en particulier.

Mais depuis deux jours Bertrand est détrôné. Et c’est un être jusqu’ici, en somme, assez indifférent à Mlle Lucette, qui a pris sa place. C’est papa. Leurs relations étaient amicales, mais empreintes d’une bonne camaraderie d’habitude, plutôt que d’une vraie passion. Maintenant tout est changé. Et voici par quel événement. L’autre matin, Mlle Lucette subissait le siège accoutumé. Retranchée dans ses positions, elle bravait l’effort inutile de maman et de nounou, auxquelles Trott et Jane étaient venus apporter l’appoint superflu de leurs exhortations. Peine perdue. Et soudain, consciente de sa Force, Mlle Lucette avait jugé opportun de prendre l’offensive et s’était mise à moduler une série de hurlements affreux accompagnés de trépignements inédits. Or il se trouvait que papa avait mal à la tête et était en train d’écrire, dans la chambre à côté, une lettre importante. Brusquement il était apparu, et d’un geste rapide, il s’était saisi de Mlle Lucette au milieu de l’assistance effarée ; et, accompagnant l’action de quelques expressions maritimes énergiques, il avait mis sa main en contact répété avec le séant de cette jeune personne.

Le succès de cet acte d’autorité avait été foudroyant. Je n’insiste pas sur la promptitude avec laquelle l’effet désiré avait été obtenu. Cela tenait du prodige : une capitulation honteuse et immédiate. Mais, qui plus est, dès ce moment, le cœur de Mlle Lucette s’ouvrit tout grand à l’amour filial. Et, dès lors, elle ne put plus apercevoir son papa sans lui offrir ses caresses les plus tendres et sans lui exprimer en même temps, par des gesticulations appropriées, qu’elle n’avait plus manqué aux devoirs dont la nécessité lui avait été si clairement signifiée.

Si Trott était philosophe, il aurait pu voir là une leçon importante à méditer et y puiser des préceptes sur la manière de plaire aux femmes. Mais l’âme de Trott est simple et droite. Il a plaint la victime en reconnaissant la justice du châtiment. Il a compris la naissance de l’amour filial en Lucette et a loué la bonté de son âme. Et il a puisé dans cette action une admiration nouvelle pour son papa, qui, par les moyens les plus simples, obtient les résultats les plus variés et les plus merveilleux.