La Petite Roque (recueil)/Édition Conard, 1910/L’Épave

La Petite RoqueLouis Conard, libraire-éditeur (p. 71-92).

L’ÉPAVE

C’était hier, 31 décembre.

Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.

Georges me dit :

— Tu permets ?

— Certainement.

Et il se mit à lire huit pages d’une grande écriture anglaise, croisée dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention sérieuse, avec cet intérêt qu’on met aux choses qui vous touchent le cœur.

Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit :

— Tiens, en voilà une drôle d’histoire que je ne t’ai jamais racontée, une histoire sentimentale pourtant, et qui m’est arrivée ! Oh ! ce fut un singulier jour de l’an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans… puisque j’avais trente ans et que j’en ai cinquante !…

J’étais alors inspecteur de la Compagnie d’assurances maritimes que je dirige aujourd’hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er janvier, puisqu’on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand je reçus une lettre du directeur me donnant l’ordre de partir immédiatement pour l’île de Ré, où venait de s’échouer un trois-mâts de Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. J’arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions, et, le soir même, je prenais l’express, qui me déposait à La Rochelle le lendemain 31 décembre.

J’avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le Jean-Guiton. Je fis un tour en ville. C’est vraiment une ville bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le décor antique et saisissant des guerres d’autrefois, des guerres de religion héroïques et sauvages. C’est bien la vieille cité huguenote, grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s’exalta la foi des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents.

Quand j’eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à l’île de Ré. Il partit en soufflant, d’un air colère, passa entre les deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d’eau les pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier ; puis il obliqua vers la droite.

C’était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, compriment le cœur, éteignent en nous toute force et toute énergie ; un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d’égout.

Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d’eau trouble, d’eau grasse, d’eau stagnante. Le Jean-Guiton passait dessus en roulant un peu, par habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient bientôt.

Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais quelques détails sur le sinistre que j’allais constater. Un grand trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le Marie-Joseph, avait échoué, par une nuit d’ouragan, sur les sables de l’île de Ré.

La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l’armateur, qu’il avait été impossible de le renflouer, et qu’on avait dû enlever au plus vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater la situation de l’épave, apprécier quel devait être son état avant le naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite contradictoirement, si besoin était, dans le procès.

Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu’il jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.

Le capitaine du Jean-Guiton connaissait parfaitement l’affaire, ayant été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.

Il me raconta le sinistre, très simple d’ailleurs. Le Marie-Joseph, poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au hasard sur une mer d’écume, — « une mer de soupe au lait », disait le capitaine, — était venu s’échouer sur ces immenses bancs de sable qui changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de la marée basse.

Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre l’océan et le ciel pesant restait un espace libre où l’œil voyait au loin. Nous suivions une terre. Je demandai :

— C’est l’île de Ré ?

— Oui, monsieur.

— Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit :

— Tenez, voilà votre navire !

— Le Marie-Joseph ?…

— Mais, oui.

— J’étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j’aurais pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins des côtes.

Je repris :

— Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d’eau à l’endroit que vous me désignez ?

Il se mit à rire.

— Cent brasses, mon ami !… Pas deux brasses, je vous dis !…

C’était un Bordelais. Il continua :

— Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l’hôtel du Dauphin, et je vous promets qu’à deux heures cinquante ou trois heures au plusse vous toucherez l’épave, pied sec, mon ami, et vous aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas plusse, par exemple ; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle revient vite. C’est plat comme une punaise, cette côte ! Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi ; et vous remontez à sept heures et demie sur le Jean-Guiton, qui vous dépose ce soir même sur le quai de La Rochelle.

Je remerciai le capitaine et j’allai m’asseoir à l’avant du vapeur, pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions rapidement.

Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales à toutes les maigres îles semées le long des continents. C’était un gros village de pêcheurs, un pied dans l’eau, un pied sur terre, vivant de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de moules. L’île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très peuplée ; mais je ne pénétrai pas dans l’intérieur.

Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire ; puis, comme la mer baissait rapidement, je m’en allai, à travers les sables, vers une sorte de roc noir que j’apercevais au-dessus de l’eau, là-bas, là-bas.

J’allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l’heure, était là ; maintenant, je l’apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l’Océan. Je croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L’Atlantique était devant moi tout à l’heure, puis il avait disparu dans la grève, comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu d’un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l’eau salée demeuraient en moi. Je sentais l’odeur du varech, l’odeur de la vague, la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite ; je n’avais plus froid ; je regardais l’épave échouée, qui grandissait à mesure que j’avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.

Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate et jaune, des proportions surprenantes. Je l’atteignis enfin, après une heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, comme les côtes d’une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, percés de clous énormes. Le sable déjà l’avait envahie, entré par toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâcherait plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L’avant était entré profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que l’arrière, relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d’appel désespéré, ces deux mots blancs sur le bordage noir : Marie-Joseph.

J’escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas ; puis, parvenu sur le pont, je pénétrai dans l’intérieur. Le jour, entré par les trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. Il n’y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol à ce souterrain de planches.

Je me mis à prendre des notes sur l’état du bâtiment. Je m’étais assis sur un baril vide et brisé, et j’écrivais à la lueur d’une large fente par où je pouvais apercevoir l’étendue illimitée de la grève. Un singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de moment en moment ; et je cessais d’écrire parfois pour écouter le bruit vague et mystérieux de l’épave : bruit des crabes grattant les bordages de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les vieilles charpentes, qu’il creuse et dévore.

Et, soudain, j’entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un bond comme en face d’une apparition. Je crus vraiment, pendant une seconde, que j’allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets ; et j’aperçus debout, à l’avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses. Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se sauva ; les deux autres saisirent leur père à pleins bras ; quant à lui, il avait ouvert la bouche ; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion.

Puis, après quelques secondes, il parla :

— Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment ?

— Oui, monsieur.

— Est-ce que je pôvé la visiter ?

— Oui, monsieur.

Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai seulement ce mot : gracious, revenu plusieurs fois.

Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur et je lui tendis la main. Il monta ; puis nous aidâmes les trois fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l’aînée, une blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si mignonne ! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l’air de tendres fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs inconnues des océans.

Elle parlait un peu mieux que son père ; et elle nous servit d’interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, que j’inventai, comme si j’eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute la famille descendit dans l’intérieur de l’épave. Dès qu’ils eurent pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent des cris d’étonnement et d’admiration ; et soudain le père et les trois filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.

Ils s’étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes noires qui devaient représenter le ventre entr’ouvert du Marie-Joseph.

Tout en travaillant, l’aînée des fillettes causait avec moi, qui continuais à inspecter le squelette du navire.

J’appris qu’ils passaient l’hiver à Biarritz et qu’ils étaient venus tout exprès à l’île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils n’avaient rien de la morgue anglaise, ces gens ; c’étaient de simples et braves toqués, de ces errants éternels dont l’Angleterre couvre le monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs, vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine entre deux coussinets de poils ; les filles, hautes sur jambes, de petits échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l’aînée, et gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande.

Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m’interroger, des yeux bleus comme l’eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire « yes » ou « nô », que je serais demeuré un temps indéfini à l’écouter et à la regarder.

Tout à coup, elle murmura :

— J’entendai une petite mouvement sur cette bateau.

Je prêtai l’oreille ; et je distinguai aussitôt un léger bruit, singulier, continu. Qu’était-ce ? Je me levai pour aller regarder par la fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints ; elle allait nous entourer !

Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L’eau nous cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s’allongeait comme une tache démesurée. À peine quelques centimètres d’eau couvraient le sable ; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l’imperceptible flot.

L’Anglais voulut s’élancer ; je le retins ; la fuite était impossible, à cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et où nous tomberions au retour.

Ce fut, dans nos cœurs, une minute d’horrible angoisse. Puis, la petite Anglaise se mit à sourire et murmura :

— Ce été nous les naufragés !

Je voulus rire ; mais la peur m’étreignait, une peur lâche, affreuse, basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions m’apparurent en même temps. J’avais envie de crier : « Au secours ! » Vers qui ?

Les deux petites Anglaises s’étaient blotties contre leur père, qui regardait d’un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.

Et la nuit tombait, aussi rapide que l’Océan montant, une nuit lourde, humide, glacée :

Je dis :

— Il n’y a rien à faire qu’à demeurer sur ce bateau.

L’Anglais répondit :

— Oh ! yes !

Et nous restâmes là un quart d’heure, une demi-heure, je ne sais, en vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune qui s’épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur l’immense grève reconquise.

Une des fillettes eut froid, et l’idée nous vint de redescendre, pour nous mettre à l’abri de la brise légère, mais glacée, qui nous effleurait et nous piquait la peau.

Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d’eau. Nous dûmes alors nous blottir contre le bordage d’arrière, qui nous garantissait un peu.

Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés les uns contre les autres, entourés d’ombre et d’eau. Je sentais trembler, contre mon épaule, l’épaule de la petite Anglaise, dont les dents claquaient par instants ; mais je sentais aussi la chaleur douce de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m’était délicieuse comme un baiser. Nous ne parlions plus ; nous demeurions immobiles, muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d’ouragan. Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et grandissant, je commençais à me sentir heureux d’être là, heureux du froid et du péril, heureux de ces longues heures d’ombre et d’angoisse à passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne fillette.

Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de joie qui me pénétrait.

Pourquoi ? Sait-on ? Parce qu’elle était là ? Qui, elle ? Une petite Anglaise inconnue. Je ne l’aimais pas, je ne la connaissais point, et je me sentais attendri, conquis ! J’aurais voulu la sauver, me dévouer pour elle, faire mille folies. Étrange chose ! Comment se fait-il que la présence d’une femme nous bouleverse ainsi ? Est-ce la puissance de sa grâce qui nous enveloppe ? La séduction de la joliesse et de la jeunesse qui nous grise comme ferait le vin ?

N’est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l’amour, du mystérieux amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance dès qu’il a mis face à face l’homme et la femme, et qui les pénètre d’émotion, d’une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille la terre pour y faire pousser des fleurs !

Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone clapotement du courant contre le bateau.

Tout à coup, j’entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu’il la rassurait et qu’elle avait toujours peur.

Je demandai à ma voisine :

— Vous n’avez pas trop froid, miss ?

— Oh ! si. J’avé froid beaucoup.

Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa ; mais je l’avais ôté ; Je l’en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.

Depuis quelques minutes, l’air devenait plus vif, le clapotis de l’eau plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai ; un grand souffle me passa sur le visage. Le vent s’élevait !

L’Anglais s’en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement :

— C’était mauvaise pour nous, cette…

Assurément c’était mauvais, c’était la mort certaine si des lames, même de faibles lames, venaient attaquer et secouer l’épave, tellement brisée et disjointe que la première vague un peu rude l’emporterait en bouillie.

Alors notre angoisse s’accrut de seconde en seconde avec les rafales de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, des lignes d’écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du Marie-Joseph, l’agitait d’un court frémissement qui nous montait jusqu’au cœur.

L’Anglaise tremblait ; je la sentais frissonner contre moi, et j’avais une envie folle de la saisir dans mes bras.

Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un d’eux surtout m’irritait. Il s’éteignait toutes les trente secondes pour se rallumer aussitôt ; c’était bien un œil, celui-là, avec sa paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.

De temps en temps, l’Anglais frottait une allumette pour regarder l’heure ; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité :

— Môsieu, je vous souhaite bon année.

Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu’il serra ; puis il prononça une phrase d’anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter le God save the Queen, qui monta dans l’air noir, dans l’air muet, et s’évapora à travers l’espace.

J’eus d’abord envie de rire ; puis je fus saisi par une émotion puissante et bizarre.

C’était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de plus grand, de comparable à l’antique et sublime Ave, Cæsar, morituri te salutant.

Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule une ballade, une légende, ce qu’elle voudrait, pour nous faire oublier nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune s’envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.

La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais plus qu’à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque avait passé près de nous, qu’auraient dit les matelots ? Mon esprit tourmenté s’égarait dans le rêve ! Une sirène ! N’était-ce point, en effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m’avait retenu sur ce navire vermoulu et qui, tout à l’heure, allait s’enfoncer avec moi dans les flots ?…

Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le Marie-Joseph s’était affaissé sur son flanc droit. L’Anglaise étant tombée sur moi, je l’avais saisie dans mes bras, et follement, sans savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait plus ; nous autres aussi ne bougions point.

Le père dit : « Kate ! » Celle que je tenais répondit « yes », et fit un mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j’aurais voulu que le bateau s’ouvrît en deux pour tomber à l’eau avec elle.

L’Anglais reprit :

— Une petite bascoule, ce n’été rien. J’avé mes trois filles conserves.

Ne voyant point l’aînée, il l’avait crue perdue d’abord !

Je me relevai lentement, et, soudain, j’aperçus une lumière sur la mer, tout près de nous. Je criai ; on répondit. C’était une barque qui nous cherchait, le patron de l’hôtel ayant prévu notre imprudence.

Nous étions sauvés. J’en fus désolé ! On nous cueillit sur notre radeau, et on nous ramena à Saint-Martin.

L’Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait :

— Bonne souper ! bonne souper !

On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le Marie-Joseph.

Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d’étreintes et de promesses de s’écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s’en fallut que je ne les suivisse.

J’étais toqué ; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, si nous avions passé huit jours ensemble, je l’épousais ! Combien l’homme, parfois, est faible et incompréhensible !

Deux ans s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’eux ; puis je reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, jamais de son mari ! Pourquoi ? Ah ! pourquoi ?… Et, moi, je ne lui parle que du Marie-Joseph… C’est peut-être la seule femme que j’aie aimée… non… que j’aurais aimée… Ah !… voilà… sait-on ?… Les événements vous emportent… Et puis… et puis… tout passe… Elle doit être vieille, à présent… je ne la reconnaîtrais pas… Ah ! celle d’autrefois… celle de l’épave… quelle créature… divine ! Elle m’écrit que ses cheveux sont tout blancs… Mon Dieu !… ça m’a fait une peine horrible… Ah ! ses cheveux blonds… Non, la mienne n’existe plus… Que c’est triste… tout ça !…


L’Épave a paru dans le Gaulois du vendredi 1er janvier 1886.