La Petite Maison (version de 1763)
Librairie des Bibliophiles (p. i-xii).


PRÉFACE





Jean-François Bastide, né à Marseille le 15 mars 1724, et mort à Milan le 4 juillet 1798, est un de ces polygraphes infatigables que le XVIIIe siècle a produits en si grand nombre, et qui, dans une vie plus ou moins longue, ont éparpillé comme au hasard, en s’attaquant simultanément à tous les genres de littérature, beaucoup d’imagination, beaucoup d’esprit et quelquefois beaucoup de talent. Mais de tant de volumes et de brochures, de tant d’œuvres diverses, conçues, exécutées, publiées à la hâte, que reste-t-il après leur mort ? Pas même un nom durable, conservé dans la mémoire des amis des lettres ! à peine un vague souvenir bibliographique ! Bastide eut néanmoins, de son vivant, une notoriété très honorable, sinon une réputation bien acquise et bien constatée. C’était un moraliste, c’était un critique, c’était un auteur dramatique, c’était surtout un romancier, c’était un poète, c’était enfin un historien. Eh bien ! en ne connaît plus aujourd’hui le titre d’un seul de ses ouvrages, qui ne sont pas tous signalés dans la France littéraire de Quérard, parce que la plupart ont paru sous le voile de l’anonyme, et que ce voile, qui devient de moins en moins transparent dans l’ombre du passé, ne sera peut-être jamais soulevé par les successeurs et les continuateurs du savant Barbier, l’auteur du Dictionnaire des Anonymes et des Pseudonymes.

Voici ce que le judicieux Sabatier de Castres disait de J. Fr. Bastide dans les Trois Siècles de la littérature françoise (Paris, de Hansy, 1774) : « Malgré son activité à s’exercer dans tous les genres, il n’a pas eu le bonheur de sauver aucun de ses ouvrages de l’anathème attaché à la médiocrité. Il a fait des recueils, des journaux, des lettres, des romans, des mémoires, des contes, des comédies en vers, des tragédies en prose, et tout cela est allé grossir les trésors ténébreux de l’oubli. Est-ce pour avoir manqué d’esprit ou de facilité que M. de Bastide a subi son triste sort ? Non, c’est parce que son esprit et sa facilité se sont répandus trop indiscrètement sur tous les genres, indiscrétion qui produit toujours beaucoup de choses, jamais de bonnes choses, et ce n’est qu’à ce qui est bon que le public s’attache. »

Voici un jugement plus injuste de Palissot, qui avait oublié à dessein J. Fr. Bastide, en 1777, dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la littérature, et qui a réparé cet oubli assez cruellement dans une dernière édition de ces Mémoires, publiée en 1803, où il s’est trop rappelé sans doute que J. Fr. Bastide l’avait souvent critiqué dans les journaux littéraires : « Auteur ingénieux à trouver des expédients pour se faire lire. Il avoit entrepris un Spectateur François, qu’il proposa d’abord à trois livres par volume. Il en réduisit le prix à trente sols, ensuite à douze, et même à deux sols par feuille, que l’on distribuoit aux portes cochères. Les suisses avoient ordre de les refuser. Depuis, il a fait non une œuvre de littérature, mais une affaire de finance, de la Bibliothèque universelle des Romans. Cet ouvrage, si on l’eût entrepris avec des vues philosophiques, si on l’eût distribué par siècle, en observant les progrès de l’esprit et des bienséances, les vicissitudes des usages, les révolutions qui se sont faites dans les mœurs, enfin les époques où la lumière commençoit à briller et celles où les voiles de l’ignorance sembloient s’épaissir ; cet ouvrage, en apparence frivole, pouvoit devenir important ; il eût contribué même à faire connoître d’âge en âge le caractère des nations. Mais, dénué de ces vues, qui seules pouvoient le rendre intéressant, on doit le regarder comme une superfluité de plus dans les bibliothèques. »

Certes Palissot a bien mal jugé l’immense et précieuse collection que J. Fr. Bastide a mise au jour, de juillet 1775 à juin 1789 (224 parties en 112 volumes in-12), avec le concours du marquis de Paulmy et de ses bibliothécaires et collaborateurs, l’abbé Mercier de Saint-Léger, Contant d’Orville, Mayer, Legrand d’Aussy, etc ; il aurait pu seulement reprocher à l’auteur d’avoir protesté contre l’oubli dans lequel étaient tombés ses romans en les réimprimant la plupart dans cette Bibliothèque universelle des Romans, qu’il eût fallu porter à plus de 1, 200 volumes pour la rendre à peu près complète. Mais J. Fr. Bastide n’y a pourtant pas fait entrer ses Contes, qu’il avait fait paraître en 1763 (4 vol, in-12), après les avoir publiés avec succès, çà et là, dans le Mercure de France, le Nouveau Spectateur, le Monde comme il est, et dans d’autres recueils périodiques.

C’est dans ces Contes que se trouve cachée, comme une perle au fond de la mer, la délicieuse nouvelle-anecdote intitulée la Petite Maison, qui aurait dû, à elle seule, demander grâce pour le recueil qui la contient. Grimm, ou plutôt Diderot, avait, peut-être aussi par ressentiment contre le journaliste, sacrifié sans pitié et sans raison les Contes de M. de Bastide aux Contes moraux de Marmontel, qui ne les valent pas. Le pauvre Bastide est mort sans avoir lu ce malveillant article de la Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, article écrit le 15 décembre 1764, mais imprimé seulement plus de quarante années plus tard : « Le succès des Contes moraux de M. de Marmontel a mis ce genre en vogue, et plusieurs mauvais auteurs ont voulu y réussir comme lui. Cela nous a valu les Contes moraux de M. de Bastide, et voici maintenant deux volumes de Contes philosophiques et moraux, par M. de la Dixmerie, qui en a déjà successivement embelli le Mercure de France. Quels philosophes et quels moralistes que M. de Bastide et M. de la Dixmerie ! Il faut rendre justice à la bonté de leur cœur, à la pureté de leurs intentions ; mais leurs contes, froids et plats, seroient bien capables de rendre la vertu insipide et méprisable. »

Marmontel avait vu avec peine le succès des Contes de Bastide, qui parurent avant les siens dans les feuilles publiques, mais qui ne furent réunis en volumes qu’après la première édition de ses Contes moraux (Paris, 1761, 2 vol, in-12), imprimés d’abord dans le Mercure de France. Marmontel, qui était, par brevet, rédacteur de ce journal littéraire, recommanda peu gracieusement à ses amis Grimm et Diderot, ainsi qu’aux autres membres de la coterie des philosophes, Bastide et ses Contes. De là les attaques redoublées et peu équitables dont étaient l’objet ces Contes agréables et quelquefois charmants, qui n’avaient pas attendu ceux de Marmontel pour se faire lire avec plaisir. Bastide avait trouvé plus de bienveillance auprès de Voltaire, qui lui avait écrit une lettre philosophique à l’occasion de son journal intitulé le Nouveau Spectateur, où elle fut insérée (1758). Ce journal ayant recommencé à paraître, en 1760, sous ce titre : le Monde comme il est, Bastide écrivit à Voltaire pour le prier de contribuer de sa plume à la rédaction du journal ressuscité. Voltaire répondit indirectement, dans une lettre à Thiriot (8 novembre 1760) : « Je vous prie de dire à M. de Bastide que, si je trouve quelques rogatons qu’il puisse insérer dans son Monde, je vous les adresserai. Pardon si je ne lui écris pas : je ne sais auquel entendre ; la journée n’a que vingt-quatre heures. » On trouve en effet, dans le Monde comme il est (Paris, Bauche, 1761, 4 vol. in-12), plusieurs communications de Voltaire, entre autres un Avis signé (p. 110 du t. IV). Bastide était également en rapport de correspondance avec J. J. Rousseau, qui lui envoya, pour être inséré dans son journal, un extrait du Projet de paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre.

Ce sont là des témoignages d’estime et de déférence, bien dignes de compenser le mauvais vouloir de Marmontel et de ses amis Grimm et Diderot.

La nouvelle exquise de la Petite Maison, composée dans un genre gracieux et galant qui n’a pas la moindre analogie avec les Contes moraux de Marmontel, avait été publiée plusieurs années avant ces Contes moraux, car nous voyons qu’elle a paru pour la première fois dans le Journal œconomique, en 1753 ou 1754. On serait tenté de croire, à première vue, que cette nouvelle élégante n’était pas à sa place dans ce journal ; mais la raison qui sans doute l’y avait fait admettre, c’est que l’auteur a fait entrer dans le cadre de son historiette beaucoup de détails techniques sur les arts décoratifs de l’époque, en ajoutant des notes relatives aux artistes qu’on employait alors pour la décoration des appartements de l’aristocratie et de la finance. Il serait possible que ces détails eussent été fournis par le célèbre architecte Blondel à Bastide, qui devint plus tard son collaborateur dans un roman fastidieux intitulé : l’Homme du monde éclairé par les arts (Paris, Monory, 1774, 2 vol, in-8). Cependant on retrouve dans d’autres ouvrages de Bastide la même connaissance théorique et le même goût en matière d’art. Il devait donc tenir particulièrement à cette nouvelle, moitié artistique, moitié galante, de la Petite Maison, car il la fit reparaître dans le second volume de son Nouveau Spectateur (Paris, Rollin, 1758-59, 8 vol. in-12) avant de la reprendre dans le tome III de ses Contes (Paris, imprimerie de Louis Cellot, 1763, 4 vol. in-12), où nous sommes allé la chercher, en adoptant ainsi le dernier texte revu par l’auteur.

La Petite Maison n’est pas le seul ouvrage de Bastide que nous nous proposons de faire figurer dans nos Chefs-d’Œuvre inconnus. Cette Petite Maison est bien loin de ressembler à une comédie licencieuse qui porte le même titre et qui a été recueillie dans les Espiègleries de Mérard de Saint-Just. Bastide procède de Crébillon fils, mais avec plus de tenue et de décence. Il connaît les mystères des boudoirs, mais il ne fait que les laisser deviner, et, s’il en révèle quelques-uns, c’est avec une réserve de bonne compagnie et de bon ton que Crébillon fils n’a pas jugé utile de s’imposer. Si Mérimée avait pu lire la Petite Maison de Bastide, il y eût retrouvé certainement quelques analogies avec sa propre manière et son propre talent. Eugène Sue l’avait lue, — nous n’en doutons pas, — puisqu’il s’en est souvenu vaguement dans une nouvelle physiologique très remarquable qui a dû paraître sous ce titre : L’Histoire d’un appartement. On a lieu d’être surpris que des nombreux ouvrages de Bastide il n’en soit pas un seul qui ait sauvé son nom de l’oubli, quand la plupart de ces ouvrages charmants, entre autres le Tribunal de l’Amour, ou les Causes célèbres de Cythère, se recommandent aux esprits délicats par de rares qualités d’invention, d’observation et d’exécution. Depuis 1775, Bastide, découragé et dégoûté du métier d’auteur, n’écrivait plus de romans et se résignait à n’être qu’un pauvre compilateur à la solde des libraires.


P. L. Jacob, bibliophile.