Calmann-Lévy (p. 162-168).
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XIX


Landry fut, je ne sais comment, émotionné de la manière dont la petite Fadette parlait humblement et tranquillement de sa laideur, et, se remémorant sa figure, qu’il ne voyait guère dans l’obscurité de la carrière, il lui dit, sans songer à la flatter :

— Mais, Fadette, tu n’es pas si vilaine que tu le crois, ou que tu veux bien le dire. Il y en a de bien plus déplaisantes que toi à qui l’on n’en fait pas reproche.

— Que je le sois un peu de plus, un peu de moins, tu ne peux pas dire, Landry, que je suis une jolie fille. Voyons, ne cherche pas à me consoler, car je n’en ai pas de chagrin.

— Dame ! qu’est-ce qui sait comment tu serais si tu étais habillée et coiffée comme les autres ? Il y a une chose que tout le monde dit : c’est que si tu n’avais pas le nez si court, la bouche si grande et la peau si noire, tu ne serais point mal ; car on dit aussi que, dans tout le pays d’ici, il n’y a pas une paire d’yeux comme les tiens, et si tu n’avais point le regard si hardi et si moqueur, on aimerait à être bien vu de ces yeux-là.

Landry parlait de la sorte sans trop se rendre compte de ce qu’il disait. Il se trouvait en train de se rappeler les défauts et les qualités de la petite Fadette ; et, pour la première fois, il y donnait une attention et un intérêt dont il ne se serait pas cru capable un moment plus tôt. Elle y prit garde, mais n’en fit rien paraître, ayant trop d’esprit pour prendre la chose au sérieux.

— Mes yeux voient en bien ce qui est bon, dit-elle, et en pitié ce qui ne l’est pas. Aussi je me console bien de déplaire à qui ne me plaît point, et je ne conçois guère pourquoi toutes ces belles filles, que je vois courtisées, sont coquettes avec tout le monde, comme si tout le monde était de leur goût. Pour moi, si j’étais belle, je ne voudrais le paraître et me rendre aimable qu’à celui qui me conviendrait.

Landry pensa à la Madelon, mais la petite Fadette ne le laissa pas sur cette idée-là ; elle continua de parler comme s’ensuit :

— Voilà donc, Landry, tout mon tort envers les autres, c’est de ne point chercher à quêter leur pitié ou leur indulgence pour ma laideur. C’est de me montrer à eux sans aucun attifage pour la déguiser, et cela les offense et leur fait oublier que je leur ai fait souvent du bien, jamais de mal. D’un autre côté, quand même j’aurais soin de ma personne, où prendrais-je de quoi me faire brave ? Ai-je jamais mendié, quoique je n’aie pas à moi un sou vaillant ? Ma grand’mère me donne-t-elle la moindre chose, si ce n’est la retirance et le manger ? Et si je ne sais point tirer parti des pauvres hardes que ma pauvre mère m’a laissées, est-ce ma faute, puisque personne ne me l’a enseigné, et que depuis l’âge de dix ans je suis abandonnée sans amour ni merci de personne ? Je sais bien le reproche qu’on me fait, et tu as eu la charité de me l’épargner : on dit que j’ai seize ans et que je pourrais bien me louer, qu’alors j’aurais des gages et le moyen de m’entretenir ; mais que l’amour de la paresse et du vagabondage me retient auprès de ma grand’mère, qui ne m’aime pourtant guère et qui a bien le moyen de prendre une servante.

— Eh bien, Fadette, n’est-ce point la vérité ? dit Landry. On te reproche de ne pas aimer l’ouvrage, et ta grand’mère elle-même dit à qui veut l’entendre, qu’elle aurait du profit à prendre une domestique à ta place.

— Ma grand’mère dit cela parce qu’elle aime à gronder et à se plaindre. Et pourtant, quand je parle de la quitter, elle me retient, parce qu’elle sait que je lui suis plus utile qu’elle ne veut le dire. Elle n’a plus ses yeux ni ses jambes de quinze ans pour trouver les herbes dont elle fait ses breuvages et ses poudres, et il y en a qu’il faut aller chercher bien loin et dans des endroits bien difficiles. D’ailleurs, je te l’ai dit, je trouve moi-même aux herbes des vertus qu’elle ne leur connaît pas, et elle est bien étonnée quand je fais des drogues dont elle voit ensuite le bon effet. Quant à nos bêtes, elles sont si belles qu’on est tout surpris de voir un pareil troupeau à des gens qui n’ont de pacage autre que le communal. Eh bien, ma grand’mère sait à qui elle doit des ouailles en si bonne laine et des chèvres en si bon lait. Va, elle n’a point envie que je la quitte, et je lui vaux plus gros que je ne lui coûte. Moi, j’aime ma grand’mère, encore qu’elle me rudoie et me prive beaucoup. Mais j’ai une autre raison pour ne pas la quitter, et je te la dirai si tu veux, Landry.

— Eh bien ! dis-la donc, répondit Landry qui ne se fatiguait point d’écouter la Fadette.

— C’est, dit-elle, que ma mère m’a laissé sur les bras, alors que je n’avais encore que dix ans, un pauvre enfant bien laid, aussi laid que moi, et encore plus disgracié, pour ce qu’il est éclopé de naissance, chétif, maladif, crochu, et toujours en chagrin et en malice parce qu’il est toujours en souffrance, le pauvre gars ! Et tout le monde le tracasse, le repousse et l’avilit, mon pauvre sauteriot ! Ma grand’mère le tance trop rudement et le frapperait trop, si je ne le défendais contre elle en faisant semblant de le tarabuster à sa place. Mais j’ai toujours grand soin de ne pas le toucher pour de vrai, et il le sait bien, lui ! Aussi quand il a fait une faute, il accourt se cacher dans mes jupons, et il me dit : « Bats-moi avant que ma grand’mère ne me prenne ! » Et moi, je le bats pour rire, et le malin fait semblant de crier. Et puis je le soigne ; je ne peux pas toujours l’empêcher d’être en loques, le pauvre petit ; mais quand j’ai quelque nippe, je l’arrange pour l’habiller, et je le guéris quand il est malade, tandis que ma grand’mère le ferait mourir, car elle ne sait point soigner les enfants. Enfin, je le conserve à la vie, ce malingret, qui sans moi serait bien malheureux, et bientôt dans la terre à côté de notre pauvre père, que je n’ai pas pu empêcher de mourir. Je ne sais pas si je lui rends service en le faisant vivre, tortu et malplaisant comme il est ; mais c’est plus fort que moi, Landry, et quand je songe à prendre du service pour avoir quelque argent à moi et me retirer de la misère où je suis, mon cœur se fend de pitié et me fait reproche, comme si j’étais la mère de mon sauteriot, et comme si je le voyais périr par ma faute. Voilà tous mes torts et mes manquements, Landry. À présent, que le bon Dieu me juge ; moi, je pardonne à ceux qui me méconnaissent.