La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 32

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 352-360).


CHAPITRE XXXII.

On part.


Comme Arthur était toujours malade et que M. Rugg ne voyait poindre à l’horizon légal aucune chance d’un prochain élargissement, le pauvre Pancks s’adressait des reproches de plus en plus poignants. Sans les chiffres qui prouvaient si clairement que le détenu, au lieu de dépérir dans une étroite prison, aurait dû se promener en équipage, et que le Remorqueur lui-même, au lieu d’être obligé de vivre de ses maigres appointements, aurait dû se trouver à la tête d’une somme de trois à quatre mille livres sterling, cette victime infortunée de l’arithmétique se serait sans doute mise au lit, et aurait ajouté une unité de plus au chiffre des dupes nombreuses qui, tournant le visage du côté du mur, étaient mortes de chagrin sur leur grabat, dernière hécatombe immolée en souvenir de la grandeur merdléienne.

M. Pancks, n’ayant d’autre consolation que ces calculs inexpugnables, menait une existence très-malheureuse et très-agitée. Ne sortant jamais sans ces chiffres qu’il portait dans son chapeau, non-seulement il ne manquait pas une occasion de les contrôler encore lui-même, mais il suppliait tous ceux qu’il se croyait le droit de saisir par un bouton quelconque de leur habit ou de leur gilet, de lui faire l’amitié de les vérifier avec lui et de lui dire si la chose n’était pas claire comme le jour ? Dans la cour du Cœur-Saignant, il n’y avait pas un locataire un peu distingué auquel le Remorqueur n’eût soumis sa démonstration. Aussi, comme les chiffres, à ce qu’il paraît, sont contagieux, il se déclara parmi les habitants de ce quartier une sorte de rougeole arithmétique qui causa un éblouissement général.

Plus le Remorqueur s’agitait, plus il se montrait impatient du joug patriarcal. Dans leurs dernières conférences, les reniflements de M. Pancks avaient pris une intonation courroucée qui ne présageait rien de bon pour son vénérable patron. Il avait même contemplé à plusieurs reprises les bosses du crâne patriarcal avec plus d’attention qu’il ne convenait à un homme qui n’avait pas l’excuse d’être peintre, ni perruquier, en quête d’un beau modèle de tête.

Néanmoins, il continuait d’aller et venir comme d’habitude dans son petit dock situé sur le derrière de la maison, selon que le Patriarche avait ou non besoin de lui. Les affaires suivaient donc leur marche habituelle. La cour du Cœur-Saignant avait été passée à la herse par M. Pancks, pour que M. Casby empochât en son temps les fruits de la moisson locative, et il n’y avait pas manqué ; M. Pancks n’en avait rien touché, pour sa part, que la peine et l’ignominie ; mais M. Casby avait récolté, pour la sienne, tous les profits pécuniaires ; et, pour employer une phrase dont ce bienveillant dispensateur de sourires se servait presque toujours le samedi soir en faisant tourner l’un autour de l’autre ses pouces grassouillets, après avoir réglé le compte des loyers de la semaine :

« Allons, les choses se sont passées d’une manière satisfaisante pour tout le monde… pour tout le monde… d’une manière satisfaisante pour tout le monde, monsieur Pancks. »

Le dock du petit Remorqueur Pancks avait une toiture de plomb, exposée à un soleil ardent qui la rôtissait, si bien qu’elle devait finir par mettre en combustion le navire qu’elle était censée abriter. Quoi qu’il en soit, par une certaine chaude soirée de samedi, le Remorqueur, s’entendant héler par ce gros lourdaud de bâtiment vert-bouteille, sortit de son bassin en ronflant d’une façon menaçante.

« Monsieur Pancks, remarqua le Patriarche, voilà quelque temps que vous montrez beaucoup de mollesse, beaucoup de mollesse, monsieur.

— Qu’entendez-vous par là ? » répondit M. Pancks d’un ton brusque.

Le Patriarche, qui se trouvait toujours dans un état de calme et de quiétude, paraissait, ce soir-là, d’une sérénité encore plus agaçante que de coutume. Tout le monde avait chaud sous la calotte des cieux ; le Patriarche seul semblait entouré de frais zéphyrs. Tout le monde avait soif, mais le Patriarche se désaltérait. Des parfums de citron voltigeaient autour de lui, et il venait de se fabriquer, avec du xérès, un grand verre d’une boisson dorée qui brillait comme s’il se fût rafraîchi avec des rayons du soleil couchant. C’était déjà assez désagréable, mais ce n’était pas tout. Il faut vous dire que, grâce à ses grands yeux bleus, à son crâne luisant, à ses longs cheveux blancs, à ses Jambes allongées devant lui et terminées par de commodes pantoufles qui se croisaient au cou-de-pied, il avait un air si radieux qu’on aurait juré que, dans sa bienveillance inépuisable, il avait fabriqué cette boisson pour l’espèce humaine tout entière, et que, personnellement, il n’avait pas besoin d’autre chose que du lait de sa propre bonté[1].

Aussi M. Pancks répéta-t-il en passant les doigts dans sa chevelure rebelle, d’un air qui n’augurait rien de bon : « Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends, monsieur Pancks, qu’il faut être plus rigoureux avec nos locataires, plus rigoureux avec nos locataires, beaucoup plus rigoureux, monsieur. Vous ne les pressurez pas. Vous ne les pressurez pas du tout. Vos recettes baissent, monsieur. Pressurez-les, ou bien nos rapports ne seront plus aussi satisfaisants pour tout le monde que je pourrais le désirer.

— Comme si je ne les pressurais pas ! riposta M. Pancks. Comme si j’étais fait pour autre chose !

— Non, sans doute, vous n’êtes pas fait pour autre chose, monsieur Pancks ; vous n’êtes pas fait pour autre chose que pour remplir votre devoir ; mais vous ne remplissez pas votre devoir. On vous paye pour pressurer et vous devez pressurer pour qu’on vous paye. »

Le Patriarche fut tellement surpris du tour brillant et inusité de cette phrase, troussée dans le genre du fameux lexicographe Samuel Johnson, quoique ce ne fût pas de sa part une imitation préméditée, qu’il se mit à rire tout haut et répéta avec beaucoup de satisfaction, en faisant tourner ses pouces et en adressant de petits signes de tête à son portrait enfantin et bucolique :

« Vous êtes payé pour pressurer, et vous devez pressurer pour qu’on paye.

— Oh ! fit Pancks. Est-ce tout ?

— Non, monsieur ; non, monsieur, ce n’est pas tout. Vous aurez la bonté, monsieur Pancks, de vous remettre à pressurer la cour du Cœur-Saignant, pas plus tard que lundi matin.

— Oh ! répéta Pancks. Ne sera-ce pas trop tôt ? Je l’ai mise à sec aujourd’hui.

— Allons donc, monsieur ! Vos recettes ont baissé ; baissé ; baissé.

— Oh ! fit encore le factotum en contemplant son patron qui avalait d’un air bénévole une partie de son mélange. Est-ce tout ?

— Non, monsieur ; non, il y a autre chose. Je ne suis pas du tout content de ma fille, monsieur Pancks ; pas du tout content. Non-seulement elle va trop souvent demander des nouvelles de Mme  Clennam, de Mme  Clennam, dont la situation, au point de vue financier, n’est plus de nature à satisfaire tout le monde, satisfaire tout le monde… mais, si je ne me trompe, elle va, monsieur Pancks, jusqu’à visiter Arthur Clennam dans sa prison, dans sa prison.

— Vous savez qu’il est malade. Elle le fait sans doute par bonté.

— Peuh, peuh, monsieur Pancks ! Il ne s’agit pas de ça, il ne s’agit pas de ça. Ce n’est pas son affaire. Je ne puis pas le permettre. Qu’il paye ses dettes et sorte de prison ; paye ses dettes et sorte de prison. »

Bien que les cheveux du Remorqueur fussent aussi hérissés que des fils de fer, il se servit de ces deux mains afin de leur imprimer une direction encore plus perpendiculaire, et adressa à son propriétaire un sourire hideux.

« Vous aurez donc l’obligeance, monsieur Pancks, d’annoncer à ma fille que je ne saurais le permettre, que je ne saurais le permettre, continua le Patriarche avec beaucoup de mansuétude.

— Oh ! fit Pancks. Ne pourriez-vous pas lui dire ça vous-même ?

— Non, monsieur ; non, Vous êtes payé pour le dire (ce vieux nigaud, dans sa stupidité, ne put résister à la tentation de répéter sa mauvaise plaisanterie)… Vous êtes payé pour le dire et vous devez le dire pour qu’on vous paye.

— Oh !… Est-ce tout ?

— Non, monsieur. Il me semble, monsieur Pancks, que vous-même vous passez trop de temps par là, trop de temps par là. Je vous recommande, monsieur Pancks, de ne plus songer à vos pertes ni à celles des autres, mais de vous occuper de mes affaires, de vous occuper de mes affaires. »

Le Remorqueur accueillit ce sage conseil par une émission si brusque, si rapide et si bruyante de son monosyllabe « oh ! » que le lourd Patriarche lui-même dirigea avec assez de vivacité ses grands yeux bleus vers lui. M. Pancks, après s’être soulagé par un reniflement non moins accentué, répéta :

« Est-ce tout ?

— Oui, monsieur ; c’est tout pour le moment, pour le moment. Je vais, poursuivit le Patriarche, qui, après avoir vidé son verre, se leva d’un air aimable, je vais faire un petit tour, un petit tour. Peut-être vous retrouverai-je ici, sinon, monsieur, faites votre devoir ; pressurez, pressurez, lundi ; pressurez dès lundi matin. »

M. Pancks, s’étant donné un nouveau coup de hérissoir, contempla d’un air moitié indécis, moitié colère, le Patriarche qui se coiffait du chapeau à larges bords. Il paraissait aussi avoir encore plus chaud qu’au moment où il était sorti de son bassin, et soufflait plus péniblement. Néanmoins, il laissa M. Casby s’éloigner sans lui adresser d’autre observation. Mais, dès que le Patriarche fut sorti, le Remorqueur le regarda à la dérobée par-dessus les petits stores verts à hauteur d’appui qui garnissaient les croisées.

« Je m’en doutais, se dit-il alors. Je savais bien que vous iriez par là. Bon ! »

Puis il regagna son bassin à toute vapeur, mit son chapeau, regarda tout autour de lui, dit : « Adieu, » et se mit en marche pour son propre compte, n’ayant personne à remorquer pour le quart d’heure. Il navigua tout droit vers l’extrémité de la cour du Cœur-Saignant où se trouvait le magasin de denrées coloniales et l’heureuse chaumière des époux Plornish, et s’arrêta au haut des marches, plus échauffé que jamais.

Là, M. Pancks, résistant aux invitations de Mme  Plornish qui le pressait de faire une petite visite au père Nandy dans l’Heureuse Chaumière (par bonheur pour lui, elle n’insista pas comme elle l’aurait fait tout autre soir qu’un samedi, parce que ces soirs-là, la clientèle qui patronnait le magasin gratis se pressait en foule dans la boutique pour faire ses emplettes)… M. Pancks se tint immobile en haut des marches jusqu’au moment où il vit le Patriarche déboucher dans la cour, de l’autre côté, selon son habitude, et s’avancer à pas lents, distribuant des sourires bénévoles à une foule de solliciteurs qui l’entouraient déjà.

Alors, le Remorqueur descendit rapidement de son poste d’observation et se dirigea vers son propriétaire à grande vitesse.

Le Patriarche, s’avançant avec sa mansuétude habituelle, fut très-étonné de voir arriver M. Pancks, mais il supposa que, stimulé par leur récent entretien, il s’était décidé à ne pas attendre jusqu’au lundi pour commencer le pressurage recommandé. Les locataires, de leur côté, ne furent pas moins surpris de cette rencontre inattendue ; car le plus ancien habitant de la cour ne se rappelait pas avoir jamais vu en présence le maître et le commis. Mais qu’on juge de leur ébahissement, lorsqu’ils virent M. Pancks, s’approchant du plus vénérable des hommes, faire halte en face du gilet vert-bouteille, abattre son pouce sur son index comme le chien d’un fusil, pour saisir avec beaucoup de précision et d’adresse le large bord du chapeau patriarcal, et mettre à nu son chef rond et poli comme une grosse bille.

Après s’être permis cette petite liberté sur sa personne patriarcale, M. Pancks abasourdit bien plus encore les Cœurs-Saignants attirés par cette scène, en s’écriant :

« Maintenant, vieux filou, tout sucre et tout miel, nous allons régler nos comptes ! »

M. Pancks et le Patriarche furent soudain entourés d’un cercle nombreux de spectateurs, qui étaient tout yeux et tout oreilles ; les croisées se garnirent de curieux, et tous les locataires se pressèrent sur le pas de leurs portes.

« Qu’est-ce que c’est que toute cette comédie ? dit M. Pancks. Ne venez-vous pas faire encore ici l’hypocrite ? Qu’est-ce qui vous amène : la bienveillance, hein ? Voyez un peu monsieur le bienveillant ! »

À ces mots, M. Pancks, apparemment sans avoir la moindre intention de l’attraper, mais seulement pour soulager ses nerfs agacés et dégager le superflu de sa vapeur par un exercice salutaire, allongea un grand coup de poing dans la direction de la tête aux bosses philanthropiques, qui fit un plongeon immédiat afin d’échapper à cette rencontre inattendue. Et ce jeu de scène comique se renouvela à la satisfaction toujours croissante des auditeurs, à la fin de chacune des apostrophes oratoires de M. Pancks.

« Je vous donne ma démission, continua le Remorqueur, afin de me procurer le plaisir de vous dire une bonne fois votre fait. Vous êtes un échantillon de la plus exécrable race d’imposteurs qui soit au monde. Moi, qui les connais à mes dépens l’une et l’autre, je ne sais pas trop si je ne préfère pas encore la clique des Merdle à celle des Casby. Vous n’êtes qu’un tyran déguisé, un usurier, un grippe-sou, un écorcheur par procuration. Vous n’êtes qu’une canaille philanthropique. Vous n’êtes qu’un hypocrite dégoûtant. »

La répétition des gestes comiques, qui allait son train, fut accueillie ici par une salve d’éclats de rire.

« Demandez à ces braves gens quel est le plus dur et le plus exigeant de nous deux. Ils vous répondront Pancks, je parie. »

Cette hypothèse fut confirmée par diverses exclamations.

« Oui !

— Parbleu !

— Certainement !

— Écoutez !

— Eh bien ! moi, je vous dis, braves gens, que c’est Casby ! ce gros paquet de charité, cette masse de philanthropie ambulante, ce sourire niais en costume vert-bouteille ; voilà votre tyran, continua Pancks ; Si vous voulez voir l’homme qui ne demande pas mieux que de vous écorcher tout vif, le voilà, et non pas moi, qui reçois trente-six francs par semaine pour faire le métier que je fais ; c’est lui, c’est ce Casby, qui touche à ce métier je ne sais combien de rente !

— Bravo ! s’écrièrent plusieurs voix. Écoutons M. Pancks !

— Écoutons M. Pancks, répéta ce gentleman, après avoir renouvelé son exercice, qui devenait de plus en plus populaire. Oui, vous avez raison ! il est grand temps d’écouter M. Pancks. M. Pancks n’est venu ici ce soir que pour se faire écouter. Pancks n’est que la machine, voyez-vous ; mais voilà le mécanicien qui la fait marcher. »

Depuis longtemps déjà les auditeurs auraient abandonné le Patriarche pour passer, comme un seul homme, comme une seule femme ou comme un seul enfant, dans le camp du Remorqueur, sans les longs cheveux blancs et le chapeau à larges bords qui faisaient le fond du Patriarche.

« Je ne suis, moi, poursuivit Pancks, que la serinette, mais voilà celui qui tourne la manivelle pour me faire jouer l’air qu’il veut, et le seul qu’il aime : de l’argent, de l’argent, de l’argent ! Voilà le propriétaire et voilà son homme de peine. Oui, mes braves gens, quand il s’en vient dans la cour bourdonnant doucement comme une grosse toupie d’Allemagne toute pétrie de bienveillance, et quand vous vous pressez autour de lui pour vous plaindre de l’homme de peine, vous ne savez pas quel imposteur c’est que votre propriétaire. Si je vous disais qu’il est venu se montrer ici ce soir, afin que lundi prochain tout le blâme retombe sur moi ! Si je vous disais qu’il m’a mis sur la sellette, pas plus tard que ce soir, parce que je ne vous pressure pas assez ! Si je vous disais qu’au moment où je vous parle, j’ai reçu l’ordre formel de vous mettre à sec lundi prochain ! »

La foule répondit à cette série de suppositions par des murmures :

« C’est honteux !

— Dégoûtant !

— Dégoûtant ! renifla Pancks. Je n’ai pas de peine à vous croire allez ! La clique des Casby est bien la plus ignoble des cliques ! Ces gens-là mettent en avant leurs hommes de peine à bon marché pour faire ce qu’ils craindraient ou ce qu’ils rougiraient de faire eux-mêmes. Et il faut bien exécuter leurs ordres, si on veut avoir un moment de repos. Ils vous font illusion, ils vous font jeter le blâme sur l’homme de peine, et se réservent pour eux tout l’honneur et tout le profit. Allez ! le plus méchant escroc de cette ville, qui vous escamote trente sous par ses floueries, n’est pas la moitié aussi filou que cette mauvaise caboche ! »

Murmures approbateurs.

« C’est vrai tout de même, ce qu’il dit là !

— M. Panck a raison !

— Et voyez comme ils vous traitent par-dessus le marché ! continua le Remorqueur. Voyez comme ils vous traitent, en venant tourner autour de vous comme des toupies d’Allemagne, dont le ronflement affectueux vous dissimule leur mauvais teint et ne vous laisse pas voir la petite croisée qui vous montrerait qu’elles sont creuses !… Faites-moi l’amitié de jeter un moment les yeux sur moi ; je n’ai pas un extérieur des plus agréables, je le sais très-bien… »

Les opinions parurent divisées à cet égard.

« Non ! non ! c’est vrai, s’écrièrent les membres les moins flatteurs de l’auditoire.

— Si ! si ! s’écrièrent en même temps quelques auditeurs plus polis.

— En général, poursuivit Pancks, je joue le rôle d’un homme de peine, sec, dur et vexatoire. Voilà ce que c’est que votre humble serviteur. Voilà son portrait en pied peint par lui-même, dont il vous fait hommage, ressemblance garantie ! Mais que diable voulez-vous qu’un homme devienne avec un propriétaire comme ça ? Que voulez-vous qu’on fasse ! Y a-t-il quelqu’un parmi l’honorable société qui m’entoure, qui ait jamais vu pousser un gigot bouilli, sauce aux câpres, dans une noix de coco ? »

L’explosion de belle humeur par laquelle les Cœurs-Saignants répondirent à cette question fit assez voir que pas un d’eux n’avait jamais vu le phénomène culinaire en question.

« En bien, reprit M. Pancks, vous ne devez pas vous attendre davantage à trouver une foule de qualités aimables dans l’homme de peine comme moi d’un propriétaire comme lui. Je suis homme de peine dès ma plus tendre enfance. Quelle existence ai-je menée ? Piocher, pressurer, pressurer, piocher et tourner la meule ! Croyez-vous que ce soit bien agréable pour moi, si c’est désagréable pour les autres ? Si, en dix ans, je rapportais seulement vingt-cinq sous de moins par semaine à ce vieil imposteur, ce serait vingt-cinq sous qu’il me retiendrait sur mes gages ; s’il croyait pouvoir trouver, pour dix sous de moins par semaine, un homme de peine aussi utile que moi, il me mettrait demain à la porte pour prendre l’autre au rabais. Achetez à bon marché et vendez cher ! voilà le grand principe ! Oh ! c’est une fameuse enseigne, allez ! que la caboche de Casby, ajouta le Remorqueur les yeux fixés sur ladite enseigne avec un mélange de sentiments dont l’admiration seule était exclue ; mais ne vous y fiez pas, si l’enseigne est bonne, l’auberge ne vaut rien : son vrai nom devrait être plutôt : Au Vieux Blagueur, avec cette devise dans ses armes : Faites piocher l’homme de peine… Se trouve-t-il, dans l’honorable société, continua M. Pancks qui s’arrêta tout court pour regarder autour de lui, quelque gentleman qui soit bien familiarisé avec la grammaire anglaise ? »

La cour du Cœur-Saignant n’osait pas trop se flatter de cet avantage.

« N’importe, poursuivit l’orateur. Je voulais seulement vous faire remarquer que la tâche que ce propriétaire que voilà m’a imposée, c’est de conjuguer sans relâche l’impératif présent du verbe piocher toujours.

Pioche toujours.

Qu’il ou qu’elle pioche toujours.

Piochons toujours.

Piochez toujours.

Qu’ils ou qu’elles piochent toujours.

« Voilà ce que c’est que votre bienveillant Patriarche de Casby, avec ses préceptes dorés. On a du plaisir, rien qu’à le voir ; moi, c’est tout le contraire. Il est doux comme miel ; et moi, amer comme fiel. Il me fournit la poix ; c’est à moi de la manipuler, au risque de me poisser les doigts. À présent, continua Pancks, se rapprochant de son ci-devant propriétaire dont il s’était un peu éloigné, afin de permettre aux spectateurs de mieux l’examiner, comme je ne suis guère habitué à parler en public, et que j’ai déjà prononcé un discours assez long, tout bien considéré, je terminerai en vous priant, mon bel ami, d’aller voir là-bas si j’y suis. »

Le dernier des Patriarches avait été tellement surpris par cet assaut, il lui fallait tant de temps pour accoucher d’une idée, et tant de temps encore pour la mettre en pratique après, qu’il ne trouva pas un mot à dire. Il paraissait en train de chercher quelque rubrique patriarcale pour se tirer d’embarras, lorsque M. Pancks, serrant de nouveau le chapeau vénérable, entre le chien et le bassinet, le descendit avec la même dextérité que la première fois.

Seulement, la première fois, deux ou trois Cœurs-Saignants s’étaient empressés de courir après, et de le rapporter respectueusement à la victime du petit Remorqueur ; mais, ma foi ! M. Pancks avait fini par produire une si vive impression sur son auditoire que Casby, cette fois, fut obligé d’aller ramasser lui-même son couvre-chef.

Prompt comme l’éclair, M. Pancks, qui depuis quelques minutes, tenait sa main droite dans une des poches de derrière de son habit, tira une formidable paire de ciseaux, et, profitant en traître, du moment où son propriétaire se baissait, il saisit la chevelure sacrée qui retombait en boucles blanches sur les épaules patriarcales et la tondit à fleur de tête. Dans un paroxysme d’animosité, il s’empara avec la même rapidité du chapeau à larges bords que son ennemi venait de ramasser, et le transforma en véritable casserole qu’il planta sur la tête du Patriarche.

M. Pancks, lui-même, recula d’effroi devant l’horrible résultat de cette profanation.

En effet, debout, en face de lui, il voyait un lourd personnage à cheveux ras, à grosse tête, qui le contemplait avec de grands yeux hébétés, qui n’avait plus rien d’aimable, rien de vénérable, et qui semblait sortir de terre, comme un champignon, pour demander des nouvelles de ce qu’était devenu Casby. Après avoir contemplé à son aise ce fantôme, Pancks jeta ses ciseaux, et s’enfuit à toutes jambes, afin de chercher une cachette où il fût à l’abri des conséquences de son crime. Il jugea à propos de se sauver à toutes jambes, bien qu’il ne fût poursuivi que par le bruit des éclats de rire de tous les Cœurs-Saignants qui réveillaient sans fin les échos d’alentour.



  1. Locution anglaise. On dit : Le lait de la bonté humaine pour la bonté. (Note du traducteur.)