La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 30

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 319-343).


CHAPITRE XXX.

On ferme.


Le dernier des huit jours de grâce accordés par le sieur Rigaud était venu illuminer les barreaux de la prison. Ces lignes de fer, restées si noires et si sombres depuis le départ de la petite Dorrit, furent dorés tout à coup par un soleil matinal. De longs et splendides rayons tombaient obliquement sur un fouillis de toits, à travers les découpures des hautes cathédrales, et formaient, dans leur réseau de lumières et d’ombres, comme les barreaux de notre prison terrestre.

Depuis le matin, aucun visiteur n’avait traversé la cour pour pénétrer dans la vieille maison. Mais, vers le soir, trois hommes passèrent sous la porte cochère et se dirigèrent vers la demeure délabrée de Clennam et Cie.

Rigaud, qui marchait en avant, une cigarette à la bouche, passa le premier. Derrière lui venait M. Jean-Baptiste Cavalletto qui suivait de près son ancien camarade de prison, et sans le perdre de vue. Signor Panco formait l’arrière-garde et portait son chapeau sous son bras à la plus grande satisfaction de sa chevelure rebelle, car il faisait une chaleur étouffante. Tous trois arrivèrent ensemble sur le perron.

« Paire d’imbéciles que vous êtes, s’écria Rigaud faisant volte-face, ne vous en allez pas encore.

— Nous ne songeons pas du tout à nous en aller, mon cher monsieur, » répliqua signor Panco.

Cette réponse valut à M. Pancks un coup d’œil sinistre de M. Rigaud qui se retourna sans plus de cérémonie et frappa rudement à la porte. Il avait bu copieusement pour mieux se préparer à jouer dignement son rôle dans cette entrevue, et il était pressé de commencer. Il avait à peine fait retentir la porte sous un coup de marteau redoublé, qu’il se retourna et frappa une seconde fois. L’écho durait encore, lorsque Flintwinch ouvrit la porte. Les dalles du vestibule résonnèrent sous les pas des trois visiteurs. Rigaud, poussant Jérémie de côté, se dirigea tout droit vers l’étage supérieur, toujours suivi de ses deux compagnons qui envahirent avec lui la chambre paisible de Mme Clennam.

Rien n’y était changé, si ce n’est qu’une des fenêtres restait toute grande ouverte et que Mme Jérémie, assise sur le siège formé par le coffre pratiqué dans l’embrasure de cette croisée, était en train de raccommoder un bas. Les objets habituels se trouvaient sur la petite table de la paralytique ; le même feu, à moitié étouffé sous une couche de cendres humides, brûlait dans la cheminée ; le lit était recouvert de la même draperie funéraire ; la maîtresse de la maison, immobile sur le lugubre canapé qui avait l’air d’un cercueil, s’appuyait sur le sombre traversin qui ressemblait à un billot.

Cependant il régnait dans la chambre un je ne sais quoi impossible à décrire qui semblait annoncer qu’elle avait été arrangée tout exprès pour recevoir une visite. D’où pouvait naître cette impression, puisque les moindres objets se trouvaient exactement à la place qu’ils occupaient depuis tant d’années ? C’est ce que personne n’aurait pu deviner avant d’avoir regardé avec attention la maîtresse de la maison, et encore aurait-il fallu posséder une connaissance préalable des traits de la paralytique. Pourtant, quoique nul pli de son invariable robe noire n’eût changé de place, quoiqu’elle conservât exactement l’attitude impassible qui lui était ordinaire, la tension presque imperceptible de ses traits, la contraction presque imperceptible de son front toujours sombre, étaient tellement marquées qu’elles semblaient rayonner sur tout son entourage.

« Qui sont ces gens ? Que viennent-ils faire chez moi ? demanda-t-elle d’un ton de surprise en voyant entrer les deux compagnons de M. Blandois.

— Qui sont ces gens ? chère madame, répondit Rigaud. Ma foi, ce sont les amis de votre fils le prisonnier. Ce qu’ils viennent faire chez vous ? sacrebleu, madame, je n’en sais rien, vous pouvez bien le leur demander.

— Vous savez que vous nous avez dit à la porte de ne pas nous en aller, remarqua Pancks.

— Et vous savez, vous, que vous m’avez dit que vous n’aviez pas la moindre envie de vous en aller, riposta le gentilhomme cosmopolite. En un mot, chère madame, permettez-moi de vous présenter deux espions aux gages de notre ami le prisonnier… deux imbéciles, mais deux espions ; l’un n’empêche pas l’autre. Si vous tenez à ce qu’ils assistent à notre petite conférence, vous n’avez qu’un mot à dire. Pour ma part, ça m’est égal.

— Et pourquoi les ferais-je rester ? demanda Mme Clennam. Je n’ai pas affaire à eux.

— Alors, très-chère madame, continua Rigaud, qui se jeta dans un fauteuil de façon à faire trembler le plancher et tous les meubles de la vieille chambre, vous ferez aussi bien de les renvoyer. Cela vous regarde. Ces messieurs ne sont pas mes espions. Je n’ai pas de canaille à mes gages, moi.

— Écoutez ! Vous Pancks, vous le commis du vieux Casby, dit Mme Clennam en tournant vers le remorqueur un regard irrité, occupez-vous de vos propres affaires ou de celles de votre patron. Allez, et emmenez cet homme avec vous.

— Merci beaucoup, madame, répliqua M. Pancks, je suis enchanté de pouvoir vous dire que je n’ai aucune raison qui m’empêche de me retirer. Nous avons fait tout ce que nous nous étions engagés à faire pour M. Clennam. Sa grande inquiétude, qui n’a fait que croître et embellir quand il s’est vu en prison, a toujours été seulement de s’assurer qu’on vous ramènerait chez vous l’aimable gentleman qui avait si bien su s’éclipser. Nous vous l’avons ramené. Le voilà. Et j’ajouterai, continua signor Panco en manière de péroraison, au nez et à la barbe de ce gentleman à mine patibulaire, qu’à mon avis ce monde-ci n’en irait pas plus mal s’il s’était éclipsé tout à fait dans l’autre monde.

— On ne vous demande pas votre avis, continua Mme Clennam. Allez.

— Je regrette de ne pas vous laisser en meilleure compagnie, madame, reprit Pancks, et je regrette encore davantage que M. Clennam ne soit pas ici. D’autant plus que c’est ma faute ; oh ! oui, c’est bien ma faute.

— Vous voulez dire la sienne, reprit la mère d’Arthur.

— Non pas du tout : c’est la mienne, madame ; car c’est moi qui l’ai poussé à faire un placement ruineux (le Remorqueur tenait plus que jamais à ce mot qu’il se gardait bien de remplacer en aucun cas par celui de spéculation). Et pourtant je puis prouver, par des chiffres incontestables, continua M. Pancks avec un visage désespéré, que ce devait être un excellent placement. Je recommence mes calculs tous les jours depuis la faillite, et tous les jours ils me donnent raison. Le moment et le lieu seraient mal choisis pour entrer dans des détails arithmétiques… poursuivit signor Panco en jetant un regard avide au fond de son chapeau (c’est là qu’il gardait ses calculs)… mais il n’y a pas à dire : les chiffres sont là. Aujourd’hui, M. Clennam devrait rouler en équipage, et moi je devrais posséder quelque chose comme trois ou quatre mille livres sterling. »

M. Pancks passa ses doigts dans sa chevelure hérissée, avec autant d’assurance que s’il tenait ses trois ou quatre mille livres dans sa poche. Depuis la catastrophe, les chiffres incontestables dont il parlait occupaient tous ses moments de loisir, et sans doute ils étaient destinés à lui servir de consolation jusqu’à la fin de ses jours.

« Mais en voilà assez là-dessus, dit M. Pancks. Altro, mon garçon, vous avez vu les chiffres et vous savez s’ils sont exacts. »

M. Baptiste, dont les connaissances arithmétiques n’étaient pas assez étendues pour lui fournir les mêmes consolations qu’au signor Panco, fit un signe de tête affirmatif, et montra tout un râtelier de belles dents blanches.

Le sieur Flintwinch, qui regardait en ce moment le petit Italien, lui dit en voyant ses dents :

« Tiens ! C’est donc vous ? Il me semblait bien vous avoir déjà rencontré quelque part, mais je n’étais pas sûr de vous reconnaître avant d’avoir vu vos dents. Eh oui, parbleu !… C’est ce réfugié officieux, continua Jérémie en s’adressant à Mme Clennam, qui est venu ici le soir où Arthur et cette bavarde de Flora ont parcouru la maison, m’adressant tout un interrogatoire à propos de M. Blandois.

— C’est vrai, avoua Jean-Baptiste d’un ton joyeux. Et j’ai fini par le trouver, patronne ! j’ai mis la main sur lui, conséquemmentalement.

— Vous auriez mieux fait de vous casser le col conséquemmentalement, remarqua M. Flintwinch.

— Et, maintenant, reprit M. Pancks, dont le regard s’était souvent dirigé vers la croisée et le bas qu’on y raccommodait, je n’ai plus qu’un mot à dire avant de m’en aller. Si M. Clennam pouvait assister à cet entretien, mais, par malheur, bien qu’il soit parvenu à ramener ce beau gentleman ici contre son gré, il est malade et en prison… le pauvre garçon ! mais s’il était ici, continua le Remorqueur, faisant un pas de côté vers la fenêtre et posant la main sur le bas troué, il dirait : « Ma bonne Affery, racontez-nous vos rêves ! »

M. Pancks leva l’index de sa main droite entre son nez et le bas en question, de l’air solennel d’un fantôme qui donne un avertissement, fit demi-tour et s’éloigna à toute vapeur, remorquant Jean-Baptiste Cavalletto à sa suite. Mme Clennam et Jérémie avaient échangé un coup d’œil, puis ils avaient dirigé les yeux vers Affery qu’ils regardaient encore. Celle-ci continuait à raccommoder son bas avec beaucoup d’assiduité.

« Allons ! s’écria enfin M. Flintwinch, qui se dirigea vers la croisée en dessinant une courbe ou deux, et se frottant le creux des mains sur les pans de son habit, comme s’il se préparait à faire quelque chose, ce que nous avons à nous dire, il vaut mieux nous le dire tout de suite… Ainsi, donc, ma vieille, fais-nous le plaisir de déguerpir ! »

En une seconde, Affery, jetant loin d’elle le bas qu’elle raccommodait, se leva, saisit le rebord de la fenêtre avec sa main droite, se maintint dans l’embrasure en posant le genou droit sur le siège, et, brandissant son bras droit pour repousser tous les assaillants qui pourraient se présenter :

« Non, je ne m’en irai pas, Jérémie… Non !… non !… non !… Je ne m’en irai pas !… Je reste où je suis. Je veux entendre tout ce que je ne sais pas, pour dire après tout ce que je sais. Oui, j’y suis résolue, quand je devrais y perdre la vie. Je reste, je reste ! »

M. Flintwinch, que la colère et la surprise semblaient avoir pétrifié, humecta les doigts de sa main droite, décrivit lentement un cercle dans le creux de sa main gauche, et continua à biaiser d’une façon menaçante vers madame son épouse, laissant échapper diverses promesses peu rassurantes que sa colère l’empêchait d’articuler d’une façon bien distincte, et dont on n’entendait que ces paroles :

« Une dose, vois-tu, ma vieille ! oh mais là, une dose !

— N’avance pas, Jérémie ! s’écria Affery sans cesser d’agiter son bras. Si tu fais encore un pas, j’ameute tous les voisins ! Je me jette par la croisée ! Je crie au feu et au meurtre ! Je réveille les morts ! Reste à ta place, ou je vais pousser des cris à faire sortir les morts de leur tombe ! »

La voix impérieuse de Mme Clennam répéta : « N’avancez pas. »

Jérémie s’était déjà arrêté.

« C’est le commencement, Flintwinch. Laissez-la tranquille. Ainsi donc, Affery, voilà que vous vous mettez contre moi au bout de tant d’années ?

— Oui, si c’est me mettre contre vous que d’écouter ce que je ne sais pas, et de dire ce que je sais. Maintenant que me voilà lancée je ne peux plus m’arrêter, je ne veux plus m’arrêter. Non, non, non, je ne veux pas ! Si vous appelez ça se mettre contre vous, eh bien oui, je me mets contre vous. J’ai dit à Arthur, le soir de son arrivée, que vous étiez deux finauds, mais qu’il ne devait pas vous céder. Je lui ai dit que ce n’était pas une raison, parce que vous me faisiez trembler dans ma peau, pour qu’il eût peur de vous. Depuis cette nuit-là, il est arrivé un tas d’histoires, et je ne veux plus que Jérémie me mène par le bout du nez et par la peau du col ; je ne veux plus qu’il me mette sens dessus dessous par les frayeurs qu’il me fait, ni qu’il me rende complice de je ne sais quoi ! Non, non, je ne veux pas ! Je prends la défense d’Arthur, maintenant qu’il a tout perdu, qu’il est malade, en prison, et ne peut pas se défendre lui-même.

— Et comment savez-vous, vieux cerveau troublé que vous êtes, demanda Mme Clennam, comment savez-vous qu’en agissant comme vous le faites, vous servez Arthur ?

— Je ne sais rien de rien, répliqua Affery, et vous n’avez jamais rien dit de plus vrai qu’en m’appelant vieux cerveau troublé, car c’est vous et l’autre finaud qui m’avez mise dans cet état-là. Vous m’avez forcée à me marier, bon gré mal gré ; et, depuis mon mariage, vous m’avez fait une vie de rêves et de frayeurs comme on n’en a jamais vu ! Comment mon cerveau ne serait-il pas troublé ? Vous avez voulu m’hébéter, et vous avez réussi ; mais je ne me laisserai plus mener comme ça !… Non !… non !… non !… je ne veux pas ! »

Et elle se remit à repousser, avec son bras en moulinet, des assaillants imaginaires.

Mme Clennam, après l’avoir contemplée un instant sans prononcer une parole, se retourna vers Rigaud.

« Vous avez entendu ce que vient de dire cette folle ? lui demanda-t-elle. Vous opposez-vous à ce que cette écervelée reste là ?

— Moi, madame ? répliqua le gentilhomme cosmopolite. Si je m’y oppose, moi ! C’est vous que cela regarde.

— Eh bien, qu’elle reste, dit Mme Clennam d’un air sombre. D’ailleurs, nous n’avons guère le choix à présent. Flintwinch, c’est le commencement. »

M. Flintwinch répliqua en dirigeant vers son épouse un regard plein de rage et de méchanceté ; puis, comme pour s’empêcher de lui administrer une dose, il fourra dans son gilet une partie de ses bras croisés, et, le menton très-rapproché d’un de ses coudes, il se tint dans ou coin, surveillant Rigaud dans l’attitude la plus bizarre. Le visiteur, de son côté, quittant le fauteuil dans lequel il s’était installé, alla s’asseoir sur une table, les jambes pendantes. Dans cette pose sans gêne, ses yeux rencontrèrent le visage rigide de Mme Clennam ; sa moustache se releva et son nez s’abaissa.

« Madame, je suis un gentilhomme…

— Dont j’ai déjà entendu parler, interrompit Mme Clennam avec sa fermeté habituelle, comme ayant été détenu dans une prison de Marseille sous prévention d’assassinat. »

Rigaud lui envoya un baiser avec sa galanterie exagérée.

« Charmant ! parfait ! et l’assassinat d’une dame, encore ! Était-ce assez absurde ? assez incroyable ? J’ai eu l’honneur d’obtenir un grand succès à cette occasion ; j’en espère un pareil aujourd’hui. Je vous baise les mains, madame, je suis un gentilhomme (ainsi que j’allais avoir l’avantage de vous le dire), qui, lorsqu’il déclare qu’il est décidé à terminer telle ou telle affaire, séance tenante, ne s’en va pas avant de l’avoir terminée d’une façon ou d’une autre. Je vous préviens que cet entretien sera le dernier. Vous me faites l’honneur de suivre mon raisonnement et de me comprendre ? »

La mère d’Arthur, les yeux fixés sur son interlocuteur, répondit en fronçant les sourcils :

« Oui.

— En outre, je suis un gentilhomme qui dédaigne tout ce qui ressemble à un trafic mercenaire, mais qui ne se fait pas scrupule d’accepter de l’argent, parce que sans argent on ne peut pas s’amuser. Vous me faites toujours l’honneur de suivre mon raisonnement et de me comprendre ?

— Il me semble que je pourrais me dispenser de répondre. Oui.

— En outre, je suis le gentilhomme le plus doux et le meilleur enfant qu’il soit possible de rencontrer ici-bas ; mais j’entre en furie dès qu’on se joue de moi. Les nobles natures, en pareille circonstance, deviennent enragées. Il y a beaucoup de noblesse dans ma nature. Lorsque le lion s’irrite… c’est-à-dire quand j’entre en fureur, j’aime autant la vengeance que l’argent. Vous me faites toujours l’honneur de suivre mon raisonnement et de me comprendre ?

— Oui, répondit Mme Clennam, un peu plus haut qu’auparavant.

— Désolé d’avoir troublé votre égalité d’âme. Restez calme, je vous en prie. J’ai dit que cet entretien serait le dernier. Permettez-moi de vous rappeler ce qui s’est passé dans nos deux autres séances…

— Ce n’est pas nécessaire.

— Morbleu ! madame, s’écria Rigaud, il me plaît de vous les rappeler ! d’ailleurs, c’est nécessaire pour mieux nous entendre. La première séance ne signifie pas grand’chose. Je vous ai présenté la lettre d’introduction qui m’a valu l’avantage de faire votre connaissance. Je suis un chevalier d’industrie… pour vous servir, madame… ; mais, néanmoins, mes manières distinguées m’ont valu beaucoup de succès, comme professeur de langues, auprès de vos aimables compatriotes, qui sont plus raides qu’un monstre à balai les uns avec les autres, mais qui deviennent souples comme un gant avec un étranger d’un extérieur séduisant… J’ai donc eu l’honneur de faire votre connaissance, et d’observer deux ou trois petites circonstances… (M. Rigaud jeta un coup d’œil autour de la chambre et se mit à sourire) concernant cette honorable maison ; deux ou trois petites circonstances nécessaires pour me convaincre que j’avais bien le plaisir et l’avantage inestimable de parler à la dame que je cherchais. J’acquis cette conviction. Je donnai à notre cher Flintwinch ma parole d’honneur que je reviendrais un jour ou l’autre, et je me retirai avec grâce. »

Les traits de Mme Clennam demeuraient impassibles. Que M. Rigaud parlât ou se tût, il ne pouvait rien lire de plus que le même froncement de sourcils attentif, la même contraction sombre qui annonçait que la paralytique s’était préparée à cette entrevue.

« Je dis avec grâce, parce qu’il était gracieux de ma part de m’éloigner sans faire peur à la dame qui avait daigné me recevoir. Il est dans le caractère de Rigaud Blandois de montrer autant de grâce au moral qu’au physique. Et puis, ce n’était pas maladroit de ma part de vous laisser un peu inquiète, avec une petite épée de Damoclès suspendue sur votre tête impassible, sans vous indiquer le jour où vous deviez vous attendre à me revoir. Mais votre humble serviteur entend la politique ! Sacrebleu ! oui, madame, il entend la politique… Mais revenons à nos moutons. À la seconde entrevue, qui n’avait pas été fixée, j’eus donc l’honneur de me présenter encore chez vous. Là, je vous donnai à entendre que j’avais quelque chose à vendre qui pourrait bien, si vous ne vouliez pas en faire l’emplette, compromettre une dame pour laquelle je professe la plus haute estime. Je parlai en termes assez vagues. Je demandai, je crois, quelque chose comme mille livres sterling… Voulez-vous bien me dire si je me trompe ? »

Ainsi interpellée, Mme Clennam répondit, comme à contre-cœur :

« Oui, vous avez été jusqu’à demander mille livres sterling.

— Maintenant il m’en faut deux mille. Voilà ce que c’est que de lanterner… Mais trêve aux digressions… Nous ne sommes pas parvenus à tomber d’accord. Nous ne nous sommes pas entendus du tout. Je suis enjoué : l’enjouement fait partie de mon aimable caractère. Donc par pure plaisanterie, je me cache, je me déguise, je fais le mort. Je me figurais que madame donnerait la moitié de la somme demandée, rien que pour dissiper les soupçons que ma drôle d’idée faisait planer sur elle. Le hasard et les espions viennent déconcerter cette plaisanterie et gâter tout au moment peut-être… qui peut mieux le savoir que vous et Flintwinch ?… au moment même où la poire était mûre. C’est ce qui fait, madame, que vous me voyez ici pour la dernière fois. Songez-y ! pour la dernière fois. »

Après avoir fait résonner le rebord de la table sous ses talons de bottes, et répondu par un regard plein d’insolence au froncement de sourcils de Mme Clennam, il reprit d’un ton plus farouche :

« Bah ! un moment ! n’allons pas trop vite. D’après nos conventions, les frais de mon séjour à l’hôtel sont à votre compte. Dans cinq minutes nous serons peut-être à couteaux tirés. Je n’attendrai pas jusque-là, car vous seriez capables de me flouer. Voici la note. Allons, payez ! comptez-moi l’argent !

— Prenez cette note, Flintwinch, et remettez-lui l’argent, » dit Mme Clennam.

Rigaud jeta le papier à la figure de son cher Flintwinch, tandis que le vieillard s’avançait pour le prendre, et il tendit la main en criant :

« Payez ! comptez-moi la somme ! et en bon argent ! »

Jérémie ramassa la note, regarda le total avec des yeux injectés de sang, tira de sa poche un sac de toile et compta la somme dans la main du gentilhomme cosmopolite.

Celui-ci fit sonner l’argent, le soupesa dans sa main, le jeta en l’air, le rattrapa et le fit sonner de nouveau.

« Cette musique-là produit sur le brave Rigaud Blandois le même effet que la chair fraîche sur un tigre. Eh bien, madame, combien ? »

Il s’était tourné vers elle si subitement, avec un geste menaçant de son poing fermé qui contenait l’argent, qu’on eût dit qu’il allait la frapper.

« Je vous répète, comme je vous l’ai déjà dit la dernière fois, que nous ne sommes pas aussi riches que vous paraissez le croire, et que vous me demandez une somme exorbitante. En ce moment je n’ai pas les moyens de satisfaire à vos exigences… quand même je serais disposée à le faire…

— Quand même ! interrompit Blandois. Entendez-vous cette dame, avec son quand même ! Voulez-vous dire que vous n’êtes pas disposée à me satisfaire ?

— Je prétends parler comme je l’entends, et non comme vous l’entendez.

— Eh bien ! parlez alors. Dites-moi si vous êtes disposée. Vite ! l’êtes-vous, oui ou non, pour que je sache ce que j’ai à faire ? »

Mme Clennam, sans parler ni plus vite ni plus lentement qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors, répondit :

« Il paraîtrait que vous avez en votre possession un papier… ou des papiers… que je désire assurément recouvrer. »

Rigaud, partant d’un bruyant éclat de rire, se remit à tambouriner avec ses talons contre la table et s’écria, après avoir fait sonner son argent :

« Ça, je le crois ! Je le crois sans peine !

— Le papier en question peut valoir pour moi une certaine somme d’argent, peu ou beaucoup, je n’en sais rien…

— Morbleu ! interrompit Rigaud d’un air farouche, ne vous ai-je pas donné huit jours de grâce pour y réfléchir : n’est-ce pas assez ?

— Non. Je vous répète que nous sommes loin d’être riches, et, je ne veux pas m’appauvrir davantage en offrant un prix quelconque pour un document, sans connaître au juste le mal qu’il pourrait me faire. Voici la troisième fois que vous m’adressez de vagues menaces. Aujourd’hui, il faut parler clairement, sinon vous pouvez vous en aller et agir comme bon vous semblera. Mieux vaut être mise en pièces d’un coup de griffes que de trembler comme une souris à la merci d’un chat de votre espèce. »

Rigaud la regarda et fixement avec ses yeux trop rapprochés, que leurs rayons visuels semblaient, en se croisant, faire un nez retroussé de son nez aquilin. Après l’avoir contemplée pendant une minute ou deux, il répliqua, en ajoutant à l’expression sinistre de son méchant sourire :

« Vous êtes une femme hardie.

— Je suis une femme résolue.

— Et vous l’avez toujours été. Hein ? toujours, n’est-ce pas, mon petit Flintwinch ?

— Ne répondez pas, Flintwinch. Qu’il dise à l’instant même tout ce qu’il peut avoir à dire, ou bien qu’il s’en aille et agisse comme il l’entendra. Vous savez que c’est là ce que nous avons décidé. Maintenant il sait à quoi s’en tenir, et qu’il se décide à son tour. »

Elle ne se laissa pas intimider par le méchant regard de son visiteur ; elle ne chercha pas même à l’éviter. Il le fixa de nouveau sur elle ; mais elle conserva son masque impassible. Il descendit de la table, rapprocha du canapé une chaise sur laquelle il s’assit et posa une main sur le bras de la paralytique. Mme Clennam conserva le même visage, froncé, attentif et fixe.

« Vous tenez donc, madame, à ce que je raconte un bout d’histoire domestique dans cette petite réunion de famille ? demanda Rigaud, qui fit jouer ses doigts agiles sur le bras de Mme Clennam, comme pour l’engager à se tenir sur ses gardes. Je suis un peu médecin ; laissez-moi vous tâter le pouls. »

Elle lui abandonna son bras, qu’il prit par le poignet. Tout en ayant l’air de compter les battements, il reprit :

« L’histoire d’un mariage étrange, d’une mère plus étrange encore, d’une vengeance, d’une substitution et d’une suppression… Tiens, tiens, tiens !… voilà un pouls bien agité ! Il me semble qu’il va deux fois plus vite que tout à l’heure ! Est-ce là un des symptômes habituels de votre maladie, chère madame ? »

Elle fit un effort pour dégager son bras impotent ; mais son visage ne trahit aucune émotion. Quant à la physionomie de Rigaud, elle gardait aussi le même sourire sinistre.

« J’ai mené une existence assez aventureuse, car il est dans mon caractère d’aimer les aventures. J’ai connu bon nombre d’aventuriers… de charmants camarades, la plus aimable société !… C’est de l’un d’eux que je tiens la ravissante petite histoire que je vais vous raconter et dont j’ai les preuves… les preuves, vous entendez, chère madame ?… Ce récit vous charmera, j’en suis convaincu, Mais bah ! j’oubliais. Il faut un titre à une histoire. Comment intitulerai-je celle-ci ? L’histoire d’une maison ? Bah ! bah ! Il y en a tant, de maisons ! Si je l’intitulais plutôt l’histoire de cette maison ? »

Penché sur le canapé, se balançant sur les pieds de sa chaise, appuyé sur son coude gauche, agitant à diverses reprises les doigts de la main gauche qu’il tenait sur le bras de Mme Clennam, comme pour souligner ses paroles, tandis qu’avec sa main droite tantôt il arrangeait ses cheveux, tantôt il caressait sa moustache, tantôt il se frappait doucement le nez, tout cela d’un air menaçant, grossier, insolent, rapace, cruel et confiant dans sa force, il continua sans se presser :

« L’histoire de cette maison, voilà mon titre. Je commence donc. Nous supposerons qu’elle a été habitée autrefois par deux personnages, l’oncle et le neveu : l’oncle, vieillard rigide, doué d’une grande vigueur de caractère ; le neveu, garçon timide, réservé et soumis. »

Mme Jérémie, qui avait écouté cet entretien avec beaucoup d’attention, sans quitter l’embrasure de la croisée, mordant le bout de son tablier et tremblant des pieds à la tête, s’écria tout à coup :

« Jérémie, n’avance pas ! j’ai entendu l’histoire du père d’Arthur et de son oncle dans un de mes rêves. C’est d’eux qu’il parle. Ça n’est pas arrivé de mon temps ; mais j’ai entendu raconter dans mes rêves que le père d’Arthur était un pauvre garçon, faible et sans volonté, qu’on avait tant secoué et effarouché dans sa jeunesse, qu’il lui restait à peine la force de vivre ; qu’au lieu de lui permettre de choisir lui-même sa femme, on l’a forcé à prendre celle que son oncle avait choisie pour lui. La voilà sur ce canapé, sa femme. J’ai entendu raconter tout ça dans mes rêves et de ta bouche même, Jérémie. »

Tandis que M. Flinwinch menaçait du poing son épouse et que Mme Clennam fixait les yeux sur elle, Rigaud lui envoya un baiser.

« Tout cela est parfaitement exact, chère madame Flintwinch. Vous êtes un vrai génie pour les rêves.

— Je n’ai pas besoin de vos éloges, répliqua Mme Jérémie. Je n’ai rien à démêler avec vous, rien du tout, du tout. Mais Jérémie m’a dit que c’étaient des rêves, et je ne vous les donne pas pour autre chose. »

En même temps, Mme Flintwinch s’empressa d’avaler de nouveau le coin de son tablier, comme si elle eût voulu fermer la bouche d’une autre personne… peut-être celle de son mari, qui marmottait des menaces, de l’air d’un homme qui grelotte de colère.

« Notre bien-aimée Mme Flintwinch, reprit Rigaud, chez laquelle vient de se développer tout à coup une intelligence étonnante et une merveilleuse perspicacité, a parlé comme un oracle. Oui, c’est bien là le prologue mon histoire. L’oncle sévère ordonne à M. son neveu de se marier. Il lui adresse la parole à peu près en ces termes : « Monsieur mon neveu, je vous présente une dame douée d’une grande force de caractère et qui me ressemble beaucoup sous ce rapport : une dame résolue, une dame sévère, une dame qui a une volonté capable de réduire en poudre les gens qui ne sont pas de sa force : une dame sans pitié, sans amour, implacable, vindicative, plus froide que le marbre, mais plus irritable que le feu !… » Ah ! quelle vigueur ! quelle supériorité intellectuelle ! C’est vraiment un noble et charmant caractère que celui que je décris, en empruntant les paroles supposées de feu notre oncle. Ha, ha, ha ! le diable m’emporte si je n’adore pas cette douce épousée ! »

Cette fois il s’opéra un changement dans les traits de Mme Clennam. Son teint devint presque noir et son front se contracta davantage.

« Madame, madame, continua Rigaud, lui tapant sur le bras, comme si sa main cruelle courait sur un piano, je vois avec plaisir que j’ai enfin trouvé le moyen de vous intéresser. Je suis heureux d’avoir réussi à éveiller votre sympathie. Continuons ! »

Mais, avant de continuer, il éprouva le besoin de cacher un instant avec sa main blanche la moustache qui montait et le nez qui descendait à sa rencontre, tant il jouissait de l’impression qu’il venait de produire.

« Le neveu était donc, comme l’a si bien dit la lucide Mme Flintwinch, un pauvre diable qu’on avait effrayé, affamé, au point qu’il lui restait tout juste la force de vivre ; il baissa la tête et répondit : « Mon oncle, vous n’avez qu’à commander ; faites de moi ce que vous voudrez ! » En effet, M. notre oncle fait ce qu’il veut ; c’est assez son habitude, du reste. L’heureux mariage a lieu ; les jeunes époux reviennent habiter cette charmante demeure, où la dame est reçue, une supposition, par ce cher Flintwinch… Hein, vieil intriguant ? »

Jérémie, les yeux fixés sur sa maîtresse, ne fit aucune réponse. Rigaud contempla l’un après l’autre les deux associés, tapa son vilain nez avec son index et fit claquer sa langue.

« Bientôt la dame fait une singulière et contrariante découverte, à la suite de laquelle, brûlant, malgré sa froideur apparente, du désir de se venger, ivre de colère et de jalousie, elle forme… vous m’écoutez, chère madame ?… un projet vindicatif dont elle oblige adroitement son faible époux à supporter tout le poids ; elle le force à écraser sa rivale. Quelle intelligence supérieure ! Cette femme est un génie.

— N’approche pas, Jérémie ! s’écria Mme Flintwinch toute haletante, et retirant encore une fois le tablier de sa bouche. C’est encore un de mes rêves que tu lui contais, un soir d’hiver que tu t’es disputé avec elle dans l’obscurité… Vous étiez là tous deux à la même place que ce soir… tu lui disais qu’elle n’aurait pas dû laisser Arthur, à son retour, soupçonner son père ; que c’était elle qui avait toujours été la maîtresse et qu’elle aurait dû défendre le père contre les soupçons du fils. C’est dans ce même rêve que tu lui as dit qu’elle n’était pas… qu’elle n’était pas quelque chose, mais je ne sais pas quoi, car elle s’est mise dans une colère terrible qui t’a arrêté tout court. Tu connais ce rêve-là aussi bien que moi : quand tu es descendu dans la cuisine, la chandelle à la main, et que tu as rabattu le tablier que j’avais mis sur ma tête ; quand tu m’as dit que c’était un rêve que j’avais fait ; quand tu n’as pas voulu croire aux bruits… »

Après cette explosion, Mme Jérémie se ferma de nouveau la bouche avec le coin de son tablier, sans lâcher le châssis de la croisée et sans retirer son genou du coffre, prête à crier ou à sauter par la fenêtre si son seigneur et maître faisait seulement un pas vers elle.

Rigaud n’avait pas perdu un mot de tout cela.

« Ha ! ha ! s’écria-t-il en se croisant les bras et en s’enfonçant dans son siège, tandis que ses sourcils se soulevaient un peu. Pour le coup, Mme Flintwinch est une véritable pythonisse. Comment faut-il que nous interprétions cet oracle, vous et moi et ce vieil intrigant ? Il a dit que vous n’étiez pas ?… Et vous vous êtes fâchée pour lui imposer silence ! Qu’est-ce donc que vous n’étiez pas ? Qu’est-ce que vous n’êtes pas ? Racontez-nous un peu ça, madame ! »

Le sang-froid de Mme Clennam ne put résister à ces féroces plaisanteries et sa bouche fit un pli. Ses lèvres tremblèrent et s’entr’ouvrirent, malgré les efforts qu’elle faisait pour les tenir fermées.

« Voyons, chère madame ! Parlez donc ! Notre vieil intrigant disait que vous n’étiez pas… et vous l’avez arrêté… il allait dire que vous n’étiez pas quoi ? Je le sais déjà, mais je désire que vous me fassiez à votre tour une petite confidence. Eh bien, qu’est-ce donc que vous n’êtes pas ? »

Elle essaya encore de se contenir, mais en vain. Elle éclata tout à coup et s’écria impétueusement :

« Je ne suis pas la mère d’Arthur !

— Bon, dit Rigaud. Je vois que vous entendez raison. »

Cette explosion avait fait éclater en morceaux le masque d’impassibilité que Mme Clennam avait conservé jusqu’alors, et le feu qui avait couvé si longtemps se fit jour à travers tous ses pores. Elle continua avec la même impétuosité :

« Je veux raconter cette histoire moi-même ! Je ne veux pas l’entendre sortir de votre bouche avec la souillure de votre iniquité. Puisqu’il faut qu’on la connaisse, qu’elle apparaisse au moins sous le jour sous lequel je l’ai moi-même envisagée. Pas un mot de plus. Écoutez-moi !

— À moins que vous n’ayez encore plus d’opiniâtreté que je ne vous en connais, interrompit M. Flintwinch, vous ferez mieux de laisser M. Rigaud, M. Blandois ou M. Belzébuth raconter les choses à sa façon. Qu’est-ce que cela signifie, puisqu’il connaît tout ?

— Il ne connaît pas tout.

— Il connaît tout ce qu’il tient à connaître, riposta M. Flintwinch d’un ton de mauvaise humeur.

— Il ne me connaît pas, moi.

— Ah çà ! est-ce que vous vous figurez qu’il se soucie de vous connaître, femme pétrie d’orgueil que vous êtes ?

— Je vous répète, Flintwinch, que je veux parler. Je vous dis que, puisque les choses en sont arrivées là, je veux raconter moi-même comment tout s’est passé depuis le commencement jusqu’à la fin. Quoi donc ! N’aurais-je enduré, dans la solitude de cette chambre, tant de privations et une si longue captivité que pour me résigner après tout jusqu’à ne plus contempler mon image que dans un miroir comme celui-là ! Voyez-vous, entendez-vous cet homme ? Votre femme serait cent fois plus ingrate encore qu’elle ne l’est, et j’aurais mille fois moins d’espoir de l’engager à se taire, si l’on parvient à imposer silence à ce misérable, que je raconterais tout moi-même plutôt que d’endurer la souffrance d’en entendre le récit de sa bouche ! »

Rigaud recula un peu sa chaise, allongea les jambes et se tint, les bras croisés, en face de Mme Clennam.

« Vous ne savez pas ce que c’est, continua-t-elle en s’adressant à lui, que d’être élevé strictement et sévèrement. C’est ainsi que j’ai été élevée, moi. Ma jeunesse n’a pas été une jeunesse de gaieté frivole et de plaisirs coupables. J’ai grandi dans la retraite, la pénitence et la crainte. La corruption de nos cœurs, l’iniquité mondaine, la malédiction du péché originel, les terreurs qui nous entourent… tels furent les sujets de méditation offerts à ma jeunesse. Ce sont eux qui ont formé mon caractère et qui m’ont inspiré une sainte horreur du méchant. Lorsque le vieux M. Gilbert Clennam proposa à mon père de me donner pour époux son neveu orphelin, mon père m’assura que l’éducation de mon prétendu n’avait pas été moins stricte que la mienne. Il me dit qu’outre la discipline à laquelle il avait été soumis, il avait vécu dans une maison affamée, où la débauche et la dissipation étaient inconnues ; où chaque jour ramenait le même travail et les mêmes épreuves que la veille. Il ajouta que mon futur avait atteint l’âge d’homme longtemps avant que son oncle eût cessé de le traiter en enfant, et que, depuis qu’il était sorti de pension, la demeure de son oncle avait été pour lui un sanctuaire contre la contagion des profanes et des libertins. Il n’y avait pas un an que nous étions mariés, lorsque je découvris qu’à l’époque même où mon père me tenait ce langage, mon mari avait péché contre le Seigneur et m’avait outragée en me trahissant pour une créature coupable. Comment aurais-je pu douter que la Providence m’eût choisie pour châtier cette créature de perdition ? Devais-je oublier tout d’un coup… non pas mes propres griefs, car je n’étais qu’un instrument entre les mains du Seigneur… mais mon horreur du péché et la sainte guerre à laquelle on m’avait dressée contre l’impie ? »

Elle posa sa main vengeresse sur la montre qui se trouvait sur la table.

« Non ! N’oubliez pas. Alors, comme aujourd’hui, les initiales de ces paroles se trouvaient dans la double boîte de cette montre. J’étais destinée par le ciel à trouver cachée avec cette montre au fond d’un tiroir secret, la vieille lettre qui y faisait allusion, qui m’apprit en même temps ce qu’elles voulaient dire, par qui et pour qui elles avaient été brodées. Si le Seigneur ne m’avait pas choisie pour son instrument, je n’aurais pas fait cette découverte. N’oubliez pas. Ces mots me parlèrent comme une voix sortie d’un nuage irrité. N’oubliez pas le péché mortel, n’oubliez pas que vous avez été choisie pour découvrir et châtier ce crime. Je n’ai pas oublié. Sont-ce mes propres griefs que je me suis rappelés ? Je n’étais que l’humble servante du Seigneur. Quel pouvoir aurais-je jamais exercé sur les coupables, si le Seigneur ne me les eût pas livrés pieds et poings liés dans les entraves de leur péché ? »

Plus de quarante années avaient passé sur la tête grise de cette énergumène, depuis l’époque dont elle rappelait le souvenir : plus de quarante années de combats et de luttes contre le murmure qui s’élevait en elle, pour lui dire qu’elle était libre de donner d’autres noms à sa colère et à son orgueil vindicatifs, mais que l’éternité tout entière ne suffirait pas pour en changer la nature. Cependant, malgré ces quarante années révolues, malgré la présence de cette tête de Méduse qui la regardait en face, elle restait obstinée dans sa vieille impiété, elle continuait à renverser l’ordre de la création, en pétrissant à l’image de son argile impure l’image de son Créateur. En vérité, en vérité, je vous le dis, il y a des voyageurs qui ont rencontré de par le monde de monstrueuses idoles ; mais nul homme n’a vu des caricatures de la divinité plus téméraires, plus grossières, plus repoussantes que celles que nous autres, créatures formées de l’argile de la terre, nous fabriquons à la ressemblance de nos mauvaises passions.

« Lorsque j’eus obligé mon mari à me livrer le nom et l’adresse de la coupable, poursuivit Mme Clennam, toujours emportée par le torrent de son indignation et le besoin de se défendre, lorsque j’accusai cette femme, et qu’elle tomba à mes genoux en se voilant la face, lui ai-je parlé de ses torts envers moi ; les reproches dont je l’ai accablée, était-ce en mon nom ? Ceux qui dans le temps jadis ont été élus par le Seigneur pour se rendre auprès des mauvais rois et leur reprocher leur iniquité, n’étaient-ils pas les serviteurs de Dieu ? Et n’avais-je pas, moi, leur émule indigne, n’avais-je pas aussi un grand péché à dénoncer ? Lorsqu’elle me parla de sa jeunesse, de la dure et misérable existence qu’avait menée son complice (c’est ainsi qu’elle appelait la vertueuse éducation qu’il avait reçue), du simulacre sacrilège d’un mariage par lequel ils s’étaient secrètement engagés l’un à l’autre, des terreurs, de la misère, de la honte qui les avait atterrés l’un et l’autre, au moment où je fus choisie pour devenir l’instrument de la vengeance du Tout-Puissant, et de l’amour (elle a osé prononcer ce mot, en se traînant à mes pieds) avec lequel elle me l’avait cédé et abandonné, est-ce mon ennemie que j’ai foulée aux pieds, sont-ce les paroles de mon courroux à moi, qui l’ont fait pâlir et trembler ! Non, non, ce n’est pas à moi que revient la gloire d’une si juste expiation ! »

Il y avait bien des années que Mme Clennam n’avait eu le libre usage même de ses doigts ; mais on aurait pu remarquer qu’elle avait déjà plusieurs fois frappé la table avec son poing fermé, et qu’en prononçant ces dernières paroles elle avait levé son bras en l’air avec autant de facilité qu’autrefois.

« Et quelle preuve de repentir ai-je arrachée à cette femme perdue et dépravée ? moi, vindicative et implacable ! car il est possible que je le paraisse aux yeux de gens comme vous, qui n’avez pas vécu parmi les justes et ne connaissez d’autres commandements que ceux de Satan. Riez ! Flintwinch me connaît ; cela ne m’empêchera pas de me montrer telle que je suis, même devant vous et devant cette servante écervelée.

— Ajoutez : devant vous-même, madame, remarqua Rigaud. J’ai une vague idée que madame n’est pas fâchée surtout de se justifier à ses propres yeux.

— C’est faux ! cela n’est pas ! Je n’ai pas besoin de me justifier à mes propres yeux, s’écria Mme Clennam avec beaucoup d’énergie et de colère.

— Vraiment ? riposta Blandois. Ah !

— Quelle est l’œuvre de pénitence, je vous demande, que j’ai exigée de cette femme ? « Vous avez un enfant, lui dis-je, je n’en ai pas ; vous aimez cet enfant, donnez-le moi ; il se croira mon fils et il passera pour être à moi. Afin de vous épargner la honte d’un éclat, son père jurera de ne plus vous revoir, de ne pas correspondre avec vous. Afin d’empêcher son oncle de le déshériter et votre fils de devenir un mendiant, vous jurerez de ne jamais les revoir, de ne jamais leur écrire. À ces conditions, et lorsque vous aurez renoncé aux moyens d’existence que vous tenez de mon mari, je me charge de votre entretien. Vous laisserez ignorer le lien de votre retraite. Vous pourrez, si cela vous plaît, essayer de passer pour une honnête femme à tous les yeux, excepté aux miens… Voilà tout. » Elle a eu à sacrifier sa criminelle et honteuse passion : rien de plus. Elle a été libre, ensuite, de supporter en secret le fardeau de son crime et de mourir de chagrin ; d’échapper, grâce à une misère passagère (trop légère pour elle, à mon avis), à une souffrance éternelle en opérant son salut, s’il a plu au Seigneur de la toucher d’un rayon de sa grâce. Si je l’ai punie ici-bas, ne lui ai-je pas ouvert en même temps le chemin de la vie éternelle ? Si elle s’est vue poursuivie par une colère vengeresse et par des flammes dévorantes, est-ce moi qui les avais allumées ? Si je l’ai menacée, alors et plus tard, des terreurs qui devaient l’assaillir, est-ce donc moi qui les tenais dans ma main droite ? »

Elle retourna la montre sur la table, l’ouvrit et contempla, sans adoucir son regard, les lettres brodées à l’intérieur.

« Ils n’oublièrent ni l’un ni l’autre. Dieu a voulu que les péchés de ce genre ne s’oublient pas. Si la présence d’Arthur était un reproche vivant pour son père, si l’absence d’Arthur augmentait chaque jour les angoisses de sa mère, c’est la justice de Jehovah ! On pourrait tout aussi bien m’accuser de l’avoir rendue folle, parce que les remords ont fini par lui troubler le cerveau, et parce que l’ordonnateur de toutes choses a voulu qu’elle vécût ainsi de longues années. Encore je m’efforçai de sauver cet enfant prédestiné, qui semblait perdu et condamné d’avance ; de lui donner les apparences d’une naissance honnête, de l’élever dans la crainte et le tremblement, de l’habituer à une vie de contrition pour les péchés qui pesaient lourdement sur sa tête avant son entrée dans ce monde réprouvé. Était-ce là de la cruauté ? N’ai-je pas eu, au contraire, à souffrir dans ma personne des conséquences de cette faute dont j’étais innocente ? Le père d’Arthur et moi nous ne vivions pas plus éloignés l’un de l’autre, lorsqu’une moitié du globe nous séparais, que lorsque nous habitions tous les deux cette maison. Il est mort, et il m’a envoyé sa montre avec son : N’oubliez pas. Eh bien, je n’oublie pas, quoique je ne lise pas cette phrase avec les mêmes yeux que lui. J’y lis que j’étais choisie pour devenir l’instrument de leur punition. C’est là le sens que j’ai donné à ces paroles depuis que je les vois sur ma table ; je les lisais aussi distinctement et je leur donnais le même sens, lorsqu’elles étaient à des milliers de lieues d’ici. »

Tandis qu’elle prenait la boîte de la montre dans la main dont elle avait tout à coup retrouvé l’usage, sans paraître remarquer le moins du monde ce changement subit qui venait de s’opérer en elle, et qu’elle y fixait les yeux, comme pour défier ces lettres de l’émouvoir, Rigaud s’écria en faisant claquer ses doigts d’une façon méprisante :

« Allons, madame ! le temps presse. Allons, ma pieuse dame, dépêchons-nous, je sais tout ça, vous ne m’apprenez rien. Arrivons à l’argent volé, ou c’est moi qui raconterai la chose. Mort de ma vie, en voilà bien assez de votre jargon religieux. Arrivons à l’argent volé et vivement.

— Misérable ! répondit Mme Clennam, qui se cacha la tête dans les mains, par quelle fatale erreur de Jérémie, par quel oubli de sa part (car lui seul m’aide dans ces affaires et les connaît), par quelle résurrection des cendres d’un papier brûlé, ce codicille est-il tombé entre vos mains, c’est ce que j’ignore…

— Avec tout cela, interrompit Rigaud, vous avez beau dire, je n’en possède pas moins dans une bonne petite cachette à moi connue, cette addition laconique au testament de M. Gilbert Clennam, écrite de la main d’une dame ici présente avec sa signature et celle de notre vieil intrigant ! C’est comme cela, mon vieil intrigant, ma vieille marionnette au col tors ! Dépêchons-nous, madame. Encore une fois, le temps presse. Continuez si vous ne voulez pas que je termine ce récit intéressant !

— Non, je ne veux pas, répondit Mme Clennam, d’un ton encore plus résolu. Laissez-moi parler, car je ne veux pas me voir, je ne veux pas que les autres me voient dans le portrait menteur que vous voulez faire de moi. Vous, avec votre infâme expérience des prisons et des galères, vous voudriez faire croire que c’est l’argent qui m’a tentée. Mais non, ce n’était pas l’argent.

— Bah ! bah ! bah ! Je mets de côté, pour le moment, ma politesse et ma galanterie habituelles pour vous dire : Mensonge, mensonge, mensonge ! Vous savez que vous avez supprimé l’acte et gardé l’argent.

— Ce n’était pas pour l’argent, misérable !… (Mme Clennam fit comme un effort pour se lever et même, dans son énergie, elle parvint presque à se dresser sur ses pieds perclus)… Si Gilbert Clennam, réduit à un état d’imbécillité, s’est figuré, à son lit de mort, qu’il devait faire quelque chose pour une fille que son neveu avait aimée et qui s’était abandonnée à la tristesse et retirée du monde après avoir vu fouler au pied ce coupable amour… si dans un moment de faiblesse, Gilbert Clennam m’a dicté, à moi dont l’existence avait été empoisonnée par cette femme et qui avait été choisie pour apprendre de sa bouche le secret de sa honte, un codicille destiné à compenser des souffrances imméritées selon lui… est-ce la même chose d’avoir voulu anéantir cette injustice criante ou d’avoir eu l’idée de m’approprier par convoitise une simple somme d’argent… comme vous et vos camarades de prison vous en volez tous les jours au premier venu ?

— Le temps presse, madame. Prenez garde !

— Quand même cette maison brûlerait depuis la cave jusqu’au grenier, répondit la paralytique, j’y resterais sans bouger pour me justifier, pour empêcher qu’on ne dénature mes pieuses intentions en les comparant à celles d’un assassin et d’un voleur. »

Rigaud, d’un air de mépris, fit claquer ses doigts à la figure de Mme Clennam.

« Le vieil oncle a laissé mille livres sterling à la belle enfant que vous avez tuée à petit feu ; mille livres sterling à la plus jeune fille que le protecteur de cette belle enfant pourrait avoir à cinquante ans, ou (dans le cas où il n’en aurait pas), à la plus jeune fille de son frère, en souvenir de la protection désintéressée qu’il aurait donnée à une jeune orpheline délaissée. Total deux mille livres sterling. Quoi ! n’en viendrons-nous jamais à l’argent ?

— Ce protecteur… » reprit Mme Clennam avec beaucoup de véhémence. »

Rigaud l’interrompit aussitôt :

« Je veux des noms. Donnez-lui son nom. Appelez-le Frédéric Dorrit. Plus de faux-fuyants !

— C’est ce Frédéric Dorrit qui a été la cause de tout. Si ce n’avait pas été un amateur de musique ; si, aux jours de sa jeunesse et de sa prospérité, il n’avait pas tenu maison ouverte où des chanteurs, des comédiens et autres enfants de Baal tournaient le dos à la lumière et la face vers les ténèbres, peut-être cette jeune fille ne serait-elle pas sortie de son humble position pour se précipiter dans le gouffre de l’iniquité. Mais non, voilà que ce Frederic Dorrit, cédant aux inspirations de Satan, se regarde comme un homme de goûts louables et innocents. Il croit faire une bonne action. Il se dit : voilà une jeune fille douée d’une jolie voix, et il lui fait enseigner la musique pour qu’elle devienne une chanteuse. Puis le père d’Arthur, qui, au milieu même des âpres et rudes sentiers de la vertu, a toujours eu un faible pour ces embûches maudites qu’on nomme les arts, l’a rencontrée. Voilà comment, par l’entremise de ce Frédéric Dorrit, une méchante orpheline, dont on voulait faire une comédienne, prévaut sur moi ! Voilà comment je suis trahie et humiliée !… Non pas moi, je me trompe, reprit-elle vivement, tandis que le rouge lui montait au visage : qu’importent les griefs d’une pécheresse infinie ? Je n’ai jamais songé qu’aux offenses commises contre le Seigneur. »

Jérémie Flintwinch, qui, peu à peu, s’était avancé de guingois vers le canapé, et se trouvait à côté de Mme Clennam sans qu’elle se fût aperçue de son approche, fit une grimace de dénégation très-marquée en entendant cette dernière assertion ; ses longues guêtres parurent même s’agiter comme si les paroles de son associée eussent été autant d’épingles qu’on lui enfonçait dans les mollets.

« Enfin, continua Mme Clennam… (car je touche à la fin de cette histoire dont je ne parlerai plus, dont je ne veux pas que vous parliez davantage, et il ne s’agira plus que de délibérer pour savoir si on doit ou non l’ébruiter)… enfin, lorsque je supprimai ce codicille à la connaissance du père d’Arthur…

— Mais pas avec son consentement, vous savez, interrompit le sieur Flintwinch.

— Ai-je dit avec son consentement ?… (Mme Clennam qui avait tressailli en trouvant Jérémie si près d’elle, se recula un peu et le regarda avec une méfiance croissante). Vous avez assez souvent servi d’ambassadeur entre nous, lorsque le père d’Arthur voulait me faire publier ce codicille, ce que j’ai toujours refusé de faire, pour avoir le droit de me contredire, si j’avais parlé de son consentement. Je dis que, lorsque je supprimai ce document, je ne fis aucune tentative pour le détruire. Je le gardai ici, dans cette maison, pendant bien des années. Comme le reste de la fortune de l’oncle Gilbert revenait au père d’Arthur, je pouvais à un moment donné, remettre les deux sommes aux héritiers en feignant d’avoir trouvé ce papier par hasard. Mais outre qu’il m’aurait fallu soutenir cette feinte par un mensonge direct (ce qui eût été une grande responsabilité), je n’ai vu aucun nouveau motif, durant la longue épreuve que j’ai subie dans cette chambre, pour divulguer ce que j’avais caché jusqu’à ce jour. C’eût été récompenser le péché que d’obéir aux mauvaises inspirations d’un moment de délire. J’ai accompli la mission dont j’étais chargée, et j’ai souffert, entre les quatre murs de cette salle ce qu’il a plu au Seigneur de me faire souffrir. Lorsque le codicille eut été enfin détruit… à ce que je crus du moins… en ma présence, la protégée de M. Frédéric Dorrit était déjà morte depuis longtemps, et il y avait longtemps aussi que le protecteur avait eu le sort qu’il méritait : il était ruiné et imbécile. Il n’avait pas d’enfants. J’avais découvert qu’il avait une nièce avant cette époque, et ce que j’ai fait pour elle valait beaucoup mieux qu’une somme d’argent dont elle n’aurait pas profité… (Mme Clennam ajouta, après un moment de silence, comme si elle s’adressait à la montre)… Cette jeune fille était innocente, et peut-être n’aurais-je pas oublié de lui abandonner l’argent à ma mort. »

Elle se tut, sans cesser de contempler la montre.

« Vous rappellerai-je un petit épisode de cette histoire, chère et digne madame, demanda Rigaud. Le codicille se trouvait encore dans cette maison le soir où votre ami, le prisonnier, que je porte dans mon cœur, est revenu de l’étranger. Vous raconterai autre chose ? Le petit oiseau chanteur, dont vous avez coupé les ailes, a été retenu bien longtemps en cage par un gardien de votre choix, que ce vieil intrigant-là connaît fort bien. Prierons-nous le vieil intrigant d’être assez bon pour nous dire quand il a vu ce gardien pour la dernière fois ?

— Je le dirai, moi ! s’écria Mme Jérémie, retirant encore une fois le tablier de sa bouche… Jérémie, si tu fais un pas, je vais crier à me faire entendre d’ici à l’autre côté de la Tamise ! L’individu que cet homme a vu est le frère jumeau de Jérémie ; il est venu chez nous, au milieu de la nuit, le soir où Arthur a couché ici, et Jérémie, en personne, lui a remis ce papier avec je ne sais quoi encore ; et l’autre a tout emporté dans une boîte de fer… Au secours ! au secours ! au meurtre ! sauvez-moi de Jéré… mi… e ! »

Le sieur Flintwinch s’était élancé pour administrer, coûte que coûte, une dose à sa tendre moitié ; mais Rigaud l’avait saisi à mi-chemin. Après avoir lutté un instant, Jérémie n’eut rien de mieux à faire que de se tenir tranquille et de fourrer ses mains dans ses poches.

« Quoi ! s’écria Rigaud d’un ton railleur, en le faisant reculer à coups de coude. Attaquer ainsi une dame qui a tant de talent pour les rêves ! Ha, ha, ha ! mais vous ne savez donc pas qu’elle vous rapportera son pesant d’or si vous la montrez pour de l’argent. Tous ses rêves se réalisent ! Ha, ha, ha ! Vous ressemblez tant à votre gracieux frère, mon petit Flintwinch ! Je crois encore le voir tel que je l’ai connu, la première fois que je lui ai servi d’interprète auprès de son hôte, au cabaret des Trois-Billards, dans une de ces petites rues bordées de maisons à six étages, près du quai de l’Entrepôt, à Anvers ! Ah ! en voilà un qui buvait comme un homme ! En voilà un qui fumait comme un homme ! En voilà un qui avait en garni un joli petit appartement de garçon, au cinquième, au-dessus du marchand de charbon, des modistes, du fabricant de chaises et du tonnelier, où je l’ai connu ensuite faisant douze petits sommes par jour, entremêlés de cognac et de tabac, avec un petit accès d’ivresse tous les soirs, jusqu’au jour où il est remonté au ciel. Ha, ha, ha ! qu’importe maintenant la façon dont je me suis procuré les papiers que renfermait la boîte de fer ? Peut-être me les a-t-il confiés pour vous les remettre ; peut-être la vue d’un coffret fermé à clef a-t-elle piqué ma curiosité, et m’a-t-elle fait forcer la boîte. Ha, ha, ha ! qu’importe tout cela, pourvu que j’aie les papiers en lieu sûr ? Ce n’est pas comme si nous étions ici un tas de bégueules, mon Flintwinch. Il n’y a pas de bégueules ici, n’est-ce pas, chère madame ? »

Reculant devant lui, et lui rendant ses coups de coude de mauvaise humeur, le sieur Flintwinch regagna son coin, où il se tint les mains dans les poches, reprenant haleine, et répondant avec impudence au regard étonné de Mme Clennam.

« Ah, ah ! qu’est-ce que cela veut dire ? reprit Rigaud, qui les observait. Il paraîtrait que vous ne vous connaissez pas encore, mes petits associés ? Permettez-moi, chère madame Clennam, vous qui supprimez les testaments, de vous présenter M. Flintwinch, qui les restaure à son profit. »

Jérémie, retirant une de ses mains de sa poche pour se caresser la mâchoire, avança d’un pas ou deux, sans cesser de se gratter le menton, et les yeux toujours fixés sur Mme Clennam.

« Oh ! je sais bien ce que vous voulez dire, en ouvrant comme ça de grands yeux ; mais c’est peine perdue, car vous ne me ferez pas peur. Voilà je ne sais combien d’années que je vous dis que vous êtes la femme la plus têtue et la plus opiniâtre qui soit au monde, et vous n’êtes pas autre chose. Vous allez répétant toujours que vous n’êtes qu’une humble pécheresse, mais vous avez, au contraire, un amour-propre du diable. Voilà votre caractère. Je vous ai répété mille et mille fois, quand nous avons eu des mots ensemble, que vous vouliez que tout le monde vous cédât, mais que vous ne me feriez pas céder ; que vous vouliez manger les gens tout crus, mais que je ne me laisserais pas manger tout cru. Pourquoi n’avez-vous pas détruit le papier la première fois que vous avez mis la main dessus ? Je vous avais conseillé de le faire ; mais non, vous vous moquez pas mal des conseils qu’on vous donne. Vous avez tenu à le garder. Ah ! c’était, dites-vous, pour l’exécuter plus tard, si l’envie vous en prenait. Oui. Je t’en moque ! avec ça que je ne vous connais pas ! Plus souvent que, avec votre orgueil, vous auriez couru le risque d’être soupçonnée d’avoir caché ce codicille. Mais voilà comme vous cherchiez à vous tromper vous-même. C’est comme lorsque vous voulez nous faire accroire que, si vous vous êtes vengée, comme vous l’avez fait, ce n’est pas parce que vous êtes une méchante femme, irritable, passionnée, rancunière et implacable, mais parce que votre Seigneur vous a choisie pour sa servante et son ministre, et vous a donné une mission. Qui diable êtes-vous pour qu’il vous donne une mission pareille ? Tout ça, c’est peut-être de la religion pour vous, mais, pour moi, ce n’est que de la blague. Et pour vous dire tout ce que j’ai sur le cœur pendant que j’y suis, continua le sieur Flintwinch, qui se croisa les bras, comme s’il posait pour la statue d’un traître de mélodrame, voilà longtemps… voilà quarante ans… que vous me crucifiez, avec vos grands airs, moi qui vous connais comme ma poche ; comme si je n’étais qu’un zéro en chiffre à côté de vous. Je vous admire, c’est vrai ; vous êtes une femme de tête et de talent ; mais la plus forte tête et le plus grand talent du monde ne peuvent pas vous crucifier un homme toute la journée pendant quarante ans, sans que la peau lui démange. Vous pouvez donc me faire vos grands yeux tant que vous voudrez, je m’en soucie comme de cela. Maintenant, j’arrive au codicille. Écoutez-moi bien. Vous l’avez caché quelque part, dans un endroit que personne que vous ne connaissait ; vous étiez une femme active, dans ce temps-là, et si vous aviez voulu ravoir le papier, vous n’auriez eu qu’à aller le prendre. Mais, voilà qu’un beau jour, vous êtes frappée de paralysie, et si vous avez besoin du papier, vous ne pouvez plus aller le chercher. Il reste donc pendant de longues années dans sa cachette. Enfin, lorsque nous nous attendons chaque jour à voir revenir Arthur, et qu’il est impossible de savoir s’il ne s’amusera pas à fureter dans tous les coins de la maison, je vous recommande mille et mille fois, puisque vous ne pouvez pas aller chercher le papier, de me dire où il est, afin que nous puissions le brûler. Mais non… vous savez seule où le trouver et c’est encore un moyen de me dominer. Vous avez beau chanter votre humilité sur tous les tons, moi je prétends que votre appétit pour la domination fait de vous un Lucifer femelle ! Donc, un dimanche soir, Arthur revient. Il n’y avait pas dix minutes qu’il était dans cette chambre qu’il se met à parler de la montre de son père. Vous devinez fort bien que le N’oubliez pas, au moment où son père vous a renvoyé la montre, voulait dire, puisque le reste de l’histoire était fini depuis longtemps : N’oubliez pas la suppression du codicille… Une restitution, allons donc !… Les façons d’Arthur vous effrayent un peu et vous vous dites, après tout, qu’il faut brûler le papier. De sorte qu’avant que cette péronnelle, cette Jézabel… (le sieur Flintwinch montra les dents à sa femme)… vous ait mise au lit, vous me dites enfin où vous avez caché le papier, parmi les vieux registres entassés dans les caves, où Arthur lui-même est allé fureter le lendemain matin. Mais il ne faut pas songer à le brûler un dimanche… Oh ! non, vous êtes d’une piété trop scrupuleuse pour cela ; attendons jusqu’à minuit, attendons jusqu’au lundi. C’était encore une manière de m’avaler tout cru. Ma foi ! je n’y tiens plus. Dans ma mauvaise humeur, comme je ne suis pas tout à fait d’une piété aussi scrupuleuse que vous, j’examine le document sans attendre que minuit ait sonné, afin de m’en rafraîchir un peu la mémoire. Je plie un autre vieux papier jauni que j’ai trouvé dans la cave, de façon à le faire ressembler au codicille… et plus tard, quand lundi matin est arrivé et que vous m’obligez à la lueur de votre lampe à marcher à reculons de votre lit à cette cheminée pour mieux épier mes mouvements, je fais un petit tour de passe-passe et je brûle mon fac-similé… à votre grande satisfaction. Mon frère Éphraïm, dont la profession était de garder les aliénés (Pourquoi ne s’est-il pas gardé lui-même avec la camisole de force !) avait eu bien des pratiques depuis celle que vous lui aviez procurée et qui l’a occupé si longtemps ; mais ses affaires n’avaient pas prospéré. Sa femme était morte (le malheur n’est pas grand : si la mienne pouvait prendre le même chemin, elle m’obligerait) ; il avait fait des spéculations hasardeuses sur quelques aliénés, on le poursuivait pour avoir rôti un peu trop fort un fou qu’il voulait rappeler à la raison, et il se trouvait endetté. Il quittait le pays avec ce qu’il avait pu ramasser de son côté, et une petite somme que je lui donnais du mien. Il était justement ici de très-bonne heure le lundi en question, attendant la marée ; bref, il allait s’embarquer pour Anvers, où… (si je ne craignais pas de blesser vos chastes oreilles, je dirais : que le diable l’emporte !…) il a fait connaissance de monsieur. Il venait de loin, et j’ai cru longtemps qu’il tombait de sommeil, mais je vois bien maintenant qu’il était ivre. Lorsque sa femme et lui avaient eu à garder la mère d’Arthur, la folle passait presque tout son temps à écrire… principalement des lettres de confession et des prières qu’elle vous adressait pour vous demander grâce. Mon frère m’avait de temps à autre remis ces lettres. J’ai cru que je ferais aussi bien de les garder moi-même que de vous les donner, car vous les auriez mangées toutes crues comme le reste… de façon que je les ai mises dans un coffret afin de les lire quand l’envie m’en prendrait. Convaincu, à l’arrivée d’Arthur, qu’il ne serait pas prudent de conserver le codicille dans la maison, je le mis dans ce même coffret qui fermait au moyen de deux serrures, je le confiai à mon frère, qui devait l’emporter et me le garder jusqu’au jour où je lui écrirais pour le redemander. C’est ce que j’ai fait plusieurs fois, mais pas de réponse. Je ne savais trop que penser, lorsque ce monsieur nous honora de sa première visite. Je commençai naturellement à deviner ce qui en était et je n’ai pas besoin qu’il me le dise pour savoir comment il a puisé ses renseignements dans mes papiers et dans le vôtre, ainsi que dans le bavardage de mon ivrogne, de mon fumeur de frère, entre une pipe et un petit verre. (Ah ! si on avait pu seulement lui mettre un bâillon comme celui qu’il mettait aux autres !) Maintenant, femme têtue que vous êtes, je n’ai plus que deux mots à vous dire. Les voici. Je n’étais pas encore bien décidé à me servir ou à ne pas me servir du codicille pour vous tourmenter. Je crois pourtant que je me serais contenté de savoir que j’avais été plus habile que vous, et que je pouvais vous faire baisser pavillon quand bon me semblerait. Dans l’état actuel de nos affaires, voilà toute l’explication que j’ai à vous offrir pour le moment : d’ici à vingt-quatre heures, vous saurez le reste. Vous ferez donc tout aussi bien, dit le sieur Flintwinch, qui termina son discours par un tour de vis, de garder vos grands yeux pour un autre, car je vous préviens qu’ils ne font aucun effet sur moi. »

Mme Clennam détourna lentement les yeux dès que Jérémie eut cessé de parler, et se pressa le front dans la main gauche. L’autre main resta appuyée sur la table, et on put voir encore en elle ce mouvement étrange qu’elle avait déjà fait comme pour se lever, tandis qu’elle disait à Blandois :

« Personne ne vous donnera de cette boîte un prix aussi élevé que moi. Ce secret ne vous rapportera jamais autant si vous le vendez à un autre que si vous me le vendez à moi. Mais je ne puis disposer en ce moment de la somme que vous m’avez demandée. Les affaires de notre maison n’ont pas prospéré. Combien voulez-vous maintenant, combien plus tard, et quelle garantie me donnerez-vous de votre discrétion ?

— Mon ange, répondit Rigaud, je vous ai dit combien je voulais, et le temps presse. Avant de venir ici, j’ai transcrit les plus importants de ces papiers, et j’en ai déposé copie entre les mains d’un tiers. Différez encore jusqu’au moment où la grille de la prison de la Maréchaussée sera fermée pour la nuit, et il sera trop tard pour traiter. Le prisonnier les aura lues. »

Mme Clennam porta de nouveau les deux mains à sa tête, poussa un cri et se dressa sur ses pieds. Elle vacilla un instant comme si elle allait tomber ; puis elle se tint debout devant Rigaud.

« Expliquez-vous ! Expliquez-vous ! misérable ! »

Devant ce fantôme roidi d’une femme qui, depuis tant d’années, n’avait pas pu se redresser, Rigaud recula et baissa la voix. On eût dit que les trois témoins de cette scène assistaient à la résurrection d’une morte.

« Mlle Dorrit, répliqua Rigaud, la petite nièce de M. Frédéric Dorrit, que j’ai connue en Suisse et en Italie, est attachée au prisonnier. Mlle Dorrit veille en ce moment au chevet du prisonnier malade. En venant ici, j’ai, de ma propre main, remis pour elle au guichetier de la prison un paquet accompagné d’une lettre où je lui dis ce qu’elle doit faire dans l’intérêt de son ami Arthur Clennam… (elle fera tout ce qu’on voudra pour lui rendre service)… Elle doit rendre le paquet, sans le décacheter, dans le cas où on viendrait le réclamer ce soir avant la fermeture de la prison. Si personne ne vient le réclamer avant que la cloche ait sonné, elle doit le donner au détenu. Le paquet renferme un double qu’Arthur Clennam doit remettre à Mlle Dorrit. Vous figurez-vous que je me serais aventuré parmi vous sans être sûr que mon secret me survivrait ? Croyez-vous encore que le secret ne me rapportera pas ailleurs ce qu’il doit me rapporter ici ? Hein, madame ? Ce n’est pas vous qui marchanderez et ferez le prix que la petite nièce me donnera… dans l’intérêt d’Arthur Clennam… pour étouffer cette histoire. Je vous répète encore une fois que le temps presse. Dès que la cloche aura sonné, le paquet ne sera plus à vendre. C’est la petite nièce qui l’aura acheté ! »

Il se fit encore en elle une sorte de lutte, puis elle courut à une armoire dont elle ouvrit violemment la porte pour y prendre un capuchon ou un châle dont elle se couvrit la tête.

La vieille servante, qui l’avait suivie des yeux avec terreur, s’élança au milieu de la chambre, saisit sa maîtresse par le pan de la robe et se jeta à ses genoux :

« Restez ! restez ! Que faites-vous ! Où allez-vous ? Vous êtes une femme terrible ; mais je ne vous garde pas rancune. Je ne puis rien faire pour ce pauvre Arthur, je le vois bien maintenant, et vous ne devez plus vous méfier de moi. Je garderai le secret. Restez, ou vous allez tomber roide morte dans la rue. Si c’est cette pauvre folle que l’on cache ici, promettez-moi seulement de m’en confier la garde et le soin. Je ne demande que cela, et vous pouvez compter sur moi. »

Mme Clennam demeura un instant immobile, malgré sa précipitation, et répondit d’un ton surpris :

« Si c’est elle que l’on cache ici ? Mais il y a plus de vingt ans qu’elle est morte ! Demandez à Flintwinch… demandez à cet homme. Ils vous diront tous les deux qu’elle est morte le jour où Arthur est parti pour la Chine.

— Tant pis alors ! s’écria la vieille servante, qui trembla de tous ses membres ; car elle hante la maison. Qui donc, si ce n’est elle, rôde partout ici et fait des signaux mystérieux en laissant tomber tout doucement des poignées de fine poussière ? Qui donc va et vient en traçant de longs zigzags sur les murs, lorsque nous sommes couchés ? Qui donc se tient si souvent derrière les portes pour nous empêcher de les ouvrir ? Restez… restez ! maîtresse, vous allez tomber roide morte dans la rue si vous sortez ! »

La maîtresse d’Affery se contenta de dégager le pan de sa robe des mains suppliantes qui cherchaient à la retenir, et, après avoir dit à Rigaud : « Attendez-moi ici ! » elle sortit en courant.

De la fenêtre ils la virent qui traversait la cour d’un air effaré et passait dans la rue.

Pendant quelques minutes ils demeurèrent immobiles. Affery fut la première à secouer cette torpeur ; elle se précipita hors de la chambre en se tordant les mains, et se mit à la poursuite de sa maîtresse. Puis Jérémie Flintwinch s’avança lentement et à reculons vers la porte, une main dans sa poche et l’autre à son menton, et disparut comme un serpent qui se tord, sans prononcer une seule parole.

Rigaud, resté seul, s’allongea sur le siège de la croisée ouverte, dans l’attitude qu’il affectionnait quand il était dans la prison de Marseille. Posant à côté de lui sa provision de cigarettes et son briquet, il se mit à fumer.

« Pouf ! fit-il, cette vieille maison est aussi triste que la satanée prison de là-bas. Il fait plus chaud ici ; mais c’est presque aussi lugubre. Que je l’attende ici ! Certainement que je l’attendrai. Mais où diable est-elle allée et combien de temps va-t-elle rester dehors ? N’importe, Rigaud-Lagnier-Blandois, mon ami, tu vas avoir ton argent. Tu vas t’enrichir. Tu as vécu en gentilhomme, tu mourras en gentilhomme. Tu triomphes, mon garçon ; mais il est dans ton caractère de triompher ! Pouf ! »

Dans la joie de son triomphe, la moustache du gentilhomme se releva et son nez s’abaissa, tandis qu’il contemplait avec une satisfaction toute particulière une grosse poutre qui se trouvait au-dessus de sa tête.