La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 28

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 292-310).


CHAPITRE XXVIII.

Nouvelle apparition dans la Maréchaussée.


L’opinion de la communauté en dehors de la prison ne devint pas plus favorable à Clennam de jour en jour, et il ne se fit pas non plus d’amis dans la communauté des détenus. Trop abattu pour se mêler au troupeau de prisonniers qui se rassemblaient dans la cour afin d’oublier ensemble leurs peines ; trop réservé et trop malheureux pour prendre part aux pauvres régals de la taverne, il restait enfermé dans sa chambre et on se défiait de lui. Les uns disaient qu’il était trop fier ; d’autres déclaraient qu’il était maussade et taciturne ; d’autres le méprisaient comme un être sans courage qui se laissait écraser sous le poids de ses dettes. La communauté tout entière semblait l’éviter à cause de ces divers griefs, mais surtout pour le dernier qui impliquait une sorte de trahison domestique. Bientôt il s’abandonna tellement à sa solitude qu’il attendait, pour se promener, que les détenus rassemblés au café eussent laissé la cour en possession des femmes et des enfants.

La captivité ne tarda pas à agir sur lui. Il se sentait devenir désœuvré et indolent. Grâce à la connaissance qu’il avait acquise, dans cette chambre même, des influences délétères de la prison, il s’effraya de ces premiers symptômes. Évitant autant que possible le regard des autres hommes, évitant de s’interroger lui-même, il commença à changer très-rapidement. Le premier venu se serait aperçu tout de suite que l’ombre des murs de la prison s’épaississait déjà sur son esprit affaissé.

Un jour (il y avait environ deux mois et demi qu’il était là), tandis qu’il lisait, sans parvenir à soustraire à l’influence de la Maréchaussée même les personnages imaginaires de son livre, il entendit qu’on s’arrêtait à sa porte et qu’on frappait. Il se leva pour aller ouvrir, et une voix aimable l’accueillit d’un :

« Comment vous portez-vous, monsieur Clennam ? J’espère que ma visite ne vous importune pas ? »

C’était le brillant Mollusque attaché au secrétariat. Le jeune Ferdinand paraissait meilleur enfant et plus aimable que jamais, bien qu’il eût un air de gaieté et de liberté singulièrement déplacé dans cette misérable prison.

« Vous êtes surpris de me voir, monsieur Clennam ? dit-il en prenant le siège qu’Arthur venait de lui offrir.

— Très-surpris, je l’avoue.

— Mais pas désagréablement, je l’espère ?

— Il s’en faut de beaucoup.

— À la bonne heure. Franchement, continua le séduisant Mollusque, j’ai été très-fâché que vous pussiez vous trouver dans la nécessité de faire ici une retraite temporaire, et j’espère (ceci soit dit entre nous, de gentleman à gentleman) que nous n’y sommes pour rien, nous autres ?

— Vous autres ?

— Oui, nous tous au bureau des Circonlocutions.

— Je n’ai pas le moindre droit d’accuser de mes revers cet établissement remarquable.

— Ma parole d’honneur, dit avec vivacité le petit Mollusque, j’en suis enchanté. Je suis charmé de vous entendre faire cette déclaration. J’aurais vraiment été désolé que nous fussions pour quelque chose dans votre embarras actuel. »

Clennam assura de nouveau qu’il acquittait les agents des Circonlocutions de toute responsabilité.

« Tant mieux. Je suis heureux de l’apprendre. Je craignais au fond que nous n’eussions contribué à vous amener ici, car il faut bien avouer que nous avons parfois le malheur de réduire les gens à des extrémités de ce genre. Ce n’est pas que nous ayons la moindre idée de les y réduire, mais si les gens tiennent absolument à venir s’empêtrer chez nous… ma foi, ce n’est pas notre faute.

— Sans partager entièrement votre avis à cet égard, répondit tristement Arthur, je vous remercie de l’intérêt que vous me témoignez.

— Non, mais là, vraiment ! Je vous assure, reprit ce sans gêne de petit Mollusque, que nous sommes les êtres les plus inoffensifs du monde. Vous me direz que notre institution n’est qu’une mauvaise plaisanterie. Je ne prétends pas le contraire ; mais elle n’a pas été créée et mise au monde pour autre chose : elle ne fait donc que remplir son mandat. Vous comprenez ?

— Du tout ; je ne comprends pas.

— C’est que vous n’envisagez pas la question à son véritable point de vue, et c’est là le point essentiel. Le véritable point de vue c’est que tout ce que nous demandons au public, c’est qu’il nous laisse tranquilles ; trouvez-moi une administration qui puisse en dire autant.

— Oui, mais êtes-vous nommés là pour qu’on vous laisse tranquilles ?

— Vous avez mis le doigt dessus, répliqua Ferdinand. On n’a jamais eu d’autre but en vue. Notre ministère n’est là que pour qu’on laisse tout tranquille. C’est là le fin mot. Sans doute il y a certaines formalités à remplir, car il faut bien faire semblant d’avoir autre chose à faire ; mais ce n’est qu’une frime. Quant aux formalités, nous ne les ménageons pas, Dieu merci ! voyez plutôt toutes les formalités par lesquelles vous avez déjà passé, sans en être plus avancé.

— Pour cela, c’est vrai ! répondit Clennam.

— Eh bien, envisagez la question à son véritable point de vue, et vous verrez que… nous remplissons officiellement et consciencieusement notre mission, c’est une partie de cricket sur une petite échelle. Il y a là une armée de joueurs qui cherchent toujours à envoyer la balle aux diverses administrations du service public, et nous, nous sommes là pour arrêter la balle au passage. »

Clennam demanda ce que devenaient les joueurs ?

L’évaporé petit Mollusque répondit qu’ils se fatiguaient, qu’ils n’en pouvaient plus, que les balles qu’on leur renvoyait finissaient par leur casser bras et jambes, ou par leur briser l’échine, et qu’alors ils s’en allaient clopin-clopant, abandonnant la partie pour voir s’ils ne pouvaient pas s’amuser ailleurs.

« Et voilà pourquoi, poursuivit-il, je me félicite encore une fois de ce que nous n’avons pas contribué à vous faire occuper ici un logement provisoire. Le contraire n’aurait rien de bien étonnant, car il faut bien reconnaître que nous avons la main malheureuse avec ceux qui s’obstinent à ne pas nous laisser tranquilles. Monsieur Clennam, je suis d’une entière franchise avec vous. Je sais qu’on peut avoir confiance en vous. Je vous ai parlé sans détour dès la première fois que je vous ai rencontré, lorsque j’ai vu que vous alliez vous donner le tort de ne pas nous laisser tranquilles. Au premier abord, j’ai reconnu que vous étiez inexpérimenté et impétueux, que vous aviez… j’espère que vous ne m’en voudrez pas si j’ajoute : … par trop de simplicité ?…

— Allez toujours, je ne vous en veux pas du tout.

— Que vous aviez par trop de simplicité. Je pensai donc que ce serait grand dommage de vous laisser fourvoyer, et je suis allé jusqu’à vous insinuer (ce qui n’était pas du tout dans mon rôle officiel, mais je ne suis jamais officiel quand je peux faire autrement), qu’à votre place je chercherais un passe-temps plus récréatif. Vous n’avez pas voulu me croire et vous avez mieux aimé continuer de vous ennuyer à tout cela. Une autre fois, croyez-moi, et ne recommencez plus.

— Il n’est guère probable que j’aie l’occasion de recommencer.

— Oh que si ! Vous sortirez d’ici. Tout le monde sort d’ici. Il y a mille moyens de sortir d’ici. Seulement ne revenez pas chez nous. C’est là le second but de me visite. Je vous en prie, ne remettez plus les pieds dans nos bureaux. Ma parole d’honneur, continua Ferdinand d’un ton plein de confiance et d’intérêt, je ne peux pas vous dire combien je serais vexé de voir que vous ne profitassiez pas de votre expérience passée pour vous épargner l’ennui de perdre votre temps avec nous.

— Et l’invention ?

— Mon cher, répliqua Ferdinand, excusez ma franchise ; mais je vous assure que personne ne se soucie de connaître votre invention, personne ne donnerait deux sous pour la connaître.

— Personne dans vos bureaux, c’est possible.

— Dans nos bureaux ni ailleurs. C’est le sort de toute invention nouvelle ; il n’y a personne qui ne se plaise à la tourner en ridicule. Vous ne vous figurez pas combien le monde tient à ce qu’on le laisse tranquille. Vous ne sauriez vous imaginer combien le génie de la nation… (veuillez excuser la tournure parlementaire de cette locution pour laquelle je vous demande grâce), combien le génie de la nation aime qu’on le laisse tranquille… Croyez-moi, monsieur Clennam, poursuivit le pétulant petit Mollusque de son ton le plus enjoué, le bureau des Circonlocutions n’est pas un de ces méchants géants contre lesquels il faut aller briser une lance ; c’est tout simplement un moulin qui broye une immense quantité de menue paille en se tournant au vent de l’opinion publique.

— Je serais bien fâché de le croire, ce serait malheureux pour tout le monde.

— Comment pouvez-vous dire cela ! Mais c’est tout le contraire. Il faut au monde de mauvaises plaisanteries, nous aimons tous les mauvaises plaisanteries : nous ne pourrions pas nous en passer. Avec quelques mauvaises plaisanteries et des coulisses bien graissées, tout va comme sur des roulettes… pourvu qu’on laisse tout tranquille. »

Après cette charmante profession de foi que les Mollusques dissimulaient sous une foule de mots d’ordre auxquels nul d’entre eux ne croyait, le chef de la nouvelle génération administrative se leva pour prendre congé. On ne pouvait rien voir de plus agréable que ses façons franches et courtoises, ni de mieux adapté aux circonstances particulières de sa visite que les airs élégants de ce gentleman accompli.

« Est-il permis de vous demander (dit-il, tandis que Clennam, sensible à la candeur et à la bonhomie de son hôte, lui donnait une poignée de main) s’il est vrai que feu Merdle, notre regretté collègue de la Chambre des communes, soit pour quelque chose dans le désagrément passager que vous subissez ici ?

— Je suis une des nombreuses dupes qu’il a ruinées. Oui.

— Il faut qu’il ait été joliment habile, » remarqua Ferdinand Mollusque.

Comme Arthur ne se sentait guère disposé à faire le panégyrique du défunt, il garda le silence.

« Une fichue canaille, s’entend, reprit l’autre ; mais terriblement habile ! C’est une justice à lui rendre. Comme il vous jetait de la poudre aux yeux ! comme il connaissait bien son monde ! comme il vous mettait dedans ! L’adroit escamoteur ! (Et on voyait qu’au fond le petit Mollusque éprouvait une admiration réelle pour le défunt.)

— J’espère, répondit Arthur, que la fin de cet intrigant et le tour qu’il a joué à ses dupes serviront de leçon aux autres.

— Mon cher monsieur Clennam, répliqua Ferdinand en riant, seriez-vous vraiment assez naïf pour entretenir un pareil espoir ? Mais le premier escroc venu qui aura le talent et les dispositions de M. Merdle réussira aussi bien que lui. Excusez-moi, mais vous avez l’air de ne pas savoir que les hommes sont comme les abeilles qui accourent dès qu’elles entendent battre la grosse caisse sur un vieux chaudron de fer-blanc. C’est là tout le secret de l’art de gouverner les hommes. Il ne s’agit que de réussir à leur persuader que le chaudron est fabriqué avec des métaux précieux ; c’est là tout le mystère ; notre regretté collègue et consorts n’ont pas eu d’autre recette. Sans doute, on pourrait trouver çà et là, ajouta poliment Ferdinand, des cas exceptionnels où des gens ont été trompés par d’autres raisons qui leur paraissaient excellentes : je pourrais en citer un exemple sans aller bien loin, mais l’exception ne fait que confirmer la règle. Allons ! bonjour ! J’espère que lorsque j’aurai le plaisir de vous revoir, le soleil aura dissipé ce nuage éphémère. Ne faites pas un pas de plus, je vous en prie. Je connais parfaitement le chemin. Bonjour ! »

Sur ce, le meilleur et le plus élégant des Mollusques descendit l’escalier, traversa la loge en fredonnant un air d’opéra, remonta à cheval dans la cour extérieure pour aller rejoindre son noble parent, qui l’attendait pour lui fournir quelques renseignements dont il avait besoin afin de répondre victorieusement à des gens de rien qui allaient se permettre d’interpeller le Mollusque sur leur système administratif.

En sortant, il dut se croiser avec M. Rugg qui entrait, car une ou deux minutes plus tard, le visage rougeaud de ce gentleman, pareil à celui d’un Phébus sur le retour, brillait à la porte d’Arthur.

« Comment vous portez-vous, monsieur ? demanda l’homme de loi. Puis-je faire quelque chose pour vous aujourd’hui ?

— Non, je vous remercie. »

Le plaisir que causaient à M. Rugg les embarras financiers d’un client ressemblait assez au bonheur qu’éprouve une maîtresse de maison devant des bocaux de cornichons ou des pots de confitures qu’elle vient de remplir, ou bien encore au plaisir que ressent une blanchisseuse en face d’une lessive abondante, un boueur devant un tombereau bien chargé ou tout autre industriel devant une masse d’affaires qui intéressent son métier.

« Je passe ici tous les jours, monsieur ; dit le jurisconsulte d’un ton allègre, pour voir si quelque créancier retardataire continue de se présenter au greffe pour faire valoir ses droits contre vous. Et il n’en manque pas, monsieur ; ils viennent en foule, comme nous pouvions nous y attendre. »

Il insista dans cette remarque, comme s’il y avait de quoi se féliciter, en se frottant les mains et hochant la tête.

« En foule, monsieur, répéta M. Rugg, comme nous pouvions raisonnablement nous y attendre. Ils pleuvent de tous côtés. Je ne vous importune plus guère à présent de mes visites, lorsque je passe par ici, parce que je sais que vous ne vous souciez pas de voir du monde, et que vous me feriez prévenir par M. Chivery si vous aviez besoin de me parler. Mais cela ne m’empêche pas de venir à peu près tous les jours. Le moment serait-il mal choisi pour vous adresser une observation ? demanda M. Rugg d’un ton câlin.

— Du tout, du tout ; autant maintenant qu’en tout autre moment.

— Hem !… L’opinion publique s’est beaucoup occupée de vous, monsieur.

— Je n’en doute pas.

— Ne serait-il pas à propos, monsieur, continua M. Rugg avec une éloquence encore plus insinuante, de faire enfin une légère concession à l’opinion publique ? D’une manière ou d’une autre, nous lui faisons tous des concessions. Le fait est que nous y sommes bien obligés.

— Je ne puis me réhabiliter dans l’opinion publique, monsieur Rugg, je n’ai pas le droit de l’espérer.

— Allons donc, monsieur Clennam ! Il en coûte fort peu pour obtenir d’être transféré d’ici à la prison du King’s-Bench, et si l’opinion publique s’étonne que vous n’essayiez pas, ma foi… je ne vois vraiment…

— Il me semble que vous avez reconnu vous-même, monsieur Rugg, interrompit Arthur, quand je vous ai communiqué ma résolution à cet égard, que c’est simplement une affaire de goût.

— Certainement, monsieur, certainement. Mais est-ce de bon goût ? Permettez-moi de vous demander si c’est de bon goût ? Voilà la question… (L’éloquence de M. Rugg était d’une douceur si persuasive qu’elle en devenait pathétique…) J’allais presque dire : est-ce même un bon sentiment ? Votre faillite, monsieur, n’est pas une petite affaire, et vous déroger à son importance en vous laissant claquemurer dans une méchante prison où un homme peut se faire coffrer pour une misérable banqueroute de quelques pence : n’est-ce pas manquer de dignité ? je le crois, pour ma part, et je ne saurais vous dire, monsieur, combien de personnes m’en ont déjà parlé dans le même sens. On m’en faisait encore l’observation pas plus tard qu’hier au soir, dans une taverne fréquentée par ce que j’aurais appelé l’élite des gens de loi, si moi-même je n’en étais pas une pratique assidue. On m’en faisait l’observation d’une manière qui a produit sur moi un effet désagréable. J’en étais blessé pour vous. Ce matin encore, à déjeuner, ma fille (ce n’est qu’une femme, direz-vous ; mais cependant elle comprend bien ces choses-là : elle en a même une certaine expérience personnelle, en sa qualité de plaignante dans le procès Rugg contre Bawkins), ma fille, dis-je, m’en exprimait sa vive surprise… sa vive surprise. Or, devant de pareils faits et considérant que personne ne saurait se mettre au-dessus de l’opinion publique, une légère concession à cette opinion ne serait-elle pas… voyons, monsieur, je ne veux pas pousser le raisonnement trop loin… ne serait-elle pas au moins une preuve d’amabilité ? »

Arthur s’était remis à rêver à la petite Dorrit et la question de M. Rugg demeura sans réponse.

« Quant à moi, monsieur, poursuivit M. Rugg, qui en tira la conclusion que son éloquence avait réduit Clennam à un état d’hésitation, j’ai pour principe de ne jamais songer à mes propres intérêts lorsqu’il s’agit des inclinations d’un client. Mais, connaissant votre obligeance, je répète que je désire vivement vous voir transférer à la prison de King’s-Bench. Votre faillite a fait du bruit, elle met en vue ceux qui sont chargés de la mener à bonne fin. Vous me poserez mieux vis-à-vis de mes collègues et de ma clientèle, si vous consentez à changer de prison. Ce n’est pas que cette considération doive vous influencer en rien, monsieur, c’est tout bonnement une réflexion que je vous soumets. »

La solitude et la tristesse avaient déjà rendu le prisonnier si distrait, et sa pensée, emprisonnée entre les murs lugubres de la geôle, était déjà si habituée à ne causer qu’avec une seule petite figure silencieuse, qu’il eut à secouer une espèce de torpeur avant de pouvoir regarder M. Rugg, se rappeler le fil de son discours et répondre vivement :

« Ma résolution est toujours la même et rien ne la changera. Ne me parlez plus de cela, je vous prie, ne m’en parlez plus ! »

M. Rugg répliqua, sans pouvoir cacher qu’il se sentait piqué au vif et mortifié :

« Oh ! fort bien, monsieur ; je reconnais que mes fonctions ne m’autorisent pas à vous importuner plus longtemps à ce sujet. Mais vraiment, lorsque j’entends observer dans plusieurs sociétés (des sociétés très comme il faut) qu’un étranger peut faire ce qu’il lui plaît, mais qu’il est indigne d’un véritable Anglais de rester dans la prison de la Maréchaussée lorsque les glorieuses libertés conquises par ses ancêtres lui permettent d’habiter une prison plus distinguée, j’ai cru pouvoir m’écarter un peu de la ligne étroite qui m’est tracée par les devoirs de ma charge, pour répéter à mon client les observations d’un public judicieux. Personnellement, je n’émets aucune opinion à cet égard.

— À la bonne heure, fit Arthur.

— Oh ! non ; personnellement je n’ai aucune opinion à ce sujet : autrement, j’aurais regretté, il y a quelques minutes, de voir un de mes clients recevoir, dans un endroit comme celui-ci, la visite d’un gentleman de noble famille, monté sur un cheval pur sang, mais j’ai senti que cela ne me regardait pas ; autrement, peut-être aussi, aurais-je désiré de pouvoir dire à un autre gentleman (qui a l’allure d’un militaire et qui attend encore dans la loge) que mon client n’a jamais eu l’intention de rester ici, et qu’il est sur le point d’élire un domicile plus convenable. Mais il est clair qu’un homme de loi n’est qu’une machine, et que cela ne me regarde pas. Votre bon plaisir est-il de voir ce gentleman, monsieur ?

— Un gentleman qui demande à me voir, dites-vous ?

— En effet, j’ai pris la liberté de vous le dire, bien que ça ne rentre pas dans mes attributions. Ayant entendu dire, par hasard, que j’étais votre homme d’affaires, ce gentleman a voulu attendre que j’eusse rempli près de vous ma courte mission. Par bonheur, ajouta M. Rugg d’un ton plein de sarcasme, je n’ai pas poussé l’indiscrétion jusqu’à demander le nom de ce visiteur.

— Il faut sans doute que je le voie, soupira Clennam avec lassitude.

— Alors, votre bon plaisir est de le recevoir, monsieur ? répéta M. Rugg. Suis-je autorisé par vous à donner cette réponse au gentleman, en repassant par la loge ? Oui ? Merci, monsieur. Je vous souhaite le bonjour. »

Et il partit, effectivement, d’un air de mauvaise humeur.

Le gentleman à l’allure militaire avait si peu réussi à éveiller la curiosité d’Arthur dans la situation d’esprit où il était, et dans les sombres préoccupations qui obsédaient son esprit, qu’il avait presque oublié déjà la visite annoncée, lorsqu’un bruit de pas retentit lourdement sur l’escalier et vint le tirer de sa rêverie. Le visiteur ne paraissait pas gravir les marches avec beaucoup de vivacité ou d’empressement, mais on eût dit qu’il cherchait à faire exprès un tapage qu’il voulait rendre insultant. Il ne fut pas plus tôt sur le palier, que Clennam cherchait à se rappeler où il avait déjà entendu un pas semblable, sans pouvoir y réussir. Au reste, il n’eut guère le temps de réfléchir ; un coup de poing donné à la porte l’ouvrit toute grande, et sur le seuil, il aperçut Blandois, ce Blandois dont la disparition lui avait causé tant d’inquiétudes.

« Salve, camarade de prison ! s’écria Blandois. Vous voulez me voir, à ce qu’il paraît ? Me voici ! »

Avant qu’Arthur, indigné et surpris, eût eu le temps de lui répondre, Cavalletto suivit de près, et derrière lui, M. Pancks. Ni l’un ni l’autre n’avaient visité la prison depuis que Clennam habitait cette chambre. M. Pancks, respirant avec bruit, se glissa vers la croisée, posa son chapeau par terre, passa dans ses cheveux les doigts de ses deux mains, puis se croisa les bras comme un homme qui se repose après une longue journée de travail. Baptiste, sans jamais quitter des yeux le compagnon de geôle dont il avait si grand’peur autrefois, s’assit tout doucement sur le parquet, le dos appuyé contre la porte, se tenant par les malléoles, dans l’attitude enfin (sauf qu’il ressemblait plutôt à un chien d’arrêt qu’à un homme qui a peur) où nous l’avons vu au début de ce livre, assis devant le même homme, par une chaude matinée, dans l’ombre plus sinistre de la prison de Marseille.

« Voilà deux imbéciles, continua M. Blandois, ci-devant Lagnier, ci-devant Rigaud, qui m’ont dit que vous désiriez me voir, camarade. Eh bien, me voici ! »

Jetant derrière lui un regard dédaigneux sur le lit qui, le jour, se transformait en commode, il s’y appuya sans ôter son chapeau, prit ses aises et se tint, d’un air provoquant, les mains dans ses goussets.

« Vilain oiseau de mauvais augure, s’écria Arthur, vous avez fait exprès de jeter un horrible soupçon sur la maison de ma mère. Pourquoi cela ? Qu’est-ce qui a pu vous suggérer cette idée diabolique ? »

M. Rigaud, après avoir froncé un instant les sourcils, se mit à rire.

« Écoutez donc ce noble gentilhomme ! Venez, tout le monde, écouter cet enfant de la vertu ! Ah çà ! prenez garde, prenez garde. Il est possible, mon ami, que votre vivacité soit un peu compromettante. Sacrebleu ! c’est que ça se pourrait bien !

— Signore ! interrompit Cavalletto, s’adressant aussi à Arthur, pour commencer, écoutez-moi ! Vous m’avez donné l’ordre de trouver ce Rigaud… n’est-il pas vrai ?

— C’est vrai.

— Je commence donc, conséquemmentalement… (Mme Plornish aurait été très-peinée de voir, entre autres erreurs de linguistique commises par son élève d’anglais, l’obstination de Baptiste à prolonger indéfiniment la queue des adverbes)… par aller parmi mes compatriotes. Je leur demande des nouvelles des Italiens récemmentalement arrivés à Londres ; puis je vais parmi les Français, puis parmi les Allemands. Ils me disent tout ce qu’ils savent. Mais !… personne ne peut rien m’apprendre de lui, du Rigaud que je cherche. À quinze reprises différentes, dit Cavalletto étendant trois fois le bras gauche et ouvrant trois fois la main avec tant de rapidité, qu’on avait peine à suivre le geste du regard, je demande après lui dans tous les endroits où se réunissent les étrangers, et quinze fois (Baptiste répète le même geste rapide) l’on ne peut rien me dire. Mais !… »

Tandis qu’il appuyait d’une façon tout italienne sur la syllabe mais ! il secoua l’index de sa main droite en arrière légèrement et avec beaucoup de précaution.

« Mais !… après avoir longtemps attendu sans pouvoir découvrir s’il est ici, à Londres, quelqu’un me parle d’un soldat en cheveux blancs… Eh ! eh !… non pas des cheveux comme ceux que vous lui voyez là… des cheveux blancs… qui loge dans un certain endroit secrètementalement ; mais !… qui quelquefois, après dîner, sort un peu pour fumer sa pipe. Il faut avoir de la patience, comme on dit en Italie, où on a tant besoin d’en avoir. Je prends donc patience ; je demande où est ce certain endroit ? L’un croit que c’est par ici, un autre dit que c’est par là : Eh bien, ce n’est ni par ici ni par là. J’attends patientissementalement ; enfin je trouve l’endroit. Alors je guette ; alors je me cache, jusqu’à ce qu’enfin il sort pour fumer sa pipe. C’est bien en effet le vieux soldat en cheveux gris qu’on m’avait annoncé… Mais… (un temps d’arrêt très-marqué et un mouvement très-significatif de gauche à droite et de droite à gauche, de l’index ramené derrière la tête)… c’est aussi l’homme que vous voyez là. »

Chose étonnante ! Sous l’empire de ses vieilles habitudes de soumission envers l’homme qui avait jeté sur lui le grappin, Baptiste, même encore en ce moment, lui avait adressé une sorte de salut en le montrant du doigt.

« Eh bien, signore ! acheva-t-il en se tournant de nouveau vers Arthur, j’ai attendu une bonne occasion. J’ai écrit à signor Panco… ; (cette nouvelle forme de son nom parut rajeunir M. Pancks)… de venir m’aider. J’ai montré notre Rigaud, à sa fenêtre, à signer Panco, qui le guettait souvent pendant le jour. La nuit, je me couchais non loin de la porte de la maison ; enfin, nous sommes entrés seulement aujourd’hui, et le voilà ! Comme il n’a pas voulu se monter en présence de l’illustre avocat… titre honorifique sous lequel Baptiste désignait M. Rugg… nous avons attendu tous les trois en bas, et signor Panco a monté la garde dans la rue. »

Vers la fin de ce récit, Clennam avait dirigé son regard vers l’impudent et sinistre visage du sieur Blandois. Lorsque les yeux de ce personnage rencontrèrent ceux d’Arthur, on vit le nez s’abaisser sur la moustache et la moustache se relever sous le nez. Quand ce nez et cette moustache eurent repris ensuite leur position habituelle, M. Rigaud fit claquer ses doigts cinq ou six fois, se penchant en avant pour diriger ce geste vers Clennam, comme si chaque claquement eût été un projectile palpable qu’il lui lançait à la figure.

« Maintenant, monsieur le philosophe ! s’écria Blandois, me direz-vous ce que vous me voulez ?

— Je veux savoir, répliqua Clennam sans chercher à déguiser son dégoût, comment vous osez faire planer une accusation d’assassinat sur la maison de ma mère ?

Oser ! Ho ! ho ! Entendez-vous cela, vous autres ? Oser ? ah ! vraiment ! Par l’enfer, mon petit garçon, je vous trouve bien impudent !

— Je veux détruire ces odieux soupçons continua Clennam. On vous mènera là-bas pour vous faire voir. Je veux aussi savoir ce qui vous a conduit dans cette maison, le soir où j’ai eu si bonne envie de vous jeter du haut en bas de l’escalier. Oh ! vous avez beau froncer les sourcils en me regardant. Je vous connais assez pour savoir que vous n’êtes qu’un fanfaron et un poltron. Ce triste séjour ne m’a pas assez abattu pour m’empêcher de vous dire une vérité si simple et que vous savez si bien. »

Blandois pâlit jusqu’aux lèvres, se caressa la moustache et murmura :

« Par l’enfer, mon petit garçon, vous êtes un peu compromettant pour madame votre respectable mère ! »

Puis il parut un instant indécis ; mais son irrésolution ne dura pas longtemps. Il s’assit avec un geste de crânerie menaçante en disant :

« Faites-moi donner une bouteille de vin. On trouve du vin dans cette baraque. Envoyez un de ces imbéciles me chercher une bouteille de vin. Je ne parle pas avant d’avoir quelque chose à boire. Allons ! oui ou non ?

— Allez chercher ce qu’il demande, Cavalletto, dit Arthur d’un ton de mépris, et il tira l’argent de sa poche.

— Et que ce soit du porto, entends-tu, brute du contrebandier ! ajouta M. Rigaud. Je ne bois que du porto-porto ! »

Cependant, comme cette brute de contrebandier annonçait formellement par un geste de son index éloquent qu’il ne voulait pas quitter son poste, signor Panco offrit de se charger de cette commission. Il ne tarda pas à revenir avec une bouteille de porto ; seulement, selon une coutume de l’endroit basée sur l’absence traditionnelle de tire-bouchons parmi les insolvables (les pauvres diables manquaient de bien autre chose), elle se trouvait déjà débouchée par le débit.

« Allons, imbécile ! un grand verre, » dit Rigaud.

Signor Panco posa devant Rigaud le verre demandé, mais non sans éprouver un désir bien évident de le lui jeter à la tête.

« Ah ! ah ! reprit Rigaud d’un ton vantard, un gentilhomme est toujours un gentilhomme, que diable ! Un gentilhomme a bien le droit de se faire servir, je présume ? C’est dans mon caractère, à moi, de me faire servir ! »

Il remplit son verre à moitié tandis qu’il parlait, et il l’avait déjà avalé qu’il parlait encore.

« Ah ! répéta-t-il en faisant claquer sa langue, il n’y a pas bien longtemps que ce détenu- est en prison ! Je vois à votre mine, mon brave monsieur, que la captivité calmera votre sang bien plus vite qu’il n’adoucira ce porto. Tenez ! voilà que ça commence déjà, car vous pâlissez et vous maigrissez à vue d’œil. Je vous salue ! »

Il vida de nouveau son verre, le tenant en l’air avant de boire et après avoir bu, pour laisser voir sa jolie petite main blanche.

« Aux affaires, maintenant, poursuivit-il. Causons un peu. Vous me paraissez assez libre en paroles, si vous ne l’êtes pas trop ici de votre personne.

— Je suis assez libre pour vous donner les noms que vous méritez. Vous savez bien, et nous savons tous, que je vous ai encore ménagé.

— Pourvu que vous ajoutiez que je suis un gentilhomme, peu m’importe le reste. À cela près, tous les hommes se ressemblent. Mais, par exemple, vous aurez beau faire, vous, vous ne passerez jamais pour un gentilhomme, tandis que moi j’aurai beau faire, je n’aurai jamais l’air d’autre chose. Voilà la différence. Continuons. Les paroles, monsieur, n’ont jamais changé la valeur d’une carte ni un coup de dé. Savez-vous cela ? Oui ? Eh bien, moi aussi, je suis engagé dans une partie à laquelle les mots ne changeront rien. »

Maintenant qu’il se trouvait en face de Cavalletto et qu’il savait qu’on connaissait son histoire, il laissa tomber le masque assez transparent qu’il avait porté jusqu’alors, et se montra à visage découvert, ne cherchant plus à cacher son infamie.

« Oui, mon garçon, reprit-il en faisant de nouveau claquer ses doigts, je jouerai ma partie jusqu’au bout malgré toutes les paroles du monde, et, mort de ma vie et mort de mon âme ! Je la gagnerai, la partie. Vous tenez à savoir pourquoi j’ai voulu jouer ce petit tour que vous venez d’interrompre ? Eh bien, sachez que j’avais, que j’ai encore… vous comprenez ?… que j’ai encore certaine marchandise à vendre à madame votre mère. Je lui ai expliqué la nature de cette marchandise et j’ai fixé mon prix. Or, sur le prix du marché, votre admirable mère est restée un peu trop calme, trop impassible, trop pétrifiée. En un mot, votre admirable mère m’a agacé. Pour varier mes plaisirs, pour m’amuser… quoi donc ! il faut bien qu’un gentilhomme s’amuse aux dépens de quelqu’un !… j’ai eu l’heureuse idée de disparaître. Une idée, voyez-vous, que votre mère, avec son caractère vigoureux et mon cher Flintwinch lui-même n’auraient pas été trop fâchés de mettre à exécution de leur côté… Ah ! bah, bah, bah ! ne me regardez pas ainsi du haut ou bas ! Je le répète. Ils n’auraient pas été trop fâchés, ils auraient été réjouis, ravis, enchantés ! Vous faut-il une expression encore plus forte ? Parlez, faites-vous servir ! »

Il jeta sur le parquet ce qui restait au fond de son verre et faillit éclabousser Cavalletto. Cette circonstance parut attirer de nouveau son attention sur le petit Italien. Il posa son verre sur la table et reprit :

« Je ne veux pas remplir mon verre moi-même comme un paltoquet. Quoi donc ! suis-je né pour me servir moi-même ? Allons, arrive ici, Cavalletto, et verse-moi à boire ! »

Le petit Italien regarda Clennam dont les yeux étaient fixés sur Rigaud, et n’y lisant pas de contre-ordre, il se leva, prit la bouteille et versa. Tandis qu’il obéissait à son ancien camarade, il venait se mêler à sa soumission d’autrefois, une légère envie de rire, une sorte de férocité étouffée, mais prête à jeter feu et flamme en un instant, comme des bûches embrasées cachées dans les cendres, ainsi que paraissait l’avoir deviné le gentilhomme cosmopolite, qui surveillait avec attention les mouvements de son ami ; et la facilité avec laquelle ces divers sentiments s’alliaient à sa bonhomie insouciante quand il alla se rasseoir par terre, formaient comme une contradiction de caractère véritablement remarquable.

« Cette heureuse idée, mon brave monsieur, reprit Rigaud après avoir bu, s’est trouvée en effet une idée assez heureuse sous plus d’un rapport. Elle m’a amusé, elle a ennuyé votre chère maman et mon bien-aimé Flintwinch, elle vous a causé des angoisses (c’est le prix que je prends pour une leçon de politesse), enfin elle a inspiré à toutes les aimables personnes qui s’intéressent à moi la conviction que votre serviteur est un homme à craindre. Elle pouvait, en outre, contribuer à rendre madame votre mère plus raisonnable… elle pouvait, grâce au petit soupçon désagréable qui n’a pas échappé à votre profonde sagesse, l’engager à annoncer mystérieusement dans les journaux que les difficultés qui s’étaient élevées contre un certain marché seraient aplanies pourvu qu’un certain individu prît la peine de reparaître. Peut-être que oui, peut-être que non. Mais vous êtes venu mettre des bâtons dans les roues. À présent à votre tour de parler. Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Jamais Arthur n’avait regretté sa captivité avec plus d’amertume qu’en ce moment, lorsque, après avoir retrouvé cet homme, il se voyait dans l’impossibilité de l’accompagner chez Mme Clennam. Toutes les difficultés mystérieuses, tous les dangers qu’il avait prévus et qui maintenant se rapprochaient et s’amassaient autour de sa maison, le trouvaient pieds et poings liés.

« Peut-être, mon cher philosophe, ami de la vertu, imbécile et cætera, peut-être auriez-vous mieux fait de me laisser tranquille, continua Rigaud cessant de boire pour regarder par-dessus son verre avec un sourire sinistre.

— Non, répondit Clennam. Car, au moins, on saura que vous êtes vivant et qu’il ne vous est rien arrivé. Au moins vous n’échapperez pas à ces deux témoins, et ils pourront vous conduire devant le premier magistrat venu, devant une foule de gens.

— Mais ils ne me conduiront devant personne, riposta Rigaud, faisant claquer ses doigts d’un air de menace triomphante. Au diable vos témoins ! Au diable votre magistrat ! Au diable vous et vos amis ! Je sais bien ce que je sais, allez ! Est-ce que je n’ai pas une bonne marchandise à vendre ? bah ! bah ! pauvre diable de débiteur, vous avez dérangé mes petits projets : c’est vrai. En bien, après ? Qu’en résulte-t-il ? Rien pour vous, tout pour moi. Me montrer au grand jour, moi ! Ah, c’est là ce que vous voulez ! Je me montrerai bien moi-même, et plutôt qu’on ne voudrait peut-être ! Contrebandier, une plume, de l’encre et du papier ! Allons, vite ! »

Cavalletto se leva comme la première fois et posa devant Rigaud tout ce qu’il venait de demander. Rigaud, après avoir souri d’un air sinistre à ses hideuses pensées, écrivit rapidement quelques lignes qu’il lut à haute voix dès qu’il eut fini.


À Madame Clennam.
(On attend la réponse.)
Prison de la Maréchaussée, appartement
de votre fils,
« Chère madame,

« Je suis désolé d’apprendre aujourd’hui de notre aimable prisonnier (qui a eu l’obligeance de mettre des espions à mes trousses, ne pouvant plus s’y mettre lui-même parce qu’il vit dans la retraite pour des raisons politiques), que vous avez tremblé pour mes jours.

« Rassurez-vous, chère madame. Je suis vivant, bien portant et constant.

« Je brûle d’impatience d’aller vous voir ; mais je crains que, vues les circonstances, vous ne soyez pas encore décidée à accepter la petite proposition que j’ai eu l’honneur de vous faire. J’aurai donc le plaisir de me présenter chez vous d’aujourd’hui en huit ; vous voudrez bien accepter alors, oui ou non, mes conditions, avec toutes leurs conséquences.

« Je résiste au vif désir que j’ai de vous serrer dans mes bras, et de conclure cette affaire intéressante, afin que vous puissiez prendre vos mesures en toute liberté, à votre satisfaction et à la mienne.

« En attendant, vous trouverez bon, puisque notre prisonnier a troublé mes arrangements de ménage, que je compte sur vous pour payer les frais de mon séjour et de mon entretien dans un hôtel.

« Recevez, chère madame, l’assurance de ma considération la plus parfaite et la plus distinguée.

« Rigaud Blandois. »

« P. S. Mes amitiés à ce cher Flintwinch. »

« P. P. S. Je baise les mains de Mme Jérémie. »

Lorsqu’il eut achevé sa lecture, Rigaud plia sa lettre et la jeta avec un geste fanfaron aux pieds d’Arthur.

« Holà ! hé ! que quelqu’un porte ce billet à son adresse et me rapporte la réponse !

— Cavalletto, demanda Arthur, voulez-vous vous charger de la lettre de ce drôle ? »

Mais l’index expressif de Cavalletto indiqua de nouveau que son devoir était de veiller sur ce Rigaud qu’il avait eu tant de peine à trouver, et de rester le dos contre la porte à regarder son homme en se tenant les malléoles. Signor Panco offrit donc d’exécuter cette nouvelle commission. Ses services ayant été acceptés, Cavalletto entr’ouvrit la porte de façon à permettre à Pancks de se glisser hors de la chambre, puis la referma immédiatement.

« Levez seulement un doigt sur moi, touchez-moi seulement avec une épithète, ayez seulement l’air de mettre en doute ma supériorité tandis que je finis tranquillement ma bouteille de vin, dit Rigaud, et je prends le même chemin que ma lettre, et j’annule les huit jours de grâce que j’ai octroyés. Ah ! vous vouliez me voir ? Eh bien, vous me voyez. Comment me trouvez-vous ?

— Vous n’ignorez pas, répondit Arthur avec un sentiment amer de son impuissance, que lorsque je vous ai fait chercher, je n’habitais pas une prison.

— Au diable vous et votre prison ! riposta sans se presser Rigaud, qui venait de prendre dans sa poche une blague à cigarettes et occupait ses loisirs à en rouler quelques-unes pour son usage immédiat. Je me moque de l’un comme de l’autre ! Contrebandier, du feu ! »

Cavalletto se leva encore une fois et lui donna ce qu’il demandait. Il y avait quelque chose de terrible dans l’adresse silencieuse des mains blanches et froides du fumeur, dont les doigts s’agitaient et se tordaient les uns sur les autres comme autant de serpents. Clennam ne put réprimer un frisson intérieur comme s’il eût vu grouiller un nid de ces reptiles.

« Holà, animal ! continua Rigaud avec un cri impérieux qui semblait plutôt destiné à stimuler l’ardeur d’une mule ou d’un cheval d’Italie. La satanée vieille prison de Marseille était un endroit respectable, comparée à cette geôle ! Il y avait au moins un air de dignité dans les barreaux et les dalles de notre ancienne demeure. C’était une prison digne d’un homme ! Mais ici ! bah ! ce n’est qu’un hôpital d’imbéciles ! »

Il fuma sa cigarette, gardant son sinistre sourire tellement incrusté dans sa physionomie qu’il paraissait presque fumer avec le bas de son nez retourné plutôt qu’avec sa bouche, comme une figure fantastique de Gallot. Lorsqu’il eut allumé une seconde cigarette à la première, dont le bout n’était pas encore éteint, il ajouta en se tournant vers Clennam :

« Il faut bien passer le temps en l’absence de ce fou. Il faut bien faire la causette. Un gentilhomme ne peut pas boire d’un vin capiteux du matin jusqu’au soir, autrement j’en aurais fait venir une autre bouteille. Savez-vous qu’elle est jolie, monsieur. Ce n’est pas que ce soit mon caprice, mais sacrés mille tonnerres ! elle est jolie tout de même ! Je vous félicite de votre choix.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, et je ne tiens pas à le savoir.

— Della bella Gowana, monsieur, comme nous disons en Italie. De la Gowan, de la charmante Gowan.

— Vous étiez de la suite de son mari, je crois ?

— Comment, monsieur, de sa suite ? Vous êtes un insolent. Dites que j’étais son ami.

— Est-ce que vous avez l’habitude de vendre tous vos amis ? »

Rigaud ôta sa cigarette de sa bouche et regarda Clennam d’un air qui révélait son étonnement. Mais il se remit aussitôt à fumer et répondit avec beaucoup de sang-froid :

« Je vends tout ce qui s’achète. Comment donc vivent vos avocats, vos hommes d’État, vos intrigants, vos boursicotiers ? Vous-même, comment vivez-vous ? Comment vous trouvez-vous ici ? N’avez-vous pas vendu quelqu’un de vos amis ? Morbleu, je crois savoir que si ! »

Clennam se tourna vers la croisée et se mit à regarder le mur qui lui faisait face.

« Le fait est, monsieur, continua Rigaud, que la société se vend elle-même ; elle m’a vendu moi qui vous parle et je la vends à mon tour. Je vois que vous connaissez une dame de mes amies. Une belle dame aussi, ma foi ! Un caractère bien trempé. Voyons un peu. Comment se nomme-t-elle ? N’était-ce pas Wade ? »

Arthur ne répondit rien, mais Rigaud vit qu’il avait visé juste.

« Oui, poursuivit-il, cette belle dame au caractère énergique m’accoste dans la rue, et naturellement je suis flatté. Je lui réponds. Elle me fait l’honneur de m’avouer, en toute confidence, qu’elle a de la curiosité et des chagrins. « Vous n’êtes sans doute pas plus honorable qu’on ne l’est d’ordinaire ? » me dit-elle. Je lui réponds : « Madame, je suis un gentilhomme à la vie et à la mort ; mais, pour ce qui est d’être honorable, je ne le suis pas plus que la plupart de mes semblables. J’aurais honte d’une pareille faiblesse. » Là-dessus elle est assez bonne pour me féliciter. « La seule différence qu’il y ait entre vous et les autres, me dit-elle, c’est que vous faites un aveu qu’ils se gardent bien de faire. » Car notre amie connaît le monde. J’accepte ces éloges avec galanterie et politesse. La politesse et la galanterie font partie de mon caractère. Alors elle me fait une proposition. Elle me dit qu’elle a vu que j’étais intime avec les Gowan ; que, pour le moment, je lui parais être le chat favori de la maison, l’ami de la famille ; que sa curiosité et ses chagrins lui inspirent le désir de connaître leurs mouvements, de savoir quelle genre d’existence ils mènent, comment la belle Gowana est aimée et le reste. Elle n’est pas riche, mais elle m’offre pour ma peine telle et telle petite récompense en échange des renseignements que je pourrais lui fournir, et moi, gracieusement… car il est dans mon caractère de ne rien faire qu’avec grâce… je consens à accepter ces récompenses… Que voulez-vous ? Ainsi va le monde. C’est la mode. »

Bien que Clennam lui eût tourné le dos et qu’il conservât cette position jusqu’à la fin de l’entretien, Rigaud continua à fixer sur son hôte ses yeux perçants trop rapprochés l’un de l’autre. Il reconnaissait évidemment, rien qu’au maintien de Clennam, tandis qu’il passait avec impudence d’un aveu à un autre, qu’il ne lui apprenait rien de nouveau.

« Pouh !… La belle Gowana ! ajouta-t-il en allumant une troisième cigarette et en expulsant une bouffée de tabac, comme s’il lui suffisait d’un souffle pour faire également disparaître la jolie femme en question : bien jolie, mais bien imprudente ! Elle a eu tort, la belle Gowana, de faire des cachotteries des lettres de ses anciens amoureux, dans sa cellule au haut de la montagne, pour que son mari ne les vît pas. Non, non, ce n’est pas bien. Pouh ! La Gowana s’est conduite là comme une enfant.

— Je voudrais bien, s’écria Clennam à haute et intelligible voix, que Pancks fût déjà revenu, car la présence de cet homme souille cette chambre.

— C’est possible, mais il triomphe ici comme partout ailleurs, répondit Rigaud d’un ton victorieux et en faisant encore claquer ses doigts. Il l’a toujours fait et il le fera toujours ! »

Puis, s’allongeant sur les trois seules chaises qui se trouvaient dans la chambre (outre celle qu’occupait Clennam), il se mit à chanter en se frappant sur la poitrine pour indiquer que c’était lui qui était le héros de la chanson :

Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Compagnons de la Marjolaine ?
Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Dessus le quai ?

« Allons, chante donc le refrain, animal ! Tu savais le chanter autrefois, dans l’autre geôle. Chante ! ou, par tous les saints qui sont morts lapidés, je me croirai insulté, ce qui pourrait me rendre compromettant… Car si je me fâche, il y a des gens qui sont encore de ce monde qui pourraient bien regretter de n’avoir pas été lapidés avec les saints du paradis !

C’est un chevalier du roi,
Compagnons de la Marjolaine,
C’est un chevalier du roi,
Dessus le quai. »

Obéissant en partie à ses anciennes habitudes de soumission, en partie à la crainte de compromettre son bienfaiteur par un refus, peut-être aussi parce qu’il aimait autant chanter que de ne rien faire, Cavalletto répéta ce refrain. Rigaud rit aux éclats et se mit à fumer les yeux fermés.

Au bout d’un quart d’heure environ, le pas de signor Panco retentit de nouveau sur les marches de l’escalier ; mais l’intervalle avait paru d’une longueur insupportable à Clennam. Pancks ne revenait pas seul ; lorsque Cavalletto ouvrit la porte, elle donna passage non-seulement au remorqueur, mais à M. Jérémie Flintwinch. Ce dernier personnage ne se fut pas plus tôt montré que Rigaud s’élança au-devant de lui et l’embrassa à grand bruit.

« Comment vous trouvez-vous, monsieur ? dit M. Flintwinch dès qu’il put se dégager, ce qu’il fit violemment sans aucune cérémonie. Non, merci ; j’en ai assez (ceci était une réponse à une autre menace de démonstration affectueuse de la part de l’ami qu’il venait de retrouver)… Eh bien, Arthur ? Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit à propos du chat qui dort et du chat qui se cache ? Vous voyez que j’avais raison. »

Il restait aussi imperturbable que jamais, hochant la tête de l’air d’un homme qui se sent le droit de faire des sermons et regardant tout autour de lui.

« Voilà donc cette fameuse prison pour dettes ! continua M. Flintwinch. Ah ! Arthur, vous auriez pu trouver un marché mieux choisi pour vendre vos cochons, comme on dit. »

Si Arthur avait beaucoup de patience, Rigaud n’en avait pas du tout. Il saisit le petit Flintwinch par les deux bouts de son collet et le secoua avec un enjouement féroce en s’écriant :

« Le diable emporte votre marché, vos cochons et votre gardeur de cochons ! Vite ! la réponse à ma lettre ?

— Si cela ne vous gêne pas trop de me lâcher un instant, monsieur, répliqua Jérémie, je commencerai par donner à M. Arthur un petit mot dont on m’a chargé pour lui. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le billet, griffonné par la main affaiblie de Mme Clennam sur un chiffon de papier, ne renfermait que ces mots :

« J’espère qu’il vous suffira de vous être ruiné. Ne cherchez pas à ruiner les autres par-dessus le marché. Jérémie Flintwinch est mon messager et mon représentant. Votre affectionnée, M. G. »

Clennam lut ces lignes deux fois, sans prononcer un mot, puis il déchira le papier en morceaux. Pendant qu’il lisait, Rigaud, grimpant sur un fauteuil, s’était assis sur le dos du meuble, les pieds appuyés sur l’étoffe qui tapissait le fond.

« Eh bien, beau Flintwinch, dit-il après avoir vu déchirer le billet, la réponse à ma lettre ?

Mme Clennam ne vous a pas écrit, monsieur Blandois, parce qu’elle a les mains crispées par la goutte et qu’elle a cru vous satisfaire aussi bien par une réponse verbale… M. Jérémie semblait tirer du fond de son gosier ces paroles péniblement et à contre-cœur… Elle vous présente ses compliments et dit qu’au bout du compte elle ne vous trouve pas trop exigeant et qu’elle accepte ; mais sans préjudice du rendez-vous qui tient toujours bon pour d’aujourd’hui en huit. »

M. Rigaud, après un nouvel accès de fou rire, descendit de son trône en disant :

« Bon, je vais chercher un hôtel ! »

Tandis qu’il parlait, son regard rencontra Cavalletto qui n’avait pas abandonné son poste.

« Allons, animal ! reprit-il. Tu m’as suivi contre mon gré : maintenant tu vas me suivre malgré toi. Quand je vous disais, mes petits reptiles, que je suis fait pour être servi ! J’exige que ce contrebandier devienne mon domestique pendant huit jours. »

Cavalletto interrogea du regard Clennam, qui lui fit signe qu’il pouvait accompagner Blandois, mais qui ajouta aussitôt :

« À moins, toutefois, que vous n’ayez peur de lui. »

Le petit Italien répliqua, avec un geste énergiquement négatif de son index :

« Non, maître, je n’ai plus peur de lui depuis que j’ai déclaré hardiment comment je l’ai eu un moment pour camarade. »

Rigaud ne daigna répondre à ce dialogue que lorsqu’il eut allumé sa dernière cigarette et qu’il fut tout prêt à partir.

« Peur de lui ? s’écria-t-il en les regardant l’un après l’autre. Pouh ! mes enfants, mes poupards, mes petites marionnettes, vous avez tous peur de lui. Vous venez de lui faire servir une bouteille de vin ici ; vous allez le nourrir et le loger à vos frais là-bas ; vous n’osez pas lever un doigt sur lui ni lui adresser une épithète malsonnante. Non. Il est dans son caractère de triompher partout. Pouh !

C’est un chevalier du roi,
Compagnons de la Marjolaine, etc. »

Après avoir ainsi appliqué le refrain à sa propre personne, il s’éloigna à grands pas, suivi de près par Cavalletto, dont il n’aurait peut-être pas exigé les services, s’il n’avait pas deviné qu’il ne serait pas facile de se débarrasser autrement du petit Italien. M. Flintwinch, après s’être gratté le menton et avoir regardé autour de lui d’une façon peu flatteuse pour le local, fit un petit signe de tête à Clennam et se dirigea vers la porte. M. Pancks, toujours repentant et abattu, partit à son tour, après avoir écouté avec beaucoup d’attention quelques recommandations secrètes d’Arthur, et répondu à voix basse qu’il ne perdrait pas cette affaire de vue et qu’il la suivrait jusqu’au bout.

Le prisonnier se sentit plus méprisé, plus dédaigné, plus repoussé, plus impuissant, plus misérable et plus découragé qu’auparavant, quand il se trouva seul.