La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 26

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 269-277).


CHAPITRE XXVI.

Orage.


Annoncé par sa respiration essoufflée et par un bruit de pas pressés, M. Pancks se précipite dans le petit bureau d’Arthur Clennam. L’enquête est terminée, la lettre est publiée, la faillite de la merveilleuse banque est annoncée, les autres entreprises modèles du grand Merdle sont autant de compagnies de paille qui ont pris feu et dont il ne reste que de la fumée. Le vaisseau pirate que l’on avait tant admiré vient de se faire sauter au milieu d’une vaste flotte de navires de toute dimension. Sur la surface de la mer on n’aperçoit que des débris : des coques de bâtiments incendiés, des saintes-barbes qui font explosion, des canons qui éclatent d’eux-mêmes et déchirent en morceaux amis et voisins, des naufragés qui se noient et s’accrochent à des fétus, et disparaissent au bout de quelques secondes, des nageurs épuisés, des cadavres flottants, entourés de requins.

Que sont devenus l’ordre et l’activité du bureau Doyce et Clennam ? Des lettres non décachetées, des papiers en désordre encombrent la table. Au milieu de ces signes de prostration morale et de découragement, l’associé de Daniel Doyce se tient immobile à sa place habituelle, les bras croisés sur son pupitre et la tête appuyée sur ses bras.

M. Pancks arrive en courant dans la chambre, aperçoit Clennam et s’arrête. L’instant d’après les bras de Pancks sont aussi croisés sur le pupitre et sa tête appuyée aussi sur ses bras. Pendant quelques minutes ils se tiennent dans cette attitude, désœuvrés et silencieux, séparés par la longueur de la petite table.

M. Pancks fut le premier à lever la tête et à parler.

« C’est moi qui vous y ai décidé ; monsieur Clennam. Je le sais. Traitez-moi comme vous voudrez. Vous ne pourrez pas me dire plus d’injures que je ne m’en dis à moi-même. Vous ne pouvez pas m’en dire plus que je ne le mérite.

— Ô Pancks, Pancks ! répliqua Clennam. Ne parlez pas de ce que vous méritez. Et moi donc, qu’est-ce que je n’ai pas mérité !

— Ah ! vous méritiez d’être plus heureux, répondit Pancks.

— Moi, continua Clennam sans écouter cette réponse, moi qui ai ruiné mon associé ! Pancks Pancks, j’ai ruiné Doyce. Ce vieillard honnête, industrieux, infatigable, qui a travaillé toute sa vie durant, qui a lutté contre tant de déceptions, sans rien perdre de sa bonne et généreuse nature, pour qui j’avais tant de sympathie et que j’aurais voulu servir de toute mon âme, je l’ai ruiné… je l’ai plongé dans la honte et le déshonneur… ruiné, ruiné ! »

L’angoisse que cette pensée causait à Clennam était si pénible à voir que M. Pancks se saisit par les cheveux, et, dans son désespoir, se mit à les arracher par poignées.

« Faites-moi des reproches, s’écria-t-il. Faites-moi des reproches, monsieur, ou je vais me faire moi-même un mauvais parti. Appelez-moi imbécile, canaille. Dites-moi donc : vilain âne, comment as-tu pu faire cela ? tête de baudet, où avais-tu donc l’esprit ? Voyons, ne m’épargnez pas, dites-moi des sottises. »

Et tout en parlant ainsi, Pancks se tirait sans ménagement et sans pitié sa chevelure touffue.

« Si vous aviez résisté à cette fatale manie, Pancks, dit Arthur d’un ton où il y avait plus de pitié que de reproche, il est sûr que cela aurait beaucoup mieux valu pour vous… et pour moi !

— Encore, monsieur, s’écria Pancks, grinçant les dents de remords. Encore !

— Si vous n’aviez pas fait ces maudits calculs dont vous m’avez démontré l’exactitude avec une évidence si abominable, continua Clennam en gémissant, cela aurait mieux valu pour vous, Pancks, et pour moi !

— Encore, monsieur ! répéta Pancks, cessant de s’arracher les cheveux. Encore, encore ! »

Cependant, Arthur, qui n’en avait tant dit que pour calmer le coupable repentant, le voyant, en effet, plus tranquille, s’arrêta pour lui serrer la main, en ajoutant :

« Hélas ! j’étais un aveugle qui s’est laissé conduire par un aveugle, Pancks… Mais Doyce, Doyce, Doyce ; mon pauvre associé ! »

Il laissa retomber sa tête sur le pupitre. Pancks rompit de nouveau le silence et lui fit encore une fois relever la tête, en lui disant :

« Je ne me suis pas couché, monsieur, depuis que la nouvelle a commencé à se répandre. J’ai couru à droite et à gauche pour voir s’il n’y aurait pas moyen de sauver quelque chose du naufrage. Mais non : tout est perdu, tout a disparu.

— Je ne le vois que trop bien. » répondit Clennam.

M. Pancks remplit un intervalle de silence par un gémissement qui venait du fond de son cœur.

« Quand je pense que, pas plus tard qu’hier, reprit Arthur, j’étais bien décidé à vendre, à réaliser et à en finir.

— Je ne pourrais pas en dire autant, monsieur. Mais c’est étonnant combien j’ai rencontré de personnes, ce matin, qui comptaient réaliser hier, positivement hier, pas demain, pas aujourd’hui, pas un des autres trois cent soixante-six jours de l’année, s’il n’avait pas été trop tard ! »

Ses ronflements de locomotive, qui d’ordinaire produisaient un effet assez comique, semblaient ce jour-là plus tragiques que des sanglots, tandis que sa personne, des pieds à la tête, était si sale et si négligée qu’on aurait pu le prendre pour un portrait authentique et ressemblant du Malheur, dont on ne pouvait pas bien distinguer les traits, parce qu’il avait besoin d’être nettoyé.

« Monsieur Clennam, est-ce que vous avez risqué… tout ? »

Il avait eu beaucoup de peine à sauter par-dessus les points et à prononcer ce dernier mot.

« Oui : tout. »

Pancks saisit ses cheveux touffus et les tira avec tant de force qu’il en arracha encore plusieurs mèches. Après avoir regardé ces dépouilles d’un œil furibond, il les mit dans sa poche.

« Il faut que je prenne tout de suite mon parti, ajouta Clennam essuyant quelques larmes silencieuses qui venaient de déborder. Il faut que je me hâte au moins d’offrir la seule et triste réparation que je puisse offrir. Il faut que je mette la réputation de mon malheureux associé à l’abri de tout soupçon. Il faut que je me dépouille de tout ce que je possède. Il faut que je remette à nos créanciers la direction dont j’ai tant abusé, et que je me résigne à travailler jusqu’à la fin de mes jours pour effacer autant que possible ma faute… ou mon crime.

— N’y a-t-il pas moyen, monsieur, de laisser passer l’orage ?

— Impossible. Tout est perdu, Pancks. Plus tôt je pourrai mettre les affaires de la maison en d’autres mains, mieux cela vaudra. Il y a des engagements à remplir cette semaine qui causeraient une catastrophe d’ici à peu de jours, quand même je pourrais me résoudre à la retarder jusque-là, en sachant ce que je sais. Toute la nuit j’y ai réfléchi ; il ne me reste plus qu’à agir.

— Mais au moins n’agissez pas seul, reprit Pancks, dont le visage était aussi humide que si toute sa vapeur se transformait en eau dès qu’elle s’échappait. Consultez un homme de loi.

— Vous avez raison : c’est peut-être encore ce qu’il y a de mieux.

— Prenez Rugg.

— Il n’y a pas grand’chose à faire. Il le fera aussi bien qu’un autre.

— Voulez-vous que j’aille chercher Rugg, monsieur Clennam ?

— Si cela ne vous dérange pas. Je vous serais obligé. »

Pancks mit son chapeau à l’instant même et partit, tout de suite, train direct, grande vitesse, pour Pentonville. Durant son absence, Arthur ne leva pas la tête et conserva la même attitude.

Le remorqueur ramena avec lui son ami et conseiller, M. Rugg, qui, tout le long de la route, avait eu tant de preuves de l’agitation peu rationnelle de M. Pancks, que la première chose qu’il fit en arrivant fut de prier ce gentleman de prendre la clef des champs ; ce que celui-ci s’empressa de faire d’un air soumis et découragé.

« Il est à peu près dans l’état où se trouvait ma fille, monsieur, lorsque nous avons intenté un procès pour rupture de promesse de mariage, au nommé Bawkins, remarqua l’homme de loi. Il prend un intérêt trop direct et trop vif à cette affaire. Il se laisse dominer par sa sensibilité ; il n’y a pas moyen de marcher dans notre profession, quand on se laisse dominer par la sensibilité. »

Tandis qu’il ôtait ses gants et les posait dans son chapeau, il jeta de côté un coup d’œil qui lui révéla tout de suite que son client était bien changé.

« Je suis fâché de voir, monsieur, dit l’homme de loi, que vous-même vous vous laissiez dominer aussi par votre sensibilité. N’en faites rien, je vous prie. Ces pertes sont sans doute très-déplorables, monsieur, mais il faut les envisager bravement en face.

— Si l’argent que j’ai risqué n’avait appartenu qu’à moi seul, monsieur Rugg, soupira Clennam, j’en aurais beaucoup moins de regret.

— En vérité, monsieur ? fit M. Rugg en se frottant les mains d’un air guilleret. Vous m’étonnez. Voilà qui est singulier, monsieur ; jusqu’ici j’ai toujours vu, au contraire, dans l’exercice de ma profession, que c’est surtout à son propre argent que l’on tient. J’ai toujours vu mes clients, quand ils avaient le malheur de perdre l’argent d’autrui, supporter très-bien la chose… mais là, très-bien. »

Après avoir donné cours à ces remarques consolantes, M. Rugg s’assit sur une chaise de bureau, devant le pupitre, et passa au fond des choses.

« Maintenant, monsieur Clennam, si vous voulez bien le permettre, nous allons procéder aux affaires. La question est des plus claires et des plus nettes. Une simple question de bon sens. Qu’est-ce que je peux faire pour vous tirer de ce mauvais pas ?… Voilà la question.

— Ce n’est pas du tout là la question pour moi, monsieur Rugg, dit Arthur. Vous vous trompez dès le début. Ma question, la voici : Qu’est-ce que je puis faire pour tirer mon associé de ce mauvais pas et réparer de mon mieux le préjudice que je lui cause ?

— Savez-vous, monsieur, répliqua M. Rugg d’un ton persuasif, que je commence à craindre que vous ne continuiez à vous laisser dominer par votre sensibilité. Je n’aime pas entendre ces mots de réparation, préjudice, monsieur, si ce n’est dans la bouche d’un avocat plaidant contre la partie adverse. Vous me pardonnerez si je crois de mon devoir de vous répéter combien il est dangereux de se laisser dominer par sa sensibilité !

— Monsieur Rugg, dit Clennam, à qui la résolution bien arrêtée d’exécuter la tâche qu’il s’était imposée parut rendre un peu de courage et qui étonna son interlocuteur en ayant l’air, malgré son état de prostration, d’avoir une volonté à lui, je crains que vous ne soyez pas disposé à adopter la marche que je suis décidé à suivre. Si votre désapprobation vous empêche de prendre les mesures nécessaires, j’en suis fâché, car il me faudra avoir recours à un autre conseil. Mais je crois devoir vous prévenir, avant d’aller plus loin, qu’il est parfaitement inutile de discuter avec moi là-dessus.

— Fort bien, monsieur, répondit Rugg en haussant les épaules, fort bien. Puisqu’il faut absolument que quelqu’un se charge de cette besogne, autant vaut que ce soit moi. Tel est le principe d’après lequel j’ai agi dans l’affaire Rugg et Bawkins. Tel est le principe d’après lequel j’agis presque toujours. »

Clennam confia alors à M. Rugg la détermination qu’il avait prise. Il lui dit qu’ayant pour associé un homme d’une grande simplicité et d’une grande droiture, il voulait avant tout faire honneur à son caractère et ménager ses sentiments. Il lui expliqua que Daniel Doyce étant alors absent pour affaires importantes, il se croyait tenu d’accepter publiquement le blâme mérité par son administration imprudente et d’exonérer publiquement son ami de toute responsabilité morale, pour que le succès des opérations de son associé ne fût pas compromis par le moindre soupçon de complicité de négligence dans la gestion des affaires de la maison. Il donna donc à M. Rugg la commission de décharger moralement, complétement et publiquement son associé, en déclarant que c’était lui, Arthur Clennam, de la maison Doyce et Clennam, qui avait, de son propre gré et même contre l’avis de son collègue, risqué les capitaux de l’association dans les spéculations frauduleuses de feu M. Merdle. Il ne pouvait pas offrir d’autre réparation ; c’était d’ailleurs la meilleure qu’il pût faire accepter à Daniel, dont il connaissait la délicatesse ; et c’est par là qu’il fallait commencer. Il avait l’intention de faire imprimer une déclaration à cet effet, qu’il avait déjà rédigée et qu’il comptait, non-seulement adresser à tous les clients de la maison, mais encore faire insérer dans les journaux. Outre cette mesure (dont les détails provoquèrent une foule de grimaces chez M. Rugg et lui donnèrent des inquiétudes continuelles dans les jambes), il voulait envoyer une circulaire à tous les créanciers pour disculper son associé d’une manière solennelle, leur annoncer que la maison allait être immédiatement fermée jusqu’à ce qu’ils eussent fait connaître leurs intentions, qu’il se soumettait d’avance à leur décision. Si, en considération de l’innocence de son associé, on s’arrangeait de façon à permettre à la maison de recommencer honorablement les affaires, il abandonnerait à Daniel Doyce la part qui lui revenait dans l’association, comme étant l’unique réparation pécuniaire qu’il pût lui offrir en échange des inquiétudes et des pertes dont il avait été pour lui la cause involontaire, et il ne demanderait qu’à servir la maison en qualité de commis, à des appointements qui lui permissent seulement de gagner sa vie.

Bien que M. Rugg vît clairement qu’il serait inutile de s’opposer à ce projet, ses grimaces et l’inquiétude de ses tibias exigeaient avec tant d’instance une protestation pour se soulager qu’il céda à ce besoin.

« Je ne veux présenter aucune objection, monsieur, dit-il, aucun argument à l’encontre de votre projet. Je vous aiderai à l’exécuter, monsieur ; mais je proteste, néanmoins. »

M. Rugg énonça, dans une argumentation un peu prolixe, les principaux motifs de sa protestation. D’abord, la ville entière, pour ne pas dire le pays tout entier, était en proie aux premiers élans de l’indignation causée par la récente découverte, et la colère soulevée contre les victimes ne tarderait pas à éclater avec violence. Ceux qui n’avaient pas été trompés ne pardonneraient pas aux autres d’avoir été moins prudents, tandis que ceux qui s’étaient laissé tromper ne manqueraient pas de trouver par eux-mêmes des excuses et des raisons bien supérieures, selon eux, à celles que leurs compagnons d’infortune pouvaient alléguer ; sans compter que chaque victime individuelle s’empresserait de s’indigner, à l’idée que, sans les mauvais exemples de toutes les autres victimes, elle n’aurait jamais songé à risquer un sou elle-même. Et puis, une déclaration pareille, en un pareil moment, allait attirer sur Clennam un véritable ouragan de fureurs qui ne permettait pas de compter sur la clémence unanime des créanciers. Il s’exposait tout bonnement à servir de cible solitaire à un feu de file meurtrier, qui se trouverait heureux de le prendre pour point de mire.

Arthur répondit à cela que, tout en admettant la justesse de ces observations, il n’y voyait rien qui diminuât ou qui pût diminuer le moins du monde la nécessité de la réparation publique et volontaire qu’il voulait offrir à son associé. Il pria donc, une fois pour toutes, M. Rugg de l’aider à prendre immédiatement les mesures nécessaires dans ce but. Sur ce, l’homme de loi se mit à l’œuvre, et Arthur, ne conservant que ses effets, ses livres et le peu d’argent qu’il se trouvait avoir sur lui, mit son compte de banque personnel parmi les autres valeurs de la maison.

La déclaration fut publiée et souleva un orage formidable. Des milliers d’individus, depuis la faillite de Merdle, n’attendaient que cette occasion ; ils ouvraient des yeux effarés dans l’espoir de trouver un être vivant qu’ils pussent accabler de reproches. Aussi ce cas extraordinaire qui venait de lui-même rechercher la publicité, mit sur une sorte de pilori la victime vivante dont on avait tant besoin. Lorsque les gens même que cela ne regardait pas du tout se montraient si irrités contre le coupable, on ne devait pas s’attendre à beaucoup d’indulgence de la part de ceux auxquels il faisait perdre de l’argent. M. Rugg, installé dans le bureau de Clennam, décachetait chaque jour un déluge de reproches et d’invectives. Avant qu’il se fût écoulé une semaine, il annonça à son client qu’il craignait que les créanciers n’eussent déjà obtenu contre lui plusieurs décrets de prise de corps.

« Il faut que je subisse les conséquences de mes actes, dit Clennam. Les recors me trouveront ici. »

Le lendemain même, comme il entrait dans la cour du Cœur-Saignant par le passage au coin duquel se trouvait l’établissement des denrées coloniales de Mme Plornish, il fut arrêté par cette dame, qui l’attendait sur le seuil de sa boutique, et qui l’engagea mystérieusement à pénétrer dans l’heureuse chaumière. Il y trouva M. Rugg.

« J’ai cru qu’il valait mieux vous attendre ici. À votre place, monsieur, je n’irais pas au bureau ce matin.

— Pourquoi cela, monsieur Rugg ?

— Il y a au moins cinq prises de corps contre vous, à ma connaissance.

— Eh bien, plus tôt ce sera fini, mieux cela vaudra. Qu’ils me prennent tout de suite.

— Oui ; mais, ajouta M. Rugg passant entre Arthur et la porte, entendez donc raison, entendez donc raison. Ils vous prendront toujours assez tôt, monsieur Clennam, je vous en réponds ; mais enfin entendez donc raison. Il arrive presque toujours, dans ces sortes d’affaires, que c’est quelque mauvaise petite créance de rien du tout qui se met en avant et se donne des airs de vouloir arrêter les gens. Or, je sais qu’on a obtenu une contrainte par corps pour une somme insignifiante… un simple mandat du Palace Court… À votre place, je ne me laisserais pas coffrer par sur ce mandat-là.

— Pourquoi pas ?

— J’aimerais mieux me faire prendre pour une des grosses créances, monsieur, répondit l’homme de loi. Pourquoi ne pas sauver les apparences ? Comme votre conseiller, je préférerais vous voir arrêter sur un mandat des tribunaux supérieurs, si vous voulez bien m’accorder cette faveur. Cela fait meilleur effet.

— Monsieur Rugg, répondit Arthur découragé, mon seul désir c’est d’en finir au plus vite. Je vais continuer ma route, advienne que pourra.

— Encore un mot monsieur ! s’écria M. Rugg. L’autre question est une affaire de goût, mais ceci est une question de bon sens. Si on vous arrête pour la petite créance, monsieur, on vous conduira à la prison de la Maréchaussée. Or vous savez ce que c’est que cette prison. Manque d’air. Local étroit et resserré. Tandis que le King’s Bench… »

M. Rugg développa librement sa main droite dans l’air comme pour indiquer une abondance d’espace.

« Je préférerais la prison de la Maréchaussée à toute autre, répliqua Clennam.

— Ah bah, monsieur ! Ma foi, voilà un drôle de goût : en ce cas, nous ferons aussi bien de nous mettre en route. »

L’homme de loi parut un peu blessé au premier moment, mais il ne tarda pas à pardonner à son client une préférence si bizarre. Ils traversèrent la cour du Cœur-Saignant et se dirigèrent vers les ateliers qui se trouvaient à l’autre bout. Les Cœurs Saignants s’intéressaient plus que jamais à Clennam depuis ses revers : ils pouvaient désormais le regarder comme un compatriote, puisque ses malheurs lui donnaient droit de cité parmi eux. Un certain nombre sortaient pour le regarder passer, faisant observer d’un ton onctueux que ce pauvre M. Clennam avait l’air bien abattu. Mme Plornish et son père se tenaient en haut des marches, à l’autre bout de la cour, très-découragés et secouant la tête.

Personne ne semblait guetter l’arrivée du créancier lorsque Arthur et M. Rugg arrivèrent au bureau. Mais un membre de quelque congrégation israélite, un vieux juif confit dans le rhum, les suivit de près et se présenta à la porte vitrée avant que l’homme de loi eût eu le temps d’ouvrir une seule lettre.

« Oh ! s’écria M. Rugg en levant la tête. Comment vous portez-vous ? Vous pouvez entrer… monsieur Clennam, je crois que c’est là le gentleman dont je vous parlais tout à l’heure. »

Le gentleman en question expliqua le but de sa visite en disant qu’il « s’achisait d’une bédide avaire gonzernant M. Glennam ; » et il s’acquitta de sa mission légale.

« Voulez-vous que je vous accompagne, monsieur Clennam ? demanda M. Rugg avec beaucoup de politesse en se frottant les mains.

— Merci, j’aime mieux aller seul. Ayez seulement la bonté de m’envoyer mes habits. »

M. Rugg répondit d’un ton allègre qu’il n’y manquerait pas et donna une poignée de main à son client. Arthur et son garde du corps gagnèrent la rue, montèrent dans le premier fiacre venu et se dirigèrent vers la grille qu’il connaissait si bien.

« Dieu me pardonne ! se dit Clennam, mais je n’aurais jamais cru que je dusse revenir ici comme détenu. »

M. Chivery était de garde et le jeune John se trouvait dans la loge : soit que son père vînt de le relever de sa faction ou qu’il attendît son tour pour remplacer son père. Tous deux se montrèrent plus étonnés en reconnaissant le nouveau détenu qu’on ne s’y serait attendu de la part d’un guichetier. M. Chivery père lui donna une poignée de main d’un air honteux en lui disant :

« Voilà la première fois, monsieur, que je ne puis pas dire avec sincérité que j’ai du plaisir à vous voir. »

M. Chivery fils fut plus réservé et ne lui donna pas de poignée de main ; il contempla son prisonnier d’un air d’indécision si visible que Clennam, malgré le chagrin qui pesait sur ses yeux et sur son cœur, ne put s’empêcher d’en faire la remarque. Le jeune John ne tarda pas à disparaître dans la cour de la prison.

Comme Arthur connaissait assez les us et coutumes de l’endroit pour savoir qu’il devait rester quelque temps dans la loge, il s’assit dans un coin et feignit de lire diverses lettres qu’il tira de sa poche. Cette lecture ne l’occupa pas au point de l’empêcher de remarquer avec reconnaissance que M. Chivery écartait les flâneurs de la loge, faisant signe aux uns, avec un geste de ses clefs, de ne pas approcher, invitant les autres à s’éloigner, au moyen de divers coups de coudes significatifs, afin de diminuer autant que cela dépendait de lui les ennuis du captif.

Arthur était assis, les yeux baissés, rêvant au passé, déplorant le présent, sans s’arrêter ni à l’un ni à l’autre, lorsqu’il sentit une main qui lui touchait l’épaule. C’était le jeune John.

« Vous pouvez venir maintenant, » disait-il.

Arthur se leva et suivit machinalement son guide. Lorsqu’ils eurent fait quelques pas dans la seconde cour, John se retourna pour ajouter :

« Il vous faut une chambre. Je vous en ai trouvé une.

— Je vous remercie bien sincèrement. »

John se retourna, franchit le seuil d’une porte que Clennam avait lui-même franchie bien des fois, monta l’escalier et entra dans la vieille chambre. Le prisonnier lui tendit la main. John la regarda, regarda ensuite le détenu… d’un air sombre… le cœur gros, la poitrine suffoquée.

« Je ne sais pas si je puis vous donner la main, dit-il. Non, je sens que je ne peux pas. Mais, c’est égal, j’ai pensé que vous aimeriez mieux cette chambre-ci qu’une autre, et la voilà. »

La surprise que cette conduite bizarre avait inspirée à Clennam fit place (dès que John eut disparu) aux sentiments que cette chambre vide devait naturellement éveiller chez lui et aux innombrables associations d’idées qui lui rappelaient la bonne et douce enfant qui avait sanctifié cette misérable demeure. L’absence de la jeune fille, dans un pareil moment, donna à la chambre un aspect si morne et causa à son ancien ami un tel sentiment de désolation qu’il se tourna contre le mur pour pleurer ; soulageant son cœur par des sanglots :

« Ô ma petite Dorrit ! »