La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 25

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 260-269).


CHAPITRE XXV.

Le maître d’hôtel se démet de ses pouvoirs.


Ce jour-là Mme  Merdle dînait chez le savant médecin. L’Honneur du barreau était là dans tout son éclat. Ferdinand Mollusque était là, plus aimable que jamais. La vie humaine avait peu de sentiers inconnus au docteur, qui en visitait les sombres mystères, plus souvent même que la Crème de l’épiscopat. Londres ne manquait pas de grandes dames qui raffolaient de ce cher docteur, ma toute belle, et le proclamaient l’homme le plus charmant et le plus adorable du monde. Mais peut-être auraient-elles reculé d’horreur de se trouver si près de lui, si elles avaient su quels spectacles ce regard rêveur venait de contempler, à quels chevets ce visage calme et pur venait de se pencher, quels seuils il avait franchis tout à l’heure. Heureusement notre honnête docteur n’était pas homme à emboucher la trompette en son honneur, ni à la faire emboucher par d’autres. Il voyait et entendait bien des choses étranges, il passait sa vie au milieu de contradictions morales difficiles à expliquer ; mais l’égalité de sa compassion pour tous n’en était pas plus troublée que celle du divin guérisseur de tous les maux. Il allait comme la pluie, dit l’Écriture, parmi les bons et les méchants, faisant tout le bien qu’il pouvait, sans le proclamer dans la synagogue et sans le tambouriner dans les carrefours.

Comme un homme qui a appris à connaître ses semblables (si peu disposé qu’il soit à faire parade de sa science) ne saurait manquer d’inspirer l’intérêt qui se rattache à tant d’expérience, le docteur était un homme attrayant. Les beaux gentlemen et les jolies dames qui ignoraient les secrets du cher docteur et qui en auraient perdu l’esprit (je suppose qu’ils en avaient à perdre) s’il avait eu le malheur de leur dire : « Venez contempler une seule fois ce que je vois tous les jours, » convenaient eux-mêmes du plaisir qu’on avait à le voir. Partout où il allait, on était sûr au moins de trouver quelque chose de réel. Et un demi-grain de réalité, ainsi qu’une faible dose d’autres produits naturels également rares, suffit pour donner de la saveur à une énorme quantité de liquide délayant.

Aussi, aux petits dîners du médecin, les convives se montraient-ils sous un jour moins artificiel que partout ailleurs. Ils se disaient, peut-être sans le savoir :

« Voici un homme qui nous connaît en réalité pour ce que nous sommes, qui pénètre chaque jour chez nous quand nous n’avons encore ni fard ni perruque, qui entend nos divagations, qui lit nos véritables sentiments sur nos traits, lorsque nous n’exerçons plus aucun contrôle sur notre esprit ni sur notre physionomie. Nous ferons donc aussi bien chez lui de nous rapprocher un peu de la réalité, car il nous a devinés, et nous ne sommes pas de force à lutter contre lui. »

Les convives du docteur devenaient donc presque naturels en prenant place autour de sa table.

La connaissance que l’Honneur du barreau avait de cette masse de jurés, qu’on nomme l’humanité, était aussi pénétrante qu’un rasoir ; mais, en général le rasoir est un instrument assez difficile à manier, et le simple et brillant scalpel du docteur était d’un usage bien plus général. L’Honneur du barreau connaissait à fond et la bêtise, et la fourberie, et la friponnerie des hommes ; mais s’il avait accompagné le docteur dans ses visites, il en aurait su plus long en huit jours de temps sur leurs tendresses et leurs dévouements, qu’en siégeant trois quarts de siècle dans toutes les cours et toutes les assises du pays. L’Honneur du barreau soupçonnait vaguement ce genre de supériorité, et peut-être y songeait-il avec plaisir (car, si le monde n’était en effet qu’un vaste tribunal, la trompette des vacances éternelles ne saurait sonner trop tôt). Il avait donc pour le docteur tout autant de sympathie et de respect que les autres.

L’absence de M. Merdle laissa son siège vide à ce dîner ; mais comme il serait resté aussi muet que le spectre de Banquo s’il s’était trouvé au rendez-vous, on ne perdit pas grand’chose à ne pas l’avoir. L’Honneur du barreau, qui continuait à becqueter par-ci, par-là, dans Westminster-Hall, des petits bouts de renseignements dépareillés, à peu près comme eût fait un corbeau qui aurait passé son temps dans ce temple de la chicane, avait récemment ramassé pas mal de vagues rumeurs qu’il s’empressait de laisser échapper de son bec pour essayer de quel côté tournait le vent de la pairie Merdle. Il échangea quelques paroles avec Mme  Merdle à ce sujet, se glissant vers cette dame avec son plus beau salut, comme on pense bien, à l’usage des grands jurys, et son binocle persuasif.

« Depuis quelque temps, commença l’Honneur du barreau, je connais un oiseau (et à l’air malicieux qu’il se donna, on devait croire que ce ne pouvait être qu’une pie) qui est venu nous conter au barreau, dans le tuyau de l’oreille, qu’on va bientôt voir s’augmenter le nombre des personnages titrés de ce royaume.

— Vraiment ? répondit Mme  Merdle.

— Oui, vraiment, répéta l’Honneur du barreau, est-ce que l’oiseau n’en a rien glissé dans le tuyau d’une autre oreille… d’une adorable petite oreille ? »

L’Honneur du barreau lança un regard très-expressif vers celle des boucles d’oreilles de Mme  Merdle qui se trouvait la plus rapprochée de lui.

« Est-ce de la mienne que vous voulez parler ? demanda Mme  Merdle.

— Lorsque j’emploie le mot adorable, c’est toujours vous que je veux dire.

— Et moi, je crois que vous ne pensez jamais un mot de ce que vous dites, remarqua Mme  Merdle (mais, après tout, elle n’avait pas l’air fâché le moins du monde).

— Oh ! quelle cruelle injustice !… Mais l’oiseau ?

— Vous savez que personne n’est moins au courant des nouvelles que moi, remarqua Mme  Merdle se drapant avec nonchalance dans sa forteresse. De quoi s’agit-il ?

— Quel admirable témoin vous feriez ! s’écria l’Honneur du barreau. Aucun jury (ou bien il faudrait que ce fût un jury d’aveugles) ne saurait vous résister, quand même vous viendriez déposer tout de travers… Mais vous vous en tireriez si bien !

— Pourquoi cela, flatteur que vous êtes ? » demanda Mme  Merdle en souriant.

L’Honneur du barreau balança trois ou quatre fois son lorgnon entre lui et la Poitrine, comme l’équivalent d’une réponse folâtre, et poursuivit de son ton le plus insinuant :

« Quel nom devrai-je donner à la plus élégante, la plus accomplie et la plus charmante de toutes les femmes, dans quelques semaines, peut-être dans quelques jours d’ici ?

— L’oiseau ne vous a donc pas dit tout ? répliqua Mme  Merdle. Eh bien ! demandez-le lui demain, je vous en prie, et vous viendrez me dire ce qu’il vous aura répondu. »

Puis vint un chapelet de plaisanteries pareilles entre ces deux habiles interlocuteurs ; mais l’Honneur du barreau, malgré son adresse, en fut pour ses frais. Le docteur, reconduisant Mme  Merdle jusqu’à sa voiture et causant avec elle, tandis qu’elle mettait son manteau, demanda à son tour des renseignements, mais sans détour, avec la franchise qui lui était habituelle.

« Oserai-je vous demander ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on dit de Merdle ?

— Mon cher docteur, répondit Mme  Merdle, vous m’adressez justement là une question que j’étais presque tentée de vous faire.

— À moi ? Et pourquoi à moi ?

— D’honneur, je crois que M. Merdle a plus de confiance en vous qu’en qui que ce soit.

— Au contraire, il ne me confie absolument rien, même comme à son médecin. Vous savez ce qu’on dit, dans tous les cas ?

— Naturellement. Mais vous connaissez M. Merdle ; vous savez combien il est taciturne et réservé. Je vous assure que j’ignore absolument si ces bruits sont fondés ou non. Je désire qu’ils soient vrais : pourquoi vous le cacherais-je ? Vous le devineriez bien sans que je vous le disse.

— C’est clair.

— La nouvelle est-elle vraie en tout ou en partie ? Est-elle tout à fait fausse ? Je n’en sais rien, et je ne connais pas de position plus déplaisante, je dirai même de position plus absurde ; mais vous connaissez M. Merdle, et cela ne vous étonnera pas. »

Le docteur, en effet, ne parut pas étonné ; il mit Mme  Merdle dans sa voiture et lui souhaita le bonsoir. Il se tint un moment sur le seuil, suivant d’un regard tranquille l’élégant équipage qui s’éloignait. Lorsqu’il eut regagné le salon, les autres invités ne tardèrent pas à prendre congé et il resta seul. Comme il aimait beaucoup à lire, et toute espèce de livres (il ne cherchait pas du tout à s’excuser de cette faiblesse), il s’assit et commença à lire.

L’horloge qui se trouvait sur son bureau marquait minuit moins quelques minutes, lorsqu’un coup de sonnette attira son attention. C’était un homme d’habitudes fort simples ; il avait déjà envoyé coucher ses domestiques, et force lui fut d’aller ouvrir lui-même. Il descendit donc et trouva à la porte un homme tête nue, sans habit, les manches de chemise relevées et roulées jusqu’à l’épaule. Au premier abord, il crut que cet individu venait de se battre, d’autant plus qu’il paraissait agité et essoufflé. Mais un second coup d’œil lui montra que son visiteur était extrêmement propre, et que le négligé de sa toilette n’indiquait d’ailleurs aucun désordre.

« Monsieur, je viens de l’établissement des bains chauds, ici près, dans la rue voisine.

— Et que puis-je faire pour les bains chauds ?

— Seriez-vous assez bon pour venir tout de suite, monsieur ? Tenez, voici ce que nous avons trouvé sur la table. »

Il remit au docteur un morceau de papier. Celui-ci, l’ayant examiné, y lut son nom et son adresse tracés au crayon. Il regarda l’écriture de plus près, regarda de nouveau le messager, prit son chapeau à un portemanteau, mit la clef de la porte dans sa poche et s’éloigna d’un pas rapide.

Lorsqu’ils arrivèrent à la maison des bains, tous les gens de la maison guettaient leur arrivée à la porte ou allaient et venaient dans les couloirs.

« Priez tout le monde de se tenir à l’écart, dit le docteur au maître de la maison ; et vous, ajouta-t-il en s’adressant au messager, montrez-moi le chemin. »

Le garçon le conduisit jusqu’au bout d’une avenue de cabinets et s’arrêtant devant une porte ouverte à l’extrémité du couloir, regarda derrière la porte. Le docteur, qui le suivait de près, regarda aussi derrière la porte, comme lui.

On voyait dans le coin une baignoire dont on avait épuisé l’eau. Couché là comme dans un tombeau ou dans un sarcophage, recouvert à la hâte d’un drap et d’une couverture, était le cadavre d’un homme mal bâti, avec une tête obtuse, des traits ignobles, communs et grossiers. On avait ouvert un vasistas afin de laisser échapper la vapeur dont le cabinet était plein : elle s’était condensée en gouttes épaisses qui coulaient le long des murs et le long de ce visage et de ce corps immobile. Le cabinet conservait encore une température assez élevée, la baignoire n’avait pas eu le temps de se refroidir ; mais le visage et le corps du baigneur laissaient à la main une sensation de moiteur gélatineuse. Le fond de la baignoire de marbre blanc était veiné d’un rouge terrible. Sur une tablette voisine on voyait une bouteille vide qui avait contenu du laudanum, et un canif à manche d’écaille… taché mais, non avec de l’encre.

« Séparation de la jugulaire… mort rapide… il y a au moins une demi-heure qu’il est mort. »

L’écho des paroles du docteur parcourut les couloirs et les cabinets, et toute la maison, tandis qu’il se redressait après s’être penché pour atteindre le fond de la baignoire et trempait ses mains dans une eau que l’on vit se veiner de rouge comme le marbre blanc avant de se confondre en une seule nuance.

Le regard du médecin se dirigea alors vers les vêtements restés sur le divan, puis vers une montre, une bourse et un portefeuille qui se trouvaient sur la table. Un billet non cacheté qui sortait à moitié du portefeuille, fixa ensuite son attention. Il le regarda, le toucha, le tira un peu d’entre les feuilles du carnet, et dit d’un ton calme : « Ce billet m’est adressé, » l’ouvrit et le lut.

Il n’avait aucun ordre à donner. Les gens de la maison savaient bien ce qu’ils avaient à faire. On s’empressa d’avertir les autorités compétentes, qui prirent possession du défunt et de ce qui lui avait appartenu, comme vous prendriez possession d’un colis à votre adresse, sans plus d’agitation ni d’émotion qu’on n’en témoigne d’ordinaire pour remonter une pendule. Le docteur fut heureux de sortir pour aller respirer l’air frais de la nuit ; il s’assit même un moment, en dépit de sa grande expérience, sur les marches de la première maison venue, car il se sentait mal à son aise.

L’Honneur du barreau demeurait dans le voisinage du docteur, qui, en arrivant devant sa porte, vit briller une lumière à la fenêtre du cabinet où le célèbre avocat veillait souvent très-tard à la besogne. Comme cette lumière n’y brillait jamais sans que l’Honneur du barreau y fût lui-même, le docteur n’hésita pas à frapper. En effet, l’infatigable jurisconsulte avait à obtenir, le lendemain même, un verdict contraire à tous les témoignages, et il s’occupait à préparer ses pièges pour attraper MM. les jurés.

Le coup de marteau du médecin étonna l’Honneur du barreau ; mais, comme il soupçonna tout d’abord que quelqu’un venait le prévenir que quelque autre était en train de le voler ou de lui jouer quelque vilain tour, il descendit promptement sans faire de bruit. Il venait de se rafraîchir les idées avec une lotion d’eau froide sur la tête, afin d’être mieux à même d’embrouiller celles de MM. les jurés, et il avait rejeté en arrière le col de sa chemise, afin de lire plus à son aise et d’étrangler plus commodément les témoins de la partie adverse. Il avait donc l’air un peu effaré lorsqu’il vint ouvrir la porte. Il parut plus effaré encore en apercevant le docteur, qui était le dernier homme qu’il s’attendait à trouver là.

« Qu’y a-t-il donc ? dit l’Honneur du barreau.

— Vous m’avez demandé un jour quelle était la maladie de Merdle.

— Voilà un singulier moment pour répondre à ma question. C’est vrai, je me rappelle vous l’avoir demandé.

— Je vous ai dit que je n’en savais rien.

— Oui, en effet.

— Eh bien ! je connais maintenant sa maladie.

— Mon Dieu ! s’écria l’Honneur du barreau, qui recula d’un pas, en posant la main sur la poitrine de son ami. Moi aussi ! je la lis sur votre visage. »

Ils entrèrent dans la chambre la plus voisine, où le docteur lui donna le billet. L’avocat le parcourut d’un bout à l’autre, cinq ou six fois. Il ne contenait que quelques lignes, mais il n’en paraissait pas moins digne de toute son attention. Il ne trouvait pas de paroles pour exprimer tout son regret de n’avoir pu deviner la chose d’avance. Le plus petit indice, le nom, comme il disait, aurait suffi pour le rendre maître de cette affaire ; et quelle affaire ! Et que n’aurait-il pas donné pour débrouiller le premier un pareil mystère !

Le docteur s’était chargé d’annoncer ce lugubre événement à Harley-street. L’Honneur du barreau, de son côté, se sentait incapable de retourner immédiatement aux embûches qu’il préparait au jury le plus éclairé, le plus distingué auquel il eût jamais adressé la parole, sur lequel (il croyait devoir en prévenir son savant adversaire) ni les sophismes, ni l’abus du talent oratoire ne sauraient prévaloir (c’est ainsi qu’il comptait commencer). Il proposa donc à son ami de l’accompagner jusqu’à la porte, et de se promener dans le voisinage, en attendant qu’il eût rempli sa pénible mission. Ils s’y dirigèrent à pied, afin de retrouver leur sang-froid au grand air. Le jour déjà battait des ailes, chassant devant lui les ombres de la nuit, lorsque le docteur frappa à la porte de l’hôtel de Harley-street.

Un valet de pied, qui brillait en public de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, veillait en attendant son maître… c’est-à-dire qu’il ronflait dans la cuisine, entre deux chandelles et un journal, donnant une preuve de plus de la difficulté qu’il y a, malgré toutes les probabilités, de mettre le feu par hasard dans une maison. Lorsque ce serviteur vigilant eut été tiré de son profond sommeil, le docteur fut encore obligé d’attendre qu’on eût réveillé le maître d’hôtel ; à la fin, ce noble personnage daigna se présenter à la porte de la salle à manger, en robe de chambre et en pantoufles ; mais du reste tout cravaté et sentant son maître d’hôtel depuis les pieds jusqu’à la tête. Il faisait déjà jour, et le docteur, en attendant qu’on vînt le trouver, avait ouvert les volets d’une croisée pour voir paraître l’aube.

« Il faut appeler la femme de chambre de Mme  Merdle, afin qu’elle réveille sa maîtresse et la prépare, aussi doucement que possible à me recevoir. J’ai une horrible nouvelle à lui apprendre. »

Ce fut en ces termes que le docteur adressa la parole au maître d’hôtel. Celui-ci, qui tenait un chandelier à la main, appela un domestique pour emporter la lumière inutile. Puis il s’approcha de la croisée avec beaucoup de dignité, étudiant et surveillant les nouvelles encore inédites, à peu près du même œil qu’il avait coutume de surveiller les dîners donnés dans cette salle même.

« M. Merdle est mort.

— Je désire, remarqua le maître d’hôtel, donner congé pour le mois prochain.

— M. Merdle s’est suicidé.

— Monsieur, remarqua son interlocuteur, voilà un événement très-désagréable pour un homme comme moi, car il est de nature à éveiller certain préjugé. Je désire quitter aujourd’hui même.

— Morbleu ! si vous n’êtes pas plus ému, montrez au moins quelque surprise ! » s’écria le docteur.

Le maître d’hôtel, calme et immobile, fit cette mémorable réponse :

« Monsieur, le défunt n’a jamais été un gentleman, et, de sa part, aucune conduite indigne d’un gentleman ne saurait me causer de surprise. Voulez-vous que je vous envoie quelqu’un ou que je donne quelques ordres, pour vous obliger, avant de commencer mes préparatifs de départ ? »

Lorsque le docteur, après avoir rempli sa mission, vint rejoindre l’Honneur du barreau dans la rue, il se contenta de lui annoncer, à propos de son entrevue avec Mme  Merdle, qu’il n’avait pas encore tout dit à cette dame, mais qu’elle avait assez bien supporté ce qu’elle en avait entendu. L’Honneur du barreau n’avait pas perdu les loisirs de sa promenade : il les avait employés à la construction d’un piège des plus ingénieux, où il comptait faire tomber tous les jurés à la fois ; débarrassé de ce sujet de préoccupation, il devint très-lumineux sur la question de la récente catastrophe, tandis qu’ils s’éloignaient à pas lents, la discutant sous toutes ses faces. Avant de se séparer, devant la porte du docteur, ils levèrent tous deux les yeux vers le ciel, que le soleil commençait à éclairer, et vers lequel la fumée de quelques cheminées matinales et la voix des rares passants s’élevaient paisiblement aussi ; puis, songeant à l’immense cité, ils se dirent :

« Si les centaines, les milliers de gens ruinés qui dorment encore, connaissaient le malheur qui plane en ce moment sur eux, quel terrible concert de malédictions la seule âme du défunt soulèverait contre elle ! »

Le bruit de la mort du grand homme se répandit avec une rapidité fabuleuse. D’abord il se trouva qu’il avait succombé à toutes les maladies connues, sans compter une foule de maladies toutes fraîches sortant de chez le fabricant et n’ayant jamais servi, inventées avec la rapidité de l’éclair, pour les besoins du moment. Dès sa plus tendre enfance, il avait dissimulé une hydropisie ; il avait hérité de son grand-père une maladie des poumons ; depuis dix-huit ans, il subissait tous les matins une opération chirurgicale ; il était sujet à une explosion des principales veines de son individu, qui éclataient comme un feu d’artifice. Il avait quelque chose à la poitrine, il avait quelque chose au cœur, il avait quelque chose au cerveau. Cinq cents personnes qui s’étaient mises à table pour déjeuner, sans savoir que M. Merdle fût mort, se levèrent de table parfaitement convaincues qu’elles se rappelaient avoir entendu le savant docteur dire au millionnaire : « Vous devez vous attendre à vous éteindre un de ces quatre matins comme une chandelle, » et que le célèbre banquier avait répondu (toujours en leur présence) : « On ne meurt qu’une fois ! » Vers onze heures du matin, c’était décidément le quelque chose au cerveau qui obtenait une préférence marquée, et à midi, on savait de science certaine que c’était une vraie méningite.

Méningite fut tellement du goût du public et parut causer un contentement si général, qu’elle aurait pu aller jusqu’au lendemain matin, si à neuf heures et demie l’Honneur du barreau n’avait pas déclaré au palais ce qui en était. Vers une heure de l’après-midi, on commença à se raconter à l’oreille, dans tous les coins de Londres, que M. Merdle s’était donné la mort. Cependant la méningite, loin d’être détrônée par cette découverte, fut plus en faveur que jamais. Il n’y avait pas de rue où on ne fît dans les groupes un cours de morale à propos de méningite. Les gens qui avaient essayé de gagner beaucoup d’argent et qui n’y avaient pas réussi s’écriaient :

« Voilà ce que c’est que de ne songer qu’à faire fortune, on attrape une méningite ! »

Les paresseux voyaient aussi là-dedans une leçon qu’ils ne laissaient pas tomber par terre. « Voyez-vous ! disaient-ils, ce qu’on gagne à toujours travailler, travailler, travailler ! vous vous échinez, vous vous éreintez, crac ! la méningite vous empoigne, et vous voilà bien avancé ! »

Cette réflexion produisit surtout beaucoup d’effet sur une foule de jeunes commis et d’associés amateurs, qui ne s’étaient jamais exposés à mourir d’excès de travail. Ceux-là déclaraient d’un accord unanime, avec une piété exemplaire, qu’ils espéraient bien ne jamais oublier cette leçon, et régler leur conduite de façon à éviter les méningites, et se conserver le plus longtemps possible, pour la consolation de leurs amis.

Mais vers l’heure de la bourse, la méningite commença à pâlir. De sinistres rumeurs se mirent à circuler à l’ouest, à l’est, au nord et au sud. D’abord ces bruits furent assez modérés. On se contentait de dire qu’il n’était pas bien sûr que la fortune de M. Merdle fût aussi vaste qu’on l’avait toujours cru ; que la liquidation pourrait bien offrir quelques retards ; qu’il pourrait même y avoir une suspension provisoire (mettons un mois ou six semaines) de la merveilleuse banque. À mesure que ces rumeurs se répétèrent un peu plus haut, elles devinrent aussi plus menaçantes. C’était un homme de rien, qui était parvenu tout à coup, par des moyens que personne n’avait jamais pu s’expliquer. Il avait des manières communes. Il n’avait reçu aucune espèce d’éducation. Il marchait toujours les yeux baissés et n’avait jamais pu regarder le monde en face. Comment se faisait-il qu’il eût ensorcelé tant de gens ? Il n’avait jamais eu de fortune à lui ; ses spéculations étaient effroyablement hasardeuses, et ses dépenses s’élevaient à un chiffre fabuleux. Grossissant à mesure que le jour baissait, la nouvelle prenait plus de consistance et de solidité. M. Merdle avait laissé dans le cabinet de l’établissement de bains où il s’était défait une lettre adressée à son médecin ; celui-ci l’avait prise pour la produire le lendemain à l’enquête du coroner. On pouvait s’attendre à un coup de foudre pour la multitude de gens que le banquier avait trompés. Une foule de personnes de tout rang et de toute profession allaient se trouver ruinées par la faillite Merdle ; des vieillards qui avaient vécu à l’aise depuis qu’ils étaient au monde, n’auraient pas d’autre asile que le workhouse pour aller se repentir de la confiance qu’ils avaient si mal placée. Des légions de femmes et d’enfants verraient renverser tout l’échafaudage de leur avenir par la main de ce misérable. Tous ceux qui avaient pris part à ses magnifiques dîners allaient bientôt reconnaître qu’ils n’avaient fait que l’aider à dépouiller d’innombrables familles. Tous les serviles adorateurs de la fortune, qui avaient contribué à lui élever un piédestal, auraient mieux fait d’adorer le diable en personne. La rumeur, une fois lancée, devint de plus en plus furieuse et bruyante, à mesure que chaque nouvelle édition des journaux du soir venait la confirmer. Enfin, elle gronda tellement à la tombée de la nuit, que je ne suis pas bien sûr qu’un veilleur solitaire, perché sur la galerie qui couronne le dôme de Saint-Paul, n’aurait pas pu voir l’atmosphère épaissie par les milliers de malédictions qui s’exhalaient contre le nom de Merdle.

À partir de ce moment, on sut que la maladie de feu M. Merdle était tout bonnement… l’escroquerie et le vol. Lui, l’ignoble objet des flatteries du grand monde et du public ; lui qui assistait aux festins des notabilités ; le lion des salons à la mode ; lui qui avait vaincu l’esprit exclusif de l’aristocratie, qui avait nivelé l’orgueil des grands personnages ; le patron des patrons ; lui qui avait marchandé une pairie avec le ministre des Circonlocutions, qui avait été comblé, en moins de quinze ans, de plus de faveurs que l’Angleterre n’en a accordé en plus de deux siècles à tous les paisibles bienfaiteurs de leur pays, à toutes les illustrations des arts et des sciences qui se présentaient leurs œuvres à la main… lui, la brillante merveille, l’étoile nouvelle qui avait servi de guide aux mages chargés d’offrandes, jusqu’au moment où elle s’était arrêtée pour leur montrer une carcasse au fond d’une baignoire ensanglantée… c’était tout bonnement le plus grand faussaire et le plus grand voleur qui ait jamais échappé à la potence.