La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 16

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 174-181).


CHAPITRE XVI.

Ça marche toujours.


Les jeunes époux, à leur arrivée dans Harley-Street, Cavendish-Square, Londres, furent reçus par le maître d’hôtel. Cet imposant serviteur ne s’intéressait pas du tout à eux ; mais, en somme, il voulut bien les souffrir. Il faut que l’on se marie, autrement on n’aurait pas besoin de maîtres d’hôtel. De même que les peuples sont faits pour avoir des taxes, de même les grandes familles sont faites pour avoir des maîtres d’hôtel. Celui de M. Merdle réfléchit comme de raison qu’il était dans la nature que la race des gens riches se perpétuât… à son profit.

Il daigna donc regarder la voiture de voyage du haut des marches de son vestibule, sans froncer les sourcils ; il poussa l’obligeance jusqu’à dire gentiment à un de ses gens : « Thomas, aidez à rentrer les bagages. » Il accompagna lui-même la mariée jusqu’au salon où l’attendait M. Merdle ; mais on doit regarder cette démarche active comme un hommage rendu au beau sexe (dont le maître d’hôtel était un des plus ardents admirateurs ; on le savait même épris des charmes d’une certaine duchesse), et non pas comme un précédent dont la famille pût se targuer.

M. Merdle se promenait d’un air timide devant sa cheminée, prêt à souhaiter la bienvenue à Mme Sparkler. Sa main parut remonter jusqu’au milieu de sa manche lorsqu’il s’avança au devant d’elle, car il mit dans sa poignée de main une telle abondance de parement d’habit que Fanny aurait pu se figurer qu’elle était reçue pur un de ces mannequins populaires, qui sont censés représenter Guy Fawkes[1]. En outre, lorsqu’il approcha ses lèvres de celles de Mme Sparkler, il se saisit lui-même par les poignets et s’éloigna à reculons, bousculant les causeuses, les chaises et les tables, comme s’il eût été son propre sergent de ville, et qu’il se fût dit à lui-même :

« Voyons, pas de ça ! Allons. Je vous tiens, vous savez ; ainsi, vous ferez bien de vous laisser coffrer tranquillement ! »

Mme Sparkler, installée dans les appartements de réception… dans le sanctuaire le plus intime d’édredon, de soie, de perse et de toile fine… sentit que jusque-là son triomphe était complet, et qu’elle faisait un pas de plus tous les jours. La veille de son mariage, elle avait donné à la femme de chambre de Mme Merdle, d’un air de gracieuse indifférence, en présence de sa maîtresse, un petit souvenir de rien (un bracelet, un chapeau et deux robes, tout battant neufs), qui valait au moins quatre fois les cadeaux que Mme Merdle avait autrefois faits à la danseuse. Elle était en ce moment installée dans l’appartement de cette dame, auquel on avait ajouté quelques embellissements afin de le rendre plus digne d’être occupé par son hôtesse nouvelle. Tandis qu’elle s’y dorlotait, entourée de tous les accessoires de luxe que l’argent peut procurer ou que l’esprit humain peut inventer, elle voyait sa blanche poitrine qui se soulevait à l’unisson de ses pensées, rivaliser désormais avec la poitrine trop longtemps célèbre, qu’elle allait éclipser, et détrôner. Heureuse ? Mais oui, Fanny avait lieu d’être heureuse. Je suis sûr qu’elle ne s’écriait plus qu’elle voudrait être morte.

Le courrier n’avait pas consenti à ce que M. Dorrit logeât chez un ami. Il avait préféré le conduire dans un hôtel de Brook-Street, Grosvenor-Square. M. Merdle commanda sa voiture pour le lendemain de bonne heure, afin de rendre visite à M. Dorrit dès qu’il aurait déjeuné.

La voiture brillait, les chevaux bien nourris reluisaient, les harnais flamboyaient et les livrées étaient riches et cossues. Un équipage somptueux et solide ; pour tout dire, une voiture digne d’un Merdle. Les gens matinaux se retournaient dans la rue pour la regarder tandis qu’elle brûlait le pavé, et disaient avec un respect qui leur coupait la respiration : « Le voilà qui passe ! »

Et il passa jusqu’à ce que Brook-Street vint l’arrêter. Alors le joyau sortit de son écrin magnifique ; car ici ce n’était pas le joyau qui brillait par lui-même : c’était tout le contraire.

Quelle commotion profonde dans le bureau de l’hôtel ! Merdle ! L’hôte, bien que ce fût un gentleman d’un caractère hautain, qui venait d’arriver en ville conduisant un attelage de deux chevaux pur sang, sortit pour l’accompagner jusqu’au haut de l’escalier. Les commis et les domestiques se cachaient dans l’embrasure des portes, dans les couloirs, aux encoignures, et flânaient (par hasard), à chaque détour, afin d’apercevoir le célèbre millionnaire Merdle ! Soleil, lune, étoiles, avez-vous jamais éclairé un plus grand homme ! Le millionnaire qui avait en quelque sorte rectifié le Nouveau Testament, car sans quitter la terre, il était déjà monté dans le royaume des cieux ! L’homme qui pouvait avoir qui il voulait à sa table, et qui avait gagné tant d’argent ! Tandis qu’il montait, une foule de gens prenaient déjà position au bas de l’escalier afin que l’ombre du célèbre capitaliste tombât sur eux lorsqu’il sortirait. C’est ainsi que l’on portait les malades sur le chemin de l’Apôtre, et encore cet apôtre-là n’avait pas été reçu dans la meilleure société, comme Merdle, ni gagné de l’argent comme lui.

M. Dorrit, vêtu de sa robe de chambre et journal en main, était en train de déjeuner. Le courrier, d’une voix agitée, annonça :

« M’sieu Mairdale ! »

M. Dorrit se leva d’un bond, son cœur battait bien fort.

« M. Merdle, c’est… ha !… vraiment un honneur inespéré. Permettez-moi de vous exprimer… hem !… combien j’apprécie cette… ha hem !… flatteuse marque d’attention. Je n’ignore pas, monsieur, que votre temps a une… hem !… valeur énorme (M. Dorrit ne put pas faire ronfler comme il aurait voulu, le mot énorme). Daigner… ha !… m’accorder à une heure si matinale, quelques-uns de vos précieux instants, c’est… hem !… un honneur qui m’inspire une vivre reconnaissance. »

M. Dorrit était si reconnaissant qu’il tremblait en remerciant le grand homme.

M. Merdle prononça, de sa voix de ventriloque un peu contenue et un peu hésitante, quelques mots qui ne signifiaient rien : il termina en disant :

« Je suis charmé de vous voir, monsieur.

— Vous êtes bien bon, répliqua M. Dorrit ; vraiment trop bon. »

On avait déjà avancé un siège pour l’illustre visiteur qui, après s’être assis, passait sa grosse main sur son front épuisé.

« J’espère que vous vous portez bien, monsieur Merdle ? ajouta M. Dorrit.

— Aussi bien que… oui, je me porte aussi bien qu’à l’ordinaire, répondit le banquier.

— Vous devez être immensément occupé ?

— Assez. Mais… Oh non, je n’ai pas grand’chose, dit M. Merdle regardant tout autour de la chambre.

— Un peu de dyspepsie ? insinua M. Dorrit.

— C’est possible. Mais je… oh ! je vais assez bien. »

On voyait à l’endroit où les lèvres de M. Merdle se rejoignaient, des traces noires comme si on y eût mis le feu à une petite traînée de poudre ; et il avait l’air d’un homme qui, avec un tempérament plus ardent, aurait eu un fort accès de fièvre ce matin-là. C’étaient ces symptômes apparents et la manière dont le banquier passait lourdement la main sur son front, qui avaient excité la sollicitude de M. Dorrit.

« Lorsque j’ai laissé Mme Merdle à Rome, continua l’hôte d’un ton insinuant, elle était, ainsi que vous le savez sans doute, la belle des belles… hem !… la reine de toutes les fêtes, le charme de la société romaine. Elle se portait à ravir lors de mon départ. Mme Merdle passe en général pour une femme des plus attrayantes, et elle le mérite sans aucun doute, ce n’est pas moi qui dirai le contraire.

— Ni vous ni personne, » répondit M. Dorrit.

M. Merdle fit tourner sa langue dans sa bouche fermée… (il paraissait avoir là une langue mal commode et peu flexible)… s’humecta les lèvres, passa de nouveau la main sur son front, puis examina encore une fois la chambre, surtout sous les chaises.

« Mais, dit-il ensuite, regardant M. Dorrit en face pour la première fois et baissant immédiatement les yeux vers les boutons du gilet de son interlocuteur, puisque nous parlons de beauté, c’est de votre fille qu’il faudrait parler. C’est elle qui est merveilleusement belle, aussi bien faite qu’elle est jolie. Lorsque le jeune couple m’est arrivé hier soir, j’ai été vraiment surpris de voir tant de charmes. »

M. Dorrit fut si flatté qu’il répondit… qu’il ne pouvait s’empêcher de répéter verbalement à M. Merdle ce qu’il lui avait déjà dit par écrit : c’est-à-dire de lui exprimer tout le plaisir que lui causait l’union de leurs deux familles. Puis il tendit la main au banquier. Celui-ci regarda un instant la main qu’on lui offrait, la mit sur la sienne comme sur une soucoupe de vermeil ou une truelle à poisson, puis la rendit à M. Dorrit.

« J’ai voulu commencer ma tournée par me faire conduire chez vous, dit M. Merdle, pour me mettre à vos ordres dans le cas où je pourrais vous être bon à quelque chose. D’ailleurs, je voulais vous dire que j’espère bien que vous me ferez au moins l’honneur de dîner chez moi aujourd’hui, et tous les jours où vous ne serez pas engagé pendant votre séjour à Londres. »

M. Dorrit fut ravi de ces attentions délicates.

« Restez-vous longtemps parmi nous, monsieur ?

— Pour le moment, je n’ai pas l’intention, répondit M. Dorrit, de… ah !… dépasser une quinzaine de jours.

— C’est bien peu de temps après un si long voyage.

— Hem. En effet ; mais à vrai dire… ah ! mon cher M. Merdle, je trouve que le climat d’Italie convient si bien à ma santé et à mes goûts que ma visite actuelle n’a… hem !… que deux motifs. D’abord, le… ha… l’honneur et le privilège dont je jouis en ce moment et que je sais apprécier ; ensuite, l’arrangement… hem… le placement, c’est-à-dire le placement le plus avantageux possible, de… hem !… mes capitaux.

— Eh bien ! monsieur Dorrit, répliqua M. Merdle faisant encore tourner sa langue, si je puis vous être utile sous ce rapport, disposez de moi. »

M. Dorrit s’était exprimé avec plus d’hésitation que de coutume en abordant ce sujet chatouilleux, car il ne savait pas bien comment un potentat de la force de M. Merdle prendrait la chose. Il craignait que toute allusion à un capital ou à une fortune privée ne fût qu’une misérable affaire de détail aux yeux d’un homme qui remuait l’argent à la pelle. Soulagé par l’offre affable que M. Merdle venait de lui faire, il en profita immédiatement pour lui prodiguer ses remerciements.

« J’aurais à peine… hem !… osé, je vous assure, compter sur l’immense avantage de pouvoir ainsi mettre à profit votre aide et vos conseils, bien que je fusse résolu, dans tous les cas, à faire comme… ah hem !… le reste du monde civilisé, et à suivre fidèlement les spéculations de M. Merdle.

— Vous savez que nous voilà presque parents, monsieur, répliqua M. Merdle, qui examinait en même temps avec un intérêt assez étrange le dessin du tapis, et, par conséquent, je me mets à vos ordres.

— Ah ! très-aimable, en vérité !… excessivement aimable !

— Il ne serait pas facile aujourd’hui, continua M. Merdle, pour un simple étranger d’obtenir des actions dans de bonnes affaires… je parle de mes bonnes affaires à moi, bien entendu…

— Naturellement, naturellement ! fit M. Dorrit d’un ton qui signifiait qu’en dehors de celles-là on savait bien qu’il n’existait pas de bonnes affaires.

— … À moins de payer une prime très-élevée… ou, comme nous disons, nous autres capitalistes, un long chiffre. »

M. Dorrit était si enchanté qu’il se mit à rire. Ah, ah, ah ! Un long chiffre. Très joli ! Ah, ah ! Très-expressif, en vérité !

« Cependant, ajouta M. Merdle, je me réserve ordinairement le droit d’exercer certaines préférences… (mes amis veulent bien dire certaines faveurs)… comme une récompense de mes soins et de mes peines…

— Dites de votre coup d’œil hardi et de votre génie, » suggéra M. Dorrit.

M. Merdle, d’un mouvement de sa langue desséchée sembla avaler ces qualités comme il eût fait une pilule ; puis il ajouta :

« Je verrai, avec votre permission, si je ne pourrais pas exercer ce droit limité (car le monde est jaloux, et c’est ce qui fait que mon droit est limité)… à votre profit.

— Vous êtes bien bon, répéta M. Dorrit. Vous êtes trop bon.

— Il va sans dire que, dans les transactions de ce genre, la plus grande intégrité et la plus grande franchise sont de rigueur ; il doit exister une bonne foi parfaite entre les intéressés, une confiance illimitée ; autrement les affaires deviendraient impossibles. »

M. Dorrit accueillit avec ferveur ces nobles sentiments.

« Je suis donc obligé de vous dire que je ne puis vous favoriser que jusqu’à un certain point…

— Très-bien. Jusqu’à un certain point, remarqua M. Dorrit.

— … Jusqu’à un certain point. Et tout doit se faire cartes sur table. Quant à mes conseils, c’est autre chose. Tels qu’ils sont.

— Oh ! tels qu’ils sont ! »

M. Dorrit ne voulut pas permettre, même à M. Merdle de déprécier le moins de monde la valeur de ses précieux avis.

« Mais, par exemple, pour mes conseils, n’existe entre moi et mes semblables aucun engagement d’honneur qui m’empêche de les donner à qui me plaît. Et sous ce rapport (continua M. Merdle s’intéressant beaucoup à un tombereau de boueur qui passait sous la croisée), je serai toujours à vos ordres. »

M. Dorrit remercia de nouveau. M. Merdle passa encore une fois la main sur son front. Calme et silence. Contemplation des boutons du gilet de M. Dorrit par son ami M. Merdle.

« Mon temps étant assez précieux, reprit alors le millionnaire se levant tout d’un coup, comme s’il avait jusque-là attendu après ses jambes et qu’on vînt de les lui apporter à l’instant même, il faut que je me dirige vers la Cité. Voulez-vous que je vous mène quelque part, monsieur ? Je serai heureux de vous descendre en route ou de vous conduire plus loin. »

M. Dorrit se rappela qu’il avait affaire chez son banquier. Son banquier habitait dans la Cité. Tant mieux ; M. Merdle le conduirait à la Cité. Mais M. Dorrit ne voulait pas faire attendre M. Merdle le temps de passer sa redingote. Si, si ; M. Merdle insista. M. Dorrit se retira donc dans la chambre voisine, se remit entre les mains de son valet, et, au bout de cinq minutes revint tout resplendissant.

« Permettez-moi, monsieur. Prenez mon bras ! » dit alors M. Merdle.

Et M. Dorrit, s’appuyant sur le bras de M. Merdle, descendit le grand escalier, aperçut les fidèles stationnés sur les marches, et sentit passer sur sa personne un reflet des rayons de la gloire de ce grand homme. Puis, après cela, quel honneur encore ! la promenade dans la voiture de M. Merdle jusqu’à la Cité ; les gens qui s’arrêtaient pour le voir, et les têtes grises qui se découvraient à la hâte ; les courbettes et les saluts sans nombre à l’adresse de ce merveilleux mortel ! Jamais on ne vit servilité pareille… non, par le ciel, jamais ! Ne me parlez pas de vos flatteurs des dimanches, dans les cathédrales de Westminster et de Saint-Paul à la fois voilà-t-il pas grand’chose en comparaison ! Ce fut un rêve délicieux pour M. Dorrit de se trouver placé dans ce char de triomphe qui poursuivit sa course magnifique vers ce but bien approprié à la circonstance, Lombard-Street, la rue d’or des marchands d’argent.

Arrivé là, M. Merdle voulut à toute force continuer sa route à pied et laisser son pauvre équipage à la disposition de M. Dorrit. Le rêve devint donc de plus en plus enivrant, lorsqu’il sortit de la Banque seul et que les passants, à défaut de M. Merdle, le regardèrent, lui, et qu’il se figurait entendre, en éclaboussant les passants, les piétons s’écrier :

« Il faut que ce soit un grand personnage pour être l’ami de M. Merdle ! »

Ce jour-là, bien que ce fût un dîner improvisé, M. Dorrit rencontra une brillante société (composée de gens qui n’était pas formés de la même argile que le commun des mortels, mais d’une tout autre substance de première qualité, dont on ignore encore le nom) qui vint bénir le mariage de la fille de M. Dorrit. Et ce jour-là, la fille de M. Dorrit commença, pour tout de bon, à rivaliser avec cette femme qui n’était pas présente ; elle commença si bien, que M. Dorrit aurait presque juré, au besoin, que Mme Sparkler avait toujours été bercée sur les genoux d’une duchesse, et qu’elle n’avait seulement jamais entendu prononcer un mot aussi baroque que celui de Maréchaussée.

Le lendemain et le surlendemain, nouveaux dîners ornés de convives de plus en plus distingués. Les cartes de visite pleuvaient chez M. Dorrit comme les flocons de neige dans un orage de théâtre. L’honneur du Barreau, la Crème de l’Épiscopat, les hauts fonctionnaires de la Trésorerie, les membres du chœur parlementaire, tout le monde, en un mot, voulut faire et cultiver la connaissance de M. Dorrit, en sa qualité de parent et d’ami de l’illustre Merdle. Aux nombreux bureaux de M. Merdle dans la Cité, lorsque M. Dorrit s’y présentait pour affaires (et il s’y présentait assez souvent, car ses affaires allaient bon train), le nom de Dorrit servait de passeport pour arriver auprès du grand financier. De sorte que le rêve devenait plus enivrant d’heure en heure, à mesure que M. Dorrit comprenait mieux tout le chemin que cette alliance lui avait fait faire dans le monde.

Il y avait un revers aux rêves dorés de M. Dorrit. C’était l’allure du maître d’hôtel qui le chiffonnait. Ce magnifique serviteur, en surveillant officiellement les dîners, contemplait M. Dorrit d’une façon que celui-ci trouvait suspecte. Lorsque M. Dorrit traversait l’antichambre ou montait l’escalier, l’autre le poursuivait d’un regard fixe et terne qui n’était pas de son goût. Chaque fois que M. Dorrit portait son verre à ses lèvres, il apercevait à travers le cristal le maître d’hôtel qui le contemplait d’un air froid et lugubre. Il commença à craindre que ce vassal n’eût été lié avec quelques détenus et n’eût même été présenté dans le temps à leur Doyen. Il examina le maître d’hôtel aussi attentivement qu’il est permis d’examiner un pareil homme, mais il ne se rappela pas l’avoir jamais vu ailleurs. Enfin il se sentit tout disposé à croire que cet homme n’avait pas la bosse du respect, qu’il lui manquait le sens moral de la servilité. Mais cette pensée ne lui apporta aucun soulagement, car, enfin, se disait-il, que ce soit ce que ça voudra, il n’en est pas moins vrai qu’il me regarde d’un air dédaigneux. M. Dorrit avait tort : son ennemi ne s’occupait de regarder que l’argenterie et les autres ornements du service. Mais, c’est égal, M. Dorrit avait son idée fixe. Et comment faire ? Il ne fallait pas songer à lui insinuer que cette persistance lui était désagréable, ni à lui demander ce que cela signifiait : c’eût été aussi trop hardi, car cet officier de bouche était d’une sévérité terrible avec ses maîtres et leurs invités, et il ne souffrait jamais qu’on prît en l’accostant la moindre liberté à son égard.



  1. Le 5 novembre, en commémoration de la fameuse conspiration des poudres, les Anglais ont coutume de promener par les rues, puis de brûler l’effigie de Guy Fawkes. (Note du traducteur.)