La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 14

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 149-159).


CHAPITRE XIV.

On demande un conseil.


Lorsque les Anglo-Saxons, rassemblés sur les bords du Tibre jaune, apprirent que leur intelligent compatriote, M. Sparkler, venait d’être nommé un des lords du ministère des Circonlocutions, cette nouvelle ne leur fit pas plus d’impression que les autres accidents ou les autres délits dont parlaient les journaux anglais. Les uns en rirent ; d’autres avancèrent, comme circonstance atténuante, que la place était une véritable sinécure, et que le premier imbécile venu pouvait la remplir, pour peu qu’il sût signer son nom ; d’autres encore (ceux-là étaient des oracles politiques, au maintien solennel) déclarèrent que Décimus avait raison de se renforcer ; que c’était là le seul but constitutionnel de toutes les places dont il avait à disposer. Quelques Anglo-Saxons, plus bilieux que les autres, refusèrent de souscrire à cet article de foi ; mais leur opposition fut purement théorique. En pratique, ils firent preuve d’une apathie déplorable, ayant l’air de croire que c’était à quelques Anglo-Saxons inconnus, dont ils ignoraient l’adresse, de s’occuper de cette affaire. De même, un grand nombre d’Anglo-Saxons, restés dans leurs pénates, soutinrent, pendant au moins vingt-quatre heures consécutives, que ces mêmes Anglo-Saxons, invisibles et anonymes, « devraient bien dire au gouvernement leur façon de penser, » et que s’ils supportaient tranquillement une pareille infamie, ma foi, c’était bien fait. À quelle classe de la société appartenaient donc ces Anglo-Saxons qui manquaient ainsi à leur devoir ? Où se cachaient-ils, les malheureux ? Pourquoi se cachaient-ils ? Comment se faisait-il qu’ils abandonnassent sans cesse leurs intérêts, lorsque tant d’autres Anglo-Saxons se demandaient si souvent pourquoi ces défenseurs mystérieux des droits communs ne se montraient pas ? Ce sont là des questions auxquelles personne n’aurait pu répondre, soit sur les bords du Tibre jaune, soit sur les bords de la noire Tamise.

Mme Merdle, quand on lui adressa des félicitations, fit circuler cette grande nouvelle avec une grâce indolente qui lui donnait une nouvelle valeur, comme la monture rehausse l’éclat d’une pierre précieuse.

« Oui, disait-elle, Edmond a accepté cette place. M. Merdle désirait qu’il l’acceptât et il a cédé. J’espère qu’il s’y fera, mais je n’en sais vraiment rien. Cela le retiendra en ville pendant une grande partie de l’année, et il préfère de beaucoup le séjour de la campagne. Enfin, ce n’est pas une position désagréable… et puis c’est une position. Cette nomination, on ne saurait le nier, peut passer pour une aimable attention à l’adresse de M. Merdle, et ce n’est pas non plus une mauvaise chose pour Edmond, s’il peut s’y habituer. Il n’y a pas de mal qu’il ait quelque chose à faire, et il n’y a pas de mal non plus qu’il soit payé pour le faire. Reste à savoir si cette nouvelle carrière conviendra mieux à Edmond que celle des armes. »

C’est en ces termes que s’exprimait la Poitrine, passée maîtresse dans l’art de paraître faire peu de cas de ces choses, dont elle savait si bien rehausser l’importance. Cependant, Henri Gowan, que Décimus avait laissé de côté, allait en tournée chez toutes ses connaissances depuis la porte du Peuple jusqu’au faubourg d’Albane, ayant presque (pas tout à fait cependant) la larme à l’œil, jurant que Sparkler était bien le meilleur, le plus doux, le plus inoffensif, en un mot le plus aimable des ânes qu’on eût jamais envoyés paître sur le domaine public. Il n’y avait qu’une chose au monde qui eût pu lui causer plus de joie que la nomination de ce cher ânon, c’eût été la sienne. Il ajoutait que c’était tout juste le ballot de Sparkler. Il n’y avait rien à faire, et ce cher Edmond s’en acquitterait à merveille ; il y avait de beaux appointements à toucher, et son ami les toucherait à ravir. C’était une nomination ravissante, une chose admirable. Il pardonnait presque au noble Décimus de l’avoir oublié, lui son indigne parent, tant il était heureux de voir attacher à un si bon râtelier le cher ânon, auquel il portait une si vive affection. Sa bienveillance ne s’arrêtait pas là. Il se donnait beaucoup de peine, chaque fois que l’occasion s’en présentait, pour faire ressortir devant le monde les talents de M. Sparkler, et le mettre en évidence, et, bien que les efforts de Gowan eussent pour résultat invariable d’obliger le jeune fonctionnaire à offrir dans sa personne un déplorable spectacle d’imbécillité, on ne pouvait mettre en doute les intentions amicales de l’artiste amateur.

Peut-être, cependant, l’objet de la tendresse de M. Sparkler eut-il quelques doutes à ce sujet. Mlle Fanny se trouvait maintenant dans une position assez difficile. Tout le monde savait que le fils de Mme Merdle adorait la fille aînée de M. Dorrit, quelque capricieuse qu’elle fût avec lui. Fanny était donc assez identifiée avec ce jeune gentleman pour se sentir compromise lorsqu’il se rendait plus ridicule que de coutume. Aussi, comme elle ne manquait nullement d’esprit, elle vint souvent au secours de la victime, à qui elle rendit de bons offices en déjouant les aimables tentatives de Gowan. Mais, tout en agissant ainsi, elle rougissait de l’amoureux qu’elle ne pouvait se décider à congédier ni à encourager. Troublée par la conviction qu’elle s’embourbait de plus en plus dans une position embarrassante, elle était agacée en outre par l’idée que Mme Merdle triomphait de sa détresse. Il n’est donc pas étonnant que Fanny, avec un esprit ainsi tourmenté, revint un soir d’un concert et d’un bal donnés par Mme Merdle dans un état d’agitation extrême, et qu’elle repoussât la petite Dorrit de la toilette devant laquelle elle cherchait, dans sa colère, à verser des larmes, déclarant d’une voix haletante qu’elle détestait tout le monde et qu’elle voudrait être morte.

« Chère Fanny, qu’as-tu donc ? Conte-moi tes peines.

— Ce que j’ai, petite taupe que tu es ? répondit Fanny. Si tu n’étais pas la plus aveugle des sœurs, tu n’aurais pas besoin de m’interroger. Il faut donc que tu n’aies pas d’yeux dans la tête pour m’adresser une pareille question ?

— Est-ce M. Sparkler, ma chérie ?

— Mô…si…eur Sparkler ? répéta Fanny d’un ton de mépris, comme si ce malheureux soupirant était le dernier individu sous le soleil auquel elle pût penser. Non, mademoiselle la chauve-souris, ce n’est pas mô…si…eur Sparkler. »

À peine avait-elle fait cette réponse qu’elle éprouva des remords d’avoir dit des sottises à sa sœur, déclarant avec force sanglots qu’elle savait fort bien qu’elle se rendait haïssable, mais que tout le monde s’entendait pour l’y réduire.

« Je crains que tu ne sois pas très bien portante ce soir, chère Fanny.

— Ta, ta, ta ! répliqua la sœur aînée se mettant de nouveau en colère. Je me porte aussi bien que toi. Peut-être même devrais-je dire beaucoup mieux que toi… et encore, il n’y aurait pas là de quoi me vanter. »

La pauvre petite Dorrit, ne sachant pas trop comment s’y prendre pour offrir des consolations qu’on ne repoussât pas, finit par penser qu’elle ferait mieux de se tenir tranquille. D’abord le silence d’Amy agaça Fanny autant que l’avaient fait ses questions. Elle dit à son miroir que, de toutes les sœurs agaçantes, la plus agaçante était une sœur qui était molle comme un chiffon ; qu’elle savait bien qu’elle montrait quelquefois un exécrable caractère ; qu’elle savait bien qu’on devait la détester ; que lorsqu’elle se rendait haïssable, rien ne lui ferait autant de bien que de se l’entendre dire, mais qu’étant affligée d’une sœur silencieuse, on ne le lui disait jamais, et que, par suite, elle était naturellement forcée et contrainte de se rendre désagréable. D’ailleurs (ajouta-t-elle d’un ton irrité, s’adressant toujours à son miroir), elle n’avait pas envie de demander pardon. Il ferait beau voir une sœur aînée s’abaisser sans cesse à demander pardon à sa cadette ! C’était là le fin mot, elle le savait bien, on avait le talent de l’obliger à se mettre dans une position dont elle ne pouvait sortir qu’en demandant pardon à sa cadette, bon gré mal gré. Enfin elle fondit en larmes, et lorsque sa sœur vint s’asseoir à côté d’elle pour la consoler, elle s’écria :

« Amy, tu es un ange ! Mais je vais te dire ce qui en est, ma chérie, continua-t-elle, lorsque sa sœur eut réussi à la calmer. Voici où nous en sommes. Ça ne peut pas durer longtemps comme ça, et il faut que ça finisse d’une façon ou d’autre. »

Comme cette déclaration était un peu un peu vague, quoique péremptoire, la petite Dorrit répondit :

« Nous allons en causer.

— C’est ça, ma chère, reprit Fanny essuyant ses larmes, causons-en. Me voilà raisonnable et tu vas me conseiller. Veux-tu me donner un conseil, ma chère enfant ? »

Cette idée fit sourire Amy elle-même, mais elle répondit :

« Oui, Fanny ; je te conseillerai de mon mieux.

— Merci, ma petite chérie, répliqua Fanny en l’embrassant. Tu es mon ancre de salut. »

Ayant de nouveau embrassé son ancre de salut avec beaucoup d’effusion, Fanny prit sur la toilette un flacon d’eau de Cologne et appela sa femme de chambre pour lui demander un mouchoir de batiste. Puis, après avoir permis à la suivante d’aller se coucher, elle continua à demander conseil, se tamponnant les yeux et le front de temps en temps pour les rafraîchir.

« Mon trésor, commença Fanny, nos caractères et notre façon d’envisager les choses se ressemblent assez peu… (embrasse-moi encore, ma chérie)… pour que tu ne t’étonnes pas de ce que je vais te dire. Ce que j’ai à te dire, ma chère, c’est que, malgré notre fortune, nous avons, socialement parlant, à lutter contre de grands désavantages. Tu ne comprends pas tout à fait ce que j’entends par là, Amy ?

— Sans doute je te comprendrai mieux, répondit doucement la petite Dorrit, lorsque tu m’auras dit quelques mots de plus.

— Eh bien, ma chère, ce que je veux dire c’est, qu’après tout, nous ne sommes que des intrus dans le monde fashionable.

— Je suis bien sûre, Fanny, interrompit la petite Dorrit dans son enthousiasme admirateur, qu’en ce qui te concerne personne ne s’en douterait.

— C’est possible, ma chère enfant ; dans tous les cas, c’est très-gentil et très-affectueux de ta part de le croire, mon trésor. (Ici elle tamponna le front de sa sœur avec son mouchoir imbibé d’eau de Cologne et souffla légèrement dessus.) Mais on sait que tu es le meilleur petit être qui ait jamais existé ! revenons à nos moutons, mon enfant. Papa a tout à fait les manières et l’éducation d’un gentleman, mais il diffère sous certains rapports des autres gentlemen de son rang : en partie à cause de ce qu’il a eu à souffrir, pauvre cher homme, en partie, si je ne me trompe, parce qu’il se figure souvent que les autres pensent à son passé en causant avec lui. Notre oncle, ma chérie, n’est pas présentable. C’est une digne âme et je lui suis tendrement attachée ; mais, socialement parlant, c’est dégoûtant. Édouard est affreusement dépensier et dissipé. Non qu’il y ait rien là qui ne soit fort comme il faut… au contraire… seulement, il ne se comporte pas en mauvais sujet du grand monde, si je puis m’exprimer ainsi, il n’obtient pas pour son argent l’espèce de réputation qui s’attache au genre de vie qu’il mène.

— Pauvre Édouard ! » soupira la petite Dorrit.

Ce soupir résumait toute l’histoire de la famille.

« Oui, et pendant que tu y es, tu pourrais aussi bien dire pauvre toi et pauvre moi, reprit l’aînée d’un ton un peu aigre. Tu as raison ! Et puis, ma chérie, nous n’avons pas de mère et nous avons une Mme Général. Et tu sais le proverbe : « Chat ganté n’attrape pas de souris. » Eh bien, ma chère, tu verras que ses gants ne l’empêcheront pas d’attraper celle qu’elle guette. Cette femme, j’en suis sûre et certaine, sera notre belle-mère.

— Je ne puis croire, Fanny… »

Fanny interrompit sa sœur.

« Voyons, ne va pas te mettre à me contredire, Amy, dit-elle : j’en sais là-dessus plus long que toi. Sentant qu’elle avait encore montré un peu d’aigreur, elle se remit à tamponner le front de sa sœur et à souffler dessus. Pour résumer la question, ma chère, je me demande (tu sais que je suis fière et vive, ma chère Amy, trop fière et trop vive, peut-être). Je me demande si je ne dois pas prendre sur moi le soin de maintenir la dignité de la famille.

— Comment cela ? demanda la petite Dorrit avec inquiétude.

— Je ne saurais, continua Fanny sans répondre à cette question, souffrir que Mme Général fasse la belle-mère avec moi ; je ne souffrirai pas non plus que Mme Merdle me tourmente ou me patronne en aucune façon. »

La petite Dorrit posa sa main sur la main qui tenait le flacon d’eau de senteur, d’un air plus inquiet encore qu’auparavant. Fanny, qui avait l’air de vouloir punir son propre front à force de le tamponner avec violence, continua d’un ton agité :

« On ne peut nier qu’Edmond ne soit, d’une façon ou d’une autre (le moyen ne fait rien à l’affaire), arrivé à une très-bonne position. Qu’il soit d’un rang distingué, c’est ce que personne ne peut mettre en doute. Quant à la question de savoir s’il a plus ou moins d’esprit, j’ai dans l’idée qu’un mari spirituel ne me conviendrait pas beaucoup. Je ne sais pas me soumettre. Je ne pourrais jamais me plier à la supériorité d’un autre.

— Oh ! ma chère Fanny ! s’écria d’un ton de remontrance la petite Dorrit, qui avait éprouvé un sentiment de terreur à mesure qu’elle comprenait ce que voulait dire sa sœur, si tu aimais quelqu’un, tu cesserais d’être toi-même, tu t’oublierais pour te dévouer à lui. Si tu aimais, Fanny… »

Fanny avait cessé de se tamponner le front et regardait fixement sa sœur.

« Oh ! vraiment ! fit-elle, vraiment ! Tiens, tiens ! comme certaines personnes deviennent savantes et éloquentes lorsqu’il s’agit de certaines questions ! On dit que tout le monde a un sujet de prédilection, et il me semble que je suis tombé par hasard sur le tien, Amy… Là, là ! mon enfant, je ne faisais que plaisanter (tamponnant le front d’Amy) ; mais surtout, ma petite chatte, ne sois pas assez sotte pour aller faire des phrases et du sentiment sur des impossibilités indignes de nous. Là ! à présent, reviens à ce qui me regarde personnellement.

— Chère Fanny, laisse-moi d’abord te dire que j’aimerais mieux nous voir obligées de travailler encore pour vivre chichement, que de te voir riche en épouser M. Sparkler.

— Que je te laisse dire, ma chère ? riposta Fanny. Mais certainement, je te laisserai dire tout ce que tu voudras. Je ne te fais pas peur, j’espère ? Et quant à épouser M. Sparkler, je n’ai pas la moindre intention de l’épouser ce soir, ni même demain matin.

— Mais plus tard ?

— Pas que je sache, pour le moment du moins, » répondit Fanny d’un ton insouciant.

Puis, d’insouciante, elle devint tout à coup d’une agitation bouillante et ajouta :

« Tu parles d’hommes spirituels, petite chatte ! Tout cela est bel et bon en paroles ; mais où sont-ils, les hommes spirituels ? Je n’en vois pas un seul s’approcher de moi !…

— Ma chère Fanny, en si peu de temps…

— Que ce soit longtemps ou peu de temps, interrompit Fanny, je suis lasse de notre position, je n’aime pas notre position, et il ne faudrait pas grand’chose pour m’engager à en changer. Des jeunes filles, élevées autrement que moi et dans une situation bien différente sous tous les rapports, pourront s’étonner de ce que je fais ou de ce que je dis. Eh bien ! qu’elles s’en étonnent tant qu’elles voudront, libre à elles ! Elles sont entraînées par leur éducation et leur caractère… moi aussi.

— Fanny, chère Fanny, tu sais que tu as des qualités qui te rendent digne d’un mari bien supérieur à M. Sparkler.

— Amy, chère Amy, riposta Fanny parodiant l’intonation de sa sœur, je sais que je voudrais bien me voir dans une position plus nette et plus décidée, ne fût-ce que pour être plus à même de tenir tête à cette insolente Mme Merdle.

— Et c’est pour cela… pardonne-moi cette question… que tu épouserais son fils ?

— Peut-être ! répondit Fanny avec un sourire de triomphe. On pourrait trouver un plus mauvais moyen que celui-là pour arriver au but que je me propose, ma chère. Cette impertinente dame s’imagine sans doute que ce serait un grand succès pour elle que de trouver une femme comme moi pour son fils, et elle compte me dominer. Mais peut-être qu’elle ne se doute guère du fil que je lui donnerais à retordre si je devenais sa belle-fille. Je lui résisterais en toute chose et je deviendrais sa rivale. Ce serait là le but de ma vie. »

Fanny, arrivée là, posa son flacon sur la toilette et se mit à se promener dans la salle, s’arrêtant par intervalles, mais sans s’asseoir, lorsqu’elle parlait.

« Il y a toujours une chose que je pourrais faire, mon enfant : je pourrais la vieillir. Et je n’y manquerais pas, je t’en réponds ! »

Cette menace fut suivie d’une autre petite promenade.

« Je parlerais toujours d’elle comme d’une vieille maman. Je ferais semblant de savoir (quand même je n’en saurais rien, mais d’ailleurs son fils me l’apprendrait)… son âge exact. Et elle m’entendrait lui dire, Amy avec beaucoup d’affection et de respect, tu sais : « comme elle a bonne mine pour son âge ! » Je pourrais la vieillir sans cela, rien que parce que je suis jeune. Il est possible que je ne sois pas aussi belle que Mme Merdle ; je ne suis pas assez désintéressée dans la question pour la décider moi-même, je suppose ; mais je sais que je suis assez jolie pour la tenir sur les épines du matin jusqu’au soir. Et je n’y manquerais pas non plus, va ! »

Et elle recommença à se promener dans la chambre.

« Ma chère sœur, est-ce que tu voudrais te condamner à mener une existence malheureuse pour arriver à un pareil résultat ?

— Ce ne serait pas une existence malheureuse pour moi, Amy ; c’est celle qui me convient le mieux. Que ma nature ou le concours des circonstances l’ait voulu ainsi, peu importe : toujours est-il que cette existence-là me conviendrait mieux que toute autre. »

Il y avait dans son ton de l’amertume et du regret, mais avec un petit éclat de rire orgueilleux elle reprit sa promenade, et, après avoir passé devant une psyché, elle poursuivit :

« Sa tournure ! sa tournure, Amy ! Eh bien ! j’en conviens, elle est bien faite. Je veux lui rendre cette justice. Mais est-elle donc si bien faite que personne ne puisse rivaliser avec elle ? Ma parole d’honneur, j’en doute ! Que le mariage vienne seulement donner à des femmes beaucoup plus jeunes la même latitude qu’elle a pour sa toilette, et nous verrions un peu, ma chère ! »

Cette idée agréable et flatteuse la ramena de meilleure humeur à son fauteuil. Elle prit les mains de sa sœur dans les siennes et les frappa l’une contre l’autre en les élevant au-dessus de sa tête, tandis qu’elle la regardait en riant :

« Et la danseuse, Amy, la danseuse qu’elle a si complétement oubliée… la danseuse qui ne me ressemble en rien, et que je ne lui rappelle jamais, oh ! non, jamais !… danserait sans cesse devant elle et lui chanterait un air qui troublerait un peu son calme insolent. Rien qu’un peu, ma chère, un tout petit peu. »

Rencontrant le regard sérieux et suppliant d’Amy, elle abaissa les quatre mains et retira une des siennes pour la poser sur la bouche de sa sœur.

« Surtout ne t’avise pas de raisonner avec moi, mon enfant, continua-t-elle d’un ton beaucoup moins enjoué, parce que ce serait parfaitement inutile. Je comprends ces choses-là beaucoup mieux que toi. Je suis loin d’avoir pris une résolution, mais il se peut que j’en prenne une. Maintenant que nous avons discuté la question comme deux bonnes sœurs, nous pouvons aller nous coucher. Bonsoir, la meilleure et la plus chérie des petites chattes. »

Ce fut ainsi que Fanny prit congé de son ancre de salut, et (après s’être laissé conseiller comme on a vu) cessa, pour le moment, de demander l’avis de la petite Dorrit.

À partir de ce moment, Amy remarqua la façon dont M. Sparkler était accueilli par sa tyrannique maîtresse, et, chaque jour, elle découvrit de nouvelles raisons de prendre la chose au sérieux. Il y avait des instants où Fanny ne pouvait souffrir l’imbécillité de son amoureux, et où elle était si impatientée qu’on s’attendait à le lui voir congédier pour de bon. D’autres fois, elle prenait beaucoup mieux la chose : elle avait l’air de s’en amuser et de trouver dans le sentiment de sa propre supériorité une sorte de compensation pour ce qui manquait dans l’autre plateau de la balance. Si M. Sparkler n’eût pas été le plus fidèle et le plus soumis des soupirants, il se serait enfui du théâtre de ses épreuves et aurait mis entre lui et son enchanteresse toute la distance qui sépare Rome de Londres. Mais il n’avait pas plus de volonté que le navire remorqué par un vapeur, et il continuait à suivre sa cruelle maîtresse, que la mer fût calme ou houleuse, entraîné par une puissance irrésistible.

Mme Merdle, pendant ces préliminaires, parlait fort peu à Fanny, mais elle parlait d’elle assez souvent. Elle se trouvait, pour ainsi dire, forcée, malgré elle, de la regarder à travers son lorgnon et de se laisser arracher, dans le cours de la conversation, des louanges involontaires, en apparence, comme s’il n’y avait pas moyen de résister à la beauté victorieuse de Mlle Dorrit. L’air de défi avec lequel Fanny entendait ces louanges (car je ne sais comment cela se faisait, mais elle manquait rarement de les entendre), n’annonçait pas qu’elle fût disposée à faire la moindre concession en faveur de la Poitrine impartiale ; mais la plus grande vengeance que se permit la Poitrine était de dire tout haut :

« Une enfant gâtée… mais avec ce visage et cette tournure, comment ne l’aurait-on pas gâtée ? »

Un mois ou six semaines environ après le soir de la consultation en question, la petite Dorrit commença à trouver qu’il y avait une entente plus déclarée entre M. Sparkler et Fanny. M. Sparkler, comme s’il eût pris quelque engagement à cet effet, n’ouvrait jamais la bouche sans avoir regardé Fanny pour lui demander la permission de parler. Cette demoiselle était trop discrète pour répondre de vive voix à cette muette interrogation : mais, si elle voulait accorder à M. Sparkler le droit d’émettre une opinion, elle gardait le silence ; sinon, elle parlait pour lui. En outre, lorsque Henry Gowan renouvelait une de ses tentatives amicales pour mettre M. Sparkler en évidence, il devenait clair comme le jour que la victime se tenait à présent sur ses gardes. Qui plus est, Fanny (sans la moindre intention de personnalité et par le plus pur des hasards, bien entendu) ne tardait pas à faire quelque allusion armée d’une pointe si acérée, que Gowan reculait comme un homme qui vient de mettre la main dans un guêpier.

Une autre circonstance, bien qu’assez insignifiante en elle-même, contribua beaucoup à augmenter les inquiétudes de la petite Dorrit. Les façons de M. Sparkler vis-à-vis d’elle changèrent tout à coup et devinrent fraternelles. Parfois, lorsqu’elle se trouvait au dernier rang de quelque cercle distingué (chez son père, chez Mme Merdle ou ailleurs), elle sentait le bras de M. Sparkler se glisser furtivement autour de sa taille comme pour la soutenir. Le jeune fonctionnaire n’offrait jamais la moindre explication pour justifier cette politesse, se contentant de sourire d’un air bête, satisfait, bon enfant et sans gêne, qui, chez un personnage aussi lourd, en disait gros sur la question.

La petite Dorrit était chez elle un jour, songeant à Fanny avec un véritable serrement de cœur. Il y avait, tout au bout de leurs salons de réception, une salle qui n’était guère qu’un rassemblement de fenêtres cintrées en saillie sur la rue, et d’où l’on voyait à droite et à gauche le spectacle pittoresque du Corso, si vivant et si animé. Vers trois ou quatre heures du soir, la vue qu’on avait de cette salle était très-brillante et très-curieuse ; et la petite Dorrit avait coutume d’y venir rêver pendant des heures entières, à peu près comme elle faisait à son balcon de Venise. Une après-midi qu’elle était assise là, une main se posa doucement sur son épaule, et Fanny vint s’asseoir auprès d’elle en disant :

« Eh bien, ma chérie ? »

La banquette était prise sur l’embrasure de la fenêtre ; lorsqu’il y avait une procession ou quelque autre spectacle à voir, on tapissait la croisée de draperies brillantes et les spectateurs s’agenouillaient ou s’asseyaient sur cette banquette, et admiraient de là ce qu’il y avait à voir, appuyés sur les riches tentures. Mais ce jour-là il n’y avait aucune espèce de procession. Aussi la petite Dorrit fut-elle assez surprise de voir Fanny, car c’était l’heure où elle avait habitude de faire une promenade à cheval.

« Eh bien ! Amy, dit Fanny, à quoi penses-tu, mon enfant ?

— Je pensais à toi, Fanny.

— Vraiment ? Comme cela se rencontre ! Mais voici encore quelqu’un à qui tu ne pensais guère, je suppose ? »

Amy venait justement de penser à ce quelqu’un-là, car c’était M. Sparkler. Elle ne l’avoua pas néanmoins, mais se contenta de lui tendre la main. Le jeune prétendant vint s’asseoir à côté d’elle, et elle sentit le bras fraternel se glisser derrière elle et s’allonger comme pour soutenir Fanny par la même occasion.

« Eh bien ! petite sœur, demanda Fanny avec un soupir, tu devines sans doute ce que cela veut dire ?

— Elle est aussi belle qu’adorée, bégaya M. Sparkler… et pas bégueule du tout… C’est arrangé.

— On ne vous demande pas d’explications, Edmond, interrompit Fanny.

— Non, mon amour.

— En un mot, ma chérie, continua Fanny, nous voilà fiancés. Il n’y a plus qu’à en parler à papa ce soir ou demain, selon que l’occasion se présentera. Alors l’affaire sera conclue et il ne restera que fort peu de chose à dire.

— Ma chère Fanny, dit M. Sparkler avec respect, je voudrais dire deux mots à Amy.

— Bien, bien ! Dites-les, au nom du ciel et finissons-en, répondit Mlle Fanny.

— Je suis convaincu, ma chère Amy, reprit M. Sparkler, que, s’il existe au monde une fille… après votre spirituelle et charmante sœur qui n’est pas du tout…

— Nous savons cela, Edmond, interrompit Mlle Fanny. Ce n’est pas la peine de le répéter. Passez à autre chose.

— Oui, mon amour. Et je vous assure, Amy, que rien ne peut me causer plus de joie… sauf, bien entendu le bonheur et l’honneur d’être agréé par une fille ravissante, qui n’a pas l’ombre de…

— Voyons, Edmond, voyons ! interrompit de nouveau Fanny avec un mouvement impatient de son petit pied.

— Mon amour vous avez parfaitement raison. C’est une mauvaise habitude. Ce que je voulais dire, c’est que rien au monde, excepté le bonheur d’être uni à la plus adorable des filles… ne saurait me causer plus de joie que de pouvoir cultiver la connaissance affectueuse d’Amy. Il se peut, continua M. Sparkler avec une courageuse franchise, que je ne sois pas très-fort, lorsqu’il s’agit de comprendre certaines choses, et je sais fort bien que, si vous interrogiez sur mon compte la société en général, on vous en dirait autant ; mais, pour ce qui est d’apprécier Amy, je ne le cède à personne ! »

Et, pour le prouver, M. Sparkler embrassa la petite Dorrit.

« Une place à notre table, une chambre dans notre maison, poursuivit-il, devenant très-diffus pour un orateur de sa force, seront toujours à la disposition d’Amy lorsqu’il lui plaira de les accepter. Mon gouverneur, j’en suis sûr, sera toujours heureux d’accueillir une personne pour laquelle j’ai tant d’estime. Quant à ma mère, qui est une très-belle femme sans aucune espèce de…

— Edmond, Edmond ! s’écria Fanny avec le même geste que la première fois.

— J’obéis, mon âme, répliqua M. Sparkler d’un ton soumis. Je sais que c’est une mauvaise habitude que j’ai et je vous remercie beaucoup, mon adorable, de vous donner tant de peine pour m’en corriger ; mais tout le monde convient que ma mère est une très-belle femme et elle n’a vraiment pas l’ombre de…

— C’est possible, c’est possible, je ne dis ni oui ni non, interrompit la future, mais ne parlez plus de cela, je vous prie.

— Plus un mot, mon amour.

— Alors vous n’avez plus rien à dire, Edmond ? n’est-ce pas ? demanda Fanny.

— Au contraire. J’en ai déjà tant dit, mon adorable, répondit M. Sparkler, qu’il ne me reste plus qu’à vous demander pardon d’avoir parlé si longuement. »

M. Sparkler devina tout à coup, par une espèce d’inspiration, que cette question voulait dire : « Ne feriez-vous pas bien de vous en aller ? » Il retira donc son bras fraternel, et annonça très-adroitement qu’avec la permission de Fanny, il allait prendre congé. Il ne s’éloigna pas sans avoir reçu les félicitations d’Amy, qui, dans son chagrin, eut assez de peine à s’acquitter de ce devoir.

Lorsqu’il fut parti, elle s’écria : « Ô Fanny ! Fanny ! » et se tournant vers elle à cette brillante croisée, mit la tête sur le sein de sa sœur pour y cacher ses larmes. Fanny commença par rire ; mais elle ne tarda pas à poser son visage contre celui de sa sœur et pleura aussi un peu. Ce fut la dernière fois qu’elle laissa échapper une trace de la lutte qu’elle avait subie contre quelque sentiment caché avant de se résoudre à ce mariage. À dater de ce jour, elle suivit d’un pas impérieux et libre la route qu’elle s’était tracée.