La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 13

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 134-148).


CHAPITRE XIII.

Les progrès d’une épidémie.


Une épidémie morale est au moins aussi difficile à arrêter qu’une épidémie physique ; une maladie de ce genre s’étend avec la même rapidité que la peste ; la contagion, une fois qu’elle a fait quelques progrès, n’épargne aucune profession, aucun rang ; elle s’empare de gens qui jouissaient de la santé la plus robuste et se développe dans des tempéraments qui semblaient à l’abri de ses atteintes. Ce sont là des faits aussi clairement démontrés par l’expérience qu’il est démontré que l’homme a besoin d’air pour vivre. Le plus grand bienfait que l’on pourrait rendre à l’humanité, ce serait de saisir et de séquestrer (je ne dis pas qu’il faille les étouffer sans autre forme de procès), avant que l’infection puisse se communiquer, les esprits gangrenés dont la faiblesse ou la perversité propage ces terribles fléaux…

De même qu’un vaste incendie gronde et se fait entendre à une grande distance, de même la flamme sacrée sur laquelle les puissants Mollusques venaient de jeter de l’huile, donna encore plus de retentissement aux échos qui redisaient le nom de Merdle. Ce nom sortait de toutes les bouches pour entrer dans tentes les oreilles. Il n’y avait pas, il n’avait jamais eu, il n’y aurait jamais un homme comme M. Merdle. Personne, nous l’avons déjà vu, ne savait ce qu’il avait fait pour mériter ce renom ; mais tout le monde savait que c’était le personnage le plus illustre que la terre eût porté.

Les locataires de la cour du Cœur-Saignant, qui ne possédaient pas un sou qui ne fût dépensé d’avance, s’intéressaient à M. Merdle tout autant que les habitués de la Bourse. Mme Plornish, qui tenait maintenant un petit magasin d’épicerie et autres objets d’utilité générale, dans une bonne petite boutique à l’extrémité la plus fashionable de cour, avec Maggy et le vieux petit bonhomme de père Naudy pour garçons de boutique, ne parlait guère que de M. Merdle à ses pratiques. M. Plornish, qui s’était associé avec un petit entrepreneur du voisinage, affirmait, truelle en main, sur les échafaudages ou les toits où il travaillait, qu’on lui avait dit que M. Merdle était le seul individu, voyez-vous, capable de nous faire obtenir ce que nous désirons tous, voyez-vous, et de nous mettre à notre aise, chacun chez nous. On se disait (à voix basse) que M. Baptiste, seul et unique locataire des Plornish, avait l’intention de placer dans les entreprises infaillibles de M. Merdle les économies que ses habitudes frugales lui permettaient d’amasser. Les dames de la cour du Cœur-Saignant, lorsqu’elles venaient chercher leurs onces de thé ou leurs quintaux de cancans, donnaient à entendre à Mme Plornish, comme quoi, madame, elles savaient par leur cousine Marie-Anne, qui travaillait dans la couture, que Mme Merdle avait assez de robes pour remplir trois diligences ; qu’on serait bien embarrassé pour trouver (n’importe où, madame), une plus belle femme. Quant à son busque, madame, on dirait que c’est du marbre. Comme quoi, madame, c’était son fils d’un premier mariage à qui on venait de donner une place dans le gouvernement ; comme quoi son premier mari avait été général : il avait marché contre l’ennemi, couronné par la victoire, s’il fallait en croire le bruit général. Comme quoi on racontait que M. Merdle avait répondu en propres termes aux ministres que, si on avait pu s’arranger pour lui céder tout le gouvernement, il l’aurait accepté sans espoir de profit, mais qu’il ne pouvait le prendre à perte. Quoiqu’il n’eût pas à craindre, madame, qu’il pût y perdre grand’chose, car on pouvait dire sans mentir qu’il marchait sur l’or. Comme quoi, pourtant, il est bien à regretter qu’on ne se soit pas arrangé pour que M. Merdle se décidât à s’en charger ; car il n’y avait que lui et les gens comme lui pour savoir combien le pain et la viande avaient augmenté, et il n’y avait que lui et les gens comme lui pour faire baisser le prix de ces denrées.

La fièvre d’enthousiasme faisait de tels ravages dans la cour du Cœur Saignant, que les visites mêmes de M. Pancks venant toucher ses loyers hebdomadaires ne calmaient pas les malades. Seulement la maladie prenait alors une forme assez singulière et poussait ceux qui en étaient infectés à trouver des excuses et des consolations inconcevables rien que dans le nom magique de Merdle.

« Allons ! disait M. Pancks à un retardataire, payons ! et vivement !

— Je n’ai pas d’argent, M. Pancks, répondait le retardataire. Je vous dis la vérité toute pure, je vous assure qu’il n’y a pas seulement cinq pence dans la maison.

— Ça ne peut pas aller comme ça, vous savez, ripostait M. Pancks. Vous ne supposez pas que nous puissions nous contenter de ça, n’est-ce pas ? »

Le retardataire reconnaissait, avec un « non, monsieur, » découragé, qu’il n’entretenait aucune espérance de ce genre.

« Mon propriétaire ne va pas se contenter de ça, vous savez, poursuivait M. Pancks. Ce n’est pas pour ça qu’il m’envoie ici. Allons ! payez ! »

Le retardataire répondait :

« Ah ! monsieur Pancks, si j’étais ce riche gentleman dont tout le monde parle… si je m’appelais Merdle, monsieur… je vous aurais bientôt payé et avec beaucoup de plaisir encore. »

Les dialogues à propos des loyers avaient presque toujours lieu sur le seuil de la porte où dans les allées, en présence de plusieurs Cœurs saignants qui y prenaient un très-vif intérêt. Ils accueillaient toujours une allusion de ce genre par un murmure approbateur, comme s’ils voyaient là un argument irréfutable ; et le retardataire quelque décontenancé qu’il eût été auparavant, ne manquait jamais de se ranimer un peu en faisant cette réponse :

« Si j’étais M. Merdle, monsieur, vous n’auriez pas à vous plaindre de moi. Non, non, soyez-en sûr poursuivait le retardataire en hochant la tête. Je vous payerais si vite, monsieur Pancks, que vous n’auriez pas même besoin de me demander de l’argent. »

Que répondre à cela ? chacun trouvait qu’on ne pouvait pas mieux dire, et que cela valait quittance ou peu s’en faut.

M. Pancks se trouvait donc réduit à prendre note de ce retard, en disant :

« Allons ! vous recevrez la visite de l’huissier et on vous mettra dehors : voilà tout. Qu’est-ce que vous avez besoin de me parler de M. Merdle. Vous n’êtes pas M. Merdle, ni moi non plus.

— Non, monsieur, avouait le locataire. Plût à Dieu que vous le fussiez, monsieur.

« Vous seriez plus coulant avec nous, si vous étiez M. Merdle, poursuivait le locataire avec une nouvelle animation, et cela n’en vaudrait que mieux pour tout le monde. Pour nous comme pour vous, monsieur. Vous ne seriez pas obligé de nous tourmenter et de vous tourmenter vous-même par la même occasion. Vous seriez plus tranquille, et vous laisseriez les autres tranquilles, si vous étiez M. Merdle. »

M. Pancks, que ces compliments indirects avaient pour effet de rendre tout penaud, ne résistait jamais à cet assaut. Il ne savait plus que se mordre les ongles et se diriger en reniflant vers le retardataire le plus voisin. Le chœur se réunissait alors autour du débiteur que le facteur de M. Casby venait d’abandonner, et les rumeurs les plus extravagantes sur le chiffre de l’argent comptant que possédait M. Merdle circulaient parmi eux, à leur grande délectation.

Après une de ces nombreuses défaites que signalait un de ses nombreux jours de recette, M. Pancks, ayant achevé sa tournée, se dirigea, son calepin sous le bras, vers le domicile de Mme Plornish. La visite de M. Pancks n’avait pas un but intéressé, c’était une simple visite de politesse. La journée avait été fatigante et il éprouvait le besoin de se remonter un peu. Il entretenait maintenant des relations très-amicales avec la famille Plornish ; il venait souvent se reposer chez eux en pareille circonstance, et payer son tribut de souvenirs à Mlle Dorrit.

L’arrière-boutique de Mme Plornish avait été décorée sous sa propre direction, et figurait du côté du magasin une petite fiction qui réjouissait on ne peut plus le cœur de cette dame. L’invention poétique dont on avait embelli le petit salon consistait dans une peinture à fresque représentant l’extérieur d’une chaumière, l’artiste ayant conservé (de façon à produire autant d’effet que le permettaient leurs dimensions disproportionnées) la porte et la croisée de la chambre. Les soleils et les roses trémières fleurissaient à foison sur cette demeure rustique, tandis qu’une colonne d’épaisse fumée qui s’échappait de la cheminée annonçait qu’on faisait bonne chère à l’intérieur, et peut-être aussi que le ramoneur n’avait pas passé par là depuis longtemps. On voyait sur le seuil un chien fidèle qui s’apprêtait à mordre les mollets de l’inoffensif visiteur ; un pigeonnier circulaire enveloppé d’un nuage de pigeons s’élevait derrière la haie de clôture du jardin. Sur la porte (lorsqu’elle était fermée), on voyait le simulacre d’une plaque de cuivre avec cette inscription :

L’HEUREUSE CHAUMIÈRE.
T. et M. Plornish.

Les deux initiales représentaient la raison sociale représentée par les époux Plornish. Jamais la poésie, jamais l’art n’ont réussi à charmer l’imagination autant que leur réunion dans cette chaumière pour rire charmait la digne Mme  Plornish. Peu lui importait que Plornish eût l’habitude de s’y appuyer en fumant sa pipe aux heures du repos, que son chapeau engouffrât le pigeonnier et tous les pigeons, que son dos cachât la maison, que ses mains enfoncées dans ses poches déracinassent le jardin fleuri, et ravageassent la campagne adjacente. Aux yeux de Mme Plornish, la chaumière n’en était pas moins une ravissante demeure, un merveilleux trompe-l’œil. Peu lui importait que le nez de M. Plornish fût à quelques pouces au-dessus du niveau de la croisée du second étage. C’était une véritable pastorale pour Mme Plornish, une renaissance de l’âge d’or, que de rentrer dans la boutique après l’heure de la fermeture, et d’entendre le vieux Naudy roucouler ses bergerades. Et certes, si cette célèbre époque mythologique vient jamais à renaître, ou même si elle a jamais existé, il est permis de douter qu’elle pût fournir beaucoup de filles qui admirassent leur père aussi cordialement que cette pauvre femme.

Avertie par la sonnette de la boutique de l’arrivée d’un visiteur, Mme Plornish sortit de l’heureuse chaumière pour voir qui c’était.

« J’avais deviné que c’était vous, monsieur Pancks, dit-elle, car c’est votre jour, n’est-ce pas ? Voici Père, vous voyez, qui arrive au bruit de la sonnette pour servir la pratique, vif et alerte comme un jeune garçon de boutique qu’il est. A-t-il bonne mine, hein ? Père est plus heureux de vous voir que si vous étiez une pratique, monsieur Pancks, car il aime bien faire sa petite causette ; et quand la causette roule sur mamselle Dorrit, ça lui fait doublement plaisir. Jamais Père n’a été en voix comme maintenant, poursuivit Mme Plornish avec des roulades dans sa propre voix, tant la bonne femme était heureuse et fière. Il nous a donné Tircis hier soir, et d’une telle façon que Plornish s’est levé pour lui adresser ce discours de l’autre côté de la table : « Jean Édouard Naudy, qu’il dit, jamais je ne vous ai entendu rossignoler aussi bien que vous venez de rossignoler ce soir. » N’est-ce pas bien agréable, monsieur Pancks ? Qu’en dites-vous ? »

M. Pancks, qui avait adressé au vieillard son ronflement le plus amical, fit une réponse affirmative et demanda en passant si ce joyeux petit gaillard d’Altro était rentré. Mme Plornish répondit : « Non, pas encore ; et cependant, en partant pour le West-End où il allait livrer de l’ouvrage, il nous avait dit qu’il serait revenu pour le thé. » Puis, en bonne hôtesse, Mme Plornish invita M. Pancks à pénétrer dans l’heureuse chaumière, où il rencontra l’aîné des jeunes Plornish qui arrivait de l’école. Ayant fait subir un examen amical à ce jeune étudiant, il apprit que les grands (qui écrivaient déjà en moyenne et qui en étaient à la lettre M) avaient eu en classe, ce jour-là, pour exemple, les mots : « merdle, millions. »

« À propos de millions, dit Pancks, comment vont les affaires, madame Plornish ? »

— Mais ça marche, ça marche, monsieur ; je n’ai pas à me plaindre, répliqua Mme Plornish… Cher père, vous qui avez tant de goût, seriez-vous assez bon pour aller arranger un peu la montre avant que nous prenions le thé ? »

Jean Édouard Naudy, enchanté du compliment, s’éloigna au petit trot pour exécuter cette commission. Mme Plornish, qui tremblait d’entrer dans aucun détail pécuniaire devant le vieux gentleman, de peur qu’au moindre aveu de sa part, il ne se crût obligé d’honneur à s’enfuir et à rentrer au Workhouse, se trouva libre de faire en son absence des confidences à M. Pancks.

« Il est très vrai que le commerce marche comme sur des roulettes, reprit Mme Plornish, baissant la voix ; car nous avons une nombreuse clientèle, et sans le crédit, monsieur, tout irait bien. »

Cet inconvénient économique dont souffraient la plupart des gens qui avaient des rapports mercantiles avec les locataires de la cour du Cœur-Saignant, était une grosse pierre d’achoppement pour le commerce de Mme Plornish. Lorsque M. Dorrit avait lancé cette dame dans le débit des denrées coloniales, les Cœurs Saignants avaient témoigné une ferme résolution de la soutenir dans son commerce ; ils y avaient mis une louable émulation qui faisait honneur à la nature humaine. Reconnaissant qu’une femme qui vivait depuis si longtemps parmi et comme eux avait droit à leur appui, ils s’étaient empressés de lui donner leur pratique, et ils avaient juré de ne protéger aucun établissement rival. Animés par ses nobles sentiments, ils allaient même jusqu’à faire des extras, en achetant divers petits articles d’épicerie dont ils étaient habitués à se passer, se disant les uns aux autres, pour justifier ces dépenses de luxe, que, s’ils tendaient un peu la corde, c’était pour rendre service à une voisine, ou plutôt à une amie. Et si on ne se sacrifiait pas pour une voisine ou une amie, pour qui donc se sacrifierait-on ? Ainsi patronné, le commerce de Mme Plornish devint plus florissant, et les marchandises au magasin disparurent avec une rapidité extrême. Bref, si les Cœurs Saignants avaient payé, leur protégée se serait trouvée dans une situation très-prospère ; mais, comme ils se bornaient à prendre tout à crédit, les profits réalisés jusqu’à ce jour ne figuraient pas encore dans les livres de la maison Plornish.

M. Pancks, à cet exposé de la situation financière de Mme Plornish, sentait les mèches de sa chevelure rebelle se dresser sur sa tête ; il avait tout l’air d’un véritable hérisson, lorsque le vieux M. Naudy, rentrant dans la chaumière d’un air mystérieux, les pria de venir voir la mine étrange de M. Baptiste, qui semblait avoir rencontré quelqu’un ou quelque chose qui lui avait fait peur. Tous trois gagnèrent la boutique, et, regardant par la croisée, virent en effet M. Baptiste, pâle et agité, exécuter des évolutions assez singulières. D’abord on le vit se cacher en haut des marches du petit escalier qui conduisait à la cour, regardant à droite et à gauche dans la rue, la tête prudemment collée à côté de la porte du magasin. Après un examen inquiet, il quitta sa retraite et remonta rapidement la rue, comme s’il s’en allait tout de bon ; puis il se retourna soudain et redescendit la rue du même pas et en faisant la même feinte. Après avoir fait à peu près autant de pas pour descendre la rue que pour la monter, il traversa la chaussée et disparut. Le but de cette dernière manœuvre ne fut révélé aux spectateurs qu’au moment où Cavalletto, apparaissant une seconde fois en haut de l’escalier, entra tout à coup dans la boutique ; il était clair qu’il avait fait un grand détour jusqu’à l’autre entrée de la cour (c’est-à-dire jusqu’au côté où se trouvait la fabrique Doyce et Clennam), qu’il avait traversée au galop pour rentrer furtivement. Il était tout essoufflé (ce qui n’avait rien d’étonnant), et son cœur semblait aller plus vite que la petite sonnette qui s’agitait et tintait au haut de la porte à claire-voie, qu’il venait de refermer à la hâte.

« Holà ! mon vieux s’écria M. Pancks. Quoi donc, Altro ? qu’est-ce que vous avez ? »

M. Baptiste, ou signor Cavalletto, comprenait maintenant l’anglais aussi bien que M. Pancks lui-même, et ne le parlait pas trop mal. Cela n’empêcha pas Mme Plornish, qui tirait une vanité bien pardonnable de ce talent polyglotte, qui faisait presque d’elle une Italienne, de s’interposer comme interprète.

« Lui demander savoir, expliqua Mme Plornish, ce que vous avez. »

— Entrons dans l’heureuse chaumière, padrona, répondit Cavalletto, imprimant un air très-mystérieux à son geste favori. Entrons là. »

Mme Plornish était fière de ce titre de padrona, qui, à ses yeux, signifiait moins maîtresse de maison que maîtresse de langue italienne. Elle accéda de suite au désir de M. Baptiste, et tout le monde rentra dans la chaumière.

« Lui espérer vous pas effrayer, dit alors Mme Plornish, interprétant d’une façon nouvelle les paroles de M. Pancks (car elle improvisait les variantes avec une facilité extrême), quoi donc être arrivé à vous ? parla padrona.

— J’ai vu quelqu’un répondit Baptiste ; je l’ai rincontrato.

— Lui, qui ?

— Un mauvais homme, un très-mauvais homme. J’espérais ne plus jamais le voir.

— Comment vous savoir lui mauvais ? demanda l’interprète.

— Ça ne fait rien, padrona ; je ne le sais que trop : ça suffit.

— Lui avoir vu vous ? continua la padrona.

— Non. Je l’espère. Je ne crois pas.

— Il dit (interpréta avec une condescendance pleine de douceur Mme Plornish, qui se retourna pour adresser la parole à son père et à M. Pancks) qu’il vient de rencontrer un méchant homme ; mais il espère que le méchant homme ne l’a pas vu… Et pourquoi (continua-t-elle, employant de nouveau la langue italienne), pourquoi, vous espérez lui avoir pas vu vous ?

— Très-chère padrona (répliqua le petit étranger qu’elle avait protégé avec une bienveillance si délicate), ne me faites pas cette question, je vous en prie. Encore une fois, ça ne fait rien. J’ai peur de cet homme. Je souhaite qu’il ne me voie pas ; je souhaite qu’il ne me reconnaisse jamais… jamais ! Assez là-dessus, belle padrona. N’en parlons plus ! »

Ce sujet de conversation déplaisait tellement à Cavalletto et mettait tellement en déroute sa gaieté habituelle, que Mme Plornish n’insista pas ; d’autant plus qu’il y avait déjà quelque temps qui le thé bouillait au coin du feu. Mais si elle s’abstint d’adresser de nouvelles questions à son locataire, elle n’en fut ni moins intriguée, ni moins curieuse pour cela. M. Pancks, tout aussi surpris que son hôtesse, respirait, depuis l’entrée du petit Italien, à la façon d’une locomotive essoufflée qui aurait eu à faire remonter une colline assez roide à un convoi trop chargé. Maggy, mieux vêtue qu’autrefois, mais toujours fidèle à ses monstrueux bonnets, se tenait au second plan, la bouche béante et les yeux écarquillés sans cesser d’être aussi ébahie lorsqu’il n’existât plus aucun motif d’ébahissement. Cependant on passa sur cet incident, bien que tout le monde parût y songer encore, surtout les deux jeunes Plornish, qui consommèrent d’une façon lugubre leur part du festin nocturne. À quoi bon manger des tartines de pain et de beurre, lorsqu’il était plus que probable que le méchant homme qui avait effrayé leur ami Cavalletto ne tarderait pas à venir les manger eux-mêmes ? M. Baptiste commença peu à peu à s’égayer ; mais il ne quitta pas un seul instant le siège où il s’était installé derrière la porte et tout contre la fenêtre, bien que ce ne fût pas là sa place habituelle. Chaque fois que la petite sonnette se mettait à carillonner, il se levait d’un bond pour jeter au dehors un regard furtif, tenant à la main un coin du rideau et se cachant le visage avec le reste. On voyait bien qu’il n’était pas du tout certain que l’homme qu’il craignait ne l’eût pas suivi, avec la sûreté de flair d’air d’un limier de race, malgré tous les circuits et les détours qu’il avait faits.

L’entrée de deux ou trois pratiques et l’arrivée de M. Plornish, qui se présentèrent à divers intervalles entretinrent suffisamment les alarmes de M. Baptiste pour empêcher l’attention de la société d’oublier cet épisode. On avait fini de prendre le thé, les enfants étaient couchés et Mme Plornish cherchait un moyen adroit et respectueux pour obliger M. Naudy à leur chanter Chloé, lorsque la sonnette retentit de nouveau. Cette fois, elle annonçait la visite de M. Clennam.

L’associé de Daniel Doyce s’était attardé sur ses livres de comptes et sa correspondance ; car les antichambres du ministère des Circonlocutions dévoraient dans le jour une grande partie de son temps. En outre et surtout, il était abattu et songeait avec inquiétude à l’incident survenu tout récemment chez sa mère. Il paraissait triste et fatigué. Il souffrait, en effet, de la fatigue et de l’isolement ; néanmoins en rentrant chez lui au sortir de son bureau, il s’était détourné un peu de son chemin pour annoncer aux habitants de l’heureuse chaumière qu’il avait reçu une seconde lettre de Mlle Dorrit.

La sensation produite par cette nouvelle détourna de Cavalletto l’attention générale. Maggy, qui avait immédiatement pris place au premier plan, paraissait prête à dévorer les nouvelles de sa petite mère à la fois par les oreilles, le nez, la bouche, et même par les yeux, si ses yeux n’avaient pas été remplis de larmes. Elle fut surtout enchantée lorsque Clennam l’assura qu’il y avait à Rome des hôpitaux ou les malades étaient fort bien traités. M. Pancks gagna de plus en plus dans l’estime générale, en raison du souvenir spécial dont l’avait honoré dans sa lettre Mlle Dorrit. En voyant tout le monde content et vivement intéressé, Clennam fut amplement récompensé de la peine qu’il avait prise.

« Mais vous êtes fatigué, monsieur, laissez-moi vous faire une tasse de thé, dit Mme Plornish si vous ne dédaignez pas de prendre quelque chose dans la chaumière. Et nous vous remercions bien des fois, monsieur, d’avoir eu la bonté de penser à nous. »

M. Plornish, se croyant tenu, en sa qualité de maître de maison, de témoigner également sa reconnaissance, eut recours à la formule par laquelle il exprimait toujours, dans une éloquence idéale, la sincérité de ses sentiments et le respect des convenances :

« Jean-Édouard Naudy, dit M. Plornish, s’adressant à son beau-père, monsieur. Ce n’est pas tous les jours que vous voyez des actions généreuses faites sans prétention et sans une ombre d’orgueil ; aussi, quand vous les voyez, honorez-les pareillement avec reconnaissance. Car si vous ne les honorez pas et que l’occasion vous échappe, on dira tant pis pour vous, et à qui la faute ? »

M. Naudy répondit en ces termes au discours de son gendre :

« Je suis tout à fait de ton avis, Thomas, et comme nous sommes tous deux du même avis, il n’y a pas besoin d’en dire davantage ; je ne cache pas mon opinion, et je te le déclare oui, Thomas, oui, nos deux opinions doivent être celles de tout le monde unanimement, car, dès qu’il n’y a pas de différence d’opinion, il ne peut y avoir deux opinions, non, Thomas, non. »

Arthur, avec moins de cérémonie, dit qu’il était flatté de la façon dont on accueillait une attention aussi simple. Quant au thé, il expliqua qu’il n’avait pas encore dîné et qu’il allait tout droit chez lui pour se restaurer, après une longue journée de travail, sans quoi il eût volontiers accepté l’offre hospitalière de Mme Plornish. Comme M. Pancks chauffait à grand bruit sa vapeur avant de prendre congé, Clennam lui demanda s’il voulait bien faire route avec lui. M. Pancks ayant répondu que ce serait avec le plus grand plaisir, les deux visiteurs quittèrent ensemble l’heureuse chaumière.

« Si vous vouliez bien pousser la complaisance jusqu’à m’accompagner chez moi, Pancks, dit Arthur lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue, et partager avec moi la fortune du pot, ce serait presque un acte de charité ; car je suis las, et je ne me sens pas du tout dans mon assiette ce soir. »

— Volontiers, répondit M. Pancks. Je regrette seulement que vous n’ayez pas un plus grand service que celui-là à me demander ; je vous le rendrais de bon cœur. »

Il s’était établi entre Clennam et cet excentrique personnage un accord tacite qui était devenu de plus en plus sympathique depuis le soir où M. Pancks avait joué à saute-mouton avec M. Rugg dans la cour de la prison. Le jour mémorable où la voiture avait emporté le Doyen et sa famille, Pancks et Clennam l’avaient suivie des yeux et s’étaient retirés ensemble. La première fois que la petite Dorrit avait donné de ses nouvelles, personne ne les avait écoutées avec plus d’intérêt que le remorqueur du Patriarche. Dans sa seconde épître (que Clennam venait de serrer dans la poche de son habit) la jeune fille avait nommé M. Pancks en toutes lettres. Quoique jamais il n’eût fait aucune protestation à Clennam, et que ce qu’il venait de dire fut très-simplement dit, Clennam se figurait depuis longtemps que M. Pancks, dans ce qu’il était, commençait à avoir de l’amitié pour lui. Tous ces petits liens réunis faisaient ce soir-là de M. Pancks un maître câble, pour jeter l’ancre au repas en commun.

« Je suis tout seul, expliqua Arthur tandis qu’ils cheminaient ensemble. Mon associé est en voyage, occupé loin d’ici de cette partie de nos affaires qui le regarde spécialement, et vous pourrez vous mettre à votre aise.

— Merci. Vous n’avez pas remarqué Altro tout à l’heure ? demanda M. Pancks.

— Non. Pourquoi cela ?

— C’est un garçon de belle humeur, et que j’aime beaucoup, répliqua Pancks. Mais il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose qui l’ait démonté aujourd’hui. Savez-vous ce qui a pu le bouleverser comme ça ?

— Pas le moins du monde : vous me surprenez. »

M. Pancks expliqua pourquoi il faisait cette question. Arthur fut fort étonné et tout à fait incapable de trouver la clef de cette énigme.

« Vous feriez peut-être bien de le questionner, dit Pancks, comme c’est un étranger dont vous ignorez les antécédents.

— À quel propos ?

— À propos de ce qui le tourmente.

— Il faut que je m’assure avant tout s’il a vraiment quelque sujet d’inquiétude, reprit Clennam. Je l’ai toujours trouvé si laborieux, si reconnaissant (pour bien peu de chose) et si digne de confiance, que je ne veux pas avoir l’air de le soupçonner, ce qui serait très-injuste.

— C’est vrai. Mais dites donc ! Savez-vous que vous ne devriez être le propriétaire de personne, monsieur Clennam. Vous y mettez beaucoup trop de délicatesse.

— Quant à cela, répondit Clennam en riant, je suis bien loin d’être le propriétaire de Cavalletto. Il gagne sa vie à faire des petites sculptures sur bois. Il a les clefs de la fabrique, il y couche toutes les deux nuits et en est en quelque sorte le gardien ; mais nous n’avons que peu d’ouvrage à lui donner dans sa partie, bien que nous lui réservions le peu que nous en avons. Non. Je suis plutôt son mentor que son propriétaire. Si vous disiez que je suis son conseiller intime et son banquier, encore passe… Mais, à propos de banquier, n’est-il pas étrange, Pancks, que ces spéculations risquées dont tout le monde parle trottent aussi dans la tête de ce petit Cavalletto ?

— Spéculations risquées ? riposta Pancks avec un reniflement. Quelles spéculations ?

— Ces spéculations de Merdle.

— Oh ! ces placements. Bon, bon ! Je ne savais pas que vous parliez de placements. »

La vivacité avec laquelle M. Pancks venait de répondre fit tourner la tête à Clennam, qui crut s’apercevoir que Pancks ne disait pas tout ce qu’il en pensait. Cependant, comme celui-ci venait de hâter le pas, en reniflant plus laborieusement que jamais, Clennam laissa tomber la conversation et ils arrivèrent bientôt chez lui.

Un dîner composé de soupe et d’un pâté aux pigeons, servi au coin du feu, sur une petite table ronde, et arrosé d’une bouteille de bon vin, parut graisser agréablement les ressorts du remorqueur. Aussi, lorsque Clennam alla prendre sa pipe orientale et qu’il offrit une autre pipe non moins orientale à M. Pancks, ce gentleman parut tout à fait à son aise.

Ils fumèrent pendant quelque temps en silence. M. Pancks était comme un petit vapeur favorisé par le vent, la marée, la calme et une foule d’autres avantages maritimes. Il fut le premier à ouvrir la bouche pour dire :

« Oui, placements est le vrai mot. »

Clennam le regarda comme la première fois et se contenta de répondre :

« Ah !

— Je reviens à la charge, vous voyez, ajouta Pancks.

— Oui. Je vois que vous y revenez, répondit Clennam, qui se demandait pourquoi Pancks tenait tant à son mot de placements.

— N’est-il pas étrange que ces idées-là trottent dans la tête du petit Altro ? Hein ? continua Pancks tout en fumant. Ce sont bien là vos paroles.

— Oui.

— Bon ! Mais si je vous disais qu’elles trottent dans la tête de tous les locataires de la cour ! Si je vous disais qu’ils n’ont pas autre chose à la bouche les jours où je vais toucher mes loyers. Qu’ils payent ou qu’ils ne payent pas, Merdle, Merdle, Merdle, toujours Merdle.

— C’est étonnant comme ce vertige-là gagne tout le monde ! remarqua Clennam.

— N’est-ce pas ? » répliqua Pancks. Après avoir lancé quelques bouffées de fumée d’une façon plus sèche qu’on ne l’aurait cru après un dîner qui avait si bien graissé ses engrenages, il ajouta : « Cela vous semble étrange, parce que ces gens n’y comprennent rien. »

— Absolument rien.

— Absolument rien, répéta Pancks. Ils ne savent pas ce que c’est qu’un chiffre. Ils n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que le crédit. Ils n’ont jamais fait un calcul. Ils ne sont pas à même d’examiner ces affaires à fond, monsieur.

— S’ils l’étaient… commençait à dire Clennam, lorsque M. Pancks, sans changer de visage, laissa échapper un bruit nasal ou bronchital qui dépassait tellement ses efforts habituels qu’Arthur s’arrêta tout à coup.

Eh bien ! s’ils étaient à même de les examiner ? répéta Pancks, attendant la suite.

— Je croyais que vous… parliez, dit Arthur ne sachant quel nom donner à son interruption nasale.

— Pas du tout, répondit Pancks. Pas encore. Il est possible que je parle dans un moment. Eh bien, s’ils étaient à même… ?

— S’ils étaient à même de les examiner, remarqua Clennam, ne sachant trop comment le prendre, ils n’auraient pas la sottise de céder à cet engouement.

— Comment cela, monsieur Clennam ? demanda vivement Pancks et d’une manière étrange qui montrait bien que, depuis le commencement de l’entretien, il avait envie de mettre le feu à la bombe qu’il laissait éclater en ce moment. Ils ont raison, vous savez. Ils ignorent pourquoi, mais cela n’empêche pas qu’au fond ils ont raison.

— Raison de partager l’envie que montra Cavalletto de spéculer avec M. Merdle ?

— Par…fait…te…ment, monsieur, répondit Pancks. J’ai examiné l’affaire. J’ai fait les calculs, j’ai tiré la chose au clair. C’est solide et positif. »

Soulagé par cette déclaration, Pancks tira de sa pipe orientale une aussi longue bouffée que le lui permit l’état de ses poumons, et regarda Clennam d’un air sagace et ferme, tandis qu’il aspirait et exhalait la fumée.

En ce moment M. Pancks commençait à communiquer l’infection qu’il portait avec lui, car c’est comme cela que ces maladies se gagnent ; rien de plus subtil que la manière dont elles se propagent.

« Vous ne voulez pas dire, mon cher Pancks, demanda Clennam d’un ton très-grave, que vous risqueriez mille livres sterling à vous, par exemple, dans des entreprises de ce genre !

— Certainement si, répondit Pancks. C’est déjà fait, monsieur. »

Pancks aspira une nouvelle bouffée de tabac aussi longue que la première, en exhala non moins lentement la fumée, et lança encore à Clennam un long coup d’œil plein de sagacité avant de continuer.

« Je vous dis, monsieur Clennam, que je me suis embarqué là dedans. C’est un homme d’une habilité surprenante. Il possède un capital énorme et l’appui du gouvernement. Il n’y a pas de meilleur placement ; c’est aussi sûr que de la rente.

— Je vous avoue, répondit Clennam, regardant gravement son interlocuteur, puis regardant le feu avec non moins de gravité, que vous m’étonnez beaucoup.

— Bah ! riposta Pancks, ne dites pas cela, monsieur. Vous devriez plutôt, faire comme moi. Pourquoi ne feriez-vous pas comme moi ? »

M. Pancks n’aurait pas été plus en état de dire de qui il avait gagné l’épidémie régnante que le premier fiévreux venu ne peut dire où il a attrapé la fièvre. Engendrées ainsi que bien des maladies physiques, par une prédisposition mauvaise, puis disséminées par l’ignorance, ces épidémies se communiquent ensuite, dans un temps donné, à des malheureux qui ne sont ni ignorants ni corrompus. Peut-être que Pancks avait lui-même attrapé la maladie de quelque sujet de cette dernière classe, peut-être que non. Toujours est-il qu’il appartenait à cette catégorie quand il chercha à inoculer à Clennam la contagion, et qu’elle n’en était pas moins virulente pour cela.

« Et vous avez déjà placé (Clennam avait fini par adopter ce mot) vos mille livres sterling, Pancks ?

— Je crois bien, monsieur ! répliqua Pancks d’un ton plein de confiance, en lançant une bouffée. Je n’ai qu’un regret, c’est que ce ne soit pas plutôt deux mille. »

Or, un double sujet de préoccupation pesait lourdement ce soir-là sur l’esprit solitaire de Clennam : l’un était l’espoir si longtemps différé de son associé ; l’autre, ce qu’il avait vu et entendu chez sa mère. Grâce au soulagement qu’il trouvait dans la société de Pancks et à la certitude qu’il avait de pouvoir se fier à lui, il passa à ces deux sujets qui, tous deux, le ramenèrent avec beaucoup de vitesse et de force au point de départ.

La chose arriva de la façon la plus simple du monde. Laissant là M. Merdle et ses spéculations, après avoir contemplé quelque temps le feu à travers la fumée de sa pipe, il raconta à Pancks comment et pourquoi il avait une si rude besogne à démêler avec cette institution nationale qu’on nomme le ministère des Circonlocutions.

« Ç’a été bien dur pour Doyce et ce l’est encore, dit-il en terminant avec toute l’honnête et sympathique indignation que ce sujet réveillait en lui.

— Bien dur en effet, répondit Pancks ; mais vous gérez pour lui, monsieur Clennam ?

— Comment l’entendez-vous ?

— C’est vous qui avez le placement des fonds ?

— Oui. Je les place de mon mieux.

— Placez-les mieux encore, monsieur. Récompensez-le de ses travaux et de ses nombreuses déceptions. Faites-le participer aux chances du moment. Ouvrier patient et préoccupé, il ne songerait jamais de lui-même à en profiter. Il compte sur vous pour cela.

— Je fais de mon mieux, Pancks, répondit Clennam un peu troublé. Quant à peser et à examiner à fond ces nouvelles entreprises dont je n’ai aucune expérience, je doute que je sois capable d’entreprendre cette tâche. Je me fais vieux.

— Vieux ? s’écria Pancks. Ha ! ha ! »

Il y avait une intonation si sincère dans le merveilleux rire et dans la série de reniflements que cette idée venait d’exciter chez Pancks, et dans l’énergie avec laquelle il la repoussait, qu’il n’y avait pas moyen de croire qu’il n’y allât pas bon jeu, bon argent.

— Vieux ? s’écria Pancks. Allons donc ! allons donc ! Vieux ! Par exemple ! »

L’incrédulité obstinée qu’exprimaient les reniflements continus de Pancks, accompagnés de ces exclamations, obligea Arthur de renoncer à lui faire accepter un seul instant cette idée. D’autant plus qu’il craignait qu’il n’arrivât quelque chose à Pancks dans la lutte violente qui s’établissait entre l’air qu’il exhalait si énergiquement et la fumée qu’il aspirait avec une égale énergie. L’abandon de ce premier sujet le poussa à aborder le second.

« Ou jeune, ou vieux, ou entre deux âges, Pancks, reprit-il, profitant d’un silence favorable, je ne m’en trouve pas moins dans une situation d’esprit pleine d’inquiétude et de doutes, qui me fait craindre que rien de ce qui semble m’appartenir ne m’appartienne en effet. Vous confierai-je un grand secret ?

— Confiez, monsieur, si vous m’en croyez digne.

— Je vous en crois très-digne.

— Vous avez raison ! »

La réponse vive et laconique de M. Pancks, confirmée par le geste subit avec lequel il tendit à Clennam sa main de charbonnier était aussi expressive que convaincante. Arthur secoua cordialement cette main.

Alors, adoucissant la nature de ses anciennes craintes autant qu’il le pouvait, sans courir le risque de ne pas se faire comprendre, mais évitant de jamais nommer sa mère, et parlant seulement d’une parente supposée, il donna à M. Pancks une vague idée des appréhensions qui l’avaient inquiété et de l’entrevue à laquelle il avait assisté. M. Pancks écouta ce récit avec tant d’intérêt, qu’insensible aux charmes de la pipe orientale, il la posa sur le garde-cendres auprès des pelles et des pincettes ; uniquement occupé de relever les mèches et les épis de sa chevelure hérissée, si bien qu’à la fin de l’histoire il avait tout l’air d’un Hamlet moderne en tête à tête avec le fantôme paternel.

« Ça me ramène, s’écria-t-il, touchant d’une façon si inattendue le genou de son hôte que celui-ci en tressaillit, ça me ramène, monsieur, à la question des placements ! Je ne dirai rien de votre intention de vous appauvrir, le cas échéant, pour réparer un mal que vous n’avez pas fait. Je vous reconnais bien là. On ne peut pas forcer un homme à agir contre sa nature. Mais voici ce que je veux vous dire. Dans la crainte que vous n’ayez besoin d’argent pour sauver les vôtres de la honte ou du déshonneur, amassez-en le plus possible. »

Arthur secoua la tête, mais il regardait son interlocuteur d’un air rêveur.

« Devenez aussi riche que vous le pourrez, monsieur, reprit Pancks, concentrant toute son énergie pour donner plus de force à cette adjuration. Devenez aussi riche que vous le pouvez honnêtement. C’est votre devoir. Non par égoïsme, mais en vue des autres. Saisissez l’occasion aux cheveux. Ce pauvre M. Doyce (qui, lui, commence vraiment à vieillir) compte sur vous. Votre parente compte sur vous. Vous ne savez pas ce qu’on peut avoir à vous demander plus tard.

— Allons, allons ! répondit Arthur. En voilà assez pour ce soir.

— Encore un mot, monsieur Clennam, et puis nous n’en reparlerons plus. Pourquoi laisser tous les profits aux goulus, aux fripons et aux imposteurs ? Pourquoi abandonner des profits certains à mon propriétaire et à ceux qui lui ressemblent ? C’est pourtant ce que vous faites tous les jours. Quand je dis vous, j’entends les gens comme vous. Vous ne pouvez pas nier le fait. Il se renouvelle chaque jour sous mes yeux. Je ne vois que cela. C’est mon métier de voir ces choses-là. Ainsi donc, je vous le répète, prenez un billet pour gagner le gros lot.

— Oui, mais si j’allais prendre un billet pour perdre.

— Impossible, monsieur, répondit Pancks. J’ai approfondi la chose. Un nom estimé partout… une habileté incroyable… des capitaux immenses… une position élevée… des alliances avec ce qu’il y a de plus haut… l’appui du gouvernement. Impossible de perdre ! »

Après cet exposé final de la situation, M. Pancks se calma peu à peu, permit à ses cheveux rebelles de prendre une position aussi peu perpendiculaire que cela leur était possible, retira sa pipe du garde-cendres, la bourra de nouveau et la fuma. Ils ne se parlèrent plus guère ; mais ils ne s’en tenaient pas moins compagnie, poursuivant en silence le même sujet de réflexion : ils ne se quittèrent qu’à minuit. M. Pancks, prenant congé de Clennam et après lui avoir donné une poignée de main, circula tout autour de lui en ronflant avant de franchir le seuil de la chambre. Arthur comprit que cela voulait dire qu’il pouvait compter implicitement sur Pancks, dans le cas où il aurait besoin de lui, soit à propos des deux incidents dont ils venaient de causer, soit pour tout autre objet.

Le lendemain, à divers intervalles, et même tandis que sa pensée était autrement occupée, Clennam en revint à penser à la façon dont Pancks avait placé ses mille livres sterling, et aux entreprises qu’il avait approfondies. Il se rappela que M. Pancks se montrait plein de confiance à cet égard, lui qui d’habitude ne péchait pas par trop de confiance. Il songea au grand ministère des Circonlocutions et au bonheur qu’il aurait à améliorer la position de Doyce. Il songea à la sombre et menaçante demeure où il avait vécu enfant et aux ombres qui s’y amoncelaient, plus menaçantes que jamais. Il remarqua de nouveau que, partout où il allait, il voyait, entendait, ou palpait le fameux nom de Merdle ; il ne pouvait guère rester deux heures seulement devant son bureau, sans que ce nom fût présenté à ses sens physiques par l’entremise de quelque maison de commerce. Il commença à penser qu’il était étrange que ce nom se trouvât partout, sans que personne, excepté lui, parût s’en méfier ; ou plutôt, il ne pouvait pas dire, pour sa part, qu’il s’en fût jamais méfié ; il s’était contenté de se tenir à l’écart.

De tels symptômes, lorsqu’une épidémie de ce genre court les rues, annoncent presque toujours qu’on a gagné la maladie.