La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 11

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 113-118).


CHAPITRE XI.

Une lettre de la Petite Dorrit.


« Mon cher monsieur Clennam,

« Comme je vous ai dit dans ma première lettre qu’il valait mieux que personne ne m’écrivît, je puis vous en adresser une seconde, sans vous causer d’autres ennuis que celui de la lire ; si vous en avez le loisir, ce dont je doute, avec vos occupations, mais j’espère qu’un jour ou l’autre vous trouverez un moment pour cela. Je vais donc passer encore une heure à causer avec vous. Cette fois, c’est de Rome que je vous écris.

« Nous avons quitté Venise avant M. et Mme  Gowan, mais ils ne sont pas restés en route aussi longtemps que nous et n’ont pas suivi le même chemin ; de sorte qu’en arrivant, nous les avons trouvés installés dans une rue qu’on nomme la Via Gregorina, que vous connaissez sans doute.

« Je vais vous dire tout ce que je sais sur leur compte, parce que je suis bien sûre que c’est ce que vous tenez le plus à savoir. Leur logement n’est pas très-confortable, mais peut-être m’a-t-il semblé plus incommode qu’il n’aurait paru à quelqu’un comme vous, qui avez visité tant de pays et vu tant de mœurs différentes. Il va sans dire qu’il vaut beaucoup mieux… des millions de fois mieux que tous ceux auxquels j’ai été habituée avant de quitter Londres ; et je ne veux pas le juger avec mes propres yeux, mais j’emprunte ceux de Mme  Gowan. Car il est facile de voir qu’elle a été élevée avec tendresse dans un heureux et bien-aimé chez elle. Je l’aurais deviné quand même elle ne m’en aurait pas parlé avec amour.

« C’est donc un logement assez mal meublé au sommet d’un escalier assez sombre qui sert à tout le monde : il se compose presque entièrement d’une grande salle fort triste dont M. Gowan a fait son atelier. Le bas des fenêtres est bouché, de sorte qu’on ne peut pas regarder dehors, et les murs sont couverts de dessins à la craie ou au fusain, tracés par des locataires précédents, depuis bien, bien des années ! Un rideau (jadis rouge, mais aujourd’hui couleur de poussière) divise la chambre en deux parties : celle qui se trouve derrière cette toile sert de salon. La première fois que j’y ai vu Mme  Gowan, je l’ai trouvée toute seule ; son ouvrage lui était tombé des mains, et elle regardait le soleil qui brillait à travers les vitres les plus élevées des croisées. N’allez pas vous inquiéter de ce que je vous dis, mais je dois avouer que cet intérieur n’était pas tout à fait aussi joyeux, aussi brillant, aussi gai, aussi heureux, ni aussi jeune que je l’aurais voulu.

« Comme M. Gowan fait le portrait de papa (je l’ai vu à l’œuvre, sans cela il est possible que je n’eusse pas reconnu mon père à la ressemblance), j’ai plus d’occasions de voir sa femme que je n’en aurais eu sans cet heureux hasard. Elle est bien souvent… trop souvent… seule.

« Vous raconterai-je ma seconde visite ? Je suis allée la voir un jour, que j’avais pu par hasard courir chez elle sans être accompagnée, vers quatre ou cinq heures du soir. Elle dînait toute seule (son repas solitaire lui avait été apporté de quelque endroit du voisinage), n’ayant pas d’autre société et n’en attendant pas d’autre que celle du vieillard qui lui avait monté son dîner. Il était en train de lui raconter une longue histoire de brigands dans la campagne, qui avaient été épouvantés par la statue d’un saint ; c’était pour l’amuser, me dit-il lorsque je redescendis avec lui : « Il savait bien comment amuser les filles, parce qu’il en avait une lui-même, mais qui était loin d’être aussi jolie. »

« Il faut que je vous parle maintenant de M. Gowan avant de finir le peu qu’il me reste à dire de madame. Il doit admirer la beauté de sa femme et en être fier, car tout le monde en parle ; il doit l’aimer, et je ne doute pas qu’il l’aime… à sa manière. Vous connaissez sa manière, et s’il vous paraît aussi insouciant et aussi grognon qu’à moi, je n’ai pas tort de croire que Mme  Gowan aurait pu trouver quelqu’un qui lui eût mieux convenu. Si cela ne vous a pas frappé, certainement alors c’est que je me trompe ; car votre pauvre enfant (toujours la même) a plus de confiance dans votre jugement et dans votre bonté, qu’elle ne saurait vous le dire, quand même elle essayerait de le faire, mais ne vous effrayez pas, je ne veux pas essayer.

« Par suite (toujours d’après moi, en supposant que vous pensiez comme moi), par suite de son caractère capricieux et mécontent, M. Gowan ne s’occupe pas assez de sa profession. Il manque de patience et de persévérance ; il commence une chose et la laisse là, il l’abandonne ou la termine sans y tenir le moins du monde. Lorsque je l’entendais causer avec papa pendant les séances, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si ce n’était pas parce qu’il ne croit pas en lui-même, que M. Gowan ne croit pas aux autres. Me suis-je trompée ? Je voudrais bien pouvoir deviner ce que vous penserez de ces remarques ! Je vois d’ici l’air que vous allez prendre, et j’entends presque le ton de voix dont vous me répondriez, si nous causions ensemble sur le pont suspendu.

« M. Gowan va beaucoup dans ce qu’on appelle la meilleure société de Rome (il n’a pas pourtant l’air de s’y amuser beaucoup, lorsqu’il y est), et sa femme l’accompagne parfois, mais depuis quelque temps elle sort très-peu. Je crois avoir remarqué qu’on ne parle pas d’elle avec la considération qu’elle mérite. Des dames qui n’auraient jamais songé à accepter M. Henry Gowan pour mari ou pour gendre, n’en ont pas moins l’air de croire que sa femme, en l’épousant, a fait un coup de partie magnifique. Puis, il va beaucoup à la campagne faire des études ; partout enfin, où il y a des visiteurs, il trouve un grand nombre de connaissances. Il y a aussi un ami avec lequel il passe beaucoup de temps soit chez lui, soit hors de chez lui, bien qu’il traite cet ami fort cavalièrement et se montre d’humeur assez changeante envers lui. Je sais (d’autant mieux qu’elle me l’a dit) que Mme  Gowan ne peut pas le souffrir. Quant à moi, il m’est tellement odieux que je me sens toute soulagée d’apprendre qu’il a quitté Rome pour quelque temps. Jugez du plaisir que ce départ doit lui causer, à elle !

« Mais ce que je tiens surtout à vous faire savoir, ce qui m’a enhardie à vous en dire si long, au risque de vous causer quelque inquiétude, sans cause réelle, le voici : Elle est si fidèle et si dévouée, et elle sait si bien que l’amour et le devoir l’attachent à tout jamais à son mari, que vous pouvez être convaincu qu’elle l’aimera, l’admirera, fera son éloge, et cachera tous ses défauts jusqu’au jour où elle mourra. Je crois même qu’elle les cache et les cachera toujours à tout le monde, à commencer par elle. Elle lui a donné un cœur qu’elle ne pourra jamais lui reprendre et quelles que soient les épreuves qu’elle ait à subir, son affection sera toujours la plus forte. Vous savez si c’est vrai, comme vous savez tout, mille fois mieux que moi ; mais je ne puis m’empêcher de vous raconter son admirable nature, et de vous dire que vous ne sauriez jamais avoir trop bonne opinion d’elle.

« Je ne l’ai pas encore appelée par son petit nom dans cette lettre, mais nous sommes si bonnes amies maintenant, que je ne la nomme pas autrement lorsque nous sommes seules, et elle me donne aussi mon vrai nom… je ne veux pas dire mon nom de baptême, mais celui que vous m’avez donné. Lorsqu’elle a commencé à m’appeler Amy, je lui ai raconté ma courte histoire, je lui ai dit que vous me nommiez toujours la petite Dorrit, et que je préférais ce nom à tout autre ; depuis ce temps elle ne m’appelle pas non plus autrement que sa petite Dorrit.

« Peut-être n’avez-vous pas encore reçu de nouvelles de son père ou de sa mère, et ne savez-vous pas qu’elle a eu un petit garçon. Il est né avant-hier, huit jours après l’arrivée de M. et Mme  Meagles, qui en ont été bien heureux. Cependant je dois vous dire, puisque je me suis engagée à ne rien vous taire, qu’ils m’ont l’air d’être un peu gênés vis-à-vis de leur gendre, et que ses manières railleuses à leur égard leur paraissent une moquerie de leur amour pour elle. Pas plus tard qu’hier, lundi, tandis que je me trouvais là, j’ai vu M. Meagles changer de couleur, se lever et sortir, comme s’il avait peur, en restant, de ne pas pouvoir s’empêcher de dire ce qu’il en pensait. Pourtant le père et la mère sont si pleins d’égards, si gais et si raisonnables, que leur gendre devrait bien les ménager. C’est grand dommage qu’il ne songe pas un peu plus à eux.

« J’ai voulu mettre mon dernier point avant de relire ma lettre. Maintenant que je viens de la relire, je trouve que j’ai voulu savoir et vous expliquer tant de choses, que je ferais aussi bien de ne pas vous l’envoyer ; mais toutes réflexions faites, j’espère que vous devinerez tout de suite que, si j’ai tant observé, tant remarqué de choses, c’est pour vous seul que je l’ai fait, parce que je savais que le sujet vous intéressait. Vous pouvez être certain que je n’ai pas eu d’autre motif.

« Et maintenant que l’objet principal de ma lettre est rempli, il ne me reste pas grand’chose à vous dire.

« Nous nous portons très-bien, et Fanny gagne de jour en jour. Vous ne sauriez croire combien elle est bonne pour moi, et quelle peine elle se donne pour me façonner aux bonnes manières. Elle a un amoureux qui l’a suivie, d’abord depuis la Suisse jusqu’à Venise, puis de Venise jusqu’ici, et qui m’a récemment confié qu’il a l’intention de la suivre partout où elle irait. J’ai été un peu troublée quand il m’a fait part de cette résolution, mais il a fallu bon gré mal gré qu’il fît de moi sa confidente. Je ne savais que dire, mais enfin je lui ai répondu que, selon moi, il ferait mieux de ne pas se donner cette peine ; car Fanny (mais je ne lui ai pas dit cela) est beaucoup trop vive et trop spirituelle pour lui. Néanmoins, il m’a dit qu’il essaierait tout de même. Quant à moi, je n’ai pas d’amoureux, ça va sans dire.

« Si vous avez jamais la patience de me lire jusqu’ici, vous vous direz peut-être : Ah çà ! est-ce que ma petite Dorrit va finir sa lettre sans me parler de ses voyages ? Il est grand temps qu’elle en dise quelque chose. Je pense comme vous, mais je ne sais que vous dire. Depuis que nous avons quitté Venise, nous avons visité beaucoup de merveilles, Gênes et Florence entre autres, et nous avons eu sous les yeux tant de vues merveilleuses que, lorsque je pense à la foule de souvenirs que j’amasse, j’en ai presque le vertige. Mais vous pourriez vous-même m’en dire beaucoup plus que je n’en sais là-dessus : pourquoi donc vous fatiguerais-je de mon bavardage descriptif ?

« Cher monsieur Clennam, puisque j’ai déjà eu le courage de vous raconter les difficultés familières qui ont embarrassé mon esprit en voyage, je ne veux pas être plus timide aujourd’hui. Eh bien ! voici une de mes pensées les plus fréquentes : — quelque vieilles que soient ces cités, leur antiquité n’est pas ce qu’elles ont de plus curieux à mes yeux : ce qui m’étonne le plus, c’est l’idée qu’elles étaient là, à leur place pendant tous ces longs jours de ma vie où leur existence, à deux ou trois exceptions près, m’était inconnue, et où je ne connaissais d’ailleurs presque rien en dehors des sombres murs que vous savez. Il y a dans cette pensée quelque chose qui me rend triste, je ne sais pourquoi. Lorsque nous sommes allés voir la fameuse tour penchée de Pise, le soleil brillait dans un ciel bleu ; la tour et les bâtiments voisins paraissaient si vieux, tandis que la terre et le ciel semblaient si jeunes, les ombres si douces et si calmes ! La première réflexion qui m’est venue à l’esprit n’était pas pour me dire que c’était là un spectacle bien beau et bien curieux ; non, je me mis à rêver : « Oh ! combien de fois, lorsque l’ombre d’un triste mur obscurcissait notre chambre, et qu’on entendait dans la cour ce bruit monotone des mêmes pas allant et venant sans cesse, la scène que voilà a-t-elle été aussi tranquille et aussi belle qu’aujourd’hui ! » Cela m’a émue. Mon cœur était si plein, que les larmes me jaillirent des yeux, bien que je fisse tous mes efforts pour les retenir, et j’éprouve ce sentiment-là bien souvent.

« Savez-vous que depuis notre changement de fortune, qui lui-même me semble toujours un rêve, je rêve toujours que je suis encore très-jeune ? Vous répondrez à cela que je ne suis pas encore bien vieille. Non, mais ce n’est pas là ce que je veux dire. Lorsque je me revois en songe, j’ai l’âge que j’avais lorsqu’on m’a appris à coudre. J’ai souvent rêvé que j’étais encore là-bas ; j’ai revu dans la cour des visages assez peu familiers et que je m’étonnais de n’avoir pas oubliés ; mais une fois sur deux, depuis que je suis à l’étranger… en Suisse, en France ou en Italie, partout où nous avons voyagé… je me suis toujours retrouvée petite fille. J’ai rêvé que j’étais chez Mme  Général avec les premiers vêtements rapiécés que je me rappelle avoir portés. Mainte et mainte fois j’ai rêvé que je me mettais à table à Venise, lorsque nous avions beaucoup de monde à dîner, avec la vieille robe de deuil que j’ai portée à l’âge de huit ans pour ma pauvre mère et que j’ai dû garder longtemps encore après qu’elle était tout usée et qu’il n’y avait plus moyen de la raccommoder. Je ne puis vous dire quel malaise j’éprouvais en songeant que nos convives allaient trouver que mon costume s’accordait bien peu avec la richesse de mon père et que j’allais déshonorer papa, Fanny et Édouard, et leur déplaire en dévoilant à tous les yeux ce qu’ils tiennent tant à cacher. Mais à force d’y penser je n’en devenais pas plus sage et je continuais à rêver, sans quitter la table, que les dépenses d’un pareil dîner me rendaient bien malheureuse, et je me creusais la tête pour savoir comment on arriverait jamais à les payer. Je n’ai jamais rêvé du changement même de notre fortune ; je n’ai jamais rêvé de cette mémorable matinée où vous êtes revenu avec moi annoncer petit à petit la grande nouvelle ; je n’ai même jamais rêvé de vous.

« Cher monsieur Clennam, il se peut que je songe trop à vous… et à d’autres… pendant le jour pour qu’il me reste dans l’esprit des pensées à vous donner dans mon sommeil. Car il faut que je vous avoue que j’ai le mal du pays, que je désire si vivement et si ardemment revoir les lieux où j’ai vécu, que je ne pense plus à autre chose lorsque personne n’est là pour me voir. Je souffre à mesure que je m’en éloigne, et quand je m’en rapproche, ne fût-ce que de quelques lieues, mon cœur se desserre même malgré la certitude que nous ne tarderons pas à nous éloigner de nouveau. J’aime tant les lieux témoins de ma pauvreté et de votre bonté pour moi ! Oh ! oui ! je les aime tendrement.

« Dieu sait quand votre pauvre enfant reverra l’Angleterre ! Nous aimons tous (moi exceptée) la vie que l’on mène ici, et il n’est pas question d’un prochain retour. Mon cher père parle de se rendre à Londres vers la fin du printemps pour régler quelques affaires d’intérêts, mais je n’ai aucun espoir qu’il m’emmène avec lui.

« J’ai essayé de profiter un peu plus des leçons de Mme  Général, et j’espère que je ne suis pas tout à fait aussi gauche qu’autrefois. Je commence à parler et comprendre, sans trop de peine, les langues difficiles dont je vous ai entretenu. Je ne me suis pas rappelé la première fois que je vous ai écrit, que vous parliez ces deux langues ; mais je m’en suis souvenue plus tard et cela m’a encouragée. Dieu vous bénisse, cher monsieur Clennam. N’oubliez pas

« Votre toujours reconnaissante et affectionnée

« Petite Dorrit. »

« P. S. Surtout rappelez-vous que Minnie Gowan mérite votre souvenir le plus sympathique. Vous ne sauriez avoir d’elle une opinion trop élevée ou trop favorable. J’ai oublié M. Pancks la dernière fois. Si vous le voyez, dites-lui, je vous prie, que la petite Dorrit se rappelle à son bon souvenir. Il a été plein de bonté pour la petite Dorrit. »