La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 22

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 249-257).


CHAPITRE XXII.

Une énigme.


M. Clennam ne grandissait pas dans l’estime du Père de la Maréchaussée en raison du nombre croissant de ses visites. La lenteur qu’il mettait à comprendre la grande question des Témoignages n’était pas faite pour exciter une vive admiration dans l’esprit du Doyen ; elle était plutôt faite pour offusquer un vieillard si chatouilleux sur l’article de sa dignité, et lui faire croire qu’il manquait quelque chose à ce monsieur pour être un vrai gentleman. Un certain désappointement, causé par la découverte que M. Clennam possédait à peine cette délicatesse dont le Doyen, avec cette confiance qui le distinguait, avait d’abord été disposé à le croire doué, commença à assombrir son esprit paternel. Il alla jusqu’à dire, dans le sein de sa famille, qu’il craignait que M. Clennam ne fût pas un homme d’un instinct élevé. En sa qualité officielle, comme chef et représentant des détenus, il serait toujours heureux, remarquait-il, de recevoir M. Clennam lorsqu’il viendrait lui présenter ses respects ; mais, personnellement il trouvait que M. Clennam et lui ne semblaient guère faits pour s’entendre. À son avis, il lui manquait quelque chose, sans qu’il pût au juste dire quoi. Néanmoins le Doyen ne faillit à aucune des règles de la civilité puérile et honnête ; au contraire, il combla M. Clennam d’attentions. Peut-être nourrissait-il l’espoir que le visiteur, sans avoir l’intelligence assez vive et assez spontanée pour redoubler de lui-même et proprio motu son premier témoignage, pourrait bien avoir ce qu’il faut d’esprit pour répondre d’une façon convenable à une sollicitation écrite.

En sa triple qualité de gentleman libre, qui avait par mégarde passé une mauvaise nuit dans la prison, de gentleman libre qui avait examiné les affaires du Doyen avec l’idée incroyable de le faire sortir, et de gentleman libre s’intéressant au sort de l’enfant de la Maréchaussée, M. Clennam fut bientôt accueilli partout comme un visiteur de marque. Il n’était nullement étonné des attentions que lui prodiguait M. Chivery, lorsque ce fonctionnaire était de garde ; car il ne distinguait guère la politesse de M. Chivery de celle des autres guichetiers, jusqu’à ce qu’un certain soir M. Chivery l’étonna tout à coup et se mit hardiment en relief au détriment de ses collègues.

M. Chivery, par quelque astucieux exercice de sa puissance, avait réussi à débarrasser la loge de tout flâneur, afin que M. Clennam, en sortant de la prison, le trouvât montant une garde solitaire.

« (Confidentiel.) Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Chivery, mais de quel côté allez-vous ?

— Je vais traverser le pont. »

Clennam fut tout étonné de voir M. Chivery devenir, par son attitude, une allégorie vivante du silence, la clef sur les lèvres.

« (Confidentiel.) Je vous demande encore une fois pardon, reprit M. Chivery, mais pourriez-vous passer par Horsemonger-Lane ? Vous serait-il possible de vous rendre à cette adresse ? » remettant à Clennam une petite carte imprimée, pour être distribuée aux pratiques de Chivery et Cie, marchands de tabac, importateurs de vrais cigares de la Havane, de cigares du Bengale, d’excellents cubas, fabricants de tabacs à priser de fantaisie, etc., etc.

« (Toujours confidentiel.) Il ne s’agit pas de tabac, poursuivit M. Chivery. À vrai dire, il s’agit de ma femme. Elle voudrait vous dire un mot, monsieur, au sujet de oui, continua M. Chivery, répondant par un signe de tête affirmatif au regard inquiet de Clennam… au sujet de la petite Dorrit.

— Je m’arrangerai pour passer immédiatement chez votre femme.

— Merci, monsieur ! Bien obligé ! Cela ne vous éloignera pas de plus de dix minutes de votre chemin. Soyez assez bon pour demander Mme Chivery. »

Ces dernières instructions furent données par le prudent M. Chivery, qui avait déjà laissé sortir Arthur à travers un coulisseau pratiqué dans la porte extérieure, qu’il pouvait ouvrir à volonté pour inspecter les visiteurs qui se présentaient au guichet.

Arthur Clennam, la carte à la main, se dirigea vers l’adresse qu’elle indiquait et ne tarda pas à y arriver. C’était un établissement fort modeste, où une femme à l’air décent était en train de coudre dans le comptoir. Des petits pots de tabacs, des petites boites de cigares, un petit assortiment de pipes, une ou deux jarres de tabac à priser et un petit instrument semblable à un chausse-pied pour le servir, formaient le fonds de boutique.

Arthur en se présentant à Mme Chivery lui exposa qu’il faisait cette visite à la demande de M. Chivery. Il s’agissait de quelque chose qui intéressait Mlle Dorrit, à ce qu’il croyait. Mme Chivery s’empressa de mettre son ouvrage de côté, quitta son siège derrière le comptoir et secoua la tête d’un air dolent.

« Vous pouvez le voir tout de suite, dit-elle, si vous voulez vous donner la peine de jeter un coup d’œil dans la cour. »

En prononçant ces paroles mystérieuses, elle précéda le visiteur dans un petit salon situé derrière la boutique, où il y avait une petite croisée qui donnait sur une très petite cour d’un aspect lugubre. Dans cette cour une lessive de draps et de nappes essayaient (mais en vain, faute d’air), de se sécher sur une ou deux cordes ; et au milieu de ces objets flottants, on voyait un petit jeune homme tout attristé, assis sur une chaise comme le dernier marin survivant au naufrage sur le pont d’un navire humide, et incapable de serrer les voiles.

« C’est notre John, » dit Mme Chivery.

Afin de ne pas avoir l’air de ne prendre aucun intérêt à ce spectacle navrant, Clennam demanda ce que John faisait là.

« C’est le seul délassement qu’il se donne, dit Mme Chivery secouant de nouveau la tête. Il refuse de sortir même dans la cour de derrière, quand il n’y a pas de linge à sécher ; mais quand il y a du linge pour le cacher aux yeux des voisins, il va s’asseoir là pendant des heures… oui, des heures entières. Il dit que ça lui fait l’effet d’un bosquet ! »

Mme Chivery secoua encore une fois la tête, porta son tablier à ses yeux en bonne mère et reconduisit son hôte dans les régions commerciales.

« Veuillez vous asseoir, monsieur, dit Mme Chivery. Vous voulez savoir ce qu’a notre John ? C’est Mlle Dorrit, monsieur ! il se brise le cœur pour elle, et je voudrais prendre la liberté de vous demander quel dédommagement il y aura pour nous quand son cœur sera brisé ? »

Mme Chivery qui était une dame de bonne mine, fort respectée dans Horsemonger-Lane pour ses sentiments élevés et le choix de ses expressions, prononça ces paroles avec un calme cruel, puis recommença de suite à secouer la tête et à s’essuyer les yeux.

« Monsieur, poursuivit-elle, vous connaissez la famille, vous vous êtes intéressé à la famille et vous avez de l’influence sur la famille. Si vous pouvez aider à faire le bonheur des deux jeunes gens, laissez-moi, dans l’intérêt de notre John et dans l’intérêt de la demoiselle, vous supplier de venir à leur secours.

— J’ai été tellement habitué, répondit Arthur embarrassé, depuis le peu de temps que je la connais, à regarder la petite… tellement habitué à regarder Mlle Dorrit dans un jour si différent de celui dans lequel vous me la représentez que vous me voyez tout surpris. Connaît-elle votre fils ?

— Élevés ensemble, monsieur, répliqua Mme Chivery. Ils ont joué ensemble tout enfants.

— Sait-elle que votre fils l’aime ?

— Oh ! je crois bien, monsieur ! répondit Mme Chivery avec un geste de triomphe. Elle n’aurait pas pu le rencontrer un dimanche sans savoir cela. La canne seule de notre John le lui aurait appris il y a longtemps ; des jeunes gens comme John ne se payent pas des cannes à bec d’ivoire pour rien. Comment l’ai-je appris moi-même ? n’est-ce pas en voyant tout cela ?

— Peut-être Mlle Dorrit n’a-t-elle pas compris aussi vite que vous, voyez-vous ?

— Alors elle l’a compris autrement, dit Mme Chivery, car on le lui a dit.

— En êtes-vous sûre ?

— Monsieur, reprit Mme Chivery, aussi sûre et certaine que je suis là devant vous, que j’étais ici quand j’ai vu de mes propres yeux sortir mon fils, que j’y étais quand je l’ai vu de mes propres yeux revenir, et que je sais qu’il lui a parlé ! »

Ces détails circonstanciés et ces répétitions prêtèrent une énergie surprenante à l’éloquence de Mme Chivery.

« Puis-je vous demander comment votre fils est dans cet état d’accablement qui vous cause une si grande inquiétude ?

— Cela a commencé, dit Mme Chivery, le même jour où de mes yeux j’ai vu notre John à la maison revenir : depuis lors je ne le reconnais plus ici. Il n’a jamais ressemblé à ce qu’aujourd’hui il est, depuis l’heure où, dans cette maison, il y a sept ans, moi et son père, comme locataires, sommes venus nous établir. »

Ce discours, grâce aux inversions originales de Mme Chivery, avait pris un certain air de document légal. « Oserais-je vous demander ce que vous pensez de tout cela ?

— Osez, répondit Mme Chivery, et je vous le dirai en paroles et en honneur aussi vrai que dans cette boutique je suis. Tout le monde estime notre John et lui veut du bien. Enfant, il a joué avec elle lorsque dans cette cour, enfant aussi, elle jouait. Il ne l’a jamais perdue de vue depuis. Il est sorti le dimanche dans l’après-midi après que dans cette salle où vous êtes il eut dîné, et il l’a rencontrée. Avait-il un rendez-vous ou n’en avait-il pas, je ne prétends pas le savoir. Il a fait sa déclaration. Le frère et la sœur sont fiers et ne veulent pas de notre John. Le père ne pense qu’à lui-même et ne veut partager sa fille avec personne. Vu ces circonstances elle a répondu à notre John : « Non, John, je ne puis pas vous épouser, je ne peux pas me marier, ce n’est pas mon intention de jamais prendre un mari. Adieu, trouvez une femme digne de vous et oubliez-moi ! » Voilà comment elle se condamne à rester toujours l’esclave de gens qui ne sont pas dignes que leur esclave elle soit. Voilà comment notre John est arrivé à n’avoir plus d’autre plaisir que celui de s’enrhumer au milieu du linge, et de montrer dans cette cour, comme dans cette cour je viens de vous le faire voir moi-même, une existence ruinée qui gonfle le cœur de sa mère ! »

La brave femme montrait la petite croisée d’où l’on pouvait voir son fils inconsolable assis dans le muet bocage ; elle secoua de nouveau la tête et s’essuya les yeux, et le supplia, dans l’intérêt commun des deux jeunes gens, d’employer son influence pour changer le cours de ces tristes événements.

Elle paraissait si sûre de la vérité des faits qu’elle avançait, et ces faits d’ailleurs étaient fondés sur des prémisses si correctes en ce qui concernait les relations de la petite Dorrit avec sa famille, que Clennam ne pouvait pas être certain que Mme Chivery se trompât. Il avait fini par prendre à la petite Dorrit un intérêt si particulier, un intérêt qui tenait, il est vrai, au grossier et vulgaire entourage où elle vivait, mais qui la séparait de cet entourage, qu’il fut désappointé, froissé, presque peiné de croire qu’elle pût aimer le jeune John Chivery s’enrhumant dans un bosquet de son invention, ou quelqu’un qui ressemblât à cet amoureux désespéré. D’un autre côté, en y réfléchissant, il se dit qu’amoureuse ou non de ce guichetier futur, elle n’en était pas moins bonne et moins honnête, que ce serait une faiblesse et une faiblesse injuste de faire d’elle une fée domestique à la condition qu’elle se tiendrait isolée des seules gens qu’elle pût connaître. Pourtant, sa jeunesse et sa légèreté mignonne, ses manières timides, le charme de sa voix et de ses yeux, si prompts à exprimer une émotion, les nombreux rapports sous lesquels la petite Dorrit l’avait intéressé par ses qualités personnelles, et l’énorme différence qu’il y avait entre elle et ceux qui l’entouraient ne s’accordaient pas, disons mieux, étaient en parfait désaccord avec l’idée nouvelle de cette mésalliance de sentiments.

Tout pesé, il promit à la digne Mme Chivery, sans attendre davantage, qu’on pouvait compter qu’il ferait toujours son possible pour assurer le bonheur de Mlle Dorrit, et pour favoriser les vœux de la jeune fille, si cela dépendait de lui, une fois qu’il aurait pu s’en assurer. En même temps, il la mit en garde contre les hypothèses et les apparences, lui enjoignit le silence et le mystère les plus profonds, pour ne pas troubler l’âme de Mlle Dorrit : il lui recommanda surtout, en attendant, de gagner la confiance de son fils et de s’éclairer ainsi sur le véritable état de la situation. Mme Chivery répondit que c’était là une précaution inutile, mais qu’elle essayerait. Elle secoua la tête comme si cet entretien ne lui avait pas apporté toute la consolation qu’elle en attendait, mais elle remercia néanmoins M. Clennam de la peine qu’il avait bien voulu prendre. On se sépara bons amis et Arthur s’éloigna.

Comme la foule de gens qui circulait dans la rue bousculait la foule d’idées qui se croisaient dans sa tête, ces deux foules hétérogènes créant chez lui une grande confusion, il évita le pont de Londres et se dirigea vers le pont suspendu, plus tranquille et moins tumultueux. Il y avait à peine fait un pas, lorsqu’il aperçut la petite Dorrit marchant devant lui. Le temps était beau, il y avait une légère brise et sans doute elle venait de sortir pour prendre l’air sur le pont. Il n’y avait pas plus d’une heure qu’Arthur l’avait laissée dans la chambre du Doyen.

C’est un heureux hasard qui favorisait son désir d’observer la physionomie et les manières de la jeune fille sans que personne fût là pour les gêner. Il hâta le pas ; mais avant qu’il l’eût rejointe elle tourna la tête.

« Est-ce que je vous ai fait peur ? demanda-t-il.

— J’ai cru reconnaître le pas, répondit-elle en hésitant.

— Et l’avez-vous reconnu, petite Dorrit ? Vous ne deviez pourtant guère vous attendre à me rencontrer ?

— Je ne m’attendais à rencontrer personne. Mais quand j’ai entendu marcher derrière moi, il m’a semblé que le pas résonnait… comme le vôtre.

— Allez-vous plus loin ?

— Non, monsieur, je suis seulement venue ici pour prendre l’air. »

Ils se promenèrent ensemble, et la jeune fille retrouva ses manières confiantes et le regarda en face, tandis qu’elle disait après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle :

« C’est bien étrange. Peut-être aurez-vous de la peine à comprendre cela. Quelquefois il me semble que c’est presque de l’égoïsme de cœur que de venir me promener ici.

— De l’égoïsme ! Comment cela ?

— Voir la rivière et une si vaste étendue de ciel, et tant d’objets, tant de variété et de mouvement ; puis retourner là-bas et le retrouver lui, dans cette étroite enceinte…

— Oui ! mais vous oubliez qu’en rentrant vous rapportez l’influence et le reflet de ces objets pour l’égayer.

— Croyez-vous ? Je l’espère, mais je crains qu’il n’y ait là dedans plus d’imagination que de réalité, monsieur, et que vous ne me croyiez plus de pouvoir que je n’en ai. Si vous étiez en prison comme lui, croyez-vous que je vous rapporterais revenant de ma promenade, le germe de consolation dont vous parlez ?

— Oui, petite Dorrit, j’en suis sûr. »

À voir le tremblement de ses lèvres et l’ombre d’une grande agitation qui traversa ses traits, Arthur jugea que la petite Dorrit songeait à son père ; il resta quelques instants sans parler, afin de laisser la jeune fille reprendre son sang-froid. La petite Dorrit tremblant à son bras s’accordait moins que jamais avec les hypothèses de Mme Chivery, et pourtant il ne lui paraissait pas impossible qu’il y eût en jeu quelque autre amour à l’horizon, bien loin, bien loin, dans un horizon reculé et sans espoir.

Ils se retournèrent et Clennam lui dit : « Voici venir Maggy ! » La petite Dorrit leva les yeux d’un air étonné et les deux promeneurs se trouvèrent en face de Maggy, qui s’arrêta tout court en les apercevant. Elle était arrivée au trot, si préoccupée et si affairée, qu’elle ne les avait reconnus qu’au moment où ils lui avaient barré le chemin. Mais alors elle fut si saisie de les voir, que son panier en ressentit le contre-coup.

« Maggy, tu m’avais promis de rester près de mon père.

— Et j’y serais restée, petite mère, mais c’est lui qui n’a pas voulu. S’il m’envoie faire une commission, il faut bien que j’y aille ; s’il vient me dire : « Maggy, porte la lettre et reviens vite et, si tu rapportes une bonne réponse, tu auras six pence, » il faut bien que je la porte. Bon Dieu, petite mère, que voulez-vous donc que fasse une pauvre petite fille de dix ans ? Et si M. Tip, rentrant juste au moment où je sors, me dit : « Où vas tu, Maggy ? » et que je lui dise : « Je vais à tel ou tel endroit, » et qu’il me dise : « Tiens, si je profitais de la circonstance ! » et qu’il passe au café pour écrire une lettre et me la donne en me disant : « Porte-la au même endroit, et s’il y a une bonne réponse, tu auras dix pence, » ce n’est pas ma faute, mère ! »

Arthur lut dans les yeux baissés de la petite Dorrit qu’elle devinait à qui les lettres étaient adressées.

« Je vais quelque part ; là ! Voilà où je vais, continua Maggy. Je vais quelque part ; ce n’est pas vous, petite mère, que cela regarde… mais c’est vous, vous savez (s’adressant à Arthur) : vous ferez bien d’aller aussi quelque part, pour que je vous y donne ce que j’ai à vous remettre.

— Nous ne ferons pas tant de cérémonie, Maggy ; donnez-le-moi dit Clennam à voix basse.

— Alors, venez de l’autre côté, répondit Maggy, parlant très haut, mais d’un air de mystère. Petite mère ne devait rien savoir de tout ça, et elle n’en aurait rien su si vous étiez seulement venu quelque part, au lieu de m’ennuyer et de flâner ici ; ce n’est pas ma faute ; il faut bien que je fasse ce qu’on me dit : c’est leur faute, à eux, pourquoi me l’ont-ils dit ? »

Clennam traversa de l’autre côté et parcourut rapidement les deux lettres. Celle du père disait que, se trouvant fort inopinément et pour la première fois de sa vie, trompé par le retard d’un remboursement qu’il attendait de la Cité et sur lequel il avait compté jusqu’au dernier moment, il prenait la plume : car il était privé par la malheureuse circonstance d’une captivité qui durait déjà depuis vingt-trois ans (doublement soulignés), de se présenter en personne, ce qu’autrement il n’aurait pas manqué de faire. Il mettait donc la main à la plume pour prier M. Clennam de lui avancer la somme de trois livres sterling et six shillings, pour laquelle il prenait la liberté de lui remettre d’avance, sous ce pli, son billet. Le fils, dans son épître, écrivait qu’il savait que M. Clennam serait enchanté d’apprendre qu’il avait enfin trouvé un emploi permanent et honorable, avec toutes les chances d’un brillant avenir ; mais que son patron, se trouvant dans l’impossibilité momentanée de payer à son employé un arriéré d’appointements, avait fait un appel à cette généreuse patience dont Tip comptait bien faire preuve envers ses semblables jusqu’à la fin de ses jours ; cet appel, joint à la conduite frauduleuse d’un faux ami et à la cherté des subsistances, menaçait de causer sa ruine prochaine, s’il ne parvenait pas à trouver, avant six heures de cette après-midi, la somme de huit livres sterling. M. Clennam serait charmé d’apprendre que, grâce à l’empressement de plusieurs amis qui avaient dans Tip une confiance sans bornes, il était parvenu à compléter cette somme, à l’exception d’une légère balance d’une livre sterling dix-sept shillings et quatre pence ; l’avance de cet appoint, payable à un mois de vue, aurait pour résultat de sauver Tip d’une ruine complète.

Clennam répondit sur-le-champ à ces lettres avec l’aide de son portefeuille et de son crayon, envoyant au père ce qu’il demandait et s’excusant de ne pouvoir obliger le fils. Il chargea alors Maggy de remettre les réponses et lui donna le shilling dont le mauvais succès de sa commission supplémentaire l’aurait privée sans cela.

Lorsqu’il eut rejoint la petite Dorrit, et qu’ils eurent recommencé à se promener comme auparavant, elle lui dit tout à coup.

« Je crois que je ferais mieux de m’en aller. Je ferais mieux de rentrer chez moi.

— Ne vous chagrinez pas, dit Clennam, j’ai répondu aux lettres. Ce n’était rien. Vous savez ce qu’elles disaient ? Ce n’était rien.

— Mais j’ai peur de le laisser seul, reprit-elle ; j’ai peur de les quitter l’un ou l’autre : je ne suis pas plutôt partie, qu’ils corrompent… sans le vouloir… jusqu’à Maggy.

— C’est une bien innocente commission que celle dont elle s’est chargée, la pauvre femme. Et elle ne vous la cachait que parce qu’elle croyait sans doute vous épargner par là quelque sujet d’inquiétude.

— Oui, je l’espère, je l’espère ; mais je ferais mieux de rentrer chez moi ! Il n’y a pas deux jours que ma sœur me disait que je m’étais tellement habituée à la prison que j’en avais pris le ton et le caractère. Il faut bien que cela soit ; je suis sûre que cela est quand je vois pareilles choses ; c’est là qu’est ma place ; il vaut mieux que j’y reste ; c’est de l’égoïsme de ma part de rester ici lorsque je puis faire le moindre bien là-bas. Adieu, j’aurais bien mieux fait de rester chez moi. »

L’angoisse avec laquelle elle prononça ces paroles, comme si elles s’échappaient violemment de son cœur comprimé, fit presque verser des larmes à Clennam en la regardant et en l’écoutant.

« Ne dites pas chez vous, en parlant de la prison, mon enfant ! Il est toujours pénible de vous entendre lui donner ce nom.

— Mais c’est mon chez moi ! En ai-je un autre ? Pourquoi l’oublierais-je un seul instant ?

— Vous ne l’oubliez jamais, chère petite Dorrit, lorsqu’il s’agit de rendre service.

— Je l’espère, oh ! je l’espère ! Mais il vaut mieux que je ne reste pas ici, j’en serai meilleure, plus soumise, plus heureuse. Ne m’accompagnez pas, je vous prie, laissez-moi aller seule. Adieu, que Dieu vous bénisse ! Merci, merci. »

Il sentit qu’il valait mieux respecter la prière de la petite Dorrit et il ne bougea pas lorsque la frêle et délicate enfant s’éloigna rapidement ; quand elle eut disparu, il se tourna vers la rivière et resta à rêver.

La découverte qu’elle venait de faire de cette correspondance aurait, en tout temps, affligé la petite Dorrit ; mais y aurait-elle, en un autre moment, paru si sensible ?

Non.

Lorsqu’elle avait vu le Doyen mendiant dans son déguisement râpé, et qu’elle avait supplié le visiteur de ne pas lui donner d’argent, elle avait été affligée, mais pas de cette façon-là ; il y avait quelque chose qui l’y avait rendue depuis plus sensible : ne serait-ce pas par hasard qu’elle voyait, en ce moment, quelqu’un dans cet horizon lointain, reculé, sans espérance ? ou bien, n’était-ce qu’un vain soupçon qui était venu à l’esprit de Clennam, en comparant la rivière fangeuse qui passait sous ce pont avec les eaux limpides de la même rivière qui, un peu plus haut, dans son cours, chantait toujours le même air contre la proue du bac : ces eaux dont le courant paisible faisait tant de milles à l’heure, avec des roseaux ici sur leurs rives, plus loin des lis, sans que rien troublât son cours régulier et paisible.

Il rêva à sa pauvre enfant, la petite Dorrit ; il y rêva longtemps, le coude appuyé sur le parapet ; il rêva à elle en rentrant chez lui ; il rêva à elle dans le silence de la nuit ; il rêva à elle quand le jour revint. Et, de son côté, la pauvre enfant, la petite Dorrit rêvait à lui… trop constamment, trop fidèlement !… à l’ombre des murs de la Maréchaussée.