La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 13

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 140-163).


CHAPITRE XIII.

Patriarcal.


Le nom de M. Casby avait ravivé dans la mémoire de M. Clennam une étincelle de curiosité et d’intérêt sur laquelle Mme Jérémie Flintwinch avait déjà soufflé le soir de son arrivée. Flora Casby avait été la bien-aimée de son adolescence ; c’était la fille et l’unique enfant du vieux Christophe Tête de Bois (sobriquet donné à M. Casby par certains esprits irrévérencieux qui se trouvaient en relations d’affaires avec lui, et chez qui la familiarité avait, comme on dit, engendré le mépris). M. Casby passait pour être fort riche en locataires hebdomadaires, et pour tirer, en dépit du proverbe, des pierres de diverses cours et allées peu lucratives en apparence, plus d’huile qu’il n’en fallait pour alimenter la lampe de son existence.

Après quelques jours de recherches et de démarches, Arthur Clennam acquit la certitude que la situation du Père de la Maréchaussée était vraiment désespérée, et il renonça à regret au projet de lui faire recouvrer sa liberté. Il n’avait pas non plus à espérer pour le moment de nouvelles encourageantes au sujet de la petite Dorrit ; mais il se persuada qu’en renouvelant connaissance avec M. Casby, il trouverait peut-être quelque moyen d’être utile à sa petite amie ; rien ne prouvait le contraire ; et d’ailleurs il se serait toujours présenté chez M. Casby sans cela, car nous savons comment tout le monde, excepté nous, bien entendu, se trompe avec facilité sur les motifs qui le dirigent à son insu.

Avec une conviction très agréable, et fort honnête dans son genre, qu’il rendait service à la petite Dorrit en faisant une chose qui ne la concernait pourtant en rien, il se trouva un jour au coin de la rue où demeurait M. Casby. M. Casby habitait sur la route de Gray’s-Inn, une rue qui partait de cette route avec la ferme intention de traverser la vallée tout d’une traite et de remonter en courant jusqu’au sommet de la colline de Pentonville ; mais à peine avait-elle parcouru une distance de vingt pas, qu’elle s’arrêtait tout essoufflée sans faire un pas de plus. Aujourd’hui, on chercherait en vain une rue de ce genre dans le voisinage, mais elle y a existé pendant bien des années, contemplant d’un air tout déconfit le désert de jardins stériles et de rares maisons de campagne, aussi agréables à voir que des pustules sur une peau malade, qu’elle avait espéré d’abord traverser en un rien de temps.

« La maison, pensa Clennam en s’avançant vers la porte, est aussi peu changée que celle de ma mère ; elle paraît tout aussi triste. Mais la ressemblance cesse dès qu’on en a franchi le seuil. Je connais la gravité paisible qui règne à l’intérieur. Je crois déjà sentir d’ici le parfum de ses vases pleins de lavande et de feuilles de roses desséchées. »

Lorsqu’il eut frappé à la porte au moyen d’un brillant marteau de cuivre de forme surannée, et qu’une servante eut répondu à cet appel, ces parfums affaiblis le saluèrent en effet comme une brise d’hiver qui conserve encore un vague souvenir du printemps envolé. Il pénétra dans cette demeure tranquille, silencieuse, hermétiquement fermée… on eût pu se figurer qu’elle avait été étranglée par des muets, à la façon orientale… et la porte, en se refermant, sembla défendre l’entrée de la maison au bruit et au mouvement du dehors. Le mobilier était correct, solennel, sévère comme un quaker, mais bien tenu ; l’aspect en était aussi agréable que peut l’être toute chose, homme ou tabouret, destinée dans l’origine à servir beaucoup, mais qui sert fort peu en effet. Il y avait quelque part sur l’escalier une grave horloge dont on entendait le tic tac, et, dans la même direction, un oiseau trop triste pour chanter, qui donnait des coups de bec aux barreaux de sa cage, comme pour faire tic tac à l’unisson. Dans la cheminée du salon, un feu aux flammes modestes semblait également se livrer à un tic tac silencieux. Il n’y avait qu’une seule personne auprès de la cheminée, et on entendait parfaitement le tic tac de sa montre.

La servante avait prononcé si doucement les mots : « Monsieur Clennam, » que son maître ne l’avait pas entendue ; le visiteur resta donc debout et inaperçu auprès de la porte qu’elle venait de refermer. Un vieillard, dont les sourcils lisses et gris paraissaient se mouvoir à mesure que la flamme du foyer s’élevait ou s’abaissait, assis dans un fauteuil, ses chaussons de lisière posés sur le devant de la cheminée, roulait lentement ses pouces l’un autour de l’autre. C’était le vieux Christophe Casby, reconnaissable au premier coup d’œil, aussi peu changé, au bout de vingt années, que les meubles solides qui l’entouraient, aussi peu altéré par l’influence des saisons que les vieilles feuilles de rose qui remplissaient ses vases de porcelaine.

Peut-être n’y a-t-il jamais eu, dans ce monde rempli d’énigmes, un homme qu’il fût plus difficile pour l’imagination de transformer en enfant. Et pourtant, le vieillard avait depuis ce temps-là bien peu changé dans son voyage à travers l’existence. En face de lui, dans la même salle où il était assis, on voyait le portrait d’un petit garçon, que le premier venu aurait reconnu sans hésitation pour le portrait du jeune Christophe Casby, âgé de dix ans : bien qu’il fût déguisé au moyen d’un râteau à foin (instrument pour lequel, à aucune époque de sa vie, il n’avait eu le moindre goût, et qui lui était aussi utile qu’une cloche à plongeur), et qu’il fût assis sur un banc de gazon ou de violettes, abîmé dans une contemplation précoce à la vue d’un clocher de village. C’était le même visage et le même front lisse, le même regard bleu et calme, le même air de sérénité. Cette brillante tête chauve, qui n’en paraissait que plus grosse, et ces longs cheveux gris qui l’encadraient de chaque côté et par derrière, comme des fils de la Vierge ou du verre filé, et qui avaient un aspect si vénérable parce qu’on ne les coupait jamais, n’existaient pas, cela va sans dire, dans le portrait de l’enfant, comme aujourd’hui chez le vieillard. Néanmoins, dans l’être séraphique qui tenait le râteau à foin, on découvrait les rudiments incontestables du patriarche aux chaussons de lisière.

Patriarche, tel était le nom que beaucoup de gens se plaisaient à lui donner. Plusieurs vieilles dames du voisinage l’avaient surnommé le Dernier des Patriarches. Quel nom plus convenable aurait-on pu trouver pour M. Casby, si gris, si lent, si paisible, si calme, avec une tête si couverte de bosses vénérables ? On l’avait accosté quelquefois dans la rue pour le prier respectueusement de fournir un modèle de patriarche à des peintres ou à des sculpteurs : on y avait mis tant d’importunité qu’il paraîtrait que les beaux-arts se trouvent dans l’impossibilité de se rappeler les qualités physiques d’un patriarche ou d’en inventer un de leur crû. Des philanthropes des deux sexes demandaient quelquefois quel était ce vieillard, et quand on leur répondait : « Christophe Casby, ancien homme d’affaires de lord Decimus Tenace Mollusque », ils s’écriaient dans leur désespoir : « Oh ! pourquoi avec cette tête ne s’est-il pas fait plutôt bienfaiteur de ses semblables ? Oh ! pourquoi avec cette tête n’est-il pas le père de l’orphelin et l’ami des malheureux ? » Avec cette tête, le vieillard se contenta d’être Christophe Casby, qui avait la réputation de posséder un grand nombre d’immeubles, et c’est avec cette tête qu’Arthur le trouva assis dans son salon silencieux. Et, au fait, c’eût été le comble de la folie de croire qu’il pût s’y asseoir autrement.

Arthur fit quelques pas pour attirer l’attention de son hôte, et les sourcils gris se tournèrent vers lui.

« Pardon, dit Clennam, je crains que vous ne m’ayez pas entendu annoncer ?

— En effet, monsieur, je n’avais pas entendu. Vous désirez me parler, monsieur ?

— Je désirais vous offrir mes hommages. »

Cette réponse parut causer l’ombre d’une contrariété à M. Casby, qui avait peut-être espéré que le visiteur venait lui offrir quelque chose de plus substantiel.

« Ai-je le plaisir, continua-t-il… Prenez un siège, monsieur, je vous prie… Ai-je le plaisir de connaître… ? Ah ! oui, en vérité, je crois que oui ! Si je ne me trompe, il me semble que je connais ces traits. Je crois que j’adresse la parole à un gentleman dont M. Flintwinch m’a annoncé le retour ?

— Oui, monsieur Casby, c’est bien lui en effet qui vous rend visite.

— En vérité ! monsieur Clennam ?

— En personne, monsieur Casby.

— Monsieur Clennam, je suis charmé de cette bonne fortune. Comment vous êtes-vous porté depuis que nous nous sommes vus ? »

M. Clennam, jugeant inutile d’expliquer que, depuis quelque chose comme un quart de siècle qui s’était écoulé dans l’intervalle de leur dernière rencontre, il avait eu à souffrir de divers malaises au moral comme au physique, répondit vaguement que jamais il ne s’était mieux porté, ou quelque phrase également appropriée à la circonstance ; puis il échangea une poignée de main avec le propriétaire de cette tête à la lueur de l’auréole patriarcale qu’elle reflétait sur lui.

« Nous sommes plus vieux qu’alors, monsieur Clennam, remarqua Christophe Casby.

— Nous ne sommes pas plus jeunes, » répliqua Clennam. Après cette judicieuse observation, Arthur s’aperçut qu’il ne donnait pas là un brillant échantillon de son esprit, et se sentit contrarié.

« Et votre respectable père, ajouta M. Casby, n’est plus de ce monde ! J’ai été bien peiné de l’apprendre, monsieur Clennam, j’en ai été bien peiné. »

Arthur répondit, comme de raison, qu’il lui en était infiniment obligé.

« Il fut un temps, continua le patriarche, où vos parents et moi ne vivions pas en très bonne intelligence. Il a existé entre nos deux familles un petit malentendu. Peut-être votre respectable mère était-elle un peu fière de son fils. Quand je dis son fils, c’est de vous que je parle, mon digne monsieur…, de vous-même, mon digne monsieur ! »

Sa physionomie lisse avait la fraîcheur d’une pêche d’espalier. Grâce à son visage florissant, grâce à sa tête vénérable, à ses yeux bleus, M. Casby donnait à toutes ses observations un air de profonde sagesse et de vertu incomparable. Ses traits semblaient aussi respirer la bonté et la bienveillance. Personne n’aurait pu préciser où était nichée cette sagesse, cette vertu, cette bonté bienveillante ; mais enfin elles avaient l’air d’être quelque part par là autour de lui.

« Mais ce temps-là, poursuivit M. Casby, n’est plus : il est passé, il est passé. Je me fais le plaisir de visiter votre mère de temps en temps et d’admirer le courage et la vigueur d’esprit avec lesquels elle supporte de si rudes épreuves… de si rudes épreuves. »

Lorsqu’il se livrait à une de ces petites répétitions, les mains croisées devant lui, M. Casby l’accompagnait d’un aimable sourire en penchant la tête de côté, comme s’il y eût eu au fond de ses douces pensées quelque chose que les paroles étaient impuissantes à rendre. On eût dit qu’il se privait à dessein du plaisir d’exprimer cette pensée exubérante, de peur qu’elle ne prît un essor trop sublime ; il aimait mieux, dans son humilité, se résigner à dire des choses insignifiantes.

« J’ai appris que vous aviez été assez bon, dans une de vos visites, dit Arthur, saisissant l’occasion au vol, pour recommander la petite Dorrit à ma mère.

— La petite… Dorrit ?… Ah oui, la couturière dont m’avait parlé un de mes humbles locataires ? Oui, oui. Dorrit, c’est bien cela. Ah oui, oui ! Vous l’appelez la petite Dorrit ? »

Aucun renseignement à espérer de ce côté-là. Le chemin de traverse qu’Arthur venait de prendre aboutissait à une impasse.

« Ma fille Flora, reprit le patriarche, ainsi qu’on vous l’aura dit sans doute, monsieur Clennam, s’est mariée il y a plusieurs années. Elle a eu le malheur de perdre son mari après quelques mois de mariage. Elle est revenue demeurer chez moi. Elle sera charmée de vous revoir, si vous voulez bien me permettre de lui annoncer votre visite.

— Certainement, répondit Clennam. Je vous aurais même prié de le faire si vous n’aviez pas eu l’obligeance d’aller au-devant de mes désirs. »

Sur ce, M. Casby se leva dans ses chaussons de lisière, et, d’un pas lent et lourd (un vrai pas d’éléphant), se dirigea vers la porte. Il portait une longue et large redingote de gros drap vert bouteille, un pantalon vert bouteille et un gilet vert bouteille. On me dira que les patriarches n’avaient pas un costume vert-bouteille ; c’est possible, mais les habits de M. Casby n’en avaient pas moins un certain air patriarcal.

Il avait à peine quitté le salon et permis au tic tac de se faire entendre de nouveau en son absence, lorsqu’une main rapide tourna une clef dans la serrure de la porte d’entrée, l’ouvrit et la referma. L’instant d’après, un petit homme vif, brun et inquiet, se précipita dans le salon avec tant d’élan qu’il arriva à un pied de Clennam avant de pouvoir s’arrêter.

« Holà ! » s’écria-t-il.

Clennam ne vit pas de raison pour ne pas crier aussi :

« Holà !

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’homme brun.

— Rien que je sache, répliqua Clennam.

— Où est M. Casby ? demanda le petit homme brun, regardant autour de lui.

— Si c’est lui que vous me demandez, il sera ici dans un instant.

Moi, le demander ? répondit le petit homme brun. Pas du tout. Mais vous ? »

Cette dernière question provoqua de la part de Clennam quelques mots d’explication, que le petit homme brun écouta en retenant son haleine et regardant son interlocuteur. Il était habillé en noir ou en gris de fer rouillé ; il avait des yeux comme des perles de jais, un petit menton noir et raboteux, des cheveux noirs et roides qui s’élançaient de son crâne comme des dents de fourchette ou des épingles à cheveux, un teint d’une saleté naturelle ou artificielle, à moins que ce ne fût une combinaison de l’art et de la nature tout ensemble. Il avait en outre des mains sales, des ongles noircis et ébréchés qui avaient l’air de sortir d’un sac de charbon ; il transpirait, ronflait, soufflait, pouffait comme une petite locomotive en travail.

« Oh ! fit-il, lorsque Arthur lui eut raconté comment il se trouvait là. Très bien ! fort bien ! S’il demande après Pancks, voulez-vous être assez bon pour lui dire que Pancks vient de rentrer ? »

Là-dessus, toujours ronflant et soufflant, il sortit par une autre porte.

Or, au temps jadis, lorsque notre visiteur n’avait pas encore quitté son pays, certains doutes audacieux concernant le dernier des patriarches, qui circulaient alors dans l’air, étaient arrivés jusqu’à son oreille, il ne se rappelait pas comment. Il savait qu’il courait alors divers bruits d’après lesquels Christophe Casby n’était tout bonnement que l’enseigne menteuse d’une auberge, moins l’auberge, une invitation aux passants de venir se reposer avec confiance et de s’en aller avec reconnaissance, lorsqu’il n’y avait pour eux ni lieu de repos ni le moindre sujet de gratitude. Il savait qu’on allait même jusqu’à représenter Christophe comme un imposteur astucieux, capable de loger de méchants calculs dans cette vénérable tête ; que d’autres le regardaient seulement comme un nigaud bien lourd, bien égoïste, sans initiative et maladroit, qui, à force de se laisser bousculer par ses semblables, ayant découvert par hasard que, pour réussir dans la vie et se faire respecter, il n’avait qu’à parler le moins possible, à polir la partie chauve de sa tête et à laisser faire ses cheveux, avait mis sa découverte à profit. On disait aussi que, si lord Decimus Tenace Mollusque l’avait choisi pour son homme d’affaires, ce n’était pas que Christophe eût aucune des qualités requises pour cet emploi, mais bien parce qu’il avait l’air si excessivement bon qu’il ne pouvait jamais venir à l’esprit de personne qu’un pareil homme songeât à pressurer ou à tourmenter un locataire ; on ajouta que, par la même raison, il tirait plus d’argent de ses misérables propriétés, sans être pris à partie, que n’eût pu le faire une personne dotée d’un crâne moins riche en bosses et moins poli. Bref, on ajoutait (Clennam se souvint de tous ces on dit en l’attendant dans le paisible salon) que beaucoup de bourgeois choisissent leurs modèles absolument comme un artiste choisit les siens ; que, de même qu’à chaque exposition annuelle de l’Académie royale de peinture, on nous présente quelque vieux sacripant de voleur de chiens comme l’incarnation de toutes les vertus cardinales, à cause de ses sourcils, ou de son menton, ou de ses jambes, au risque de confondre les idées des vrais observateurs de la nature ; de même, dans la grande Exposition sociale, les accessoires d’un caractère tiennent souvent lieu du caractère lui-même.

Se rappelant ces vieilles rumeurs et y associant l’idée plus récente de M. Pancks, Arthur Clennam se sentait assez disposé à croire en ce moment, sans toutefois en être parfaitement convaincu, que le dernier des patriarches était bien, en effet, un nigaud sans initiative, qui n’avait d’autre mérite que de polir la partie chauve de son crâne ; et que, pareil à un lourd navire qu’on voit lutter péniblement pour remonter le courant de la Tamise, se présenter en travers, la poupe en avant, rester gêné lui-même et gêner les autres vaisseaux, tout en se donnant des airs d’activité maritime, jusqu’à ce qu’un petit vapeur enfumé vienne soudain s’en emparer, le traîner à la remorque et l’emmener d’un air affairé ; de même le pesant patriarche se laissait guider par le poussif M. Pancks et suivait à la remorque ce sale petit bâtiment.

Le retour de M. Casby, accompagné de sa fille Flora, mit un terme à ces méditations. Le regard de Clennam ne fut pas plus tôt tombé sur l’objet de son premier amour que cet amour fut à jamais détruit, brisé en mille morceaux comme un miroir qui roule à terre.

La plupart des hommes sont assez fidèles à eux-mêmes pour rester fidèles à une vieille illusion. Ce n’est nullement une preuve d’inconstance, mais bien une preuve du contraire, si cette illusion n’est pas de force à se défendre contre la réalité, et si le contraste du présent et du passé lui porte un coup fatal. C’est ce qui arriva pour Clennam. Dans sa jeunesse il avait ardemment aimé cette femme et lui avait prodigué tous les trésors concentrés de ses affections et de son imagination. Dans la solitude de la maison paternelle, ces trésors avaient été aussi inutiles que l’argent de Robinson Crusoé ; c’étaient des valeurs sans échange qu’il avait laissées rouiller dans leur caisse, jusqu’au moment où il avait pu les déposer aux pieds de Flora. Depuis cette époque mémorable, bien que, jusqu’au soir de son arrivée, l’image de Flora n’occupât pas plus de place, dans son présent ni dans son avenir, que si elle eût été morte (et rien ne lui disait qu’elle vécût encore), il avait conservé le souvenir du passé dans un recoin sacré de son cœur. Et voilà, en fin de compte, que le dernier des patriarches rentre tranquillement dans le salon en lui disant de fait, sinon en paroles : « Voulez-vous avoir la bonté de jeter à terre ce joyau précieux et de trépigner dessus ? Voilà Flora ! »

Flora était toujours aussi grande, mais elle était devenue grosse en proportion ; elle étouffait dans sa graisse. Mais ce n’était rien encore : Flora, qu’il avait laissée blanche comme un lis, il la retrouvait rouge comme une pivoine. Mais ce n’était rien encore : Flora, dont chaque parole et chaque pensée avaient ravi Arthur, lui semblait bavarde et sotte. Ça, par exemple, c’était quelque chose. Flora, qui était autrefois sans inconvénient une enfant gâtée et candide, avait voulu rester, en dépit des ans, une enfant gâtée, avec toute sa candeur primitive. Pour le coup, c’était trop fort !

Voilà Flora !

« En vérité, » s’écria Flora avec un petit rire étouffé, et relevant la tête avec un petit mouvement enjoué qui avait l’air de la caricature de ses manières du temps jadis, telle qu’aurait pu la représenter un histrion dansant devant le convoi de la patricienne Flora, si Flora eût vécu dans la classique antiquité ; « en vérité, je n’ose pas me présenter devant M. Clennam ; je ne suis plus qu’une horreur, je suis sûre qu’il va me trouver atrocement changée, je suis positivement une vieille femme : c’est affreux de se faire voir dans cet état, c’est vraiment affreux ! »

Arthur affirma qu’il la retrouvait telle qu’il s’était attendu à la retrouver, et que d’ailleurs le temps ne l’avait pas épargné lui-même.

« Oh ! mais pour un homme ce n’est pas du tout la même chose. Vous, par exemple, vous avez si bonne mine, vraiment, que vous n’avez pas le droit de dire cela ; mais moi, ce n’est pas la même chose, voyez-vous… Oh ! s’écria Flora d’un petit cri enfantin, je suis laide à faire peur. »

Le patriarche, ne sachant pas bien encore, sans doute, le rôle qu’il avait à jouer dans cette comédie, se contentait d’un sourire plein d’une vague sérénité.

« Mais si nous parlons de ceux qui ne changent pas, reprit Flora, qui, dans sa ponctuation orale, n’employait jamais que des virgules, voyez papa ; dites-moi si papa n’est pas précisément ce qu’il était le jour de votre départ ? N’est-ce pas cruel et dénaturé de la part de papa, de rester ainsi un reproche vivant pour sa propre fille ? pour peu que cela continue, les gens qui ne nous connaissent pas finiront par me prendre pour la maman de papa !

— Il faudra bien du temps encore pour cela, répondit Arthur.

— Ô monsieur Clennam, le plus trompeur de tous les hommes, s’écria Flora, je vois déjà que vous n’avez pas perdu vos habitudes complimenteuses ; vous savez, lorsque vous faisiez semblant d’être si sentimentalement épris… du moins, non, ce n’est pas ce que je voulais dire, je… oh ! je ne sais pas ce que je veux dire ! »

Ici Flora se troubla, rit d’un petit air boudeur et le gratifia d’un de ses regards d’autrefois.

Le patriarche, qui venait de s’apercevoir que son rôle était de quitter la scène au plus vite, se leva et se dirigea vers la porte par laquelle Pancks l’avait précédé, pour héler son remorqueur. Ayant reçu une réponse de quelque petit dock éloigné, il se laissa immédiatement entraîner à la suite de son bateau loueur et disparut.

« Il ne faut pas songer à partir encore, poursuivit Flora… (Arthur avait regardé autour de lui à la recherche de son chapeau, dans un embarras assez visible et ne sachant trop que faire.) Il n’est pas possible que vous soyez assez méchant pour songer à partir déjà, Arthur… je veux dire monsieur Arthur… ou peut-être serait-il beaucoup plus convenable de vous appeler M. Clennam… mais je ne sais vraiment plus ce que je dis… sans donner un souvenir au bon vieux temps, à jamais passé ; pourtant, en y réfléchissant, je crois qu’il vaudrait sans doute mieux n’en pas parler : car il est fort probable que vous avez quelque engagement plus agréable que je ne voudrais contrarier pour rien au monde, quoiqu’il y ait eu un temps… mais voilà que je retombe dans ces folies. »

Était-il possible que Flora fût si babillarde à l’époque dont elle rappelait le souvenir ? Comment croire qu’il y eût quelque chose qui ressemblât à cette volubilité incohérente, dans les entretiens qui le fascinaient autrefois ?

« Et même je ne doute nullement, continua Flora avec une rapidité merveilleuse, bornant toujours sa ponctuation à un emploi très limité de virgules, que vous n’ayez épousé quelque dame chinoise ; vous avez habité si longtemps la Chine ! et, comme vous étiez dans les affaires, vous avez dû naturellement désirer d’étendre vos relations. Vous avez dû, c’est tout simple, demander la main d’une dame chinoise, et la dame a dû, c’est encore plus simple, accepter votre main et s’en trouver très heureuse ; j’espère seulement que vous n’avez pas épousé une de ces hérétiques qui adorent des pagodes…

— Je n’ai épousé personne, Flora, répondit Arthur souriant malgré lui.

— Bonté divine ! j’espère bien que vous n’êtes pas resté célibataire tout ce temps à cause de moi ! reprit Flora avec son petit rire mutin ; mais il va sans dire que ce n’est pas à cause de moi, vous ne voudriez pas me faire croire cela… Ne me répondez pas, je ne sais plus ce que je dis. Oh ! je vous en prie, parlez-moi un peu des dames chinoises ; dites-moi s’il est vrai que leurs yeux soient vraiment fendus en amande comme dans leurs portraits, où la forme qu’on leur donne me rappelle toujours les fiches de nacre pour jouer aux cartes. Et leurs queues ? est-il vrai qu’elles portent des queues nattées le long du dos, ou n’y a-t-il que les hommes qui se coiffent comme ça ? Comment font-elles pour ne pas se faire de mal en tirant leurs cheveux si fort pour les relever sur le front ? Pourquoi donc aussi les Chinois fourrent-ils partout de petites clochettes, sur leurs ponts, sur leurs pagodes, sur leurs chapeaux ? Après cela, ce n’est peut-être pas vrai ? »

Flora lança encore à Clennam une de ses anciennes œillades ; puis elle recommença de plus belle, comme si son ancien adorateur eût répondu assez longuement à toutes ses questions.

« Comment ! tout cela est donc vrai ? Bonté divine, Arthur !… excusez-moi, je vous prie… reste de vieille habitude… M. Clennam serait une façon de parler beaucoup plus convenable… Comment avez-vous pu vivre si longtemps dans un pareil pays, avec tant de lanternes et de parapluies ? Il faut donc que le climat soit bien sombre et bien humide ? Quelles fortunes doivent faire les fabricants de ces deux articles, si tout le monde en porte ou en accroche partout ! Et les petits souliers donc, et les pieds déformés dès l’enfance, tout cela doit être très curieux ; et dire que vous avez voyagé partout par là ! »

Dans sa ridicule détresse, Clennam reçut encore une de ces œillades d’autrefois, sans savoir le moins du monde ce qu’il devait en faire.

« Bonté divine continua Flora, quand je songe aux changements qui sont survenus, Arthur… c’est plus fort que moi, cela me vient si naturellement ; mais M. Clennam serait plus convenable… depuis que vous vous êtes familiarisé avec les mœurs chinoises et la langue du pays que vous parlez, j’en suis sûre, aussi bien, sinon mieux qu’un indigène, car vous avez toujours eu beaucoup de moyens et d’intelligence, quoique la langue doive être horriblement difficile ; pour moi, tout ce que je sais, c’est qu’il suffirait d’une simple caisse à thé pour me mettre au tombeau, si j’essayais seulement de déchiffrer ce qu’il y a dessus ; quels changements, Arthur !… voilà que je recommence, ça me vient si naturellement, bien que ça ne soit pas convenable ; c’est à n’y pas croire ; qui donc se serait jamais attendu à me voir Mme Finching quand je ne m’y attendais pas moi-même ?

— C’est là le nom que vous portez maintenant demanda Arthur, frappé, au milieu de tout ce bavardage, d’une certaine chaleur de cœur qui se ranimait chaque fois que Flora faisait une allusion, quelque bizarre qu’elle fût, à leurs relations d’autrefois. Finching ?

— Finching, oh ! oui, n’est-ce pas que c’est un nom affreux ? mais, comme disait M. Finching, quand il m’a offert sa main jusqu’à sept fois, et qu’il a généreusement accepté après tout de me faire, pendant douze mois, ce qu’il appelait une cour d’essai, il ne fallait pas lui en vouloir de son nom ; ce n’était pas sa faute, excellent homme ! par exemple, il ne vous ressemblait pas du tout, mais c’est égal, c’était un excellent homme. »

Flora fut enfin obligée de s’arrêter un instant pour reprendre haleine. Rien qu’un instant, car elle retrouva sa respiration, le temps de porter à son œil un tout petit coin de son mouchoir, comme un tribut offert aux mânes de feu M. Finching ; puis elle recommença sur nouveaux frais.

« Personne, assurément, ne pourrait vous reprocher, Arthur… monsieur Clennam… la froideur amicale que vous montrez envers moi. Les circonstances ont tellement changé qu’il serait même bien difficile qu’il en fût autrement ; du moins c’est mon avis ; vous savez cela mieux que moi, mais je ne puis oublier qu’il fut un temps où les choses étaient bien différentes !

— Ma chère madame Finching, commença Arthur, touché de nouveau par l’intonation cordiale qui faisait vibrer la voix de Flora.

— Oh ! ne me donnez pas cet horrible nom ; dites Flora !

— Flora ! Je vous assure, Flora, que je suis heureux de vous revoir et de reconnaître que, pas plus que moi, vous n’avez oublié les vieux rêves que nous donnait notre folle imagination, dans l’ardeur de notre jeunesse et de nos illusions.

— On ne s’en douterait pas, dit Flora d’un ton boudeur, à voir comme vous prenez les choses tranquillement ; mais je sais bien que vous avez dû être désenchanté en me voyant ; je présume que les dames chinoises, les mandarins, est-ce ainsi que vous les nommez ? en sont cause, ou peut-être en suis-je cause moi-même, c’est au moins aussi probable.

— Non, non, supplia Clennam, ne dites point cela !

— Oh, il le faut bien, vous savez, répondit Flora d’un ton convaincu, ce serait sottise à moi de ne pas le dire ; je sais bien que vous ne vous attendiez pas à me trouver si changée : je ne peux pas me faire d’illusion là-dessus. »

Au milieu de son bavardage incessant, il faut lui rendre cette justice, qu’elle avait fait cette découverte avec la perspicacité d’une femme plus intelligente. Cependant, la façon inconséquente et profondément déraisonnable dont elle cherchait à rattacher à leur première entrevue des relations de jeunesse depuis longtemps abandonnées, donnait à Clennam une sorte de vertige.

« Un mot encore seulement, poursuivit Flora, donnant à la conversation, sans avertissement préalable et au grand effroi de Clennam, le ton d’une querelle d’amoureux, une simple explication que je vous dois : lorsque votre maman est venue faire une scène à papa et que l’on m’a fait descendre dans la petite salle à manger où ils se regardaient à travers l’ombrelle de votre maman, assis en face l’un de l’autre, comme deux taureaux furieux, que vouliez-vous que je fisse ?

— Ma chère madame Finching, répliqua Clennam, tout cela est si loin de nous et depuis si longtemps terminé, à quoi bon… ?

— Je ne puis pas, Arthur, interrompit Flora, me voir dénoncer à toute la société chinoise comme une femme sans cœur, sans chercher à me réhabiliter lorsque l’occasion se présente, et vous savez fort bien qu’il s’agissait d’un Paul et Virginie que je vous avais donné, et qu’il fallait me renvoyer par ordre maternel, ce qui fut fait sans un mot d’explication de votre part. Je ne veux pas dire que vous eussiez pu m’écrire surveillée comme je l’étais ; mais, si le livre m’était seulement revenu avec un pain à cacheter rouge sur la couverture, j’aurais deviné que cela voulait dire : « Venez à Pékin ou à Nankin, ou à l’autre ville dont j’oublie le nom ; » et j’y serais allée, coûte que coûte.

— Ma chère madame Finching, certainement vous ne méritez aucun reproche et je ne vous en ai jamais fait. Nous étions tous deux trop jeunes, trop peu indépendants et trop faibles, pour faire autre chose que d’accepter la séparation qui nous était imposée. Songez combien il s’est écoulé d’années depuis lors.

— Encore un mot, poursuivit Flora avec une volubilité intarissable, une simple explication que je voudrais encore ; pendant cinq jours, j’ai eu à force de pleurer un rhume de cerveau qui m’a tenue tout ce temps-là dans le salon sur le derrière… le salon est là, qui peut dire si je mens. Après cette triste épreuve, je repris un peu de calme, les années s’écoulèrent et M. Finching fit notre connaissance chez un ami commun. Il se montra plein de prévenance et vint nous voir le lendemain. Bientôt il commença à revenir trois fois par semaine et à envoyer de petits gâteaux pour le souper ; ce n’était pas de l’amour, c’était de l’adoration ; enfin M. Finching me fit sa déclaration avec l’approbation de papa : que vouliez vous que je fisse ?

— Pas autre chose que ce que vous avez fait, répondit Arthur avec un empressement plein de franchise. Permettez à un vieil ami de vous assurer qu’il est convaincu que vous n’avez aucun reproche à vous faire.

— Encore un mot ; c’est le dernier, continua Flora, repoussant d’un geste de la main toutes les trivialités de l’existence ; encore une explication, c’est la dernière : avant que M. Finching eût commencé à me prodiguer ses attentions, il fut un temps que vous et moi ne pouvons avoir oublié… mais toute cela est passé : apparemment que cela devait arriver. Cher monsieur Clennam, vous avez cessé de porter une chaîne dorée, vous êtes libre et j’espère que vous serez heureux… Voici papa, quel ennui ! il vient toujours mettre le nez où il n’a que faire, »

À ces mots, et avec un geste rapide d’une timidité charmante, qui lui recommandait le mystère, geste connu que Clennam n’avait pas oublié (il se l’était vu si souvent adresser autrefois !), la pauvre Flora laissa la jeune fille de dix-huit ans loin, bien loin derrière elle, et, renonçant cette fois à ses virgules interminables, mit pour la clôture un bel et bon point à la fin de son entretien. « Mais que disais-je donc ? » Non, elle n’avait pas laissé derrière elle la jeune fille tout entière ; elle n’en avait laissé que la moitié ; l’autre moitié restait greffée sur la personne de la veuve de M. Finching, sirène étrange, tête de femme et queue de poisson que l’amoureux d’autrefois contemplait avec un sentiment également combiné, demi-triste et demi-comique.

Exemple. Comme s’il eût existé entre elle et Clennam une convention secrète de l’intérêt le plus saisissant ; comme si le premier relais d’une série de chaises de poste à quatre chevaux, échelonnées tout le long de la route d’Écosse,[1] les attendait en ce moment au coin de la rue ; ou bien comme si la dame n’aurait pas pu, si tout le monde était d’accord, prendre le bras d’Arthur et aller à pied jusqu’à l’église voisine, à l’ombre du parapluie de la famille, emportant la bénédiction patriarcale et l’approbation de la société en général, Flora se consolait par une foule de signaux pleins d’angoisse, paraissant trembler de peur qu’on ne surprît le mystère de leurs jeunes amours. En proie à une sorte d’éblouissement qui augmentait à chaque minute, Clennam vit la veuve de feu M. Finching prendre un merveilleux plaisir à se placer elle-même avec son amoureux d’autrefois dans leurs relations arriérées, et à répéter tout leur vieux répertoire, aujourd’hui que la scène était couverte de poussière, que les décors étaient flétris, que les jeunes acteurs étaient morts, l’orchestre vide, les lumières éteintes ! Et pourtant, au milieu de cette grotesque reprise d’une pièce sentimentale où il se rappelait avoir vu jouer à Flora le même rôle au naturel, il ne pouvait s’empêcher de se dire que c’était son retour seul qui avait ravivé cette représentation posthume, et qu’après tout il y avait là la tendresse d’un souvenir fidèle.

Le patriarche insista pour que Clennam restât à dîner, et Flora fit à son ancien soupirant un signe qui voulait dire : « Restez ! » Ce n’était pas le compte de Clennam ; mais il avait tant de regrets de n’avoir pas retrouvé la Flora de sa jeunesse ou de ses rêves, qu’il était tout honteux de son désenchantement, et, par une délicatesse de remords rétrospectif, il crut devoir, en expiation de ses torts, s’immoler au dîner du patriarche et de sa fille.

Pancks dîna avec eux. Vers six heures moins un quart, il sortit, comme un vapeur de son petit bassin, pour aller bien vite au secours du patriarche, qui pataugeait, à propos de la cour du Cœur-Saignant, dans un abîme d’explications ineptes où il allait s’enfoncer, sans son remorqueur fidèle. Pancks lui jeta immédiatement la perche de sauvetage.

« La cour du Cœur-Saignant, dit Pancks ronflant et pouffant. C’est une propriété qui vous donne beaucoup de peine. Elle n’est pas d’un mauvais rapport, mais les loyers sont difficiles à faire rentrer. Vous avez plus d’ennuis avec cette propriété-là qu’avec toutes vos autres propriétés réunies. »

De même que le grand navire passe, aux yeux des spectateurs inexpérimentés, pour celui qui possède en soi la puissance motrice, de même le patriarche avait presque toujours l’air d’avoir dit lui-même ce que Pancks venait de dire pour lui.

« En vérité ? fit Clennam, sur qui l’aspect de cette tête vénérable produisit si bien son effet habituel, qu’il adressa la parole au grand navire au lieu de répondre au remorqueur. Les gens qui l’habitent sont donc bien pauvres ?

— On ne sait jamais, vous savez, ronfla Pancks, tirant de sa poche gris de fer une de ses sales mains afin de mordre ses ongles, s’il en restait, et tournant ses yeux de jais vers M. Casby ; on ne sait jamais s’ils sont pauvres ou non. Ils le disent, mais qu’est-ce que cela prouve ? Quand vous entendez un homme dire qu’il est riche, vous pouvez parier à coup sûr qu’il ne l’est pas. D’ailleurs, s’ils sont pauvres, ce n’est pas votre faute. Vous aussi vous seriez pauvre, si vous ne touchiez pas vos loyers.

— Évidemment, remarqua Arthur.

— Vous n’êtes pas tenu de loger tous les pauvres de Londres, poursuivit Pancks. Rien ne vous oblige à les héberger gratis. Vous n’êtes pas tenu de leur ouvrir vos portes à deux battants et de leur fournir des appartements gratis. Et, tant que vous pourrez faire autrement, vous ne leur en fournirez pas à ce prix-là. »

M. Casby secoua la tête pour exprimer, d’une manière générale, une dénégation calme et bénévole.

« Qu’un individu vienne vous louer une chambre à trois shillings par semaine, si au bout de la semaine il n’a pas les trois shillings, vous dites à cet individu : « Alors pourquoi prenez-vous la chambre ? Puisque vous avez l’un, pourquoi n’avez-vous pas l’autre ? Qu’est-ce que vous faites donc de votre argent ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’entendez-vous par là ? » Voilà ce que vous dites à un individu de cette espèce ; et, si vous lui parliez autrement, vous auriez bien tort ! »

Ici M. Pancks fit un bruit singulier et surprenant, une espèce de ronflement violent dans la région du nez ; heureusement sans autre effet que ce résultat acoustique.

« Vous possédez une certaine étendue de propriétés de ce genre à l’ouest et au nord-ouest de votre maison, je crois ? dit Clennam, ne sachant pas trop s’il devait adresser la parole au patriarche ou à Pancks.

— Oh oui, pas mal, dit Pancks. Ouest ou nord-ouest, cela vous est bien égal, tous les points de la boussole vous conviennent également. Ce que vous recherchez avant tout, c’est un bon placement et des rentrées sûres. Quant à la position géographique, vous n’y tenez pas, bien sûr. »

Un quatrième convive, personnage très original, avait aussi fait son apparition sous la tente du patriarche, un peu avant l’heure du dîner. C’était une étrange petite vieille, avec une physionomie semblable à celle d’une poupée de bois à laquelle on n’a pas le droit de demander qu’elle ait de l’expression dans les traits, vu le bon marché. Elle portait une perruque aussi roide que jaune, perchée de travers sur le sommet de son crâne, comme si l’enfant à laquelle appartenait la poupée lui avait planté un clou dans la tête, n’importe où, de façon à faire tenir tant bien que mal cette coiffure postiche. Un autre fait remarquable chez la petite vieille, c’est que son visage semblait avoir été endommagé en deux ou trois endroits par sa maîtresse, au moyen d’un instrument obtus, tel par exemple que la surface convexe d’une cuiller, sa physionomie, et surtout le bout de son nez, présentant le phénomène de plusieurs cavités que l’on pouvait attribuer à la pression de cette pièce de ménage. Un autre fait non moins remarquable, c’est que la petite vieille n’avait pas d’autre nom que celui de tante de M. Finching.

Voici dans quelles circonstances M. Clennam put l’observer d’abord : Flora avait remarqué, pendant que l’on servait le potage, que M. Clennam ignorait peut-être que M. Finching avait fait un legs en faveur de sa veuve. M. Clennam avait donné à entendre qu’il espérait que M. Finching avait laissé à celle qu’il adorait la plus grande partie, sinon la totalité des ses biens meubles ou immeubles. Flora avait répliqué :

« Oh ! oui, mais ce n’est pas là ce que je voulais dire. M. Finching a fait un testament admirable ; seulement il m’a légué autre chose que ses biens, c’est-à-dire sa tante. »

Et, sur ce, Flora était sortie pour aller chercher son legs et, à son retour, elle avait présenté à M. Clennam, d’un air quasi victorieux la tante de M. Finching.

Les principales qualités qu’un étranger découvrait chez la tante de M. Finching étaient une roideur d’une sévérité excessive et une sombre taciturnité, interrompue de temps à autre par des observations faites d’un ton caverneux et menaçant, lesquelles, n’ayant aucun rapport à ce que l’on venait de dire et n’étant enchaînées que par une association d’idées des plus mystérieuses, troublaient l’esprit de l’auditeur effrayé. Peut-être les remarques de la tante de M. Finching se rattachaient-elles à quelque système de l’invention de cette dame, peut-être même ce système était-il très ingénieux, très profond ; seulement il fallait en avoir la clef pour le comprendre, et on ne l’avait pas.

Le dîner, proprement servi et bien apprêté, car dans la demeure du patriarche tout était calculé pour favoriser une heureuse digestion, commença par un potage, des soles frites, une sauce aux cardons et des pommes de terre. La conversation continua à rouler sur la rentrée des loyers. La tante de M. Finching, après avoir lancé pendant dix minutes un regard malveillant à toute la société, émit cette observation effrayante :

« Quand nous demeurions à Henley, les oies de M. Barnes lui ont été volées par un chaudronnier. »

M. Pancks eut le courage de faire un signe de tête approbateur et de dire :

« Oui, oui, certainement, madame. »

Mais la communication de cette terrible nouvelle eut pour résultat d’inspirer à M. Clennam une frayeur réelle. Une autre particularité ajoutait encore à la terreur causée par la vieille. Bien qu’elle dévisageât les gens, elle ne voulait jamais avoir l’air de voir personne. Quand l’étranger, poli, et prévenant, désirait, par exemple, demander à la dame si elle voulait des pommes de terre, il avait beau faire une pantomime des plus expressives, elle n’y faisait aucune attention. Que faire alors ? On ne pouvait pas dire.

« Tante de M. Finching, voulez-vous me permettre… ? »

Alors on laissait là la cuiller ; c’est ce que fit Clennam, effrayé et découragé.

On servit ensuite du mouton, un bifteck et une tarte aux pommes, rien qui ressemblât le moins du monde à une oie, et le dîner continua comme un festin désenchanté qu’il était. Il y avait eu un temps où Clennam, assis à cette même table, n’avait des yeux que pour Flora ; maintenant, lorsqu’il fit attention à Flora, ce fut pour remarquer, malgré lui, qu’elle aimait beaucoup le porter, qu’elle combinait une assez grande quantité de xérès avec le sentiment, et que, si elle avait engraissé, il y avait à cela des raisons substantielles. Le dernier des patriarches avait toujours été un grand mangeur, et il engloutissait une immense quantité de nourriture solide avec la béatitude d’une bonne âme qui nourrit un de ses semblables. M. Pancks, toujours pressé, et qui consultait de temps en temps un sale petit calepin qu’il avait posé près de lui, sans doute la liste des locataires arriérés qu’il comptait tracasser pour son dessert, avalait comme une locomotive où l’on empile du charbon, avec beaucoup de bruit, beaucoup de maladresse, et quelques ronflements qui semblaient annoncer que la machine était prête à partir.

Pendant tout le dîner, Flora sut concilier son appétit actuel pour les viandes et le vin avec son appétit d’autrefois pour l’amour romanesque, d’une manière qui fit que Clennam osait à peine lever les yeux et les tenait constamment fixés sur son assiette, attendu qu’il ne pouvait pas regarder la veuve sans recevoir d’elle quelque coup d’œil plein de mystérieux avertissements, comme s’il se fût agi entre eux d’un complot. La tante de M. Finching, assise en face d’Arthur, ne cessa de lui lancer des regards de défi, les traits empreints d’une amertume indicible, jusqu’au moment où l’on enleva la nappe et où l’on posa les carafes sur la table avec le dessert ; alors elle fit tout à coup une autre remarque, interrompant brusquement la conversation, comme une horloge, sans consulter personne.

Flora venait de dire :

« Monsieur Clennam, voulez-vous me verser un verre de porto pour la tante de M. Finching ?

— Le monument qui s’élève auprès de London-Bridge, proclama immédiatement cette dame, a été construit après le grand incendie de Londres, et le grand incendie de Londres n’est pas l’incendie dans lequel les magasins de votre oncle Georges ont été brûlés. »

M. Pancks repartit, toujours avec le même courage :

« Oui vraiment, madame ? Oui, oui, vous avez bien raison ! »

Mais la tante de M. Finching, au lieu de retomber dans son silence habituel, parut indignée à part elle de quelque contradiction imaginaire, et fit cette seconde proclamation :

« Je déteste un imbécile ! »

Elle donna à cette opinion, d’une sagesse presque salomonesque en elle-même, un caractère si offensant et si personnel, en la lançant à la tête du visiteur, qu’il devint nécessaire de la faire sortir de la table. Flora l’emmena très tranquillement, car la tante de M. Finching s’éloigna sans opposer aucune résistance, se contentant de demander avec une animosité implacable :

« Aussi, pourquoi vient-il ici ? »

Lorsque Flora revint, elle expliqua que son legs était une vieille dame très intelligente, mais qu’elle était parfois un peu excentrique et qu’elle avait des antipathies, particularités dont Flora semblait un peu fière. Comme la bonté naturelle de Flora avait trouvé là une occasion de briller, Clennam n’en voulut pas à la vieille dame d’avoir fait ressortir cette qualité, maintenant qu’il était débarrassé de la terreur que lui avait causée sa présence ; et ils burent un ou deux verres de vin en paix. Prévoyant que Pancks ne tarderait pas à lever l’ancre et que le patriarche allait s’endormir, Arthur prétexta une visite à faire à sa mère et demanda à Pancks de quel côté il allait.

« Du côté de la Cité, monsieur, répondit Pancks.

— Voulez-vous que nous fassions route ensemble ? demanda Arthur.

— Volontiers, » répliqua Pancks.

Cependant Flora murmurait en phrases mystérieuses à l’oreille de Clennam qu’il y avait eu un temps… mais le passé était un abîme infranchissable… et qu’une chaîne dorée ne retenait plus Arthur, et qu’elle vénérait la mémoire de feu M. Finching, et qu’elle serait à la maison le lendemain à une heure et demie, et que les décrets de la Providence étaient irrévocables, et qu’elle ne supposait pas du tout qu’Arthur se promenât jamais au côté nord-ouest des jardins de Grays’-Inn, à quatre heures précises de l’après-midi. En partant, il essaya de donner une franche poignée de main à la Flora d’à présent, non pas à la Flora évanouie, bien moins encore à la sirène ; mais il n’y eut pas moyen, Flora ne voulait pas, ne pouvait pas se contenter de cela ; elle resta mordicus dans son rôle d’autrefois. Arthur quitta la maison dans une disposition d’esprit assez triste, surtout tellement ahuri que, si Pancks ne s’était pas fort heureusement trouvé là pour le remorquer, il se serait sans doute laissé aller à la dérive pendant le premier quart d’heure.

Lorsque la fraîcheur de l’atmosphère et l’absence de Flora eurent dissipé le trouble de ses idées, il s’aperçut que Pancks s’avançait d’un pas rapide, mordant le peu de pâturage qu’il pouvait trouver au bout des ongles et ronflant du nez par intervalles. Quand on voyait ces symptômes, ainsi que la main qu’il tenait dans sa poche et son chapeau mal brossé sens devant derrière, c’était signe que M. Pancks réfléchissait.

« Il fait un peu froid ce soir, remarqua Arthur.

— Oui, assez froid, répondit Pancks. En votre qualité d’étranger, vous devez sans doute souffrir du climat plus que moi. Je vous avouerai même que je n’ai guère le temps de sentir s’il fait chaud ou froid.

— Vous menez une vie très occupée ?

— Oui ; j’ai toujours à courir après quelque locataire ou à surveiller quelque chose. Mais j’aime les affaires, répliqua Pancks, marchant un peu plus vite ; n’est-ce pas pour cela que nous sommes au monde ?

— Vous croyez que ce n’est que pour ça ? demanda Clennam.

— Pour quelle autre chose voulez-vous qu’on y soit ? » riposta Pancks.

Ces paroles emballaient, dans le plus court espace possible, un poids énorme qui avait pesé sur toute la vie de Clennam ; aussi il ne répondit pas.

« C’est ce que je dis toujours à nos locataires hebdomadaires, continua Pancks. Quelques-uns d’entre eux viennent me dire, avec la figure longue : « Vous voyez, maître Pancks, nous sommes toujours à travailler, à piocher, à nous éreinter, depuis le moment où nous nous réveillons, et nous n’en sommes pas plus riches. » Alors, je leur dis : « Pourquoi donc êtes-vous au monde, si ce n’est pas pour travailler ? » Ça leur ferme la bouche ; ils ne trouvent pas un mot à répliquer. Pourquoi donc êtes-vous au monde, si ce n’est pas pour travailler ? Ça leur clôt le bec.

— Hélas ! hélas ! soupira Clennam.

— Tenez ! me voici, par exemple, dit Pancks, poursuivant son raisonnement à l’usage de son locataire hebdomadaire. Croyez-vous que je sois au monde pour autre chose ? Faites-moi lever de bonne heure, mettez-moi à l’ouvrage, laissez-moi aussi peu de temps que possible pour avaler mes repas, et faites-moi piocher, faites-moi piocher sans relâche : je ferai de même avec vous ; vous ferez de même avec un autre, sans trêve ni repos. Eh bien ! vous avez là un résumé complet de tous les devoirs de l’homme dans un pays commerçant. »

Lorsqu’ils eurent fait quelques pas en silence, Clennam reprit.

« Est-ce que vous n’avez de goût pour rien, monsieur Pancks ?

— Du goût ? qu’est-ce que c’est que cela ? riposta Pancks d’un ton très sec.

— Eh bien ! un penchant, une inclination quelconque ?

— J’ai du penchant pour gagner de l’argent, monsieur, répondit Pancks ; veuillez seulement m’en indiquer les moyens, et vous verrez ! »

Pancks fit encore son ronflement nasal, et pour la première fois il vint à l’esprit de Clennam que ce pouvait bien être sa manière de rire. C’était un homme singulier sous tous les rapports ; on aurait pu croire qu’il ne parlait pas très sérieusement, si le ton bref, dur et rapide dont il éjaculait ces principes arides, comme sous l’impulsion d’un moteur mécanique, avait pu se concilier avec la moindre intention de plaisanterie.

« Vous lisez peu, je suppose ? dit Clennam.

— Je ne lis jamais que des lettres d’affaires et des livres de compte. Je ne collectionne que des annonces concernant les héritages en déshérence. Vous n’êtes pas de la famille des Clennam de Cornouailles, monsieur Clennam ?

— Pas que je sache.

— Je sais que vous n’en êtes pas. Je l’ai demandé à votre mère, monsieur. Elle ne serait pas femme à laisser échapper une chance !

— Supposons que j’eusse appartenu au Clennam de Cornouailles ?

— Vous auriez appris quelque chose à votre avantage.

— En vérité ? Voilà longtemps que cela ne m’est pas arrivé.

— Il y a en Cornouailles une propriété qui ne demande qu’à trouver un propriétaire, et pas un Clennam ne veut se donner la peine de la réclamer, ajouta Pancks, tirant son calepin de la poche de son habit et le remettant immédiatement en place. Je vous quitte ici : voici la rue où je vais. Je vous souhaite le bonsoir.

— Bonsoir ! » dit Clennam.

Mais le bateau toueur, allégé tout à coup et débarrassé du poids qu’il avait remorqué jusqu’alors, était trop loin pour l’entendre.

Ils avaient traversé Smithfield ensemble, et Clennam se trouva seul au coin de Barbican. Il n’avait nulle intention de se présenter ce soir là dans la morne chambre de sa mère, et il ne se serait pas senti plus abattu ni plus abandonné s’il se fût trouvé au milieu d’un désert. Il descendit lentement Aldersgate-Street, et s’avançait en rêvant vers l’église Saint-Paul, avec l’intention de gagner une des rues populeuses de la ville, parce qu’il avait besoin de bruit et de mouvement, lorsqu’un groupe nombreux se dirigeant vers lui sur le même trottoir, il s’adossa à une boutique afin de le laisser passer. Quand tout ce monde fut près de lui, il s’aperçut qu’on se rassemblait autour de quelque chose que quatre hommes portaient sur leurs épaules. Il vit bientôt que c’était un brancard fabriqué à la hâte au moyen d’un volet ou de quelque objet de ce genre ; la position de l’homme qui était couché dessus, des lambeaux de conversation qu’il attrapa à la volée, et la vue d’un paquet crotté que portait un passant et d’un chapeau couvert de boue que tenait un autre, firent comprendre à Clennam qu’il venait d’arriver un accident. Le brancard s’arrêta au-dessous d’un réverbère à quelques pas de là, pour laisser aux porteurs le temps de rajuster quelque chose ; et, la foule s’arrêtant en même temps, Clennam se trouva au milieu du cortège.

« Un blessé qu’on porte a l’hôpital ? demanda-t-il à un vieillard qui se trouvait près de lui, hochant la tête comme un homme qui ne demande pas mieux que d’entamer une conversation.

— Oui, répondit le vieillard ; c’est la faute de ces malles-postes. On devrait les poursuivre et les mettre à l’amende, ces malles-postes. Elles descendent de Lad-Lane et Wood-Street au galop, ces malles-postes, avec une vitesse de douze ou quatorze milles à l’heure. Je ne m’étonne que d’une chose, c’est qu’il n’y ait pas plus de gens tués par ces malles-postes.

— Cet homme n’a pas été tué, j’espère ?

— Je n’en sais rien, répliqua le vieillard ; s’il n’est pas tué, ce n’est toujours pas faute de bonne volonté de la part de ces malles-postes. »

L’orateur s’étant croisé les bras et ayant pris une pose commode pour adresser ses invectives contre les malles-postes à tous ceux qui voudraient l’entendre, plusieurs spectateurs, par pure sympathie pour le blessé, firent chorus avec le vieillard.

« C’est une véritable peste que ces malles-postes, monsieur, disait l’un.

— J’en ai vu une qui a manqué de passer sur le corps d’un enfant hier au soir ; il ne s’en est pas fallu d’un pouce, dit un autre.

— Moi j’en ai vu une écraser un chat, monsieur… et ç’aurait tout aussi bien pu être votre propre mère, dit un troisième.

Tous donnaient implicitement à entendre que, si Clennam possédait la moindre influence administrative, il ne saurait mieux l’employer qu’en cherchant à faire supprimer les malles-postes.

« Mais quand nous autres Anglais nous sommes obligés de nous tenir sur nos gardes, afin de ne pas être tués roides par ces malles-postes, et nous savons pourtant par expérience qu’elles sont toujours à tourner les coins de rue au galop, pour le plaisir de nous écharper, reprit le vieillard ; comment voulez-vous qu’un pauvre étranger leur échappe ?

— C’est donc un étranger ? » demanda Clennam qui se pencha en avant pour mieux voir.

Au milieu d’une foule de réponses contradictoires telles que : « C’est un Français, monsieur, un Portugais, monsieur, un Hollandais, monsieur, un Prussien, monsieur, » Clennam entendit une voix faible qui demandait de l’eau en français et en italien. Là-dessus, tout le groupe s’écria par interprétation :

« Ah ! le pauvre homme ; voyez-vous, il dit qu’il n’en reviendra jamais, et ça n’est pas bien étonnant. »

Arthur pria qu’on lui permît de passer, attendu qu’il comprenait ce que disait le blessé. On s’empressa de le laisser avancer pour qu’il pût servir de trucheman.

« D’abord il demande de l’eau, dit Arthur à ceux qui l’entouraient (une douzaine de bons enfants se dispersèrent pour aller en chercher). Êtes-vous grièvement blessé, mon ami ? demanda-t-il en italien à l’homme étendu sur le brancard,

— Oui, monsieur, oui, oui, oui. C’est ma jambe, c’est ma jambe. Mais c’est égal, ça me fait toujours plaisir d’entendre la vieille musique de mon pays, quoique je souffre beaucoup.

— Vous êtes un voyageur ?… Attendez, voici de l’eau ; laissez-moi vous en donner un peu. »

On avait posé le brancard sur un tas de pavés qui s’élevait à une hauteur commode, et, en se penchant un peu, Arthur put soulever légèrement la tête du blessé avec la main gauche, tandis qu’avec la droite il approchait le verre des lèvres du malade. C’était un petit homme musculeux, au teint bronzé, aux cheveux noirs et aux dents blanches. Une physionomie pleine de vivacité en apparence. Il portait des boucles d’oreilles.

« Là, c’est bon… Vous êtes voyageur ?

— Oui, monsieur.

— Étranger dans cette ville ?

— Oui, oui, tout à fait ; je n’y suis arrivé que ce soir.

— D’où ?

— De Marseille.

— Eh ! voyez donc ! Moi aussi ! Je suis presque aussi étranger que vous dans cette grande ville de Londres, quoique j’y sois né, et il y a peu de temps que j’ai quitté Marseille. Allons, ne vous laissez pas abattre. » Le blessé tourna vers Clennam un visage suppliant, lorsque celui-ci se redressa, après qu’il lui eut essuyé le front et doucement replacé la redingote sur ses pauvres membres qui se tordaient de douleur. « Je ne vous quitterai que lorsque vous serez bien soigné. Courage ! Ça ira mieux dans une demi-heure d’ici.

— Ah ! Altro ! Altro ! » s’écria le blessé d’un ton d’incrédulité respectueuse ; et tandis qu’on soulevait le brancard, il avança la main pour faire avec l’index le geste de dénégation des Napolitains.

Arthur Clennam se retourna, puis marchant auprès du brancard et adressant de temps à autre quelque parole encourageante au malheureux étranger, il accompagna la civière jusqu’à l’hôpital de Saint-Bartholomé. On ne laissa pénétrer dans l’hospice que les porteurs et l’obligeant interprète ; le blessé fut bientôt étendu sur une table, d’une façon calme et méthodique, et examiné avec soin par un chirurgien. Ces honnêtes praticiens sont toujours prêts : le mal n’est pas plutôt arrivé qu’ils sont sur ses talons pour le réparer.

« Il sait à peine un mot d’anglais, dit Clennam. Est-il dangereusement blessé ?

— Voyons un peu ce qui en est, » répliqua le chirurgien continuant son examen avec un goût décidé pour son art, avant de donner un avis.

Après avoir palpé la jambe avec un doigt, puis avec deux doigts, avec une main, puis avec les deux mains, dessus et dessous, par en haut et par en bas, dans cette direction-ci, puis dans celle-là, tout en faisant remarquer d’un ton approbateur les symptômes les plus intéressants à un autre gentleman qui n’avait pas tardé à le rejoindre, le chirurgien frappa enfin sur l’épaule du patient, et lui dit :

« On peut raccommoder ça. Il en reviendra très bien. C’est assez difficile, mais nous ne lui demandons pas de nous faire le sacrifice de sa jambe cette fois-ci. »

Clennam expliqua ces paroles consolantes au blessé, qui se montra plein de reconnaissance, et, dans sa vivacité italienne, baisa plusieurs fois la main de l’interprète et celle du chirurgien.

« C’est une blessure sérieuse, je présume ? dit Clennam.

— Ou…i, répliqua le chirurgien, avec la satisfaction rêveuse d’un peintre qui contemple l’œuvre qui s’épanouit sur son chevalet, oui, ça n’est pas mal. Il y a une double fracture au-dessus du genou et une dislocation au-dessous, toutes deux très belles en leur genre. »

Le chirurgien donna encore une tape amicale sur l’épaule du malade, comme pour lui dire que c’était un bon garçon, un garçon digne des plus grands éloges de s’être cassé la jambe d’une manière si intéressante pour la science chirurgicale.

« Il parle français ? demanda le chirurgien.

— Oh ! oui, il parle français.

— Il ne sera pas embarrassé ici, dans ce cas… Vous n’avez plus qu’un peu de souffrance à endurer comme un brave, mon ami, et à vous féliciter que votre jambe ne soit pas dans un plus mauvais état, ajouta-t-il en français ; dans quelque temps vous marcherez à merveille. Maintenant, voyons un peu si nous ne nous sommes pas fait mal ailleurs, et dans quel état sont nos côtes. »

Nous ne nous étions pas fait mal ailleurs et nos côtes étaient en bon état. Clennam attendit qu’on eût fait vite et bien tout ce que l’on pouvait faire. Le pauvre étranger abandonné l’ayant supplié de ne pas s’éloigner, il resta auprès du lit où on l’avait transporté jusqu’à ce qu’il se fût endormi ; et avant de partir, il écrivit quelques lignes au crayon, où il lui promettait de revenir le lendemain dès qu’il se réveillerait.

Tous ces préparatifs durèrent si longtemps, que onze heures sonnaient au moment où il sortait de l’hôpital. Il avait pris un logement provisoire près de Covent-Garden, et il rentra chez lui par le chemin le plus court, c’est-à-dire par Snow-Hill et Holborn.

Abandonné de nouveau à lui-même, après les mouvements de sollicitude et de compassion qu’avait excités chez lui cette dernière rencontre, il se trouvait naturellement un peu disposé à la rêverie. Et tout aussi naturellement, il ne put marcher pendant dix minutes sans songer à Flora, Celle-ci lui rappela nécessairement l’histoire de toute sa vie, l’histoire de son existence si mal dirigée et si malheureuse.

Lorsqu’il arriva à son logement, il s’assit devant son foyer presque éteint, comme il s’était tenu quelques jours avant à la croisée de sa chambre d’autrefois à contempler une forêt de cheminées noircies ; et, portant ses regards en arrière dans le passé, récapitula la sombre route par laquelle il était arrivé à cette période de son existence. Route bien longue, bien nue, bien vide ! Pas d’enfance, pas d’adolescence, sauf un seul souvenir, et ce souvenir-là, il venait de découvrir que ce n’était qu’une vaine chimère.

Cette découverte, qui peut-être eût été sans importance pour un autre, était un malheur pour lui. En effet, tandis que rien de ce qu’il y avait de dur et de sévère dans ses souvenirs ne disparaissait devant la réalité, tandis que la vue et le toucher lui prouvaient inexorablement combien sa mémoire était fidèle, le seul souvenir de sa vie où il entrât quelque tendresse n’avait pas pu résister à une aussi rude épreuve et s’était dissipé tout d’un coup comme un léger brouillard. Clennam avait bien prévu cela la nuit où il avait rêvé les yeux ouverts, mais il ne l’avait pas touché au doigt, comme aujourd’hui.

C’était un rêveur qu’Arthur, car il y avait chez lui une foi profonde dans toutes les bonnes et douces choses dont son existence avait été dépourvue. Élevé dans des idées basses et rapaces, c’était cette foi honnête qui l’avait sauvé et qui avait fait de lui un homme honorable et généreux. Élevé durement et sévèrement, c’était encore cette foi obstinée qui l’avait sauvé, en lui donnant un cœur chaleureux et sympathique. Élevé dans ces croyances sombres, dont l’audace fabrique, à la place d’un Dieu qui a fait l’homme à son image, un Créateur fait à l’image d’un faible mortel, c’était toujours cette foi bienfaisante qui l’avait sauvé, en lui apprenant à ne pas condamner les autres, à garder un cœur humble et miséricordieux, à pratiquer l’espérance et la charité.

C’était encore, grâce à cette foi salutaire, qu’il avait échappé à la faiblesse pleurnicheuse, à l’égoïsme étroit qui aurait pu lui faire croire que tel bonheur ou telle vertu qui ne s’étaient pas trouvés sur son chemin limité, ou qui ne lui avaient pas réussi, ne rentraient pas dans le grand dessein de la Providence, et qu’on pouvait les décomposer par l’analyse en éléments grossiers et vils. Sans doute, il avait été désabusé de bien des illusions, mais son esprit trop ferme et trop sain pour vivre dans une atmosphère si insalubre, tout en le laissant en proie à la tristesse de ses sombres pensées, n’en était pas moins capable de chercher et d’aimer la lumière, et d’en saluer le bienfait lorsqu’il la retrouvait chez les autres ;

Clennam était donc assis devant son feu presque éteint, songeant avec mélancolie à la route ténébreuse qu’il avait suivie dans le pèlerinage de la vie, mais sans empoisonner de ses reproches le passé d’autrui. Était-il assez malheureux ! Se voir obligé, à son âge, de chercher si loin de lui un bâton de vieillesse pour le soutenir au moment où il commençait à descendre la colline, une consolation pour achever son chemin. Trop légitimes regrets ! Il contemplait le foyer où s’éteignaient les dernières flammes, la dernière poussière, et il se disait : « Bientôt, j’espère, ce sera mon tour : je passerai par toutes ces phases et je disparaîtrai ! »

Dans cette revue de sa vie tout entière, il croyait voir un arbre verdoyant chargé de fleurs et de promesses dont toutes les branches se flétrissaient et tombaient une à une à mesure qu’il les touchait.

« À commencer par les jours de ma jeunesse, si malheureusement supprimée, par mon adolescence refoulée dans une retraite morne et sans amour, mon départ, mon long exil, mon retour, l’accueil de ma mère, pour finir par cette après-midi passée avec la pauvre Flora, poursuivit Arthur Clennam, qu’ai-je jamais trouvé sur mon chemin ? »

La porte de sa chambre s’ouvrit doucement, et il tressaillit en entendant ces paroles prononcées comme en réponse à sa question.

« La petite Dorrit. »




  1. Comme la loi écossaise dispense les futurs époux d’une foule de formalités préalables, telles que publication de bans, etc., c’est en Écosse qu’on doit conduire une héritière qui se laisse enlever. (Note du traducteur.)