Librairie Plon (p. 104-113).

VIII


En se hâtant, Élys gagnait la demeure du vieux paysan que soignait Mme Bathilde. Elle se sentait quelque peu étourdie, se demandait si elle était bien éveillée… si vraiment…

Elle frissonnait, de joie et de crainte mêlées… de joie surtout. Au souvenir des regards, des paroles d’Ogier, elle se trouvait si heureuse… si heureuse que ce bonheur l’oppressait un peu.

Il désirait qu’elle devînt sa femme. Il lui avait dit qu’il l’aimait…

Ces yeux tendres et ardents, comme ils parlaient, eux aussi, à ce moment-là ! Comme elle se sentait prise par eux !… et si vite !

Maintenant, son cœur était à cet étranger. Elle comprenait instinctivement que désormais Ogier de Chancenay avait le pouvoir de la faire souffrir, ou de la rendre très heureuse. Oui, cet homme qu’elle connaissait à peine, dont elle ne savait rien, au fond…

Ici, elle commença de sentir une inquiétude.

N’avait-elle pas eu tort de l’écouter ?… Ne devrait-elle pas tout confier dès maintenant à ses tantes ?

Non, pas à la tante Antoinette… Élys se souvenait qu’elle avait témoigné quelque animosité à l’égard du nouveau maître du Pré-Béni. La jeune fille s’était d’ailleurs aperçue, plus d’une fois, de ses partis pris envers les représentants du sexe masculin. Si, prévenue, elle ne voulait pas recevoir M. de Chancenay ?… Celui-ci avait pourtant le droit de s’expliquer, de plaider sa cause. Après cela, Mme de Prexeuil jugerait…

À l’idée que sa tante pourrait refuser, ou qu’un obstacle quelconque s’élèverait, Élys eut un long frémissement d’angoisse.

Elle entra dans la masure où Mme Bathilde s’efforçait de faire entendre raison à son protégé, qui refusait obstinément d’être hospitalisé dans une maison de retraite. Il voulait, disait-il, mourir chez lui.

— Mais, mon pauvre Matissou, vous n’êtes pas soigné, ici ! Vos enfants sont au travail, et d’ailleurs ils ne se montrent pas fort agréables pour vous…

— Ça ne fait rien, madame. Je veux mourir là, comme ma défunte.

Élys n’en obtint pas davantage. De guerre lasse, les deux femmes laissèrent le bonhomme, et prirent le chemin du château.

Elles marchèrent d’abord en silence… Puis, Mme Bathilde leva les yeux sur sa nièce en demandant :

— Tu as vu Rosalie ?

— Non, ma tante… J’ai été reçue par M. de Chancenay…

Une chaude rougeur montait au visage d’Élys.

Mme de Valromée répéta, sur un ton de surprise :

M. de Chancenay ?… Comment cela ?

— Il est arrivé hier, paraît-il, sans prévenir.

— Ah !… Et alors, c’est lui que tu as vu ?… à qui tu as demandé l’autorisation de reprendre ce cahier ?… Mais non, tu ne l’as pas…

— Il le rapportera lui-même à Prexeuil, ma tante… Et en même temps…

La jeune fille s’arrêta, se pencha vers Mme de Valromée, qui regardait avec étonnement le visage ému, les beaux yeux brillants…

— Oh ! tante Bathilde, si vous saviez ce qu’il m’a dit !… ce qu’il m’a demandé !

Un effarement passa dans les yeux calmes de la chanoinesse.

— Ce qu’il t’a dit ?… Quoi donc, ma fille ?

— Qu’il souhaitait m’épouser… Qu’il irait me demander à ma tante Antoinette, cet après-midi…

— Il ira te demander ?…

Une véritable consternation bouleversait la physionomie de Mme Bathilde.

— … À tante Antoinette ?… Et tu ne lui as pas dit que… que c’était… inutile ?

Une inquiétude serra le cœur d’Élys.

— Inutile ?… Pourquoi, ma tante ?

— Mais… mon enfant… ta grand’tante juge préférable, pour ton bonheur, que tu ne songes pas au mariage.

La jeune fille eut un geste de vive protestation.

— Pour mon bonheur ?… Mais je crois au contraire que…

Mme de Valromée tressaillit un peu, à la vue du frémissement qui parcourait le visage rougissant, de la lueur ardente qui éclairait les beaux yeux veloutés.

Elle mit sa main sur le bras d’Élys, en demandant avec une douceur hésitante, un peu anxieuse :

— Tu voudrais te marier ?… Il te plaît, ce jeune homme ?

— Oui, ma tante… oui… Je… je crois que je serais très heureuse…

— Pauvre petite ! Ma pauvre petite fille ! Je crains que tante Antoinette…

Élys s’écria, en joignant les mains :

— Oh ! ne me dites pas qu’elle refusera !… Tante Bathilde, ne me dites pas cela !… Vous, n’est-ce pas, vous me comprenez ? Vous ne diriez pas non, tout de suite, de parti pris ?

— Oh ! certainement, ma petite fille ! Je verrais… je prendrais des renseignements… Il est certain que le mariage… Beaucoup souffrent cruellement…

— Je pense qu’on souffre en toutes situations, ma tante…

— Oui… oui… Et puis, la souffrance, c’est la vie de ce monde. Les uns en ont plus, les autres moins… Tout est oublié Là-haut…

Elle secoua la tête, puis murmura :

— Mais tante Antoinette a peur de la vie, pour celles qu’elle aime… Oui, parce que d’autres ont supporté de dures épreuves, qui les ont brisées…

Les deux femmes se remirent en marche. Elles montaient d’un pas égal le raide sentier qui menait à Prexeuil. Au-dessous d’elles, une claire lumière s’étendait sur la combe où les arbres commençaient de prendre leur somptueuse parure d’automne. Et sur le flanc des hauteurs, la brume matinale finissait de disparaître dans un halo doré, en découvrant les bois aux feuillages nuancés de jaune pâle, d’ocre et d’orange très vif.

L’inquiétude oppressait Élys, faisait trembler tout son espoir, toute sa joie… Tante Bathilde avait l’air de penser qu’on ne changerait pas les idées de la tante Antoinette… Pourtant, il n’était pas possible qu’elle refusât de marier sa petite nièce, de parti pris, sans même savoir ce que valait le prétendant…

La jeune fille dit, au bout d’un long moment de silence :

— Vous ne parlerez pas à ma tante de ce que je vous ai dit là, n’est-ce pas, tante Bathilde ? M. de Chancenay doit venir cet après-midi, et il ne faudrait pas qu’elle se fît invisible, pour ne pas le recevoir.

— Oui, je comprends… Et c’est bien ce qui arriverait…

Élys murmura, les lèvres tremblantes :

— Oh ! tante Bathilde, tante Bathilde, vous me faites peur !

Mme de Valromée eut un léger soupir, en glissant vers sa nièce un regard de tendresse compatissante.

Puis elle fit observer, après un court silence :

— Tu le connais à peine, ce jeune homme… et tu ne sais pas du tout ce qu’il vaut… Certainement, il est très bien, très agréable… mais ce n’est pas tout, dans la vie.

— Certes !… Mais je ne demande à ma tante Antoinette que de ne pas dire non tout de suite, d’attendre qu’on le connaisse mieux… C’est très raisonnable, il me semble ?

— En effet. D’ailleurs, tu es trop sérieuse, en dépit de ta jeunesse, pour ne pas vouloir réfléchir toi-même, devant une si grave éventualité… Mais M. de Chancenay a eu tort de te parler d’abord. Ce n’est pas très correct… et il est certain que si tante Antoinette le savait…

Élys rougit de nouveau, mais son beau regard ne se détourna pas de celui que fixait sur elle la chanoinesse.

— Oui, peut-être aurait-il mieux fait… Mais il voulait savoir mon avis, avant de tenter la démarche près de ma tante…

— Et que lui as-tu répondu ?

— Que ce n’était pas non… mais que je voulais réfléchir…

Mme Bathilde soupira encore.

Mieux instruite que sa jeune nièce des raisons de Mme Antoinette, elle savait à quelle décision allait se heurter Élys. Par avance, elle ressentait donc la souffrance prochaine de cette enfant — et d’autant mieux qu’elle-même, dans le secret, avait connu quelque chose de semblable, quand elle était une gracieuse jeune fille de vingt ans, rêveuse, un peu romanesque, éprise d’un aimable voisin que Mme de Prexeuil avait éloigné, en déclarant que c’était assez d’avoir vu mourir de chagrin deux dames de Valromée.

Au château, Mme Bathilde et Élys trouvèrent Mme Antoinette occupée à recevoir les comptes de son fermier. Celui-ci déclarait l’année mauvaise, assurait ne pouvoir payer que les deux tiers de la somme… Mme de Prexeuil sortit de cet entretien la mine soucieuse, et, au cours du déjeuner, confia sa préoccupation à ses nièces.

— Ce Bardilasse est un peu filou, je le crains. Il doit bien faire ses affaires, quoi qu’il en dise… Je ne sais comment nous nous en tirerons, avec cette diminution de revenus, car notre budget se bouclait tout juste… Et nous devons encore la réparation que j’ai dû faire effectuer à l’aile gauche, pour l’empêcher de crouler complètement.

Ce souci occupait si bien la chanoinesse qu’elle ne songea pas à s’informer si Élys était passée au Pré-Béni pour reprendre son cahier de musique. La jeune fille s’en réjouit, car elle craignait de laisser voir son émotion, en parlant de M. de Chancenay.

Après le déjeuner, Mme de Prexeuil se mit à revoir ses comptes, avec l’aide de Mme Bathilde. Élys, prenant un ouvrage, monta dans sa chambre et s’assit près d’une fenêtre, pour voir arriver Ogier de Chancenay.

Qu’elle était anxieuse, émue, la petite chanoinesse ! Tant de pensées, de désirs, de craintes s’agitaient en son esprit !… Elle, si active, si laborieuse, laissait à tout instant retomber sur ses genoux l’ouvrage commencé, pour songer, les yeux pleins d’émoi, le cœur palpitant…

Elle entendait à nouveau les paroles dites par cette voix si chaudement nuancée : « Vous avez compris, Élys, que je vous aime… » Elle revoyait le regard éclairé d’une flamme si vive…

Il l’aimait, cet étranger, ce jeune et séduisant cousin de la bonne Mme de Valheuil… L’amour…Élys n’en avait guère entendu parler, jusqu’alors.

Maintenant qu’il se révélait à elle, tout à coup, elle le trouvait très doux, un peu enivrant…

C’était lui, sans doute, qui avait uni jadis Élys de Prexeuil et Louis-Bénigne de Varzon, marquis de Sommelles… Maintenant, il venait la trouver, dans sa solitude… il venait lui apporter… de la joie, oui, mais aussi un peu de trouble, de crainte…

Un léger rayon de soleil se glissait jusqu’à la jeune fille, caressait les cheveux soyeux, le visage pensif et palpitant, le front d’une fine blancheur de rose nacrée. La petite chanoinesse, les paupières baissées, regardait ses doigts effilés, ses jolis doigts de patricienne, et elle rougissait, elle frémissait d’émoi, au souvenir du chaud contact des lèvres pourpres qui s’y étaient un instant appuyées.

En relevant les yeux, elle vit tout à coup au loin, dans l’allée, la svelte silhouette d’Ogier.

Alors son cœur se mit à battre vivement, et elle pensa, saisie par l’angoisse : « Pourvu que ma tante l’écoute !… pourvu qu’elle ne dise pas non sans vouloir réfléchir ! »