La Petite-Poste dévalisée/Texte entier

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. Titre-228).
LA
PETITE-POSTE
DÉVALISÉE
A AMSTERDAM,
Et ſe trouve a Paris,
Chez Delalain, Libraire, rue S. Jacques.
A Dijon,

La Veuve Coignard,
Louis Frantin
Libraires
M. DCC. LXVII.

Nota. Le Libraire n’a donné que la moitié à-peu-près, des lettres perdues : il apprendra, par le succès de ce petit volume, s’il doit donner ou garder ce qui lui reste.

AVERTISSEMENT.

De jeunes fous, dans une suite de débauche, entrent dans une guinguette : l’un d’eux, sous une table inondée de vin, apperçoit un paquet. Il le ramasse, le détache, & voilà une quantité de lettres sur la nappe. Ce qui étoit honnête à faire ne vient à la tête de personne : on éclate de rire ; on décachete ; on lit ; & ce n’est qu’à la fin de la lecture, qu’on s’apperçoit au timbre, que ce paquet a dû être oublié par quelque Facteur ivre. On se regarde ; … que fera-t-on ? On ne peut plus les remettre au Bureau. Les brûler !… elles ont amusé ; elles peuvent en amuser d’autres. Oui, dit l’un de nos extravagans, il faut les faire imprimer, c’est le seul moyen qui nous reste de les faire parvenir à leurs adresses.


LA
PETITE-POSTE
DÉVALISÉE.

À M. le Chevalier de…


Vous comptez sur moi, dites-vous, pour recevoir dans votre province des nouvelles de ce pays. Non, mon cher Chevalier, ne vous y attendez pas. Ce billet doit vous être rendu avant que vous montiez dans votre chaise ; & je serois fâché que vous emportassiez avec vous cet espoir, que vous feriez peut-être passer à tous nos anciens amis que je trahirois à coup sûr. Des nouvelles littéraires, des bagatelles, tant qu’il en viendra, je le veux bien. Mais que sans être mieux instruit que cent mille gens de ce pays-ci, j’aille vous faire part des opinions ou des rêves publics sur des choses importantes, c’est ce dont je me garderai bien. Tout est passion, vous le sçavez : l’esprit de parti, l’enthousiasme, une chaleur immodérée président à tout ce qu’on entend. Rien ne reste dans un juste milieu ; & je ne pourrois que risquer follement d’aller troubler l’heureuse ignorance où vous serez de toutes nos folies. Félicitez-vous de n’être plus dans le cas de vous échauffer sur des faits toujours équivoques, ou mal éclaircis : & si vous regrettez quelques-uns de nos amusemens, consolez-vous d’en être privé par la certitude où vous serez de ne vous brouiller avec aucun de vos amis par les suites d’une dispute trop amère & d’un entêtement plus ridicule encore. Vous avez vu ici plus d’un de nos jolis soupers se terminer presque comme le festin des Lapithes, sans qu’aucun de ceux qui excitoient ces orages politiques, sçût bien précisément ce qu’il avoit à dire. Je ne jouerai point ce rôle avec vous, mon cher Chevalier. Je suis citoyen : j’invoque depuis long-tems la paix des esprits, & je vois avec douleur qu’elle s’éloigne encore de nous.

Adieu : vous partez sans m’avoir vu ; la faute en est à nous deux. Une entrevue de plus n’auroit pas, au reste, augmenté notre amitié ; elle est assez ferme, puisqu’elle a résisté à l’absence & au temps. Je vous embrasse, & vous souhaite un bon voyage.


À M.***, Controleur à la Barrière de ***.


Vous venez de m’attirer une scène bien bisarre, mon frere. M. de Cinq-mains m’a menacée d’abord de vous faire révoquer, & de me retirer la petite pension qu’il me donne. Il prétend être sûr, que malgré la défense qu’il nous a faite de nous dire ses parens, ce secret vous est échappé. Dans le premier instant de sa visite, il s’est agité, promené en furieux, & a lardé les reproches d’ingratitude, d’un bon nombre de ces mots qu’on ne peut se permettre qu’en mauvais lieu. Oh ! mon frere, que votre situation & la mienne m’ont paru cruelles ! j’ai pleuré, & beaucoup. Le croirez-vous ? Mes larmes lui ont fait porter plus d’attention sur votre sœur, qu’il n’en avoit encore eue… Eh bin, Eh bin, (a-t-il dit), là, là, calmez-vous, je n’aime pas qu’on pleure : ils disent tous que je suis dur, & les larmes d’un enfant m’en font répandre. Il disoit vrai, mon frere, j’en ai vu dans ses yeux. Mais qu’est-ce donc que cette sensibilité qui pénétre une ame de bronze ? car M. de Cinq-mains doit l’avoir telle. Tout peut donc être équivoque, jusqu’au signe de la vertu !

En essuyant du bout du doigt ses pleurs, qui à la vérité se sont bientôt taris, notre protecteur s’est approché de moi. — C’est singulier… les larmes la rendent intéressante… oui, très-intéressante. Puis me portant sa main velue sous le menton : Eh ! mais levez donc les yeux ; on regarde les gens apparemment ! Moi de me reculer, lui d’avancer encore, toujours la main tendue pour me faire lever la tête… Ah ! mon frere, cette main… (peut-être sans qu’il le voulût), cette main ce porte sur mon fichu qui la suit ; & cela par le mouvement que je fais moi-même en me reculant. — Oh quelle blancheur !… quelle peau !… Eh ! mais…, eh ! mais… c’est singulier… Écoute, donc, Manon… fi, que c’est sot de faire la petite farouche. Il me pousse sur une chaise, il se place à mon côté ; il me regarde, je pâlis ; il me touche, je frémis… — Je vous ai un peu fâchée, Manon, en arrivant. J’ai tort…, oh ! oui, j’ai tort, & très-grand tort. Allons, je reviendrai une autre fois ; vous me trouverez plus poli : adieu, Manon,… avez-vous besoin d’argent ? Je lui dis que je n’ai besoin de rien, il me ricane grossiérement au nez : il jette cent écus sur la table, je veux les lui faire reprendre ; il rit encore plus fort, en élevant, & en baissant ses larges épaules par sacades. — Besoin de rien, quelle folie ! dit-il en partant & en me disant : au revoir, la petite cousine.

Oui, mon frere, c’est le dernier mot qui m’a frappée & qui me glace d’épouvante. Cet effort qu’il a fait sur son orgueil, m’annonce toutes ses vues. Oh ! mon frere, nous voilà perdus. Je lui résisterai assurément, & il vous haïra ; il n’est pas assez honnête pour s’en défendre. Il ne m’a donc reconnue pour sa parente, que pour me deshonorer. Il ne me croit pas assez malheureuse, il veut me rendre infame… Non, non, cela ne sera jamais… Je vous connois, vous n’acheterez pas la fortune à ce prix. Oh ! s’il est possible de quitter votre poste pendant quelques heures, venez calmer le trouble où je suis ; venez permettre à votre sœur infortunée d’être la source de vos malheurs ; car elle ne voit que la fuite, & même la plus prompte. Je vous attends, je vous attends.


Jeanneton la fraîche Écaillere,
à Joli-bois au Châtelet.


On a bien raison de dire, mon trognon, que le malheur arrive quand on y pense le moins. J’avois fait hier douze francs, j’étois contente ; & quand je suis revenue dans not rue, j’ons appris ta belle chienne de querelle, & comme quoi on t’avoit mis les manchettes, & qu’on t’avoit mené au Châtelet. V’là ce que c’est aussi de courir les donzelles, puis viennent les faraux ; on s’bat, & pis en prison. Va, chien, ta donzelle y ira aussi, si elle n’y est déjà. V’là not commere qui m’apprend cette nouvelle. J’en suis bien ben aise. Tu ne songes pas à moi quand je n’y sis pas ; je faisons pus que toi, car j’ai rêvé pour toi à toutes mes pratiques cette nuit ; & ce matin, bon matin, je suis allée chez le Secrétaire du Commis de Monseigneur, que tu sçais bien. Je ly ai conté ton cas : ça l’a bien fait rire ; & il m’a promis de te faire sortir. Comme je sçais que tu n’avois pas de picayons, j’ai été ensuite chez M. le Chevalier, qui me doit cinquante quatre francs : aute malheur. Je l’ai trouvé dans la rue, que des Pousse-culs le menoient en prison. Si tu le vois, fais-toi payer. Je vais voir quelque autre.

Ç’a, puisque t’es tranquille à présent, je vais te dire qu’il faut mettre par fin à not affaire. Faut faire une fin ; faut nous marier définitivement. Tu vas courir, je ne peux rien te dire ; mais quand une fois tu feras tout à moi, je pourrai te ficher le bal, quand tu t’aviseras d’aller courir comme ça les gueuses, & alors tu seras plus heureux ; je t’enfermerai, & la geole ne coûtera pas si cher. On dit qu’il te faut douze écus : si je ne les trouvons d’ici à demain, j’irai voir madame Duret, & je lui baillerai ma croix pour qu’elle me prête ça ; mais aussi je veux que le Curé y passe, autrement plus d’affaire. Adieu, mon chou, au plaisir. On dit comme ça qu’il ne faut pas que tu signes rien en prison ; prends-y bien garde.


À M. P… Marchand Libraire.


Je n’ai pas besoin de votre catalogue. Que diable voulez-vous que j’y comprenne ? Je vous ai demandé les Édits & Déclarations depuis le déluge jusqu’à nous. Voilà ce qui m’intéresse ; quant au surplus, tout ce qui vous plaira, pourvu que cela soit relié proprement. Vous avez seize pieds en quarré à remplir ; le plus ignorant de mes Commis vous calculera ce que cela contiendra de livres, à tant d’épaisseur : voyez-le ; expédiez : je n’aime ni les longueurs, ni les choses difficiles.


À Mademoiselle Léonore.


Il ne t’épousera pas, ma chere Léonore, il ne t’épousera pas. Il t’aime comme un fou. Je me suis même apperçue que tu l’avois mené jusqu’à de l’estime ; mais il a de l’orgueil & de vieux préjugés : tu ne feras rien de cet homme-là, c’est moi qui te le dis. En passant une heure ou deux avec lui, j’ai promené sa vue sur quelques fortunes du genre de celles que tu desires. Oh ! quelle mine il me faisoit à chaque nôce dont je lui ai fait la peinture ! Des fous, des gens perdus, disoit-il entre ses dents ! Crois-moi, ma pauvre Léonore, si tu as toujours la chimère des mariages dans la tête, vise ailleurs, ou plutôt reviens à ton premier caractère. Te lasses-tu d’être aimable, & même heureuse ? Car entre nous, ces beaux messieurs qui croyent nous faire un grand sacrifice en descendant jusqu’à notre état, nous font perdre bien plus d’agrémens qu’ils ne peuvent nous en procurer. L’agréable chose que d’être forcée de se retirer dans une des terres de Monsieur, pour aller jouer le triste rôle d’une Dame de paroisse, obligée de caresser tous les ridicules de ses voisins les campagnards, si elle veut quelquefois rompre l’éternel tête à tête d’elle & de son mari ; encore n’imagine pas que leurs femmes s’oublient jusqu’à te voir ; elles ne te pardonneront jamais ta premiere histoire ; tu feras mille bassesses inutiles ; tu iras jusqu’à l’hypocrisie, & cela n’aboutira qu’à altérer ton humeur & ta gaieté naturelle. Allons, ma chere Léonore, jouis, change, & sois toujours ce que la nature & tes talens ont voulu que tu fusses, une femme charmante, & que tous les hommes sont convenus de se disputer. Mon joli Chevalier dîne avec moi. Viens rire avec nous ; amene qui tu voudras, & dispose de ton amie.


À M. l’Abbé ***.

Nota. Ceci étoit écrit sur une carte.


LAbbé se rendra demain matin à la porte de la petite *** qui apportera sa harpe ; il y trouvera mon carrosse ; il ira aux Traits galans, & y prendra le paquet qu’on lui remettra pour moi. Si l’Abbé a le temps de faire avertir son petit Auteur, il le voiturera avec sa tragédie & notre Virtuose : mais avant tout, il aura passé chez Lyonnois, d’où il m’apportera le bulletin de ma pauvre chienne.


À M. le Baron de ***.


À la manière dont vous me saluates hier aux Tuileries, mon cher monsieur, je crus m’appercevoir que vous n’êtiez point fâché de vous offrir à ma vue avec les gens qui vous entouroient. Vous vous croyiez sûrement en bonne compagnie. Oui, monsieur, les noms sont imposans ; mais les mœurs ? les principes, où les trouverez-vous plus mauvais ? N’est-il pas vrai que tout le temps que vous avez passé avec ces messieurs, il n’a été question que de filles, de jeu, de petits soupers, de maquignons & de salles d’armes ? S’est-il dit une seule chose honnête ou sensée ? Et vous, monsieur, qui débutez dans le monde avec un caractère estimable, vous allez donc le sacrifier à la vanité de voir des gens un peu au-dessus de vous par des titres dont ils sont si peu dignes ? Car vous les imiterez bientôt, si vous avez l’orgueil de les voir. Oh fils aimable de mon ami ! permettez à mon âge la leçon que j’ose vous faire : vous êtes perdu, si vous ne vous êtes pas trouvé déplacé hier. Réfléchissez où peuvent vous conduire de semblables liaisons. Vous verrai-je, comme eux, afficher effrontément le mépris de toutes les bienséances, flétrir en un instant les fleurs de votre jeunesse ; engloutir tous vos biens dans les abysmes d’une débauche sans bornes, vous réduire bientôt à la nécessité d’une basse intrigue, qui fait trouver de nouvelles ressources par de nouveaux excès. Non, monsieur, non, vous n’êtes point né pour cette honte. Vous avez été effrayé du tableau que je viens de vous présenter ; & j’espère ne vous rencontrer jamais qu’avec des gens qui ne sont pas faits pour effrayer vos amis sur votre compte.


À un Journaliste.


Monsieur, le succès de vos feuilles est moins dû à l’élégance avec laquelle elles sont écrites, qu’à la singulière impartialité dont vous faites profession. Avec quelle sagacité n’avez-vous pas déchiré en dernier lieu ce Traité de Morale dans lequel l’auteur n’avait pas rougi de mettre au jour un systême diamétralement oposé à celui que j’ai l’honneur de soumettre à votre examen ? Si vos ocupations vous permettaient de méditer attentivement mon ouvrage, vous verriez combien mes idées sont analogues aux vôtres. Mais, obligé par état de veiller au maintien du goût dont vous prévoyez si sagement la décadence, je n’ose me flatter que vous puissiez employer vous-même vos soins & votre temps à examiner un ouvrage de la trempe du mien. J’avoue qu’il est peu intéressant : qu’importe en effet la morale, quand on n’a plus de mœurs ? Ce qui me fait cependant espérer un demi-succès, c’est que j’ai remarqué qu’on ne laisse pas encore que de parler morale dans le monde, lorsqu’il n’y a ni nouvelles politiques, ni piéces nouvelles, ni histoires scandaleuses, ni livres défendus. Ces considérations, jointes à quelques autres, m’engagent à vous fournir moi-même un extrait de mon ouvrage : je l’ai fait avec toute la modestie possible ; j’ai même singulièrement tourné en ridicule le chapitre de l’Honnêteté ; & je me flatte que si vous ajoutez seulement à cet article quelques agrémens de style, le Public y reconnaîtra la main de maître, la vôtre, monsieur.

Votre illustre prédécesseur, M. L. D. honora toujours de son amitié feu mon oncle. Vous pouvez savoir qu’il dînait chez M. le Comte de *** trois fois par semaine. Si je succéde à mon oncle, comme vous lui avez succédé, votre amitié ne peut me manquer. J’ai plusieurs autres ouvrages sur le chantier, & notre correspondance ne finira pas sitôt.

Je m’apperçois que je me suis servi dans ma lettre d’une orthographe que vous n’aimez pas plus que son auteur. Excusez pour cette fois cette mauvaise habitude. Je m’en corrigerai, car je suis jeune ; & vous savez qu’il y a de la ressource avec les jeunes gens.

J’ai l’honneur d’être, &c.

P. S. Recevez, je vous prie, vingt-cinq bouteilles de vin de Chambertin, avec mon exemplaire, comme un faible témoignage de ma vénération pour vos talens.


À Mademoiselle ***, Coëffeuse.

Billet écrit sur une carte.


Mes bonnets, mon cher cœur, mes bonnets. Vous me négligez horriblement : mais n’allez pas employer quelqu’une de vos ouvrières à ma coëffure ; c’est votre main, c’est le bon tour qu’elle sçait donner aux papillons, qu’il me faut ; je serois affreuse de la main d’une autre. Je ne sçais ce que mon valet de chambre m’a dit de votre part, d’argent, de mémoire : vous n’êtes pas pressée apparemment ; c’est moi qui le suis, entendez-vous. Je me mets à vos pieds pour vous faire quitter tout autre ouvrage que le mien. Adieu, mon cœur.


M. de l’Empirée à son Libraire.


Je ne sçais, monsieur, où vous prenez que les ouvrages de vers ne se vendent point, tandis que ce sont des emplettes de vers qui m’ont ruiné. Parcourez, je vous prie, les talens qui sont de mode ; les héroïdes, les épîtres, les vers de toute espéce, hormis les odes, ont un succès prodigieux. Je comprends bien, comme vous dites, que l’enthousiasme passe tous les jours, parce que tout passe, & que d’ailleurs ces petits ouvrages n’ont qu’un instant ; mais, avec votre permission, pouvez-vous mettre les misères qui paroissent journellement, en parallèle avec un poëme comme le mien ? Les poëmes auront toujours d’autant plus de succès, qu’ils se multiplient très-peu ; & je ne vois pas que depuis la Henriade, il en ait paru plus de dix-sept ou dix-huit ; ce qui me fait qu’environ un tous les trois ans. Vous m’objecterez que la date de celui de Richardet est très-proche de la mienne ; mais considérez que ce n’est qu’une traduction, qu’une imitation, très-jolie, si vous le voulez ; & que d’ailleurs, la gaieté donc ce poëme est plein, le met un peu hors de la pompe du poëme épique, dont je ne me suis jamais écarté. Enfin il faut mettre des estampes & des cul-de-lampes : réunissons deux arts dans un seul ouvrage, notre succès ne sera plus douteux par cet expédient. Au reste, ne m’en faites pas honneur, c’est un ami qui me l’a proposé, c’est un homme sûr pour ces sortes de choses, & auquel vous vous confieriez sans réserve, si vous le connoissiez. Nos conditions seront toujours les mêmes, excepté que les exemplaires se vendront quarante sols de plus. Si la vente de l’ancien ouvrage a un peu été, je vous serai obligé de me remettre quelques louis. J’aurai l’honneur de vous voir demain : j’ai celui d’être, Monsieur, &c.


À M. Vadeboncœur, Sergent
au Régiment de ***.


Cest un diable d’homme que votre niais de cinq pieds neuf pouces que vous m’avez donné à reluquer, mon Sergent. Il ne s’enivre point ; il m’a déjà bu pour six francs de vin. Je le tiens encore à la Grand’Pinte, avec la petite Margot, qui fait bien plus d’effet sur lui que le tableau de notre métier que je lui ai croqué vingt fois. Il aime la population, que c’est un plaisir ; si bien que voyant qu’il ne mordoit pas à la grappe, j’ai dit, perçons-ly en d’un autre. Le drôle trouve la femme de not Corporal jolie ; faut qu’il l’épouse à la façon de Barbari. J’ai fait signe à Margot, elle m’a entendu ; & v’là-t-il pas qu’avec une jambe qu’elle a passée sous la table du côté du niais, il s’est trouvé tout à coup disposé à ly signer un contrat ; & nous de boire d’autant à la santé des futurs.

Ce gaillard que nous pinçames hier, a encore son habit noir : habillez-vous en ; mettez une grosse perruque sur vos quatre cheveux, & trouvez-vous sur not chemin vers les sept heures du soir. Je connoîtrai le Tabellion, je l’arrêterai ; il nous menera quelque part, pour écrire ce qui sera déjà écrit ; on lira au nigaud ce qu’on voudra, & il signera comme nous voudrons : il sera un peu las, Margot fouinera, & elle ne l’empêchera pas de dormir ; & puis le lendemain nous mettrons au côté du pauvre veuf une petite femme d’acier de deux piés & demi : s’il l’use, on lui en donnera une autre.

V’là Margot qui m’appelle : apparemment not gaillard veut se déniaiser ; & ce n’est pas moi qui dois être le dindon de l’aventure.

À sept heures, M. le Tabellion, à cent pas de barrière, la dupe est à nous.


Un Procureur à sa Cliente.


Vous avez été reçue froidement, dites-vous, madame ; & cela vous fait redouter le jugement de votre procès. Je vous l’ai déja dit, & tous mes confrères auroient pensé de même : lorsqu’on est assez heureux pour avoir une jeune & jolie fille, & qu’on a des sollicitations à faire, on en agit autrement que vous. Non, madame, ce n’est pas là une piéce à cacher ; il faut en faire la production. Votre partie adverse changeroit bien aujourd’hui tous ses neveux contre une niéce aimable ; & il ne la laisseroit pas s’ennuyer seule chez lui. Qui vous dira, madame, qu’on n’a pas appris dans le monde, que vous êtes arrivée ici avec un petit prodige, & qu’on ne vous sçache pas mauvais gré d’en faire un si grand mystère ? Essayez de la mener avec vous, & vous verrez si ses yeux ne feront pas fondre la glace dont vous vous plaignez. Au bout du compte, le bien que vous revendiquez, doit un jour appartenir à mademoiselle votre fille. Quel mal y a-t-il qu’elle contribue à vous en mettre en possession pour le lui conserver ? Je vous l’ai déja dit, votre affaire n’est rien moins qu’indubitable. Votre Avocat & moi nous avons épuisé tous les moyens de notre art : il faut frapper le dernier coup, madame ; il faut que mademoiselle votre fille suive toutes les Audiences, qu’elle voie tous vos Juges : un mot de sa bouche fera des merveilles. Vous avez fait beaucoup de frais, j’ai reçu peu de chose à compte ; il nous faut une bonne taxe de dépens.

J’ai l’honneur d’être, &c.


Mademoiselle Coulé à M. L…


Le butor d’Anglois qui m’a tant lorgnée, m’a écrit, & me propose des boucles. J’en ai, je veux de l’argent : arrangez cela, vous aurez la dixme, & prêchez-le sur la discrétion. Je vous envoye un projet d’épigramme contre la ***. Que cela soit rimé ce soir.

Le Chevalier & le Marquis ont fait hier à souper un scandale affreux. J’avois pris sur moi les couplets en question ; on les trouvoit bons. Vous avez eu la vanité de dire à quelqu’un qu’ils étoient de vous ; ils l’ont sçu, & ils vous préparent une singulière réception. Voilà la vingtième querelle que vous m’occasionnez par votre langue. Si vous n’êtes plus discret, je ne vous verrai plus. Ne quittez pas l’Anglois.


Un Anglois à Mademoiselle Coulé, Danseuse.

Madame,

La grace forte & légère dont vous dansez, mérite beaucoup d’estime & beaucoup plus de passion. Je ressens avec violence tout cela pour vous. Il est coutume dans mon pays, qu’on recherche avec vivacité l’avantage de faire plaisir & profit aux dames de votre talent. On réussit toujours d’une façon ou l’autre. Pourquoi je n’ai pas le bonheur d’être aussi agréable que ces beaux messieurs François qui vous disoient hier au théâtre de si belles choses ? Mais aussi je suis plus solide ; malgré ça vous n’avez point fait réponse à l’épître que je vous ai envoyée l’autre jour. Je suis obligé pour à cette heure par mon amour de vous dire qu’au lieu des boucles que je vous ai offertes, j’ai cinq cens guinées, qui valent autant que cinq cens louis, à votre service avec moi, & que vous pouvez me répondre oui, pour que je vous envoye cet argent tout de suite ; & ensuite j’attendrai le soir pour aller me réjouir avec vous, & je vous porterai un petit présent, sans que vous soyez obligée de me rien rendre. Le monsieur qui vous connoît beaucoup, & qui n’a point de bourse ni de queue à ses cheveux, & à qui j’ai fait part de mon attachement pour vous, vous répondra de ma discrétion. Je lui ai promis de ne faire semblant de rien. Je suis, madame, en attendant, votre très-humble, &c.


À Mme la Vicomtesse de ***.


Jai vu, Madame, votre ancienne amie, votre célèbre dévote ; n’en espérez rien pour la malheureuse orpheline que vous lui recommandiez. Ce cœur que la grace devroit avoir pénétré, est un cœur d’airain pour des œuvres de la nature de celles que nous lui proposons. Elle convient qu’elle est très-riche ; mais il y a tant d’autres bonnes actions à faire aujourd’hui, tant de persécutés à soutenir & à consoler, qu’elle ne peut rien pour votre protégée. J’ai eu beau peindre sa misère, & les dangers de l’abandonner, ce n’étoit point une affaire de parti ; elle a été sans pitié. Pendant notre conversation, dix Marchands sont entrés ; elle a acheté fort cher vingt superfluités que son orgueil lui fait mettre au rang des choses nécessaires.

Pourquoi l’appellez-vous encore votre amie, madame ? Avec des millions qu’elle ne peut dévorer, montrez-moi quelqu’un qu’elle ait obligé ; & vous-même, dans la situation difficile où vous a laissée votre mari ; ne sçais-je pas que vous lui cachez soigneusement tous vos besoins, plus par délicatesse pour vous-même, que par la crainte qu’elle ne veuille les soulager : convenez-en ; vous êtes bien sûre qu’elle n’en devinera jamais aucun. Puisse l’esprit de bienfaisance & d’humilité sur-tout, sans lequel il n’y a point de religion, la rendre digne un jour de votre estime & de cette vieille amitié que vous vous obstinez à garder pour elle.

J’ai l’honneur d’être, &c.


À M. Glawss, Maître à danser,
& Professeur d’Allemandes.


Vous sçavez ce que vous m’avez promis, mon cher Glawss. Voici un billet qu’il faut remettre à l’aimable Julie.

La vigilance de ses femmes ne pourra vous empêcher de me rendre ce service important. Il est dans une Allemande, des passes si favorables pour donner ce qu’on veut, que vous ne craindriez pas même un mari. Venez dîner demain avec moi ; je vous parlerai de quelques écolières que je vous ménage encore.

Billet à Julie.

Oh ! ma chere Julie ! défendez-vous toujours d’en croire un pere irrité contre moi. Je lui devois beaucoup, je l’avoue, mon état, mes espérances à la fortune ; mais lui devois-je d’être insensible au charme de vous voir ? Cela étoit-il possible ? Le cruel !… me chasser indignement, me frapper même !… Oh Julie ! que de choses vous avez à reparer !… Souvenez-vous que l’amour se joue de ces petites conventions de société, qui ont établi de vaines différences d’état & de fortune : il nous met tous dans la même balance ; & sa couronne est au plus tendre. Je n’ai pu gagner encore aucune de vos Bonnes ; mais je viens de découvrir que la dévote Suson a bien du foible pour le valet de chambre du Commandeur. Il est un tarif pour toutes les ames de cette espéce là : je n’épargnerai rien, & je trouverai le moyen de me voir encore à vos genoux, & de vous y jurer une inviolable fidélité. Ah ! Julie, Julie, ne devenez jamais pour moi madame de Wolmar.


À M. P… Maître de Langue.


Je ne tiens pas au caractère des habitans de cette ville-ci, mon cher : ils rient de tout ; ils ont toujours une réponse ou une plaisanterie à vous faire. Quelle inconséquence ! Chaque jour, je les entends se plaindre de l’état actuel des choses. Je reparois le lendemain au milieu d’eux avec un projet propre à faire cesser les inconvéniens qui excitoient leurs murmures ; ils m’écoutent à moitié, & se mettent à rire ou à lever les épaules : il semble qu’ils soient fâchés qu’on leur ôte la douceur de fronder les opérations du Gouvernement. Vous sçavez ce que j’avois imaginé sur les Enfans trouvés, que je destinois à faire un fond perpétuel pour les Milices : c’étoit créer des soldats tout faits, comme le Roi crée des Officiers à son École Militaire. Eh bien ! que n’a-t-on pas opposé à cette idée ! Il étoit aussi barbare (disoit-on) de forcer les inclinations naturelles d’un petit peuple malheureux, que de blesser la liberté citoyenne : tous les hommes ne sont pas nés soldats : la valeur n’est le partage que du petit nombre ; & ce seroit risquer, de composer une troupe qui ne pourroit jamais s’élever jusqu’au mépris de la mort. Pauvres raisons, ce me semble, dès qu’on les oppose au bien général qui résulteroit d’une Milice toujours subsistante.

Le nombre d’écrits sur la population me fit enfanter le projet merveilleux d’établir une espéce de haras d’hommes. Chaque Régiment me fournissoit, à tour de rôle, deux de ses plus beaux soldats que j’unissois aux plus robustes de ces femmes renfermées dans nos maisons de force, & dont la santé auroit été parfaitement rétablie. Vous voyez, mon cher, quelle heureuse pépinière de créatures bien constituées j’offrois à l’état ! C’étoit aller plus loin que n’avoient fait les Spartiates. Eh bien ! autres risées, nouvelles plaisanteries ! On ne voit ici que des fous, vous dis-je : j’ai grande envie de les abandonner à leur mauvais sort ; ce sont des malades qui se plaignent de tous les maux, & qui rejettent tous les remédes. Si je puis parvenir à combiner un bon projet qui fasse vivre un homme avec deux cent soixante livres de rente, je m’y tiendrai, je vous assure, & je dormirai tranquille sur le mal du prochain. Alors je vous plaindrai sérieusement d’être encore dans la nécessité de faire des leçons journalières à une Nation, qui n’apprend que pour abuser, & pour trouver de nouveaux sujets d’exercer sa sublime plaisanterie. Bon soir, mon cher maître, ma lampe s’éteint. Je dormirois, s’il étoit possible que ma tête ne fût pas remplie de quelque nouveau projet.


M. Vacarmini à M. ***, son Poëte.


Jai reçu, Monsieur, les changemens que vous m’avez envoyés ; mais je vous avoue qu’ils ne peuvent pas me servir davantage. Vous avez la fureur de faire toujours du gracieux, quoique je vous aye dit cent fois que ce n’est pas ce qu’il nous faut. Du terrible, monsieur, du terrible : essayez un peu si vous pourrez aller jusques-là, ou bien nous serons obligés de rompre notre société.

Vous avez beau me dire que votre piéce est une Pastorale, je ne le sçais que trop. Où fourrerai-je là mes airs de mouvement ? Il faut que ce soit moi qui vous l’apprenne. Eh bien ! le voici. Votre bergère se plaint du loup qui lui a enlevé son agneau chéri ; vous faites une plainte tendre : au lieu de cela, moi, qui n’ai point l’honneur d’être Poëte, j’aurois peint les fureurs du loup, la rage des chiens, la douleur d’Agathe, & le transport de Colin ; & dans mon ariette en tableau, j’aurois exprimé des mugissemens, des aboyemens, des pleurs, & la colère. L’idée seule de cette ariette m’enleve. Quel effet n’auroit-elle pas fait sur le Public, quoiqu’il ne soit pas aussi connoisseur que moi dans ce genre ? Je ne peux me refuser au plaisir de vous communiquer mon idée à ce sujet. La voici, vous la rimerez, vous l’ajusterez peut-être mieux ; mais c’est dans le genre.

Un loup affreux,
Gros comme deux,
Mugit, voyant
Mon mouton blanc.
Mon chien fidèle
Qui le harcelle,
En aboyant,
Le prend au flanc.

Je crie & pleure,
Craignant qu’il meure :
Il se débat
Dans le combat :
Robin succombe,
Mon gros chien tombe :
Colin survient
Plein de furie.
Robin est sans vie :
Adieu tout mon bien.

Voyez quel magnifique tableau il est possible de faire sur des paroles dans le goût de celles-ci. Au reste, je vous prie que les vers ne soient pas plus longs que ceux que je vous envoye pour modèle.

Profitez des sages conseils que je vous donne, & ne croyez pas avoir tout fait quand vous avez arrondi vos madrigaux. Vos paroles contribueront au succès de mon ouvrage, à la bonne heure ; mais la musique en est l’essentiel. Lisez un peu les opéra nouveaux ; & si vous n’êtes forcé d’avouer que tout leur succès est dû entiérement au Musicien, j’ai tort. Il faut donc que vous vous prêtiez aux changemens que je propose. Quand j’ai trouvé ma phrase musicale, c’est à vous à y ajuster vos mots.

Croyez que tout n’en iroit mieux, si on prenoit le parti de faire la musique avant les paroles. On ne seroit pas dans le cas de se plaindre des fautes de quantité, excusables dans des Musiciens qui ne sont pas faits pour viser à l’Académie ; mais qui seroient impardonnables pour des Auteurs accoutumés à parler correctement, à ce qu’ils prétendent. J’en atteste la plupart des chansons mises sur des airs connus.

J’attends avec impatience votre ariette ; je vais travailler à la musique. Bon jour.


Un Libraire à un Compilateur.


Je suis bien étonné de ne pas recevoir une feuille, Monsieur, dans le temps que je vous en a ai payé quatre d’avance. Je vous déclare que si je n’en reçois pas une d’ici à demain, vous n’aurez jamais plus un sol d’avance, & que vous ne recevrez dorénavant que 8 liv. au lieu de 10 par feuille : c’est le juste châtiment que j’impose à votre paresse. N’est-il pas inoui, en effet, que pour faire une mauvaise couture d’un passage à un autre, vous employiez plus de temps que M. Memento, qui me donne du bon, comme neuf, à vingt sols de plus par feuille, & qui m’en livre plus de huit par mois de plus que vous ? Arrangez-vous donc : vous avez entendu votre arrêt ; n’espérez pas que je me laisse aller à une indigne pitié, comme j’ai fait le mois passé. Votre femme est accouchée, j’en suis fâché ; mais je ne vous paye pas pour faire des enfans, au lieu que je vous paye pour faire des livres. Topez à ce qui vous convient le mieux ; & croyez-moi, comme je le dois, votre très-humble, &c.


À Monsieur ***.


Jai reçu, Monsieur, votre lettre, mais point d’argent ; vous sçavez cependant que les dettes du jeu sont échues dans vingt-quatre heures : ne me forcez pas à prendre un parti vis-à-vis de vous.

Vous ne vous êtes pas apperçu, piqué comme vous êtes d’avoir perdu hier votre argent vis-à-vis de moi, que vous insultez dans votre lettre toute l’Académie & moi. C’est, dites-vous, monsieur votre oncle qui vous a assuré que toutes les Académies sont pleines de malhonnêtes gens ; mais peut-il en sçavoir plus que moi ? Permettez-moi de vous dire que j’ai là-dessus une expérience qu’il n’a point : il parle sur des oui-dire, car je ne l’ai jamais vu dans aucune. S’il y avoit, comme il dit, des gens qui dupent continuellement, ne l’aurois-je pas été moi-même ? & c’est, je vous assure, ce qui ne m’est jamais arrivé. Au surplus, il ignore combien la Police veille avec attention au maintien des mœurs dans ces assemblées publiques. La mauvaise foi y est punie, aussitôt que connue ; & la probité la plus scrupuleuse échappe à peine au soupçon. Je peux vous en parler sçavamment. Si monsieur votre oncle doutoit de la vérité de ce que j’avance, prouvez-lui par le nouveau réglement qui vient d’être fait pour les Académies, le desir de la Police de voir fleurir les bonnes mœurs dans nos assemblées. Elle veut qu’il n’y soit plus reçu que cinquante personnes à la fois. Vous sentez l’esprit de cette sage institution : dans un corps trop nombreux, tout le monde ne sçauroit se connoître ; au-lieu qu’une société peu nombreuse d’honnêtes gens qui passent amicalement dix ou douze heures par jour ensemble à se gagner de l’argent, doit nécessairement connoître ses membres ; ce qui empêche les gens mal intentionnés de s’écarter des principes reçus. En vérité, quand je songe à ce que la médisance peut forger de noirceurs pour dénigrer la bonne compagnie, cela me donne de l’humeur ; & je suis toujours étonné que notre Académie ne soit pas respectée comme les autres. Qu’est-ce en effet qu’une Académie ? C’est une assemblée autorisée de gens animés d’un même esprit : l’une est occupée de l’esprit de la Langue, l’autre de celui de l’Antiquité ; celle-ci des Sciences, celle là de la Musique. La nôtre est animée de l’esprit de gain ; & s’il falloit mépriser cet esprit-là, j’aimerois autant dire qu’il faut mépriser les compagnies des Financiers, ou la communauté des Procureurs.

Lisez, Monsieur, ma lettre avec attention : vous verrez si monsieur votre oncle a rencontré plus juste, en nous accusant d’être sans principes. On croit que nous n’en avons point, parce que nous n’avons pas le temps de les étaler. Je n’ai pu sortir de la journée, n’ayant pas un sol. Envoyez-moi, je vous prie, douze francs à compte, pour que je puisse au moins carabiner.

Par réflexion, je pense qu’il vaut mieux que vous ne montriez pas ma lettre à Monsieur votre oncle. Les vieillards se rendent difficilement à la raison : il vous feroit peut-être quelqu’ennuyeux sermon, comme vous dites qu’il sçait faire. Je veux vous épargner cet ennui : au reste, j’ai trouvé quelqu’un qui fera votre affaire : venez demain matin, & apportez les plats, nous aurons de l’argent ; il y a un Anglois qu’on doit mener demain à l’Académie ; nous pourrons peut-être gagner de quoi payer nos intérêts. Je vous souhaite le bon jour.


À M. Duroc, Intendant de M. le Marquis de ***.


Je ne vous conçois pas, mon cher Duroc : vous ne m’écrivez point que notre affaire soit finie : qui peut la retarder ? Un nom, un régiment ; est-ce que cela n’en impose pas au bon-homme ? Je n’irai pas le voir que vous n’ayez sa parole, je vous en avertis. Vous auroit-on dit quelque chose sur la petite ? Niez hardiment, Mons Duroc. Je viens de m’arranger avec le Commandeur de… qui me promet d’en faire les honneurs pendant six semaines. Le Commandeur est mon parent, je ne fais que prêter ma petite maison. Voilà votre fable, mentez courageusement, & que j’épouse dans la quinzaine. J’ai le plus grand besoin de l’argent du Publicain ; & puisqu’il faut avoir sa fille avec le coffre-fort, vous avez mes pouvoirs ; transigez, mais fort vîte ; car vous voyez que je n’ai que six semaines. Si notre homme revient quelquefois avec vous sur mon peu de fortune, assommez-le par la naissance : la sienne l’embarrasse un peu, il a besoin de s’épauler. Allez, s’il le faut, jusqu’à lui faire entendre que des gens mal intentionnés vous ont révélé sur son compte des choses qui pourroient me rendre moi-même fort difficile, si elles parvenoient jusqu’à moi : le pot de vin en sera plus fort pour l’ami Duroc.

Réponse ; & de l’argent, n’en fût-il point.


Au Valet-de-Chambre d’un Grand Seigneur.


Le goût décidé de Monseigneur pour tout ce qui tourne à l’avantage des gens de lettres, me fait espérer qu’il vous sera aisé de lui faire sentir le bien qui résulteroit pour moi de l’exécution du projet ci joint.

Examinez-le, je vous prie ; faites sur-tout attention aux additions, & vous verrez que c’est un objet de plus de douze mille livres de rente à partager entre nous. J’ai calculé le tout au plus bas. Si la bonté de mon projet ne sautoit pas aux yeux de Monseigneur, représentez-lui que votre fortune dépend de notre succès, & offrez-lui la dédicace de mon Prospectus. Enfin cette affaire devient la vôtre, & je compte assez sur votre bonne volonté pour vous envoyer mon plan.

J’ai l’honneur d’être avec respect, votre, &c.


CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE.

Avant-Propos.


Le goût de la Littérature est aujourd’hui généralement répandu ; mais il s’en faut de beaucoup que les talens se soient également multipliés. Un citoyen qui travailleroit, autant qu’il seroit en lui, à faire disparoître l’inégalité d’esprit & de talens que la nature a départie à différens hommes, seroit donc dans le cas de bien mériter du genre humain. Voilà précisément l’objet qu’on se propose dans le nouvel établissement projetté. Les gens que leurs occupations empêchent de se livrer au goût de la Littérature, ceux que la nature en éloigne ; tout le monde, jusqu’aux sots inclusivement, pourra se procurer, à peu de frais, telle réputation d’esprit qu’il voudra. Depuis le madrigal jusqu’au poëme épique, notre Bureau sera fourni de tout. Eh ! quelle satisfaction le Public n’éprouvera-t-il pas de voir se multiplier les nouvelles productions ? Quelle gloire Paris ne va-t-il pas acquérir dans la Province & chez l’Étranger ? Chaque personne qui aura acquis dans notre Bureau un certain nombre d’ouvrages, pourra, au bout de quelque temps, faire imprimer son recueil ; & les recueils ainsi multipliés & répandus dans l’Europe sçavante, lui feront justement appliquer à la ville de Paris, ces vers que Virgile fit autrefois pour Rome :

Verum inter alias tantùm caput extulit urbes
Quantùm lenta solent inter guberna cupressi.

Des Critiques qui prétendent qu’il n’y a rien de nouveau, seulement pour contredire Hardouin, qui prétendoit qu’il n’y avoit rien d’ancien, ne manqueront pas de nous objecter que feu l’Abbé Pellegrin de glorieuse mémoire, avoit imaginé avant nous ce sublime projet. Nous ne leur répondrons rien ; car avec ces messieurs on n’a jamais fini ; mais le Public impartial & éclairé nous vengera de cette accusation, puisqu’en effet la clarté de l’exposition du sujet, son utilité, ses avantages démontrés nous appartiennent entiérement. Eh ! qu’importe enfin en quel temps, & en quelle tête la premiere idée en ait été conçue ?

1o. Il sera établi dans une maison qui aura deux issues, un Bureau général de Correspondance littéraire. On entrera par une porte, & on sortira par l’autre ; de façon que ceux qui entreront, ne puissent rencontrer ceux qui sortiront. Cette précaution doit plaire aux jeunes beaux-esprits, qui n’aiment pas à se trouver ensemble dans un même endroit, & préviendra les querelles de ceux d’entr’eux qui étant brétailleurs, pourroient se battre pour le haut du pavé, ou pour s’être regardés de travers.

2o. Il sera construit des Loges ou Bureaux séparés par de bons murs bien épais, pour que les Commis, dans la chaleur de la composition, ne puissent s’entendre les uns les autres, & se dérober réciproquement leurs pensées nouvelles s’ils en trouvent.

3o. Pour éviter la consommation excessive de papier, qui le feroit nécessairement renchérir, les Bureaux des grands ouvrages seront fournis de tables d’ivoire & de crayons pour croquer les pensées baroques, incohérentes & ridicules, qui le présentent naturellement dans les grandes compositions ; & on ne mettra à la plume & sur du papier que celles qui seront trouvées ou neuves, ou retournées.

4o. Les murs de tous lesdits Bureaux seront peints à fresque ; & les peintures représenteront des objets propres à faire naître des idées analogues au genre de chaque Bureau. Par exemple :

Dans le Bureau du poëme épique seront peints le cahos, le tartare, les diables, des combats, des magiciens, des spectres, des oiseaux, des amours, des héros de théâtre, &c.

Dans celui de la Tragédie, des prisons, des poignards, des lampes, des poisons (en petite quantité), des tombeaux, des songes, des armures, des lettres sans adresse, & des sentences détachées.

Dans celui de la Comédie, des gens fondant en larmes, des reconnoissances, des beaux-esprits, des Philosophes, des statues, & sur-tout rien de gai, &c.

Dans celui de l’Opéra, rien du tout, de peur d’oublier quelque chose ; cependant, pour favoriser les ouvriers en ce genre, il leur sera permis d’aller de loge en loge pendant trois jours, & d’emprunter ce qui leur conviendra, soit dans les Bureaux du Poëme épique, de la Tragédie & de la Comédie, pour le sujet, soit dans ceux de la Chanson, du Madrigal & de l’Idylle, pour les agrémens, & ainsi du reste.

Les attentions prouveront au Public le desir que nous avons de le satisfaire, en facilitant, autant qu’il est en nous, le travail de nos Bureaux, & en lui assurant une prompte expédition.

5o. Le prix des grands ouvrages se payera en forme de souscription ; & pour donner toute sureté aux Souscripteurs, on leur délivrera, en souscrivant, une obligation en bonne forme, de leur livrer, au temps prescrit, l’ouvrage convenu.

Pour un Poëme épique on payera 100 liv. en le commandant, & 50 liv. en recevant chaque chant. La durée de l’ouvrage n’excédera jamais un an.

Pour une Tragédie 50 liv. en souscrivant ; 20 liv. pour le premier acte, 18 liv. pour le second, 30 liv. pour le troisiéme, 15 liv. pour le quatriéme, & 60 liv. pour le cinquiéme, lorsqu’il n’y aura ni spectacle, ni coup de théâtre ; quand il y en aura, il coûtera 96 liv. ; de sorte que la meilleure Tragédie n’excédera jamais 179 liv. Elles seront livrées dans trois mois.

Une bonne Comédie coûtera 50 liv. de plus qu’une Tragédie, à cause de la rareté & du peu de débit. Elles seront livrées en six mois.

Cependant ne nous écartant jamais de notre but, celui de contenter le Public, nous ferons un rabais desd. 50 liv. pour les Comédies bourgeoises, attendu que le débit en sera plus considérable, & le travail plus aisé.

Le prix des Opéra ne peut se fixer au juste ; mais de quelque genre qu’ils puissent être, ils seront livrés en quinze jours.

Les autres ouvrages en vers se livreront en trois jours, vingt-quatre heures, ou dans quatre heures, relativement à leur étendue ; & l’on payera :

sçavoir,
l. s.
Pour une Héroïde, 6
  Une Ode, 30
Une Satire, 15
Un Discours Moral & Philosophique, 4
Une Épître, 2 8
Une Chanson, 1 4
Une Épigramme, 12
Des Couplets, la pièce, 8
ditto scandaleux, 3
Une Épithalame, 24
une Énigme, 8
Un Logogryphe, 6
Un Bouquet, 3
Les Ouvrages de Prose seront livrés tout de suite, & coûteront :
sçavoir,
l. s.
Compliment d’Académie de Province, 50
Discours sur un événement public, 10
Critiques de toute espéce, la piéce 5
Projets, ... sans prix fixe
Lettres de félicitation 1
de bonne année 8
d’amour, 1 4
d’emprunt, 3
aux Protecteurs 2
aux Grands, 6
de crédit, 4
Billets de toute espéce, 5

Les tarifs ci-dessus ont été rédigés par un homme éclairé ; & l’on s’appercevra aux prix, que nous avons eu soin de les proportionner aux besoins & aux genres : de sorte que ceux qui sont plus aisés à composer & à débiter, coûtent moins que les autres.

Si notre établissement peut obtenir, comme nous nous en flattons, un privilège exclusif, nous pouvons, dans ce cas, au rebours de tous les autres établissemens, baisser notre tarif, parce qu’alors les chamberlans ne pouvant plus passer que par notre Bureau, de crainte d’être saisis, nous aurons les ouvrages à meilleur compte, & nous les livrerons de même. Nous avertissons même le Public que nous avons déja reçu les soumissions de plusieurs jeunes gens, de nous fournir certains ouvrages à un prix raisonnable.

Le même ouvrage ne sera jamais vendu deux fois ; & pour qu’on ne puisse pas nous accuser de cette prévarication, nous mettrons en tête de chacun la date de sa livraison. Ainsi, si quelqu’un, par hasard, se trouvoit lèsé, on pourra, sur le champ, réparer le tort que cela auroit pu lui faire. L’utilité de cet établissement sera trop sentie du Public, pour qu’il soit nécessaire de lui en montrer tous les avantages ; & nous nous flattons qu’il applaudira à nos efforts pour le rendre digne de lui.

Sage Public, toi dont les jugemens
Firent pâlir l’Auteur d’Iphigénie[1],
C’est à toi seul qu’on consacre & dédie
Nos travaux, nos loisirs, nos vers & nos talens.

FIN.

Comme vous partez pour la campagne, je n’ai pas le temps de vous faire le dépouillement de ce que mon projet nous produira. Je remettrai cela à votre retour ; mais n’oubliez pas de parler à Monseigneur en route. La campagne fait naître des idées différentes de celles de la ville ; peut-être la mienne lui plaira-t-elle, & notre fortune est faite. J’ai l’honneur, pour la seconde fois, d’être avec respect, &c.


À Mademoiselle Tonton.


Il n’a point paru, ma bonne amie, il n’a point paru ; aucun Fiacre n’est entré dans notre rue : c’étoit pourtant à dix heures que je devois descendre sans faire semblant de rien, & que je devois monter dans le carrosse qui devoit être là, & qui n’y est point. Non, ma chere Tonton, il n’y a point été, j’en suis sure ; ce monsieur s’est moqué de moi, il est onze heures passées. Il devoit me mener bien loin, bien loin, où ma tante ne m’auroit jamais trouvée. Que je suis malheureuse, s’il faut toujours rester avec ma vieille tante ! Je pleure de toutes mes forces : ce n’est pas que j’aime beaucoup ce vilain monsieur, car il n’est pas jeune. Ah ! Tonton, il a été hier avec moi sur l’escalier du quatriéme, plus d’une bonne demi-heure à causer. Quelle différence de ton petit cousin ! Mais c’est que ton cousin n’a ni sol, ni maille, comme on dit ; & ce monsieur est cousu d’or. Je n’aurois plus été obligée de travailler ; & c’est le travail qui me désespère. Travaillez donc, petite fille, travaillez donc : ma tante n’a que cela à me dire. Gagner sa vie ! c’est affreux. Tu n’es plus dans ce cas là, toi : tu as un bon amant qui t’aime bien, & qui te donne du bon temps ; & moi je vais mourir à la peine. Mais qu’est-ce que j’entends ? le cœur me bat ; je cours à la fenêtre.

Ah ! Tonton, c’est lui, c’est le Fiacre ; c’est mon Monsieur. Je vais descendre & me sauver. Je n’ai trouvé que lui ; il faut le prendre : une autre fois je serai plus chanceuse. Je jetterai ma lettre au premier Bureau… Il s’impatiente peut-être… Adieu, ma tante ; adieu Tonton ; adieu tout le monde.


À M. *** Brocanteur.


Ne manquez pas de faire apporter votre tableau demain à dix heures chez la personne dont je vous ai parlé, & de bien dire qu’il faut que vous le présentiez à midi chez Mylord M… Vous en donnerez la préférence à mon ami, entendez-vous ; & vous ferez beaucoup valoir la crainte où vous êtes que des étrangers ne viennent jusques chez nous, nous enlever nos trésors. Mon ami m’enverra chercher : il n’achete rien que par mon avis, il ne voit que par mes yeux ; & quoiqu’il ait déja une collection assez nombreuse, soyez certain qu’il n’a que de l’argent ; c’est tout ce qu’il nous faut. Votre tableau sera de Carle Marate, & vous serez bien payé ; mais n’oubliez pas nos conditions. Tout ce qui sera au dessus de deux mille écus ne regardera que moi ; & je l’employerai à l’achat de ces deux petits Vateaux, après lesquels je soupire depuis si long-temps.

Je vous souhaite le bon jour.


À M. l’Auteur du Mercure.

Monsieu,


J’m’appelle Jaco Pilon, & sans vanité, si vous passiez queuquefois au marché aux viaux, vous n’y verriez pas rire un homme ou une femme, que ce ne fût moi qui les eûs mis en train. Ils disent tous que j’ai tort de ne pas me faire imprimer, comme tout le monde ; & ça me trotte dans la tête du matin au soir. Si ben donc que j’ons avisé un livre de papier bariolé dans une boutique sur le pas de la rue ; c’étoit justement un de vos livres. Comben ça ? — Vingt sols. — C’est trop, cinq sols. — Mettez en douze. — Ventregué les v’là ; & puis moi de lire pour m’apprendre. Pour ce qui est de ce qui est écrit en lignes de toutes sortes de taille, avec des rimes au bout, j’ons dit : c’est trop fort pour ma bouticle. Les énigues, les logoriphes, ça va jusqu’à moi, mais ça m’passe. J’ons avisé enfin eune petite histoire écrite par-ci par-là, comme on parle. Bon, m’suis-je-t-il dit, n’y a qu’à en faire eune à l’imitance, pas si ben léchée, peut être ; mais tout coup vaille : monsieu l’Auteur n’aura qu’à dire qu’il faut de la marchandise pour tout le monde ; &, en effet, vous autres biaux messieux, vous parlez toujours de vous ; & de ce pauvre peuple, pas un mot. T’nez, monsieu, j’en ferons ben eune douzaine, s’il le faut. Vos écriveux ne sçavont pus guères que dire ; & ça vous mangera du papier comme aute chose. V’là toujours la premiere que je vous envoyons à compte. Faites ly faire place ; & jarni Jaco Pilon vous fera vendre de vos drôleries tant & plus.

J’ai ben l’honneur d’être ben amicablement, votre, &c.

HISTOIRE
DE JANETTE.

Si j’pouvions montrer Janette à tous ceux à qui j’en allons parler, ils l’aimerions d’abord, & ça vaudroit mieux qu’un portrait ; mais, puisqu’alle n’est pas là, faut donc dire qu’alle étoit avenante ni pus ni moins qu’une fille d’Opéra. Ça chantoit, ça dansoit comme eune peinture ; & si ça n’avoit appris qu’à tricoter.

Drès qu’alle eut ses quatorze ans sur la tête, les épouseux y tombirent à bouche que veux-tu. Gros-Pierre, Maître Passeux à la Rapée ; Jean Simon, apprenti Cordier, & tant d’autres ben avisés, ben drus, & ayant tous de quoi frire ; mais tout ça ne valoit pas pour Janette Cadet Jerôme qui n’avoit pas le sol, & Cadet Jerôme ne valoit pas pus que les autres pour la mere de Janette, qui ne vouloit là-dessus ni blanc, ni noir.

Acoute, se dit-elle un jour à sa fille, v’là ben des pratiques qui te reluquent : Mameselle Janette par-ci, Mameselle Janette par-là ; c’est à qui t’aura, n’est-ce pas ? Eh ben, c’est que j’nen vois pas là-dedans la queue d’un qui t’convienne : faut rester fille encore, & pis encore jusqu’à ce que… Suffit : j’mentends de reste.

Janette, un peu rêveuse d’abord, se chargit d’expédier l’congé de ses amoureux, mais pas le mot sur cadet Jerôme : la mère s’en apperçut ben, & ly fit entendre qu’alle n’avoit pas la brelue, & que cadet Jerôme ne ly plaisoit pas pus. Mais pourquoi donc ? ce ly fit Janette. — Pourquoi ? ce ly fit la mere, ce n’est pas qu’il soit mal torné stila ; mais ni ly, ni les autres n’en tâteront que d’une dent : c’est décidé, vois-tu ; n’y a pas de mari là dedans pour toi, faut qu’il t’en tombe un des nues : ça vienra peut-être ; c’est selon l’vent qui fera.

La pauvre Janette n’entendit rien à ce jargon, sinon qu’il falloit rester pucelle, & donner ben du chagrin à Cadet Jerôme.

Comme alle y pensoit, v’là Cadet qui passe devant la porte. V’là Janette qui veut faire semblant de ne pas l’voir, & qui n’en sçauroit venir à bout ; car alle vint tout d’suite s’montrer dans la rue. — Bon jour Janette. — Bon jour, Cadet. — Vous êtes ben triste, Mameselle. — Hélas ! oui. — Et d’quoi donc ? est-ce de m’voir ?… Et tout d’suite Mameselle Janette de raconter à son amoureux tout ce que ly avoit dit sa mere. — Eh ben ! si vous m’aimez, vote mere peut ben empêcher la cérimonie ; mais v’là tout ; j’ly défie d’vous t’nir toujours pendue zà sa ceinture. — Ah ! bon Dieu ! que dites-vous là, monsieu Cadet ? Miséricorde ! Sainte bonne Vierge ! Je crois que vous croyez que j’serois fille… Oh ! rayez ça d’vos papiers. — Oh ! mais dam, si vous avez comme ça de l’honneur par dessus la tête, ce n’est pas ma faute à moi. Je vous aime comme zun enragé ; & il faut que j’vive. J’ai dix-huit ans… ça m’tuera. Je n’sçais pas comme vous faites, vous… V’là six mois qu’vous m’tenez l’bec dans l’iau : je n’sçaurois… — Janette entendit sa mere ; alle rentrit, & Cadet s’en fut en jurant comme zun chien.

Il faisoit nuit : & v’là-t-il pas qu’une demoiselle de son quarquier prend l’bras d’Cadet. — Bonjour, mon p’tit roi. — Ah ! c’est vous, Mameselle Fanchon. On disoit que d’puis qu’vous aviez quitté vote tante, vous aviez fait fortune ; & vous v’là zà pié par zun ben mauvais temps. — Tu me r’conduiras, n’est-ce pas, Cadet ? — Avec ben d’l’honneur, Mameselle Fanchon… ; & les v’là aller dar dar, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans une magniere de chambre dont Cadet ne vit les quatre murs que le lendemain, parce que Mameselle Fanchon n’s’étoit pas souciée d’lumière.

Y a ben apparence que Cadet avoit dit la vérité à sa chere zamante, en ly disant qu’il n’avoit pas le temps d’attendre, car ça ne fut pas long ; & si Janette avoit sçu ce qui se passoit, alle en auroit un peu voulu à sa mere, & à Mameselle Fanchon qui profitoit de tout : on a beau être sage, on n’aime pas ça.

Alle espéroit revoir son amant le lendemain, pour le prier de se donner patience : mais point du tout ; c’est que Cadet, qui s’étoit mis en haleine, avoit toujours aute chose à faire ; & Janette n’en entendit plus parler, dont même alle en prit eune affiction qui ne fit qu’augmenter, lorsqu’elle apprit que Cadet Jerôme avoit eu un peu de train avec des Officiers d’épée, qui l’avoient maltraité, & qui l’avoient fait mettre au petit Châtelet.

Pendant ce temps-là, Janette, qui n’étoit pas si pressée que Cadet, refusoit tous les jours toutes les honnêtetés qu’on ly proposoit. Alle ne sortoit pas sans trouver queuque noble dame qui vouloit l’attirer chez elle pour ly faire sa fortune. Y n’y avoit que Cadet qui ly convint, tout infidèle qu’il avoit été.

Un beau jour, qu’il faisoit nuit tombante, & qu’alle étoit seule à la maison, un bon pere Cassandre, ben cassé, ben tremblant, & qui avoit pris eune chambre à côté de celle de la mere de Janette, entrit tout doucement pour demander un peu d’feu. — Volontiers, monsieu ; mais n’vous donnez pas la peine, vous pourriez vous laisser tomber, & mettre le feu à la maison ; j’m’en vas vous l’porter. — Vous êtes ben bonne, Mameselle. — Allez, allez, je ferai putôt que vous. Et v’là Janette à genoux, soufflant les deux tisons du vieillard, & n’se souciant pas que la porte se fût fermée d’elle-même ; quand tout à coup alle se sent renvarsée, embrassée, & serrée par des bras de trente ans. C’étoit ceux du drôle de vieillard dont la fausse barbe étoit tumbée, & qui montroit deux yeux ardens comme deux chandelles. Janette, confondue, ly saute au visage, & ly fait une entaille auprès de l’œil, si à propos, qu’il est forcé d’y porter les mains : alle se releve, & d’un saut alle rentre cheu sa mere, où alle s’barricade ni pus ni moins que ne feroit zun brave homme qui auroit peur.

Le faux vieillard perdant beaucoup de sang, s’avisit ben qu’il s’étoit trompé, & ne reparut plus dans la maison de Janette, qui remarcioit son bon Ange de ly avoir donné la force d’échapper à un danger plus grand que celui de la chaste Suzanne. i

Cadet étoit toujours renfermé : c’est là ce qui désespéroit Janette ; & alle auroit voulu pour grand’chose, pouvoir ly faire tenir, sans se commettre, queuques sols d’monnoie dont alle pouvoit disposer, parce qu’alle avoit passé queuques nuits à travailler à son intention.

L’occasion d’se satisfaire là dessus, s’offrit putôt qu’alle n’auroit désiré, si alle avoit sçu ce qu’alle n’sçavoit pas. Comme alle sortoit un matin de l’église, alle avisit un Harmite de contrebande, faut le croire, qui l’aborde, & ly dit comme ça : Mameselle, faut vous dire que j’ai vu au Châtelet un queuqu’un qui se recommande à vous, & qui est abandonné de tout l’monde. Janette ne douta pas que ce ne fût son Cadet ; & la v’là, les larmes aux yeux, qui dit au bon Pere : ah ! mon doux Sauveur ! si j’avois mon argent sur moi, j’vous l’donnerois ben vîte pour le porter à ce pauvre garçon. Eh ben ! mon enfant, répondit l’autre, confiez-le moi demain à cette heure ; je serai dans cette maison qu’vous voyez à gauche, auprès d’l’enseigne du Maronnier : venez m’y trouver, & demandez Frere Jaquin. Janette s’en va, enchantée de la rencontre ; & le lendemain, alle n’manqua pas d’se trouver au rendez-vous avec son argent, & de demander le Frere. On la fait monter, alle entra ; mais il n’y avoit pas pus d’Harmite que d’chien vard : tout au contraire, c’étoit ce chien d’vieillard d’lautefois qui, ce jour-là, s’étoit fait jeune & beau comme tout, c’est-à-dire, comme il l’étoit naturellement. Janette le reconnut bentôt à sa force, & sur-tout à l’entaille qu’il avoit au coin de l’œil ; & Janette de se débattre, de crier, de faire un sabat d’enfer ; & l’amoureux, tout beau qu’il étoit, de se jetter à genoux, d’montrer ben de l’or, d’jurer par son crême & baptême, qu’il l’aimeroit toujours : à quoi Janette répond par de plus biaux cris, tant & si fort, qu’une Escouade qui passoit par là, vint s’mêler de st’affaire.

Qui fut sot, ce fut notre homme. On les mene cheu le Juge du quarquier. Janette conta tout, de bout en bout, & dit que c’étoit la seconde fois que c’vilain monsieu charchoit à l’affronter ; témoin la mouche qu’il avoit encore auprès de l’œil. À quoi l’vilain monsieu n’eut rien à dire, sinon qu’il mit sa bourse ente les mains du Juge que ça attendrit, & qui en offrit une partie à Janette.

Qu’il s’aille proumener, lui & son argent, dit-alle, il ne m’faut rien. J’nai à m’reprocher que de n’y avoir pas poché l’autre œil. Cependant, en songeant aux besoins d’Cadet, j’veux ben, dit-alle, prendre deux écus, non pas pour moi, da, mais pour aider un pauve malheureux que j’aime, & que ma mere ne veut pas m’donner pour époux ; ce qui fait qu’il s’est fait gîter au Châtelet.

Monsieu l’Juge, après avoir congédié c’vilain monsieu, voulut qu’Janette ly apprit son histoire ; ce qu’alle fit sans façon, dont de quoi il fut touché, & dit à la pauvre fille : allez, ma belle enfant, soyez toujours sage ; je ferai v’nir vote mere, & j’vais faire sortir vot amant.

Madame Gelé, en effet, fut mandée l’lendemain cheu monsieu l’Juge, & alle y alla. Pourquoi, ly dit-il, refusez-vous d’marier vote fille à Cadet Jerôme ? Monsieu, dit la bonne mere, c’est que c’n’est pas pour son nez que l’four chauffe ; car, sus vot respect, ma fille n’est pas ma fille ; & si on m’la r’demande, j’sis ben aise de la rendre comme j’l’ai reçue. — Oh, oh ! dit l’Juge, voici qui est drôle. Et comment ça donc ? — C’est que, n’vous déplaise, Janette m’a été donnée à nourrice, que j’m’y suis attachée, & que n’voyant pus parsonne qui m’la r’demandit, j’lai gardée & élevée comme ma propre fille. Ces gens-là peuvent pourtant r’venir un jour, n’est-ce pas, monsieu l’Juge ? & tant que Janette n’aura pas vingt-cinq ans, alle ne peut être maîtresse de rien, ni moi non pus. — Vous êtes eune brave femme, ly dit l’Juge : allez, je ferai des perquisitions pour déterrer, s’il est possible, les gens qui vous ont laissé cette jolie fille.

Madame Gelé s’en r’vint, mais sans dire un mot à Janette ; car alle n’avoit jamais voulu ly en dire autant, d’peur qu’alle n’la quittît. Cependant, queuques jours après, Cadet Jerôme fut r’lâché, & s’en vint roder autour de la maison de Janette, qu’il aimoit mieux que tout l’monde ensemble ; & dont il avoit reçu les deux écus ; ce qui ly fendoit encore pus l’cœur.

Le voir, descendre, & ly parler, ça fut bentôt fait ; & v’là ces pauves enfans qui se tendent la main, qui se regardent sans mot dire d’abord ; mais Cadet, qui est pus hardi, conta à sa maîtresse l’tour qu’il avoit été forcé d’ly jouer avec Fanchon, pour afin qu’Janette mît ordre à ça ; mais Janette, qui a d’la vartu, comme y n’y en a pus, s’prend à pleurer comme une Madelaine, & dit qu’c’est impossible ; que jamais… — Jamais ! dit Cadet. Oh ben ! Mameselle, faut donc que j’quitte le pays. Oui, faut que j’m’engage, car j’n’y tiendrons pas.

Cadet disoit vrai ; c’étoit comme un lutin, il n’pouvoit s’en passer. Quand les hommes sont comme ça, faut être ben malheureux, pour que ça leur tourne à mal.

Vous engager ! ly fait Janette ; j’en mourrai de chagrin. — Eh ben ! jarny n’en mourez pas, ly fait Cadet, j’en vivrons mieux tous deux ; & pis il approche sa joue d’la sienne, en ly serrant la main. — Eh ben ! Cadet, reprit Janette qui ne s’étoit pas retirée : tiens, j’te promets d’t’embrasser comme ça, jusqu’à c’que nous soyons mari & femme : es-tu content ? — Queuquefois, dit Cadet ; mais c’est pour m’faire enrager encore pus : c’est, comme dit l’autre, jetter d’l’huile sus l’feu. Non, Mameselle, non ; ça ne s’peut pas. — Vous êtes ben méchant, Cadet. — Vous êtes ben cruelle, Janette. — J’la serai toujours. — Oh ben ! ventrebleu, ça n’s’ra pas tavec moi : j’vous souhaite l’bon soir. Et le v’là parti.

Cadet, furieux, n’perd point d’temps : il vous entre dans un Bouchon, où il y avoit des Enroleux, prend d’l’argent, boit deux coups, & vous met sa pataraphe sur du papier ; si ben que le v’là le lendemain comme un monsieu, traînant eune épée, & la cocarde au chapiau.

Janette le sçut ; & ses deux yeux furent comme deux fontaines : & quand alle sçut Cadet parti pour la guerre de l’armée, alle dit à madame Gelé qu’alle vouloit s’rendre Hospitaliere, puisqu’il n’y avoit dans l’monde que des hommes trop libartins pour alle ; & qu’on vouloit toujours ly faire faire ce qu’alle n’vouloit pas.

La mère Gelé eut beau dire à Janette qu’alle n’la laisseroit pas aller, Janette ly dit qu’alle s’en iroit toute seule cheu les Sœurs du Pot. Ça fit peur à Madame Gelé, qui alla demander conseil à monsieu le Juge, à qui alle avoit fait part de son histoire.

À peine le Juge l’eût-il vue, qu’il ly dit : Eh ! ma pauvre dame, j’avois ben cru trouver vos gens. On cherche par-tout un enfant d’l’âge de Janette ; mais nous n’tenons rien, parce que la nourrice à qui on l’a confié, n’s’appelle pas madame Gelé. — Acoutez donc, dit-alle, monsieu l’Juge, faut toujours voir ; c’est peut-être moi. — Eh vraiment non ! lui dit-il, alle s’apploit, j’crois…, attendez… — Frémon… répondit madame Gelé. — Justement, dit l’Juge : est-ce que vous la connoissez ? — Si j’la connois ? C’est moi-même… c’est le nom du premier mari qu’j’avois quand on m’baillit Janette. — Vivat, s’écria l’Juge, qui sçavoit du latin ; nous y v’là : Janette aura d’quoi vous payer vos services. On envoye la chercher ; on ly conte l’aventure : adieu les Sœurs du Pot. Mais alle ne fut pourtant pas si aise qu’on le croiroit ben, dans la crainte qu’alle ne fût forcée d’abandonner son cher ingrat.

Il y avoit vingt mille francs à toucher pour Janette ; c’étoit tout ce qu’on avoit pu tirer d’la succession d’monsieu Simonet son père, mort dans les Isles, où une mauvaise affaire l’forçoit de s’tenir caché. Vingt mille francs ! s’écrioit madame Gelé. — Qu’est-ce que ça me fait, disoit Janette, si j’n’ai pas la libarté d’épouser Cadet ? — Vous l’pourrez, dit l’Juge : les parens du défunt ne se font pas connoître. Laissons-les là, dit Janette ; j’n’ai besoin que d’ma bonne mère Gelé. Il faut écrire au Capitaine de Cadet, & avoir son congé, coûte qui coûte.

On écrivit : Cadet r’vint libre, & s’présentit ben respectueusement à sa maîtresse, qui auroit ben pu faire la grosse madame, si alle avoit voulu, mais qui ne changea rien à sa magniere de penser.

L’argent fut délivré : Janette en donna la moitié à sa nourrice pendant sa vie durant ; & du surplus, alle acheta eune belle & bonne charge sur la Vallée à son ben-aimé. Et puis la nôce, & puis la danse, & puis l’bonheur ; car on dit qu’Janette n’trouvit pas mauvais que Cadet Jerôme fût toujours l’plus pressé des hommes.


Le Chevalier de Bidanfous
à M. Margot, Caissier de…

Monsieur,

Pouviez-vous vous imaginer que la fortune aveugle me traiteroit avec la barbarie que je viens d’éprouver de sa part ?

Vous sçavez sans doute que le bien que feu M. de Bidanfous mon pere nous a laissé à mon frere le Marquis & à moi, est situé sur les bords du fleuve de la Garonne ; vous sçavez encore que les gelées de l’hyver passé ont fait enfler si prodigieusement la riviere, que trois cens arpens de nos prairies ont été entiérement désolés.

Je comptois, malgré cet inconvénient, que mes fermiers continueroient à m’envoyer mes rentes. Je me suis trompé, Monsieur, je me suis trompé, & bien lourdement ; car au lieu d’argent, j’ai reçu d’eux une demande d’indemnité. Ce qu’il y a de plus malheureux, c’est que le désastre a été connu de toute la Province : sans cela j’aurois mis néant à leur requête ; mais on m’a dit qu’en plaidant contr’eux, je perdrois mes frais. Ainsi par prudence je me vois réduit à passer ce quartier sans rien du tout. Il faut un événement aussi extraordinaire pour qu’un homme comme moi puisse se résoudre à vous demander un secours que je vous offrirois dans tout autre cas, si vous en aviez besoin.

Voyez quelle bisarrerie ! je comptois faire un placement avantageux cette année ; & il faut que j’emprunte. Heureusement c’est pour peu de temps, car je vous demande seulement cent louis pour trois mois. Entre honnêtes gens, on est charmé de s’obliger ; & je pense que je vous fais plaisir en vous empruntant cette somme, de préférence à cent autres personnes qui me l’offriroient, si elles pouvoient seulement soupçonner que j’en eusse besoin. Mais quelle apparence y a-t-il que le Chevalier de Bidanfous soit dans la détresse d’espéces ? Le monde me voit faire de la dépense, & ne va pas imaginer que mes marauts de fermiers sont exposés à ne me pas payer. Cependant cela est.

Je ne vous dis plus rien, Monsieur : vous voyez mon cas ; & vous êtes trop honnête pour ne pas me donner une preuve de votre estime dans cette occasion. Je vous prie que ceci soit entre nous. Évitons le scandale qui résulteroit en instruisant un tas d’emprunteurs affamés de mon besoin & de votre générosité.

Je suis, en attendant votre réponse, Monsieur, votre dévoué serviteur, le Chevalier

de Bidanfous.


Mlle Julie à Madame Bonneau.


Je me jette à vos genoux, ma bonne maman : j’ai commis une grande faute, je veux la réparer.

Oui, j’avoue que j’ai fait une folie de quitter votre maison pour suivre le Chevalier. Si vous sçaviez comme il m’a traitée, vous croiriez bien que je suis repentante d’avoir pu devenir amoureuse de lui : enfin je dois mériter un peu d’indulgence de votre part ; voilà la premiere fois que cela m’est arrivé. Je suis assez punie pour n’y pas revenir. Je me suis donc sauvée le soir avec lui. Il m’a conduite dans une chambre assez bien arrangée, dans laquelle nous avons trouvé quatre jeunes gens. J’ai voulu m’en aller ; on m’en a empêchée. J’ai été obligée de souper là. Ces jeunes gens ont trop bu ; & mon perfide Chevalier a souffert qu’on me fît toutes sortes de piéces ; enfin ils ont tiré au dé à qui passeroit la nuit avec moi. Le sort a tombé sur un vilain Conseiller de Province, qui a voulu céder son droit à mon Chevalier ; celui-ci n’a pas voulu. Jugez quel chagrin j’ai eu, moi qui avois eu la bêtise d’aimer le Chevalier. J’étois si en colere de me trouver seule avec le Conseiller, que j’ai un peu crié. L’hôte de l’hôtel est venu, a appellé le Guet, & j’ai été conduite chez le Commissaire : comme il faisoit fort crotté, j’ai un peu gâté votre robe ; mais si vous me recevez, je vous payerai bien ce qu’elle vaut, en peu de temps. J’ai été menée ensuite en prison, comme je vous conterai. Je suis sortie, & je suis disposée à rentrer chez vous, si vous voulez. Ma sœur, qui écrit ma lettre, viendra vous voir ; & si vous voulez, elle se sauvera de chez ma tante, dès que vous le voudrez. Elle n’a que treize ans ; & je suis sûre que vous trouverez sa figure très-jolie. Elle sçait lire & écrire ; ainsi elle pourra tenir votre registre. Allons, ma bonne maman, ayez pitié de nous deux ; je vous promets que dorénavant je n’aimerai plus personne. Ma petite sœur aime beaucoup l’argent, parce que ma tante lui en donne peu ; ainsi vous n’avez à craindre de sa part aucune étourderie. J’attends votre réponse avec impatience, pour aller vous rejoindre. Adressez votre lettre à mademoiselle Lolote, Cuisiniere chez madame du Regard, rue Tireboudin. On me la lira tout de suite. Je vous prierai de me laisser prendre le nom de Rosalie, en rentrant chez vous, au lieu de celui de Julie, à cause du bruit qu’a fait dans le monde mon étourderie. Adieu maman.


À M. Tue, Médecin.


Gardez-vous de venir, Monsieur, ma maîtresse expire. La chambre est pleine de gens qui frondent vos prognostics, & je vous avoue que je craindrois pour vous la colere de son neveu. Vous sçavez ce qu’il perd par cette mort ; & je l’entends à chaque moment s’écrier, le bourreau !… Si je le tenois !… Quoi ! m’assurer hier que ma tante alloit au mieux ! qu’il étoit inutile de lui parler de l’arrangement de ses affaires ! qu’avant deux jours elle seroit sur pié ! & la voilà morte sans avoir testé !… L’ignorant ! Peut-être moins que vous ne le croyez (lui a dit quelqu’un qui s’est trouvé là, & qui sans doute est de vos amis) ; mais on pouvoit présumer que votre tante ne choisiroit que vous pour son héritier ; & vos cousins qui vont aujourd’hui partager avec vous, sont anciennement amis du Docteur. Ne blâmons pas toujours la Médecine : votre tante étoit très-malade, il n’y avoit point de reméde à son état. Le Docteur en sçait autant qu’un autre ; mais il ne dit pas tout ce qu’il sçait : voilà le fait. Et le neveu de jurer encore plus fort. Pour moi, Monsieur, j’ai été bien aise qu’on ait défendu votre sçavoir, & qu’on ne vous ait pas laissé passer pour un mal-adroit. Je vous ai raconté fidélement ce qui s’est dit de plus essentiel sur votre compte, & je vous écris à la hâte, pour que vous ne vous exposiez pas ce soir à vous trouver au milieu du funébre cortège qui viendra l’enlever à jamais de chez elle. J’espère que vous voudrez bien me continuer toujours vos soins pour la petite maladie que vous sçavez.


Au Comte de ***.


Je trouve assez bon que ce soit vous qui boudiez : il y a deux jours que vous n’avez passé à ma porte ; il est vrai que je me suis fâchée contre vous ; mais n’avois-je pas raison ? Vous êtes d’une effronterie… Laissons cela… Je vais à l’Opéra aujourd’hui ; c’est mon jour de loge : y viendrez-vous ? Mes chevaux ne peuvent venir me reprendre : aurez-vous les vôtres ? Il faut que j’aille au souper du Marais : vous êtes né prié dans cette maison là ; si vous y manquez, je croirai que vous faites quelque souper bien libertin, bien scélérat. Fi, mon cher Comte : vous vous laissez entraîner par l’exemple, & vous prenez la tournure d’un homme perdu pour la bonne compagnie. Voilà le P… qui entre : je lui demanderai ses chevaux à la premiere occasion, si je ne dispose pas ce soir des vôtres.


Un jeune homme de Province à son ami.


Je quitte Paris, mon cher ami, je pars. Mes parens blâmeront cette démarche ; mais je la crois nécessaire. Que ferois-je davantage ici ? Les portes de la fortune sont fermées pour moi. J’ai vu d’anciens amis de mon pere : ils m’ont accueilli, invité à dîner, parlé de son infortune ; quelques-uns ont daigné le plaindre ; mais leur stérile pitié n’a pas été plus loin. Ils m’ont offert de faire quelques démarches pour obtenir un emploi. Peut-être est-ce peu de chaleur qui les a empêché de réussir. Un seul d’eux, plus sensible que les autres, s’est intéressé fortement en ma faveur. J’allois avoir une place : elle exigeoit de la probité, des mœurs ; mon ami répondoit de moi. Le cousin d’une demoiselle entretenue s’est présenté, & j’ai été éconduit.

Vous voyez, m’a dit mon ami, les mœurs de cette ville. L’impudent & vil parent d’une femme, à qui la débauche assure des protecteurs, l’emporte sur vous, pour qui la probité, la naissance, & sur-tout les malheurs devoient être des titres respectables. Quittez ce pays, mon cher ami : avec une ame droite, on n’y réussit plus. Votre pere a perdu Paris de vue depuis long-temps : sa vieille probité se revolteroit d’une bassesse ; & sans bassesse vous ne trouveriez pas même ici du pain. Je lui écrirai, pour qu’il vous épargne des reproches que je sçais que vous ne méritez pas. Vous m’avez dit qu’il vous objectera que tant de jeunes gens de votre ville ont réussi : ces succès sont dignes d’eux ; mais ils seroient infâmes pour vous. Partez, mon ami : je craindrois qu’à la longue, le défaut de fortune & d’occupation ne vous entraînât dans ce bourbier de jeunes gens perdus, que l’oisiveté, les jeux, la débauche & l’escroquerie se disputent, & dont la funeste carrière est toujours terminée par la Police qui les enferme, ou par la Justice qui les flêtrit.

Quel effrayant tableau ! mon cher ami. Non, je n’en ferai jamais un personnage. Je vais rejoindre mes parens. Qu’ils me reprochent, s’ils veulent, mon peu d’industrie ! je les forcerai d’estimer ma probité, mon respect pour eux. En continuant à leur montrer que j’ai des mœurs, ils perdront l’idée qu’ils peuvent avoir que ce sont mes mœurs qui m’ont écarté des voies de la fortune. Le peu de biens fonds qui reste à mon pere, sera cultivé par mes mains, & je consolerai sa vieillesse, en lui montrant que je peux être heureux sans être riche.

Adieu, mon cher ami. Si quelque chose excite mon regret en quittant Paris, c’est de ne pouvoir jouir du plaisir que j’avois de vous entendre tous les jours. Vous avez rectifié mes idées sur beaucoup d’objets ; mais vous avez confirmé celle où j’étois que l’amitié est le besoin des ames sensibles & vertueuses. Écrivez-moi quelquefois ; votre commerce me sera très-utile : je ne vous dis pas combien il me sera agréable ; la véritable amitié dédaigne la flatterie. Vale amice.


À Monsieur ***.

Monsieur,


Jen suis bien honteux ; nous sommes prévenus ; il y a un nouvel astre sur l’horison. Votre sagacité ordinaire ne nous l’a pas fait découvrir. Je sens combien il est affreux pour vous de n’être pas le premier à la faire connoître à nos excellentes pratiques. Cela ne pourra nous revenir que trop tard : elle est jolie, oh ! vraiment jolie ; mais cela s’est déja montré à tous les spectacles ; elle ne vaudra plus rien pour notre Grand Seigneur qui les veut avant qu’elles soient connues. Il paye assez cher pour avoir cette fantaisie là. Il a bien contribué à votre fortune ; & par contre-coup, il n’a pas nui à la mienne. Je sens que cela est cruel, & qu’il pourra trouver une sorte d’ingratitude ou de négligence de notre part dans cette affaire. Mais en vérité, je ne sçais comment cela s’est fait : je n’avois pas oui dire un mot de cette nouvelle nymphe, ni vous non plus, je le parie. Depuis que nous faisons le commerce, nous n’avons pas eu un pareil affront : mais patience… j’y veillerai pour vous & pour moi de plus près encore ; & me les enlevera qui pourra. D’ailleurs j’ai bonne espérance pour cette petite bourgeoise toute mignone & toute naïve, que je vous ai promise. Parlez-en toujours à Monseigneur : cela ne sçauroit lui manquer ; c’est du nanan, c’est un petit ange, mais il faudra beaucoup d’argent : tous les entours que j’ai été forcé de prendre sont diablement coûteux.

Je suis, Monsieur, très-respectueusement, &c.


À Monsieur ***.

Monsieur,

Jai passé trois jours & trois nuits pour vous contenter. En vérité, j’ai usé une demi-rame de papier en ratures ; mais aussi je me flatte que votre chanson sera aussi Anacréontique, qu’il est possible d’en faire, & que vous en recevrez des complimens jusques dans la prochaine Feuille. La voici.

Chanson Anacréontique.

Des Héros, les tyrans du monde
Je ne célèbre point les faits ;
J’aime mieux chanter les attraits
De ma Lise à la tresse blonde.
Qu’avec elle j’ai de plaisir,
Quand sur l’herbe tendre & touffue,
Entre mes bras elle est émue
Par l’amour & par le desir !

C’est là que la nature entière,
En proie à notre œil curieux,
Nous observons de notre mieux,
Elle le ciel, & moi la terre.
Oh Dieux ! qu’un air de volupté
Prête de charme à votre ouvrage !
Le ciel est pur, l’air sans nuage,
La terre un séjour enchanté.


Que les fiers enfans de la guerre
Me vantent leurs exploits sanglans ;
Sur des tas d’hommes palpitans,
Qu’ils se disputent le tonnerre,
Je me ris de leur vain effort :
Lise m’a sçu faire connoître
Que le plaisir de donner l’être
Vaut celui de donner la mort.

Fin.

Je ne ferai point de réfléxions sur cette chanson, que vous pourrez faire passer pour une Ode. Ayez, je vous prie, l’attention, quand vous la lirez, d’observer exactement la ponctuation ; cela est absolument nécessaire. J’espère, Monsieur, que dans cette occasion vous serez satisfait de moi ; car je sens que je ne sçaurois mieux faire.

J’ai l’honneur d’être, &c.


À Monsieur ***.


Les couplets que vous m’avez envoyés ne valoient rien, & je ne suis pas vengé à ma fantaisie. Venez toucher un second louis d’or, & remettez-vous à l’ouvrage. Que diable ! vous êtes glorieux & méchant pour votre compte, & vous ne sçauriez l’être pour celui d’autrui. Il faut se mettre à ma place ; je suis furieux, & je paye : il faut emporter la piéce. Vous nous aviez promis des beautés hier à souper à ma petite maison. On vous a manqué apparemment, & vous avez bien fait de ne pas venir seul. Vous êtes mal servi sans doute ; prenez-y garde pourtant : ce second métier devoit vous être plus utile que le premier ; mais il faut du talent par tout.


À Monsieur de L…


Cest demain la Piéce nouvelle. Venez chez moi le matin y prendre les trente billets, que vous distribuerez à nos fidèles échos. L’Auteur n’est point ami de mon héros, du grand homme. Qu’il tombe ! qu’il périsse ! Les toux, les crachemens redoublés sont, grace au ciel, de saison ; ne les épargnons pas. Nous ne manquerons pas de Piéces nouvelles. Il s’est établi une manufacture à T… Tous les jeunes écrivains y vont terminer leurs chefs-d’œuvres : ce sera du bon, de l’excellent ; & si l’on ne nous oublie pas pour les trois premieres représentations, nous crierons l’Auteur, Dieu sçait. À demain, pour la chûte.


À Monsieur ***.


Quelle profusion ! quel luxe ! quelle magnificence, mon cher ! Ne crois-tu pas, comme moi, avoir assisté hier aux nôces d’un des Grands de la terre ? Est-ce bien Mondor qui s’est marié ? Comment ose-t-on afficher si hautement une fortune si rapide ? Quelqu’un ignore-t-il qu’il y a quinze ans ce Mondor étoit à de très-minces appointemens ? Tu ne verras faire un usage aussi prodigue de la fortune, que de celle qui vient si vîte, & qui coûte si peu. Je remarque, en même temps, qu’avec l’orgueil insensé qui préside à ce faste, on auroit à rougir, si l’on vouloit se replier un peu sur soi-même ; car le pauvre Mondor étoit à cette fête le seul de sa tribu. Il y a sûrement à parier, à de semblables nôces, qu’on n’y aura gueres l’ennui des grands parens, ils ne sont pas bons à montrer ; la prudence les tient les plus éloignés qu’il est possible. Notre nouvel époux étoit apparemment dans ce cas là ; mais en voilà bien assez sur ce chapitre. Es-tu du lendemain ? Je n’irai point ; je suis malade, ou je veux l’être. La grosse gaieté que peint si bien de Chantre de Ververt, m’ennuye. Si tu étois aussi raisonnable que moi, tu viendrois me servir d’Apollon, pour travailler à l’épithalame du nouveau marié ; il n’y a que cela qui ait manqué à la fête. Il n’étoit pourtant pas difficile à Mondor de s’en procurer dans cette ville à juste prix. Cela me feroit soupçonner que, tout fastueux qu’il est, il pourroit être encore un vilain.

Adieu : les sots propos d’hier m’ont donné de l’humeur, comme tu vois. Au reste, tu sçais que je n’étois pas d’avis que notre parente fît ce beau mariage. On l’a voulu : la petite cousine fera comme ses égales ; elle vengera le Public des sottises de son mari. Adieu encore.


Au Chevalier de ***.


Avec plaisir, j’accepte la partie pour demain : je me rendrai chez toi en chenille, & tu me conduiras. Je ne crois pas décent, pour une premiere visite, de me présenter habillé ; cela auroit un air de prétention que je ne me soucie point du tout d’avoir. Tu m’auras rencontré par hasard, & tu nous laisseras : le reste est mon affaire. Que t’avois-je dit ? Eh bien ! les voilà donc ces grandes passions : va, mon ami, les jolies femmes ne sont pas si dupes ; & pourquoi le seroient-elles ? Nous nous gardons bien de l’être, nous qui les valons bien, au moins. Mais, à-propos, treize jours entiers, oui treize jours ; vous êtes deux prodiges. Je crois, Dieu me pardonne, que tu as tenu bon tout ce tems-là. Çà, parlons sérieusement. J’espère que tu lui auras donné meilleure idée de moi, & que je serai le maître de finir quand je voudrai : cela ne sera pas long. Eh ! j’oubliois de t’apprendre une nouvelle, non pas surprenante, car rien ne te surprend, mais fort originale. Tu connois bien cette petite femme brune, dont le mari alloit chez ***. Eh bien ! elle m’a lorgné hier, mais cruellement. Au sortir de la Comédie, je l’ai guettée, & j’ai eu une explication : tu sens bien que ton affaire ne traînera pas en longueur. Comme j’avois beaucoup de choses dans la tête, j’ai oublié net de lui demander son nom. Il faut, mon cher, me rendre le service d’envoyer chez…, où nous avons vu son mari, & lui demander son nom que tu m’envoyeras ; je sçais sa demeure. Ah ! que notre métier devient pénible ! il y a peu d’hommes à la mode : il faudroit tâcher d’en mettre quelques-uns de plus, cela nous soulageroit beaucoup. Si cela continue, j’y renoncerai, oui j’y renoncerai. Que les femmes pestent si elles veulent ; je prendrai le parti de me soucier de leurs plaintes, comme de mes dettes. À demain, à huit pour neuf. Ladite dame sçait sans doute qu’il me faut du punch le matin. Bon soir.


À Monsieur ***.


Mon cher ami, l’impossibilité physique de lire toutes les nouveautés qui paroissent journellement, vous dégoûte de la lecture, dites-vous. Eh bien ! essayez un peu du parti que j’ai pris. Je ne lis, & ne cherche à lire que les ouvrages qui ont au moins trois ans de date. Au moyen de cet arrangement, je suis dispensé de lire tous ceux qui n’ont que le petit mérite de la nouveauté, parce que rarement ils résistent à la révolution de trois années, qui sont trois siécles pour les ouvrages de mode.

J’avoue que je me trouverois très-neuf dans ces cercles où il faut parler de la nouveauté du jour, & la juger. Aussi je les évite, non qu’il ne puisse s’y rencontrer des gens éclairés & instruits ; mais il me paroît qu’en général les gens qui courent après la nouveauté, doivent avoir peu de tems pour méditer les bons ouvrages originaux qui naissent plus rarement, & qui ne font sur eux de sensation, qu’à titre de nouveauté ; encore cette sensation est-elle effacée par celle de l’ouvrage du lendemain. J’ai conclu de là que les coureurs de brochures sont ordinairement des gens fort superficiels.

En se restreignant à la lecture des livres qui ne sont pas exactement nouveaux, on se trouve avoir encore trop peu de tems pour lire tous les bons ouvrages ; si l’on ne prend le parti de rejetter tous ceux qui peuvent nous dispenser de réfléchir : je veux dire les commentateurs, qui mâchant, pour ainsi dire, le texte d’un auteur célèbre, veulent nous assujettir à ne tirer de ses principes que les seules conséquences qu’ils en tirent.

J’ai lu dans un auteur du siécle passé, un dilemme qui paroît devoir nous engager à mettre toutes les critiques dans le même oubli. La critique, dit-il, est juste ou fausse : si elle est juste, elle fait tomber l’ouvrage qu’elle attaque ; elle est donc inutile à lire : si elle est fausse, même conclusion. D’où l’on peut inférer que l’utilité de la critique est bornée à l’instant de la naissance d’un ouvrage, mais nulle pour la postérité.

Voyez, mon ami, combien j’ai gagné de tems par ce régime. Ce qui m’a rendu principalement la lecture agréable, a été de trouver, dans la suite des bons ouvrages, la marche des progrès lents ou rapides des connoissances humaines ; la satisfaction que j’ai éprouvée en voyant des hommes de génie lutter contre les erreurs de leur siécle, & semer pour les siécles suivans des principes vrais, dont leurs successeurs ont développé les conséquences. Je n’ai point murmuré contre cette lenteur : j’ai vu que les hommes ne doivent & ne veulent être éclairés que peu-à-peu ; & la durée des tems d’ignorance ne m’a point étonné.

Je ne vous parlerai point de notre siécle, pour ne point prévenir le jugement que vous en porterez vous même, lorsque vous parcourrez l’immense chaîne de connoissances qu’il a vu se former. Songez que si vous voulez le juger sainement, il faut vous transporter dans le siécle à venir, & delà, rendre à nos grands hommes le tribut de louanges qu’ils ont eux-mêmes rendu aux grands hommes qui les ont précédés.

Je finis, mon ami : les vieillards bavardent, vous le voyez bien, ils louent le tems passé : quand ils ont raison, je fais comme eux ; mais je tâche d’être toujours juste. Si vous trouvez mes conseils bons, profitez-en : je ne suis point assez sévère pour vouloir vous assujettir à ma façon de penser ; & je ne vous l’ai proposée que comme un remede à l’ennui dont vous vous plaignez. Adieu.


M. de la Semaine, à un jeune Caissier.


Je ne vous conçois pas, en vérité, Monsieur. Vous craignez que l’affaire qu’on vous propose ne soit pas bonne ; vous me consultez, & j’apprends d’un autre côté, que vous mollissez. Si je vous garantis que le jeune homme en question est très-solvable, il faut lui prêter les dix mille livres dont il a besoin. Si son besoin est pressant, il faut profiter de la circonstance, pour retirer de votre argent un bénéfice honnête, & tel que toute autre personne à votre place l’exigeroit.

J’avois lieu de croire que les instructions que je vous ai laissées par écrit, vous serviroient de régle, & que vous méditeriez sur-tout attentivement le chapitre des mauvaises raisons des emprunteurs, qui contient à lui seul cent & un paragraphes. Cependant je viens d’apprendre que vous avez formellement contrevenu au § 7 dudit chapitre, dans lequel je vous préviens « qu’il se trouve des hommes adroits dont la situation semble intéresser naturellement, & que dans ce cas on doit se tenir en garde contre la commisération qui laisse entrevoir à notre partie la foiblesse de notre ame, & qui enhardissant son éloquence, peut nous entraîner dans une fausse marche, dont la suite décide quelquefois de notre fortune pour le reste de nos jours ».

Heureusement tout n’est pas perdu. Au moyen de ce que vous n’êtes pas vous-même le prêteur, & qu’une seconde attaque dans laquelle vous succomberiez sans faute, seroit de la plus dangereuse conséquence ; si l’on revient à la charge (comme on n’y manquera pas), dites que vous avez parlé à celui qui veut prêter, qu’il propose quelques difficultés, & qu’on s’adresse à moi.

La personne est dans une position pressante, je le sçais ; mais je l’ignorerai. J’aurai dix craintes à opposer à chacune de ses raisons, des périls, des risques, des événemens. Vous avez beau me dire qu’il est intéressant, ce n’est pas moi qu’on intéresse. J’aurai mes conditions par écrit, que je lui donnerai froidement à lire, en ajoutant seulement : voyez si cela vous convient ou non ; & je gage qu’il les acceptera. Ayez soin seulement de tenir prêts les sept ou huit mille francs qu’il lui faudra. Je le ferai engager de maniere que nous ayons peu de frais à faire ; une bonne lettre de change : le reste sera mon affaire.

Je sçais qu’on vous a dit qu’on trouvoit une autre personne qui étoit dans le cas de prêter ; ce n’est qu’une petite ruse pour finir à bon marché. Soyez assuré que notre emprunteur n’est pas assez célebre pour être fort connu ; & que s’il passe par d’autres mains que par les nôtres, il n’en sera pas quitte à si bon compte. À demain, je vous en dirai des nouvelles.


Une Marchande de Modes à son Prétendu.


Maimez-vous, mon amoureux ? Les objections que vous m’avez faites hier contre mon état, ne sont-elles qu’une plaisanterie ? Est-ce une défaite ? J’en veux avoir le cœur net. J’y ai rêvé toute la nuit ; & le résultat de mes réflexions est que vous ne dérogerez point du tout en m’épousant : si je n’étois sûre de mon honnêteté & de votre amitié, je ne vous parlerois pas avec cette franchise qui vous plaît tant. Ma fortune est plus solide que la vôtre ; nos naissances vont de pair, nos caractères se conviennent, nous pensons également l’un de l’autre : il n’y a donc que la petite vanité, non pas de vous, mais de monsieur l’Auteur, qui se croira humiliée, en épousant une Marchande de Modes. Voyons donc un peu l’énorme différence de votre état au mien. D’abord, vous dépendez du caprice du Public, & je l’assujettis au mien. Vous illustrez la Nation, je me plais à le croire ; je l’enrichis sûrement, l’un vaut bien l’autre : vous sextuplez la valeur d’une feuille de papier, je centuple celle d’une aune de gaze. Les livres François inondent l’Europe, les Modes la mettent à contribution : vous donnez un air de jeunesse à une vieille pensée, je donne un air de beauté à une figure médiocre. Allez, mon amoureux, si je voulois pousser plus loin cette folie, je trouverois bien des choses à l’avantage de mon état. Au surplus, les généralités ne m’offensent point ; & si je m’arrêtois à ce que vous m’avez dit, que des personnes uniquement occupées du soin de plaire, doivent avoir du penchant à la coquetterie, attendrois-je de vous une amitié bien constante ? Mais je vous sépare de votre état, pour ne songer qu’à vous : faites-en de même. La façon de penser du reste du monde m’importe peu, si ce n’est pour ma réputation. Votre assiduité chez moi n’est point suspecte, parce qu’on sçait vos vues. Légitimons la cette assiduité : le terme approche où nous ne pourrions plus le faire ; le carême vient. Dansons, & soyons bons amis pour long-tems. Apportez-moi vous-même votre réponse ; ma mere sera ce soir chez moi : elle sera bien aise de l’entendre, parce qu’elle m’aime assez pour ne pas désapprouver que je partage ma tendresse entre mon époux & elle. À ce soir.


Un Philosophe à son ami.


Notre Rhéteur Athénien paroît insensible à tous les coups que nous lui avons portés. Ô mon ami ! son silence farouche m’épouvante : il consomme apparemment cette cruelle vengeance qu’il a trop annoncée. Il va donc, du fond de sa retraite, s’élancer sur nous, & nous déchirer à belles dents. La chaleur dévorante de son style âcre me calcine d’avance ; & je voudrois n’en avoir jamais été connu : pourquoi me l’avez-vous amené ? Pourquoi avons-nous servi ce desir immodéré qu’il avoit pour la réputation ? Insensés que nous étions ! nous avons élevé cette colline qui se penche sur nous. Mais, encore un coup, comment se fait-il qu’il soit assez maître de son extrême sensibilité, pour ne pas se livrer aux petites attaques que nous lui avons habilement présentées ? Il se couvroit de ridicules, s’il fût descendu sur l’arêne avec nous ; au-lieu que, retranché derrière un ouvrage considérable dont nous serons les principaux objets, il rira paisiblement des avantages que ses dernières inconséquences nous donnoient sur lui.

Je suis sûr que déja la Presse gémit quelque part sous le poids de sa satire. Une satire ! Ô mon cher !… quel triomphe pour tous nos ennemis ! Ils sont trop acharnés à nous perdre, pour distinguer la vérité de l’imposture : l’injustice & la haine n’attendent pour triompher que le cri de la calomnie.

Adieu, mon cher camarade : il n’y a point de Philosophie qui tienne : je suis foible comme un enfant sur la peur qui m’a dicté cette lettre. Rassurez-moi, si vous l’osez vous-même.


À Monsieur le C…


La crainte a vaincu l’avarice : notre Auteur s’est enfin déterminé à consigner la somme. J’ai touché l’argent, mon ami : c’est à nous à faire demain notre devoir. Je tiendrai la gauche à cette première représentation-ci, parce qu’on m’a déja vu trois ou quatre fois de suite à la droite en pareille occasion. N’oubliez pas dans la consigne que vous donnerez à notre troupe, de répéter encore que je me moucherai avec éclat à tous les endroits qu’il faudra applaudir. C’est de tous les signaux dont j’ai fait usage, celui qui m’a été le plus heureux. L’Auteur est bon diable : il faut le porter aux nues. Toujours grand applaudissement, à plusieurs reprises, à la fin de chaque acte ; & sur-tout qu’à la fin du cinquiéme, le tapage redouble ; que l’Auteur paroisse, n’y fût-il pas. À sept heures du matin les billets seront chez moi. Venez les prendre : vous aurez le temps de les distribuer à nos gens, & de les instruire fidélement de tout ce que je viens de vous écrire. À demain : votre argent est tout prêt.


À Monsieur l’Avant-Coureur.

Monsieur,

Comme vous êtes de tous les Journalistes le plus pressé, je m’adresse à vous, parce que je le suis aussi. On dit qu’il va paroître un Dictionnaire de Cuisine ; & je tremble que le Public n’aille croire, quand il aura cet ouvrage auquel je n’ai point de part, que la matière est épuisée. Or je suis certain, Monsieur, à moins que l’Auteur du Dictionnaire ne soit sorcier (ce qui n’est pas bien ordinaire), qu’il n’aura pas deviné plus de cinquante combinaisons naturelles que j’ai faites sur les hors-d’œuvres, & plus de deux cens sur les entreméts. Ne pourriez-vous pas, Monsieur, supplier d’avance le Public de se persuader que les Dictionnaires ne contiennent pas tout. Il me semble que cela n’est pas difficile pour un homme aussi habile que vous. J’ai certainement le plus grand intérêt à me voir annoncé dans votre feuille, car on dit que c’est la seule dont on ne parle pas mal.

Je suis, Monsieur, avec respect, &c.


Un Nouvelliste Militaire à son Confrère.


Je demande tous les jours à tous les gens que je vois : Eh bien ! quelle nouvelle ? Et tout le monde me répond tristement, aucune. Avouez, mon cher, que la paix est une triste chose. Je ne sçais qui diable a pu fourrer dans la tête de nos Ministres, que la paix est avantageuse à l’état ? Ah ! que je pense bien différemment d’eux, en voyant tous les inconvéniens qui en résultent. Premierement, les gazettes étant fort ennuyeuses, on ne les lit plus ; & les Gazetiers perdent beaucoup. Secondement, on ne sçait plus que dire dans le monde ; & on y est assommé de nouvelles littéraires, que l’on donneroit toutes pour la nouvelle d’une seule bataille. Troisiémement, l’abondance que procure la facilité du commerce, fait augmenter le luxe, & mépriser les anciens Militaires comme nous, qui nous en moquons. Quatriémement, l’esprit de la Nation se perd dans de vaines spéculations d’Agriculture, de Commerce, de Manufactures, d’Établissemens ; que sçais je ?… Eh morbleu ! quand on est François, il faut se battre. Cinquiémement, les étrangers qui se rendent de tous côtés à Paris, font renchérir les denrées, les auberges & les chambres garnies. Ce n’est pas tout : ils nous apportent leurs préjugés, qu’il faut prendre de gré ou de force, pour peu qu’on soit curieux d’être à la mode. Sans parler des autres, voyez les Anglois : il faut aujourd’hui agir comme eux, penser comme eux, boire du punch, jouer leur maudit wisch : je ne désespère pas que la mode ne vienne de se battre à coups de poing. Ah ! que si j’étois Ministre, je mettrois bientôt ordre à tout cela ! l’ennui seul de la paix m’en dégoûteroit. Cependant vous avez vu jusqu’où a été poussée cette fureur de la paix. Il y a un homme qui a eu l’audace de proposer trois ou quatre prix pour les meilleurs discours sur les avantages de la paix. Je ne crois pas qu’on puisse plus mal employer son argent. Heureusement que les discours ne font rien à ces choses là, & que nous verrons bientôt quelque événement en Pologne. Encore, si on sçavoit positivement où en sont les affaires entre les Turcs & les Géorgiens, ou entre les Jésuites du Paraguai & les Portugais du Brésil, on prendroit patience ; mais pas le mot nulle part : en vérité cela est assommant.

À propos, on parle d’une rupture entre le Roi de Maroc & les Tunisiens. Comme je m’intéresse beaucoup pour ce Roi là, tâchez de vous procurer, s’il est possible, un état de population de son royaume, qui peut être connue au moyen des registres bien tenus des circoncisions, & apportez-le-moi. Nous calculerons ce qu’il peut mettre d’hommes sur pied, & nous combinerons ce qu’il lui faudra de campagnes pour soumettre les Tunisiens, dans l’hypothèse que le Sultan ne les protégera pas ; car, dans ce cas, il nous faudroit faire un autre calcul. Apportez aussi la carte de ce pays-là.

Tâchez de ramasser quelque chose de nouveau, car on se lasse d’entendre toujours dire : point de nouvelles.


Un Cuisinier à M. ***.

Monsieur,


Comme il y a eu aujourd’hui un grand dîner à l’hôtel, & que je n’ai pas pu sortir pour vous rendre réponse relativement à ce Seigneur Russe dont vous m’avez parlé, je prends la liberté de vous écrire pour vous marquer que je ne peux accepter ce qu’il me propose, à moins de quinze mille livres par an. Encore ne veux-je m’engager avec lui que pour deux ans. Dans la maison où je suis, M. le Marquis me donne dix-huit cens livres d’appointemens : à quoi il convient d’ajouter deux mille livres que je reçois du Maître-d’hôtel, pour ma moitié des droits des fournisseurs, comme Boulanger, Boucher, Épicier, &c. sans compter la répartition de la bourse commune, qui se fait entre lui & moi tous les deux mois, & qui va bien pour ma part à quatre mille livres par an. Vous voyez par ce petit détail, que ce ne seroit pas la peine de quitter Paris pour gagner environ cent louis de plus.

Si mon prix lui convient, je suis prêt à partir ; mais, encore une fois, je ne m’engage que pour deux ans. Je courrois risque, en m’absentant plus long-tems, de perdre absolument le goût François ; & vous sentez bien que ma fortune seroit ruinée.

J’exige encore que M. le Comte me permette de mettre sa cuisine sur le pié François : sans cela, il me seroit impossible de l’obliger à quelque prix que ce fût. Il est hors de doute que mes frais de voyage, pour aller & venir, me seront payés en sus du prix de mon engagement. Je vous prie, Monsieur, d’exposer toutes ces raisons à M. le Comte, & de me faire sçavoir sa réponse. Si elle est favorable, je sçais assez les procédés pour vous offrir un témoignage très-réel de ma reconnoissance.

J’ai l’honneur d’être, &c.


Monsieur *** à un jeune Avocat.


Vous voulez acheter une charge, mon ami. Vous suivez en cela l’intention de feu votre père, je le sçais : mais ne vous pressez-vous pas trop ? Si vous me consultez seulement pour me faire approuver votre dessein, mon approbation vous importe peu ; mais si vous me consultez comme votre ami, je vous dois la vérité.

L’ancienne liaison qui subsistoit entre votre pere & moi, m’a mis à même de sçavoir ce qu’il pensoit sur votre compte, & ses intentions à votre égard. En mourant, il me recommanda son fils : je lui promis de vous aimer, comme il me chérissoit lui-même. Je dois tenir ma parole en vous parlant avec cet intérêt & cette franchise qu’il auroit employé lui-même.

L’état que vous voulez embrasser est non-seulement flatteur, mais il est très-glorieux, en ce qu’il suppose, dans celui qui l’embrasse, des connoissances pénibles & peu attrayantes, l’amour de la justice, & sur-tout une probité dont il doit être assuré lui-même. Votre fortune, votre état vous permettent sans doute d’acheter une charge de Judicature. Mais votre âge ? à vingt-deux ans, êtes-vous en état de conduire vos propres affaires ? La loi présume que non, puisqu’elle vous a nommé un curateur ; & en entrant dans son sanctuaire, vous commenceriez par choquer son esprit, en vous chargeant de juger celles des autres. Non, mon ami : vous contribuerez, autant qu’il est en vous, à rendre respectable l’état que vous voulez embrasser. L’âge & l’expérience vous donneront un jour le droit de vous asseoir sur le tribunal où votre fortune & votre goût vous appellent. Attendez ce tems : alors vous jouirez, sans inquiétude, du respect & de la considération dûs à votre état. Votre ame sera affermie, vos passions moins agitables, & la réputation d’intégrité vous consolera des travaux pénibles & assidus de la Magistrature. La carrière que vous courez à présent, a des agrémens infinis ; elle est noble, libre, instructive, respectée : vous voyez vous-même que l’expérience qu’elle donne, engage quelquefois les Juges à consulter vos Confrères les plus éclairés. Lorsque vous serez dans le cas d’être consulté, vous serez digne de juger, & toutes les difficultés que je vous propose, s’applaniront pour vous. Adieu, mon ami : je sçais que vous avez l’esprit juste ; & j’espère que mes raisons ne vous paroîtront pas vaines. Si vous pouvez passer demain chez moi : nous discuterons vos intérêts & les miens, un peu plus longuement. Tâchez de venir le matin. Bon jour.


À Monsieur ***.


Va dîner sans moi chez ton Durana : j’en ai assez d’une fois. Tu te souviens bien quelle compagnie il t’avoit promise le jour que nous y avons dîné ensemble. Je me souviens aussi de celle que nous y trouvames ; & c’est assez pour que je ne mette jamais les prés chez lui. Avoue que tu es bien puni souvent de ton goût pour la bonne chere : pour moi, deux heures d’ennui ne sont pas capables de me réconcilier avec la meilleure chere. Tu vas donc essuyer les bons mots du vieux richard : je t’en félicite. Je vais dîner avec le Chevalier à la campagne chez *** : tu ferois bien mieux d’être des nôtres. Petite chere & liberté, cela vaut bien la gêne & l’ennui. En vérité, quand je songe qu’aucun de ceux que Durana nourrit, n’a imaginé de se mettre à son aise vis-à-vis de lui, je me persuade qu’il faut que sa compagnie soit ou bien sotte, ou bien gourmande. Si tu veux me revoir là, mets les choses sur un autre pied ; persifle-le jusqu’à ce qu’il se taise : alors je serai des siens, & nous lui menerons des agréables en hommes & en femmes : de maniere qu’on ne trouve plus chez lui de personnage ennuyeux que lui-même. Si la digestion est faite sur les sept heures, & que tu veuilles venir nous joindre chez Madame…, tu nous conteras de quelle maniere le dîner s’est passé, & nous ferons des chansons dessus. Adieu, porte-toi bien.


À Mademoiselle Minette,
rue Traversière.


Il te convient, ma chere amie, c’est moi qui te le dis : il te convient, tu es une étourdie. C’est un jeune fou, qui n’est ni jaloux ni incommode, & qui a les plus heureuses qualités pour notre commerce : c’est qu’il reçoit un congé de la meilleure grace du monde, & qu’un an après l’avoir quitté, si par hasard on a besoin de lui, on le retrouve toujours. Il n’est pas fait pour faire ta fortune ; mais il soutiendra fort bien ton ménage. Prends toujours en attendant mieux. Je viens de lui écrire de venir me donner la main pour aller dîner avec toi. Il y viendra : ne fais point la bégueule, sois gaie ; il t’amusera, je t’en réponds. Il est ami de mon Toutou, cela nous fera partie quarrée, jusqu’à ce que tu trouves un établissement plus considérable. Adieu, Minette. Jouis toujours, & prends patience.


À M. le Chevalier de ***.


Quelle misère ! quelle platitude, mon pauvre Chevalier ! Tu ne veux plus aller chez le Baron, parce que tu crains d’aimer sa femme. Eh ! mais, mon cher ami, je sçais ton histoire : ce n’est pas toi qui as pensé à l’aimer ; ta haute probité ne s’est pas compromise, ton ame peut toujours jouir de sa belle innocence : c’est la femme de ton ami, qui d’elle-même se jette à ta tête. Il n’y a rien de ta faute ; mais celle que tu projettes seroit impardonnable, & tu serois perdu dans le monde, si l’on te soupçonnoit de la pusillanimité dont tu m’as fait part. J’irai te prendre ce soir pour te conduire chez ta Baronne. Je veux moi-même te jetter à ses pieds, & tirer cette pauvre femme de l’embarras où ton silence, ta timidité & ta réserve doivent la plonger. Réfléchis donc, Chevalier, qu’elle est aimable, qu’elle t’aime, que ses yeux te l’ont dit une fois ; que si tes sots scrupules t’éloignent d’elle, ton ami n’y gagnera rien ; qu’elle ira peut-être se prendre pour quelque étourdi, qui fera son bonheur des tourmens du Baron, au-lieu qu’avec ta douce honnêteté, tu te ferois une étude de son repos. Encore un coup, il n’y a pas à balancer, l’humanité le veut, la bienséance l’exige, & l’amour l’ordonne. À ce soir, mon cher Chevalier.


À Madame de ***.


Non, mon amie, je ne veux pas m’en croire cette fois, & je résisterai au goût vif que j’ai pour le petit Comte que tu protéges. Pour mettre ordre au progrès qu’il faisoit sur mon imagination, je viens de m’engager à une partie de campagne, chez des gens où il n’aura aucun accès, où peut-être je m’amuserai peu, où sans doute je ne verrai que de sottes gens & des joueurs. N’importe : je ne veux point du roman qui se commençoit dans la tête de ton Céladon. Tu me connois : je ne l’aimerois pas long-tems, & il voudroit m’aimer toujours. Je suis sûre qu’il a un de ces caractères entêtés & tenaces, qu’on nomme constans & fidèles. Ces gens-là ne veulent pas quitter prise : ils mettent de l’importance & de la dignité à tous leurs sentimens ; une rupture est une affaire d’éclat. Je ne veux point de tout ce tapage là. Place ton petit Comte ailleurs, & laisse-moi tranquille. Je ne veux que des goûts, & point de passions : que cela soit dit entre nous pour cent ans.

Mon mari est furieux de la partie de campagne que j’ai acceptée. Il prend bien sa bisque pour gronder : qu’en dis-tu ?


À M. de Boisferme.


Je suis dès long-tems prévenue, Monsieur, qu’en vous écrivant, je m’adresse à un homme dur ; mais je n’ai rien à vous demander que pour vous-même. Vous dire que je suis la fille de Madame Simoneau de Bar-sur-Aube, c’est vous révéler que vous avez une niéce à Paris. Ma pauvre mere, en mourant, n’avoit rien à me laisser : ensorte que j’ai été trop heureuse après sa mort, de trouver une Baronne qui vouloit avoir avec elle une femme de chambre Françoise. Ma Baronne retourne en Allemagne, & me laisse dans la nécessité de chercher une autre condition. Il ne s’en présente qu’une bonne ; & je viens d’apprendre que vous & votre femme allez beaucoup dans la maison en question. Je pourrois imaginer que je ne vous dois rien, en vous rappellant que vous avez tout refusé à votre sœur, à ma malheureuse mere. Mais, Monsieur, votre niéce, tout à plaindre qu’elle est, veut être plus généreuse que vous. Elle veut vous donner avis de sa position, parce qu’elle peut intéresser votre orgueil. Décidez, Monsieur, si je dois entrer chez Madame de ***. Ce n’est que votre ordre que j’attends, & non pas vos bienfaits. S’il vous importe que je quitte le service, une pension très-modique peut vous épargner le dégoût de m’y à voir : je refuserois tout au-delà du nécessaire le plus étroit, parce que je veux que vous soyez le seul objet de ma démarche. Les malheureux ont aussi leur orgueil ; mais il n’est que l’expression du courage & de la fermeté : il n’offense & n’humilie personne.

Je suis très-parfaitement, Monsieur, &c.


À M. Jacotin, Commis, &c.


Eh non ! mon Poulet, j’vous l’dis tout franc : c’n’est pas pour vous que l’four chauffe, vous n’aurez pas ma fille. Alle a beau faire la glorieuse & la mijaurée, alle vendra des œufs & du beurre, come sa mere. Mes voisines m’ont déja avertie qu’alle levoit les épaules lorsque j’avois queuque petite scène gaillarde avec les passans ; mais quand j’l’aurai un peu accoutumée au rogome du matin, alle fera comme une autre. Ne faudroit-il pas, mon biau mignon, que j’l’a visisse de sang froid passer dans l’marché, comme enne belle dame, avec son parapluie sur sa tête, sans songer à reconnoître sa pauve mere ? Mort non d’un diable ! c’est que j’serois eune commere à quitter mon comptoir pour aller la souffletter de main de maître. J’aime mon méquier, j’y suis connue comme Barabas. J’ai déja eu l’honneur de complimenter le Roi en propre parsonne deux fois, ni pus, ni moins qu’eune Académie. Je ne donnerois pas ces momens là, voyez-vous, pour ben d’l’argent. Agathe me ressemble, alle aura de la gueule, alle fera queuque harangue à son tour, & ça la dédommagera de reste du plaisir de se croire eun queuque z’un, quoiqu’alle ne fût pas grand’chose en vous épousant. Je vous baise les mains, Monsieur l’amoureux. Si vous v’nez encore flairer note cuisine, y a du beurre & des œufs, comme vous sçavez, j’vous ferai eune omelette sur le visage.


À Mlle Marianne chez M. ***, Procureur.


Je vous fais celle-ci pour vous dire, Mademoiselle, que ce monsieur le grand Clerc, qui vous parloit hier à l’entrée de la nuit sous la porte, m’inquiéte beaucoup. Je sçais ben que vous m’avez dit que vous sçaviez que c’étoit vote dame qui le trouvoit grand & ben-fait. C’est possible véritablement ; mais comme vote dame n’est si jeune, ni si jolie que vous, il se pourroit ben aussi que ce biau jeune homme me fît pus de tort qu’à son Procureur. Tant y a, voyez-vous, que si vous ne voulez pas changer de maison, comme je vous l’ai demandé, il faudra que je renonce au plaisir de vous épouser, ainsi que vous y comptez, comme vous me l’avez dit ; & quand je ne vous épouserois pas, ce qui seroit pus à ma propice, à cause que nous n’avons ni vous, ni moi, pas grand’chose, comme on dit, ça me seroit toujours ben dur de penser que ce monsieur peut m’enlever vot cœur ben aisément, à cause la commodité qu’il a de coucher comme vous au quatrième de la même maison. J’irai tantôt al Arsenal : je vous prie, Mameselle Marianne, de tâcher de faire ensorte de ne pas manquer de vous y trouver de demême, pour afin que vous puissiez me dire au juste ce qui en est, ou ce qui n’en est pas ; parce que, supposé que dans le cas où vous seriez de ne pus m’aimer, comme vous faisiez par ci-devant, je changerois tout de suite de quarquier, pour ne pus rencontrer ni vous, ni ce chien de Clerc, que je crois un gaillard de bon appetit, & qui me donne trop à penser.

Je suis avec ben de l’estime, Mameselle Marianne, &c.


À Mademoiselle ***,
Marchande de Dentelles.


Écoutez, Mademoiselle : il faut que demain matin, avec un bon carton bien rempli de ce que vous aurez de mieux, vous guettiez à ma porte le moment où le carrosse de ce vieux Monsieur que vous sçavez, y sera arrivé. Montez tout de suite, & entrez chez moi. Je vous recevrai mal, parce que j’aurai de l’humeur contre tout le monde. Je vous enverrai peut-être sur le cul du four ; mais fichez-vous de cela : étalez toujours votre marchandise. Dites sur-tout que c’est un bon marché ; que cela vient de quelqu’un qui a grand besoin d’argent. Je ne jetterai pas les yeux dessus : mon vieux coquin qui aura grande envie de se raccommoder, s’approchera de vous. Il achetera sûrement : je voudrai m’y opposer, il achetera davantage ; & vous prendrez vos mesures pour vous faire payer promptement, entendez-vous ? Dès que vous serez convenue de vos faits, détalez bien vîte, s’il vous plaît. Je vous souhaite le bon jour, & je vous attends ; mais songez à ne pas arriver ni trop tôt, ni trop tard.


À M. le Marquis de ***.


Il faut, mon cher Marquis, que vous voyiez ici des gens bien dangereux. Comment ?… Ils ont pu faire passer dans votre tête, l’affreuse idée ! qu’il n’y a de patrie que pour les sots. Vous m’avez fait frémir. Vous Gentilhomme ? vous François ? vous osez prononcer cette horrible maxime ? Ô mon cher ! allez interroger les mânes de vos glorieux ancêtres : demandez-leur si ce fanatisme patriotique dont ils étoient remplis, ne fut pas le principe de toutes les grandes actions qui les distinguerent ; si leur véritable gloire, si leur plus grand bonheur ne furent pas d’envisager toujours l’honneur des Lys, qu’ils défendoient, & qu’ils arrosoient de leur sang ; qu’ils vous disent s’ils ne firent qu’échanger ce sang contre les dignités & les métaux ; si les récompenses enfin furent la source & l’aliment de leur valeur, s’ils n’auroient pas préféré leur propre ruine à celle de la patrie. Marquis, oserez-vous ne voir que des imbécilles dans ces héros ?

Je vous ai vu, je vous ai suivi à la Cour de nos Maîtres. De quel respect vous étiez pénétré ? de quel amour pour eux ne sentiez-vous pas l’atteinte ? Vous m’en avez fait plus d’une fois l’aveu. Eh bien ! Marquis, cet amour est celui de la patrie. Quelque mérite personnel que nos Princes puissent avoir, le seul hommage dont ce mérite les rend dignes, ne suffit pas pour porter nos cœurs jusqu’à l’ivresse de l’amour : il faut encore que nous appercevions en eux la patrie entière ; il faut que nous voyions dans leurs mains & sa gloire & sa félicité. Oui, Marquis, vous êtes François malgré vous : vous croyez ne servir votre pays que pour votre intérêt propre, & vous sçavez encore l’aimer. Ce sentiment est dans votre cœur, daignez y descendre & l’y reconnoître : il va centupler vos forces, vos talens & votre courage : il va vous élever jusqu’aux héros de qui vous descendez ; il va vous inspirer une estime de vous-même, bien plus douce & bien au-dessus de l’orgueil & de la vanité que donnent aujourd’hui les rangs, la faveur & toutes les glorioles qu’un faste vain idolâtre.

Oui, Marquis, il est une patrie, il en sera toujours une pour des François. Laissons passer ces instans de corruption qu’enfantent l’avide intérêt & l’abus des raisonnemens. L’honneur, le pur & véritable honneur ne tardera pas sans doute à reprendre ses droits. Le fortuit ou coupable avantage des richesses ne sera plus alors l’unique objet de nos desirs insensés, & nous n’envierons plus que ceux de nos freres qui s’immortaliseront par un sincère & brûlant amour de la chose publique.

Je suis, &c.


À un homme de Lettres.


Jai perdu mon Colporteur de vue : peut-être s’est-il fait enfermer pour moi, car je l’avois chargé de m’apporter tout ce qu’il y a de plus fort. Toute autre lecture m’ennuye : une Piéce de théâtre, un Roman, quelque bien écrit qu’il soit, un ouvrage de Morale, par-dessus tout, me font bâiller. Il n’y a plus rien de délicieux que les brochures hardies, & qui renversent tout. Lorsque quelqu’un de mes amis m’en lit quelques pages à ma toilette, je vois que mes femmes même s’en divertissent presqu’autant que moi. Je m’adresse à vous pour déterrer un successeur au pauvre diable que je ne vois plus. Il avoit quatre ou cinq enfans qu’il m’envoyoit à tour de rôle : tout cela a disparu. Voyez, cherchez, intriguez-vous, & venez donc me voir plus souvent que vous ne faites ; mais toujours le matin : je ne donne rien de mes soirées aux Belles-Lettres. Je ne sçais qui est-ce qui a dit l’autre jour, qu’il vous prennoit certain goût de retraite. Eh ! fi, Monsieur, la société, la société : voilà le grand livre. Les Bibliotheques ne feroient de vous qu’un homme de l’autre siécle : quelle pitié ! Et comment se dire votre amie après cela ?

Je suis sincèrement, &c.

FIN.

  1. En Aulide.