La Petite-Poste dévalisée/Lettre 20

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 66-72).


À Monsieur ***.


Jai reçu, Monsieur, votre lettre, mais point d’argent ; vous sçavez cependant que les dettes du jeu sont échues dans vingt-quatre heures : ne me forcez pas à prendre un parti vis-à-vis de vous.

Vous ne vous êtes pas apperçu, piqué comme vous êtes d’avoir perdu hier votre argent vis-à-vis de moi, que vous insultez dans votre lettre toute l’Académie & moi. C’est, dites-vous, monsieur votre oncle qui vous a assuré que toutes les Académies sont pleines de malhonnêtes gens ; mais peut-il en sçavoir plus que moi ? Permettez-moi de vous dire que j’ai là-dessus une expérience qu’il n’a point : il parle sur des oui-dire, car je ne l’ai jamais vu dans aucune. S’il y avoit, comme il dit, des gens qui dupent continuellement, ne l’aurois-je pas été moi-même ? & c’est, je vous assure, ce qui ne m’est jamais arrivé. Au surplus, il ignore combien la Police veille avec attention au maintien des mœurs dans ces assemblées publiques. La mauvaise foi y est punie, aussitôt que connue ; & la probité la plus scrupuleuse échappe à peine au soupçon. Je peux vous en parler sçavamment. Si monsieur votre oncle doutoit de la vérité de ce que j’avance, prouvez-lui par le nouveau réglement qui vient d’être fait pour les Académies, le desir de la Police de voir fleurir les bonnes mœurs dans nos assemblées. Elle veut qu’il n’y soit plus reçu que cinquante personnes à la fois. Vous sentez l’esprit de cette sage institution : dans un corps trop nombreux, tout le monde ne sçauroit se connoître ; au-lieu qu’une société peu nombreuse d’honnêtes gens qui passent amicalement dix ou douze heures par jour ensemble à se gagner de l’argent, doit nécessairement connoître ses membres ; ce qui empêche les gens mal intentionnés de s’écarter des principes reçus. En vérité, quand je songe à ce que la médisance peut forger de noirceurs pour dénigrer la bonne compagnie, cela me donne de l’humeur ; & je suis toujours étonné que notre Académie ne soit pas respectée comme les autres. Qu’est-ce en effet qu’une Académie ? C’est une assemblée autorisée de gens animés d’un même esprit : l’une est occupée de l’esprit de la Langue, l’autre de celui de l’Antiquité ; celle-ci des Sciences, celle là de la Musique. La nôtre est animée de l’esprit de gain ; & s’il falloit mépriser cet esprit-là, j’aimerois autant dire qu’il faut mépriser les compagnies des Financiers, ou la communauté des Procureurs.

Lisez, Monsieur, ma lettre avec attention : vous verrez si monsieur votre oncle a rencontré plus juste, en nous accusant d’être sans principes. On croit que nous n’en avons point, parce que nous n’avons pas le temps de les étaler. Je n’ai pu sortir de la journée, n’ayant pas un sol. Envoyez-moi, je vous prie, douze francs à compte, pour que je puisse au moins carabiner.

Par réflexion, je pense qu’il vaut mieux que vous ne montriez pas ma lettre à Monsieur votre oncle. Les vieillards se rendent difficilement à la raison : il vous feroit peut-être quelqu’ennuyeux sermon, comme vous dites qu’il sçait faire. Je veux vous épargner cet ennui : au reste, j’ai trouvé quelqu’un qui fera votre affaire : venez demain matin, & apportez les plats, nous aurons de l’argent ; il y a un Anglois qu’on doit mener demain à l’Académie ; nous pourrons peut-être gagner de quoi payer nos intérêts. Je vous souhaite le bon jour.