La Petite-Poste dévalisée/Lettre 05

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 20-23).


À Mademoiselle Léonore.


Il ne t’épousera pas, ma chere Léonore, il ne t’épousera pas. Il t’aime comme un fou. Je me suis même apperçue que tu l’avois mené jusqu’à de l’estime ; mais il a de l’orgueil & de vieux préjugés : tu ne feras rien de cet homme-là, c’est moi qui te le dis. En passant une heure ou deux avec lui, j’ai promené sa vue sur quelques fortunes du genre de celles que tu desires. Oh ! quelle mine il me faisoit à chaque nôce dont je lui ai fait la peinture ! Des fous, des gens perdus, disoit-il entre ses dents ! Crois-moi, ma pauvre Léonore, si tu as toujours la chimère des mariages dans la tête, vise ailleurs, ou plutôt reviens à ton premier caractère. Te lasses-tu d’être aimable, & même heureuse ? Car entre nous, ces beaux messieurs qui croyent nous faire un grand sacrifice en descendant jusqu’à notre état, nous font perdre bien plus d’agrémens qu’ils ne peuvent nous en procurer. L’agréable chose que d’être forcée de se retirer dans une des terres de Monsieur, pour aller jouer le triste rôle d’une Dame de paroisse, obligée de caresser tous les ridicules de ses voisins les campagnards, si elle veut quelquefois rompre l’éternel tête à tête d’elle & de son mari ; encore n’imagine pas que leurs femmes s’oublient jusqu’à te voir ; elles ne te pardonneront jamais ta premiere histoire ; tu feras mille bassesses inutiles ; tu iras jusqu’à l’hypocrisie, & cela n’aboutira qu’à altérer ton humeur & ta gaieté naturelle. Allons, ma chere Léonore, jouis, change, & sois toujours ce que la nature & tes talens ont voulu que tu fusses, une femme charmante, & que tous les hommes sont convenus de se disputer. Mon joli Chevalier dîne avec moi. Viens rire avec nous ; amene qui tu voudras, & dispose de ton amie.