Librairie Plon (p. 80-92).
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LE MAL

La création : le bien mis en morceaux et éparpillé à travers le mal.

Le mal est l’illimité, mais il n’est pas l’infini.

Seul l’infini limite l’illimité.

Monotonie du mal : rien de nouveau, tout y est équivalent. Rien de réel, tout y est imaginaire.

C’est à cause de cette monotonie que la quantité joue un si grand rôle. Beaucoup de femmes (don Juan) ou d’hommes (Célimène) etc. Condamné à la fausse infinité. C’est là l’enfer même.

Le mal, c’est la licence, et c’est pourquoi il est monotone : il y faut tout tirer de soi. Or il n’est pas donné à l’homme de créer. C’est une mauvaise tentative pour imiter Dieu.

Ne pas connaître et accepter cette impossibilité de créer est la source de beaucoup d’erreurs. Il nous faut imiter l’acte de créer, et il y a deux imitations possibles — l’une réelle, l’autre apparente — conserver et détruire.

Pas de trace de « je » dans la conservation. Il y en a dans la destruction. « Je » laisse sa marque sur le monde en détruisant.

Littérature et morale. Le mal imaginaire est romantique, varié, le mal réel morne, monotone, désertique, ennuyeux. Le bien imaginaire est ennuyeux ; le bien réel est toujours nouveau, merveilleux, enivrant. Donc la « littérature d’imagination » est ou ennuyeuse ou immorale (ou un mélange des deux). Elle n’échappe à cette alternative qu’en passant en quelque sorte, à force d’art, du côté de la réalité — ce que le génie seul peut faire.

Une certaine vertu inférieure est une image dégradée du bien, dont il faut se repentir, et dont il est plus difficile de se repentir que du mal. Pharisien et publicain.

Le bien comme contraire du mal lui est équivalent en un sens comme tous les contraires.

Ce que le mal viole, ce n’est pas le bien, car le bien est inviolable ; on ne viole qu’un bien dégradé.

Ce qui est directement contraire à un mal n’est jamais de l’ordre du bien supérieur. À peine au-dessus du mal, souvent ! Exemples : vol et respect bourgeois de la propriété, adultère et «  honnête femme » ; caisse d’épargne et gaspillage ; mensonge et « sincérité ».

Le bien est essentiellement autre que le mal. Le mal est multiple et fragmentaire, le bien est un, le mal est apparent, le bien est mystérieux ; le mal consiste en actions, le bien en non action, en action non agissante, etc. — Le bien pris au niveau du mal et s’y opposant comme un contraire à un contraire est un bien de code pénal. Au-dessus se trouve un bien qui, en un sens, ressemble plus au mal qu’à cette forme basse du bien. Cela rend possible beaucoup de démagogie et de paradoxes fastidieux.

Le bien qui se définit à la façon dont on définit le mal doit être nié. Or le mal le nie. Mais il le nie mal.

Y-a-t-il union de vices incompatibles chez les êtres voués au mal ? Je ne crois pas. Les vices sont soumis à la pesanteur, et c’est pourquoi il n’y a pas de profondeur, de transcendance dans le mal.

On n’a l’expérience du bien qu’en l’accomplissant.

On n’a l’expérience du mal qu’en s’interdisant de l’accomplir, ou, si on l’a accompli, qu’en s’en repentant.

Quand on accomplit le mal, on ne le connaît pas, parce que le mal fuit la lumière.

Est-ce que le mal, tel qu’on le conçoit lorsqu’on ne le fait pas, existe ? Le mal qu’on fait ne semble-t-il pas quelque chose de simple, de naturel qui s’impose ? Le mal n’est-il pas analogue à l’illusion ? L’illusion, quand on en est victime, n’est pas sentie comme une illusion, mais comme une réalité. De même, peut-être le mal. Le mal, quand on y est, n’est pas senti comme mal, mais comme nécessité ou même comme devoir.

Dès qu’on fait le mal, le mal apparaît comme une sorte de devoir. La plupart ont le sentiment du devoir dans certaines choses mauvaises et d’autres bonnes. Un même homme éprouve comme un devoir de vendre aussi cher qu’il peut et de ne pas voler, etc. Le bien chez eux est au niveau du mal, un bien sans lumière.

La sensibilité de l’innocent qui souffre est comme du crime sensible. Le vrai crime n’est pas sensible. L’innocent qui souffre sait la vérité sur son bourreau, le bourreau ne la sait pas. Le mal que l’innocent sent en lui-même est dans son bourreau, mais il n’y est pas sensible. L’innocent ne peut connaître le mal que comme souffrance. Ce qui dans le criminel n’est pas sensible, c’est le crime. Ce qui dans l’innocent n’est pas sensible, c’est l’innocence.

C’est l’innocent qui peut sentir l’enfer.

Le péché que nous avons en nous sort de nous et se propage au dehors, en exerçant une contagion sous forme de péché. Ainsi, quand nous sommes irrités, notre entourage s’irrite. Ou encore, de supérieur à inférieur : la colère suscite la peur. Mais au contact d’un être parfaitement pur, il y a transmutation, et le péché devient souffrance. Telle est la fonction du juste d’Isaïe, de l’agneau de Dieu. Telle est la souffrance rédemptrice. Toute la violence criminelle de l’Empire romain s’est heurtée au Christ, et, en lui, est devenue pure souffrance. Les êtres mauvais au contraire transforment la simple souffrance (par exemple la maladie) en péché.

Il s’ensuit peut-être que la douleur rédemptrice doit être d’origine sociale. Elle doit être injustice, violence exercée par des êtres humains.

Le faux Dieu change la souffrance en violence. Le vrai Dieu change la violence en souffrance.

La souffrance expiatrice est le choc en retour du mal qu’on fait. Et la souffrance rédemptrice est l’ombre du bien pur qu’on désire.

L’acte méchant est un transfert sur autrui de la dégradation qu’on porte en soi. C’est pourquoi on y incline comme vers une délivrance.

Tout crime est un transfert du mal de celui qui agit sur celui qui subit. L’amour illégitime comme le meurtre.

L’appareil de la justice pénale a été tellement contaminé de mal depuis des siècles qu’il est au contact des malfaiteurs, sans purification compensatrice, qu’une condamnation est très souvent un transfert de mal de l’appareil pénal sur le condamné, et cela même s’il est coupable et si la peine n’est pas disproportionnée. Les criminels endurcis sont les seuls auxquels l’appareil pénal ne peut pas faire de mal. Aux innocents, il fait un mal affreux.

Quand il y a transfert de mal, le mal n’est pas diminué, mais augmenté chez celui d’où il procède. Phénomène de multiplication. Il en est de même pour le transfert du mal qui s’opère sur des objets.

Alors où mettre le mal ?

Il faut le transférer de la partie impure dans la partie pure de soi-même, le transmuant ainsi en souffrance pure. Le crime qu’on a en soi, il faut l’infliger à sol.

Mais on aurait vite fait ainsi de souiller le point de pureté intérieure si on ne le renouvelait pas par le contact avec une pureté inaltérable placée en dehors de toute atteinte.

La patience consiste à ne pas transformer la souffrance en crime. Cela suffit déjà à transformer du crime en souffrance.

Transférer le mal sur des choses extérieures, c’est déformer les rapports des choses. Ce qui est exact et déterminé, nombre, proportion, harmonie, résiste à cette déformation. Quel que soit mon état de vigueur ou de lassitude, dans cinq kilomètres, il y a cinq bornes kilométriques. C’est pourquoi le nombre fait mal quand on souffre : il s’oppose à l’opération de transfert. Fixer l’attention sur ce qui est trop rigoureux pour être déformé par mes modifications intérieures, c’est préparer en moi l’apparition d’un invariant et l’accès à l’éternel.

Accepter le mal qu’on nous fait comme remède à celui que nous avons fait.

Ce n’est pas la souffrance qu’on s’impose à soi-même, mais celle qu’on subit du dehors qui est le vrai remède. Et même il faut qu’elle soit injuste. Quand on a péché par injustice, il ne suffit pas de souffrir justement, il faut souffrir l’injustice.

La pureté est absolument invulnérable en tant que pureté, en ce sens que nulle violence ne la rend moins pure. Mais elle est éminemment vulnérable en ce sens que toute atteinte du mal la fait souffrir, que tout péché qui la touche devient en elle souffrance.

Si l’on me fait du mal, désirer que ce mal ne me dégrade pas, par amour pour celui qui me l’inflige, afin qu’il n’ait pas vraiment fait du mal.

Les saints (les presque saints) sont plus exposés que les autres au diable, parce que la connaissance réelle qu’ils ont de leur misère leur rend la lumière presque intolérable.

Le péché contre l’Esprit consiste à connaître une chose comme bonne et à la haïr en tant que bonne. On en éprouve l’équivalence sous forme de résistance toutes les fois qu’on s’oriente vers le bien. Car tout contact avec le bien produit une connaissance de la distance entre le mal et le bien et un commencement d’effort pénible d’assimilation. C’est une douleur, et on a peur. Cette peur est peut-être le signe de la réalité du contact. Le péché correspondant ne peut se produire que si le manque d’espérance rend la conscience de la distance intolérable et change la douleur en haine. L’espérance est un remède à cet égard. Maïs un remède meilleur est l’indifférence à soi, et d’être heureux que le bien soit le bien, quoiqu’on en soit loin, et même dans la supposition où on serait destiné à s’en éloigner infiniment.

Une fois un atome de bien pur entré dans l’âme, la plus grande, la plus criminelle faiblesse est infiniment moins dangereuse que la plus minime trahison, celle-ci se réduirait-elle à un mouvement purement intérieur de la pensée, ne durant qu’un instant, mais consenti. C’est la participation à l’enfer. Tant que l’âme n’a pas goûté au bien pur, elle est séparée de l’enfer comme du paradis.

Un choix infernal n’est possible que par l’attachement au salut. Qui ne désire pas la joie de Dieu, mais est satisfait de savoir qu’il y a réellement joie en Dieu, tombe mais ne trahit pas.

Quand on aime Dieu à travers le mal comme tel, c’est vraiment Dieu qu’on aime.

Aimer Dieu à travers le mal comme tel. Aimer Dieu à travers le mal que l’on haït, en haïssant ce mal. Aimer Dieu comme auteur du mal qu’on est en train de haïr.

Le mal est à l’amour ce qu’est le mystère à l’intelligence. Comme le mystère contraint la vertu de foi à être surnaturelle, de même le mal pour la vertu de charité. Et essayer de trouver des compensations, des justifications au mal est aussi nuisible pour a charité que d’essayer d’exposer le contenu des mystères sur le plan de l’intelligence humaine.

Discours d’Ivan dans les Karamazov : « Quand même cette immense fabrique apporterait les plus extraordinaires merveilles et ne coûterait qu’une seule larme d’un seul enfant, moi je refuse. »

J’adhère complètement à ce sentiment. Aucun motif, quel qu’il soit, qu’on puisse me donner pour compenser une larme d’un enfant ne peut me faire accepter cette larme. Aucun absolument que l’intelligence puisse concevoir. Un seul, mais qui n’est intelligible qu’à l’amour surnaturel : Dieu l’a voulu. Et pour ce motif-là, j’accepterais aussi bien un monde qui ne serait que mal qu’une larme d’enfant.

L’agonie est la suprême nuit obscure dont même les parfaits ont besoin pour la pureté absolue, et pour cela il vaut mieux qu’elle soit amère.

L’irréalité qui du bien enlève le bien, c’est cela qui constitue le mal. Le mal, c’est toujours la destruction de choses sensibles où il y a présence réelle du bien. Le mal est accompli par ceux qui n’ont pas connaissance de cette présence réelle. En ce sens il est vrai que nul n’est méchant volontairement. Les rapports de force donnent à l’absence le pouvoir de détruire la présence.

On ne peut contempler sans terreur l’étendue du mal que l’homme peut faire et subir.

Comment pourrait-on croire qu’il soit possible de trouver une compensation à ce mal puisque, à cause de ce mal, Dieu a souffert la crucifixion ?

Bien et mal. Réalité. Est bien ce qui donne plus de réalité aux êtres et aux choses, mal ce qui leur en enlève.

Les Romains ont fait le mal en dépouillant les villes grecques de leurs statues, parce que les villes, les temples, la vie de ces Grecs avaient moins de réalité sans les statues, et parce que les statues ne pouvaient avoir autant de réalité à Rome qu’en Grèce.

Supplications désespérées, humbles des Grecs pour conserver quelques statues : tentative désespérée pour faire passer dans l’esprit d’autrui sa propre notion des valeurs. Comprise ainsi, n’a rien de bas. Mais presque nécessairement inefficace. Devoir de comprendre et de peser le système de valeurs d’autrui, avec le sien, sur la même balance. Forger la balance.

Laisser l’imagination s’attarder sur ce qui est mal implique une espèce de lâcheté ; on espère jouir, connaître et s’accroître par l’irréel.

Même attarder son imagination sur certaines choses comme possibles (ce qui est tout autre chose qu’en concevoir clairement la possibilité, chose essentielle à la vertu) c’est déjà s’engager. La curiosité en est la cause. S’interdire (non pas de concevoir, mais de s’attarder sur) certaines pensées ; ne pas penser à. On croit que la pensée n’engage pas, mais elle engage seule, et la licence de penser enferme toute licence. Ne pas penser à, faculté suprême. Pureté, vertu négative. Ayant à attardé son imagination sur une chose mauvaise, si on rencontre d’autres hommes qui la rendent objective par leurs paroles et leurs actions et suppriment ainsi la barrière sociale, on est déjà presque perdu. Et quoi de plus facile ? Pas de point de rupture ; quand on voit le fossé, on l’a déjà franchi. Pour le bien, c’est tout le contraire ; le fossé est vu quand il est à franchir, au moment de l’arrachement et du déchirement. On ne tombe pas dans le bien. Le mot bassesse exprime cette propriété du mal.

Même accompli, le mal garde ce caractère d’irréalité ; de là vient peut-être la simplicité des criminels ; tout est simple dans le rêve. Simplicité qui fait pendant à celle de la suprême vertu.

Il faut que le mal soit rendu pur — ou la vie est impossible. Dieu seul peut cela. C’est l’idée de la Gîta. C’est aussi l’idée de Moïse, de Mahomet, de l’hitlérisme…

Mais Jéhovah, Allah, Hitler sont des dieux terrestres. La purification qu’ils opèrent est imaginaire.

Ce qui est essentiellement autre que le mal, c’est la vertu accompagnée d’une perception claire de la possibilité du mal, et du mal apparaissant comme un bien. La présence d’illusions abandonnées mais présentes à la pensée, est peut-être le critérium de la vérité.

On ne peut avoir horreur de faire du mal à autrui que si on est au point où autrui ne peut plus nous faire du mal (on aime alors les autres, à la limite, comme soi-même passé).

La contemplation de la misère humaine arrache à vers Dieu, et c’est seulement en autrui aimé comme soi-même qu’on la contemple. On ne peut la contempler ni en soi comme tel ni en autrui comme tel.

L’extrême malheur qui saisit les êtres humains ne crée pas la misère humaine, il la révèle seulement.

Le péché et les prestiges de la force. Du fait que l’âme tout entière n’a pas su connaître et accepter la misère humaine, on croit qu’il y a de la différence entre les êtres humains, et par là on manque à la justice, soit en faisant une différence entre nous et autrui, soit en faisant acception de personnes parmi les autres.

Cela vient de ce que l’on ne sait pas que la misère humaine est une quantité constante et irréductible, aussi grande en chaque homme qu’elle peut l’être, et que la grandeur vient d’un seul Dieu, de sorte qu’il y a identité entre un homme et un autre,

On s’étonne que le malheur n’ennoblisse pas. C’est que, quand on pense à un malheureux, on pense à son malheur. Mais le malheureux ne pense pas à son malheur : il a l’âme emplie de n’importe quel infime allégement qu’il puisse convoiter.

Comment n’y aurait-il pas du mal dans le monde ? Il faut que le monde soit étranger à nos désirs. S’il l’était sans contenir de mal, nos désirs alors seraient entièrement mauvais. Il ne le faut pas.

Il y a toutes les gammes de distance entre la créature et Dieu. Une distance où l’amour de Dieu est impossible. Matière, plantes, animaux. Le mal est si complet là qu’il se détruit ; il n’y a plus de mal : miroir de l’innocence divine. Nous sommes au point où l’amour est tout juste possible. C’est un grand privilège, car l’amour qui unit est proportionnel à la distance.

Dieu a créé un monde qui est non le meilleur possible, mais comporte tous les degrés de bien et de mal. Nous sommes au point où il est le plus mauvais possible. Car au delà est le degré où le mal devient innocence.