Librairie Plon (p. 49-57).


LA NÉCESSITÉ ET L’OBÉISSANCE

Le soleil luit sur les justes et sur les injustes… Dieu se fait nécessité. Deux faces de la nécessité : exercée et subie. Soleil et croix.

Accepter d’être soumis à la nécessité et n’agir qu’en la maniant.

Subordination : économie d’énergie. Grâce à elle, un acte d’héroïsme peut être accompli sans que celui qui ordonne ni celui qui obéit aient besoin d’être des héros.

Parvenir à recevoir des ordres de Dieu.

Dans quels cas est-ce que la lutte contre une tentation épuise l’énergie attachée au bien, et dans quels cas est-ce qu’elle la fait monter dans l’échelle des qualités d’énergie ?

Cela doit dépendre de l’importance respective du rôle de la volonté et de l’attention.

Il faut mériter, à force d’amour, de subir une contrainte.

L’obéissance est la vertu suprême. Aimer la nécessité. La nécessité est ce qu’il y a de plus bas par rapport à l’individu (contrainte, force, une « dure nécessité ») ; la nécessité universelle en délivre.

Il y a des cas où une chose est nécessaire du seul fait qu’elle est possible. Ainsi manger quand on a faim, donner à boire à un blessé mourant de soif, l’eau étant tout près. Ni un bandit ne s’en abstiendrait ni un saint.

Par analogie, discerner les cas où, bien que cela n’apparaisse pas aussi clairement à première vue, la possibilité implique une nécessité. Agir dans ces cas et non dans les autres.

Le grain de grenade. On ne s’engage pas à aimer Dieu, on consent à l’engagement qui a été opéré en soi-même sans soi-même.

Faire seulement, en fait d’actes de vertu, ceux dont on ne peut pas s’empêcher, ceux qu’on ne peut pas ne pas faire, mais augmenter sans cesse par l’attention bien dirigée la quantité de ceux qu’on ne peut pas ne pas faire.

Ne pas faire un pas, même vers le bien, au delà de ce à quoi on est poussé irrésistiblement par Dieu, et cela dans l’action, dans la parole et dans la pensée. Mais être disposé à aller sous sa poussée n’importe où, jusqu’à la limite (la croix…). Être disposé au maximum, c’est prier pour être poussé, mais sans savoir où.

Si mon salut éternel était sur cette table sous la forme d’un objet et qu’il n’y eût qu’à étendre la main pour le saisir, je ne tendrais pas la main sans en avoir reçu l’ordre.

Détachement des fruits de l’action. Se soustraire à cette fatalité. Comment ?

Agir, non pour un objet, mais par une nécessité. Je ne peux pas faire autrement. Ce n’est pas une action, mais une sorte de passivité. Action non agissante.

L’esclave est, en un sens, un modèle (le plus bas… le plus haut… toujours la même loi). La matière aussi.

Transporter hors de soi les mobiles de ses actions. Être poussé. Les motifs tout à fait purs (ou les plus vils : toujours la même loi) apparaissent comme extérieurs.

Pour tout acte, le considérer sous l’aspect non de l’objet, mais de l’impulsion. Non pas : à quelle fin ? Mais : d’où cela vient-il ?

« J’étais nu et vous m’avez habillé. » Ce don est simplement le signe de l’état où se trouvaient les êtres qui ont agi de la sorte. Ils étaient dans un état tel qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher de nourrir ceux qui avaient faim, d’habiller ceux qui étaient nus ; ils ne le faisaient aucunement pour le Christ, ils ne pouvaient pas s’empêcher de le faire parce que la compassion du Christ était en eux. Comme saint Nicolas allant avec saint Cassien à travers la steppe russe à un rendez-vous avec Dieu ne pouvait pas s’empêcher de manquer l’heure du rendez-vous pour aider un moujik à dégager sa voiture embourbée. Le bien accompli ainsi presque malgré soi, presque avec honte et remords, est pur. Tout bien absolument pur échappe complètement à la volonté. Le bien est transcendant. Dieu est le Bien.

« J’avais faim et vous m’avez secouru. » Quand donc, Seigneur ? Ils ne le savaient pas. Il ne faut pas le savoir.

Il ne faut pas secourir le prochain pour le Christ, mais par le Christ. Que le moi disparaisse de telle sorte que le Christ, au moyen de l’intermédiaire que constituent notre âme et notre corps, secoure le prochain. Être l’esclave que son maître envoie porter tel secours à tel malheureux. Le secours vient du maître, mais il s’adresse au malheureux. Le Christ n’a pas souffert pour son Père. Il a souffert pour les hommes par la volonté du Père.

On ne peut pas dire de l’esclave qui va porter secours qu’il fait cela pour son maître. Il ne fait rien. Quand même pour aller jusqu’au malheureux, il marcherait sur des clous, pieds nus, alors il souffre, mais il ne fait rien. Car il est un esclave.

« Nous sommes des esclaves inutiles, » c’est-à-dire : nous n’avons rien fait.

D’une manière générale, pour Dieu est une mauvaise expression. Dieu ne doit pas se mettre au datif.

Ne pas aller au prochain pour Dieu, mais être poussé par Dieu vers le prochain comme la flèche vers le but par l’archer.

N’être qu’un intermédiaire entre la terre inculte et le champ labouré, entre les données du problème et la solution, entre la page blanche et le poème, entre le malheureux qui a faim et le malheureux rassasié.

En toutes choses, seul ce qui nous vient du dehors, gratuitement, par surprise, comme un don du sort, sans que nous l’ayons cherché, est joie pure. Parallèlement, le bien réel ne peut venir que du dehors, jamais de notre effort. Nous ne pouvons en aucun cas fabriquer quelque chose qui soit meilleur que nous. Ainsi l’effort tendu véritablement vers le bien ne doit pas aboutir ; c’est après une tension longue et stérile qui se termine en désespoir, quand on n’attend plus rien, que du dehors, merveilleuse surprise, vient le don. Cet effort a été destructeur d’une partie de la fausse plénitude qui est en nous. Le vide divin, plus plein que la plénitude, est venu s’installer en nous.

La volonté de Dieu. Comment la connaître ? Si on fait le silence en soi, si on fait taire tous les désirs, toutes les opinions et qu’on pense avec amour, de toute son âme et sans paroles : « Que ta volonté soit faite, » ce qu’on sent ensuite sans incertitude devoir faire (quand même, à certains égards, ce serait une erreur) est la volonté de Dieu. Car si on lui demande du pain, il ne donne pas des pierres.

Critérium convergent. Une action ou une attitude en faveur de laquelle la raison trouve plusieurs motifs distincts et convergents, mais dont on sent qu’elle dépasse tous les motifs représentables.

Il ne faut avoir en vue dans la prière aucune chose particulière, à moins d’en avoir reçu surnaturellement l’inspiration. Car Dieu est l’être universel. Certes il descend dans le particulier. Il est descendu, il descend dans l’acte de la création ; de même l’Incarnation, l’Eucharistie, l’Inspiration, etc. Mais c’est un mouvement descendant, jamais montant, un mouvement de Dieu, non de nous. Nous ne pouvons opérer une telle liaison qu’autant que Dieu nous la dicte. Notre rôle est d’être tournés vers l’universel.

C’est peut-être là la solution de la difficulté de Berger sur l’impossibilité de relier le relatif à l’absolu. C’est impossible par un mouvement montant, mais c’est possible par un mouvement descendant.

On ne peut jamais savoir que Dieu commande telle chose. L’intention orientée vers l’obéissance à Dieu sauve, quoi qu’on fasse, si on place Dieu infiniment au-dessus de soi, et damne, quoi qu’on fasse, si on appelle Dieu son propre cœur. Dans le premier cas, on ne pense jamais que ce qu’on a fait, ce qu’on fait ou ce qu’on fera puisse être un bien.

Usage des tentations. Il tient au rapport de l’âme et du temps. Contempler un mal possible pendant longtemps sans l’accomplir opère une espèce de transsubstantiation. Si on y résiste avec une énergie finie, cette énergie s’épuise en un temps donné, et quand elle est épuisée, on cède. Si on reste immobile et attentif, c’est la tentation qui s’épuise — et on recueille l’énergie regradée.

Si on contemple de même un bien possible, de la même manière — immobile et attentif — il s’opère aussi une transsubstantiation de l’énergie, grâce à laquelle on exécute ce bien.

La transsubstantiation de l’énergie consiste en ceci que, pour le bien, il vient un moment où on ne peut pas ne pas l’accomplir.

De là aussi un critérium du bien et du mal.

Chaque créature parvenue à l’obéissance parfaite constitue un mode singulier, unique, irremplaçable de présence, de connaissance et d’opération de Dieu dans le monde.

Nécessité. Voir les rapports des choses, et soi-même, y compris les fins qu’on porte en soi, comme un des termes. L’action en résulte naturellement.

Obéissance : il y en a deux. On peut obéir à la pesanteur ou au rapport des choses. Dans le premier cas, on fait ce à quoi pousse l’imagination combleuse de vides. On peut y mettre, et souvent avec vraisemblance, toutes les étiquettes y compris le bien et Dieu. Si on suspend le travail de l’imagination combleuse et qu’on fixe l’attention sur le rapport des choses, une nécessité apparaît à laquelle on ne peut pas ne pas obéir. Jusque-là, on n’a pas la notion de la nécessité ni le sentiment de l’obéissance.

Alors on ne peut pas être orgueilleux de ce qu’on accomplit, quand même on accomplirait des merveilles.

Mot du mousse breton au journaliste qui lui demandait comment il avait pu faire cela : « Fallait bien ! » Héroïsme le plus pur. On le trouve dans le peuple plus qu’ailleurs.

L’obéissance est le seul mobile pur, le seul qui n’enferme à aucun degré la récompense de l’action et laisse tout le soin de la récompense au Père qui est dans le caché, qui voit dans le caché.

À condition que ce soit l’obéissance à une nécessité, non pas à une contrainte (vide terrible chez les esclaves).

Quoi qu’on donne de soi à autrui ou à un grand objet, quelque peine qu’on supporte, si c’est par pure obéissance à une conception claire du rapport des choses et à la nécessité, on s’y détermine sans effort, bien qu’on accomplisse avec effort. On ne peut faire autrement, et il n’en résulte aucun retournement, aucun vide à combler, aucun désir de récompense, aucune rancune, aucun abaissement.

L’action est l’aiguille indicatrice de la balance. Il ne faut pas toucher à l’aiguille, mais aux poids.

Il en est exactement de même pour les opinions.

Dès lors, ou la confusion ou la souffrance.

Vierges folles. — Cela signifie qu’au moment où l’on prend conscience qu’il y a un choix à faire, le choix est déjà fait — dans un sens ou dans l’autre. Bien plus vrai que l’allégorie sur Hercule entre le vice et la vertu.

Quand dans l’homme la nature, étant coupée de toute impulsion charnelle et privée de toute lumière surnaturelle, exécute des actions conformes à ce que la lumière surnaturelle imposerait si elle était présente, c’est la plénitude de la pureté. C’est le point central de la Passion.

Le juste rapport avec Dieu est, dans la contemplation l’amour, dans l’action l’esclavage. Ne pas mélanger. Agir en esclave en contemplant avec amour…