Librairie Plon (p. 36-45).


DÉCRÉATION

Décréation : faire passer du créé dans l’incréé.

Destruction : faire passer du créé dans le néant. Ersatz coupable de la décréation.

La création est un acte d’amour et elle est perpétuelle. À chaque instant notre existence est amour de Dieu pour nous. Mais Dieu ne peut aimer que soi-même. Son amour pour nous est amour pour soi à travers nous. Ainsi, lui qui nous donne l’être, il aime en nous le consentement à ne pas être.

Notre existence n’est faite que de son attente, de notre consentement à ne pas exister.

Perpétuellement il mendie auprès de nous cette existence qu’il nous donne. Il nous la donne pour nous la mendier.

L’inflexible nécessité, la misère, la détresse, le poids écrasant du besoin et du travail qui épuise, la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies — tout cela c’est l’amour divin. C’est Dieu qui par amour se retire de nous afin que nous puissions l’aimer. Car si nous étions exposés au rayonnement direct de son amour, sans la protection de l’espace, du temps et de la matière, nous serions évaporés comme l’eau au soleil ; il n’y aurait pas assez de je en nous pour abandonner le je par amour. La nécessité est l’écran mis entre Dieu et nous pour que nous puissions être. C’est à nous de percer l’écran pour cesser d’être.

Il existe une force « déifuge ». Sinon tout serait Dieu.

Il a été donné à l’homme une divinité imaginaire pour qu’il puisse s’en dépouiller comme le Christ de sa divinité réelle.

Renoncement. Imitation du renoncement de Dieu dans la création. Dieu renonce — en un sens — à être tout. Nous devons renoncer à être quelque chose. C’est le seul bien pour nous.

Nous sommes des tonneaux sans fond tant que nous n’avons pas compris que nous avons un fond.

Élévation et abaissement. Une femme qui se regarde dans un miroir et se pare ne sent pas la honte de réduire soi, cet être infini qui regarde toutes choses, à un petit espace. De même toutes les fois qu’on élève le moi (le moi social, psychologique, etc.) si haut qu’on l’élève, on se dégrade infiniment en se réduisant à n’être que cela. Quand le moi est abaissé (à moins que l’énergie ne tende à l’élever en désir), on sait qu’on n’est pas cela.

Une très belle femme qui regarde son image au miroir peut très bien croire qu’elle est cela. Une femme laide sait qu’elle n’est pas cela.

Tout ce qui est saisi par les facultés naturelles est hypothétique. Seul l’amour surnaturel pose. Ainsi nous sommes cocréateurs.

Nous participons à la création du monde en nous décréant nous-mêmes.

On ne possède que ce à quoi on renonce. Ce à quoi on ne renonce pas nous échappe. En ce sens, on ne peut posséder quoi que ce soit sans passer par Dieu.

Communion catholique. Dieu ne s’est pas seulement fait une fois chair, il se fait tous les jours matière pour se donner à l’homme et en être consommé. Réciproquement, par la fatigue, le malheur, la mort, l’homme est fait matière et consommé par Dieu. Comment refuser cette réciprocité ?

Il s’est vidé de sa divinité. Nous devons nous vider de la fausse divinité avec laquelle nous sommes nés.

Une fois qu’on a compris qu’on n’est rien, le but de tous les efforts est de devenir rien. C’est à cette fin qu’on souffre avec acceptation, c’est à cette fin qu’on agit, c’est à cette fin qu’on prie.

Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien.

À mesure que je deviens rien, Dieu s’aime à travers moi.

Ce qui est en bas ressemble à ce qui est en haut. Par là l’esclavage est une image de l’obéissance à Dieu, l’humiliation une image de l’humilité, la nécessité physique une image de la poussée irrésistible de la grâce, l’abandon des saints au jour le jour une image du morcellement du temps chez les criminels et les prostituées, etc.

À ce titre, il faut rechercher ce qui est le plus bas ; à titre d’image.

Que ce qui en nous est bas aille vers le bas afin que ce qui est haut puisse aller en haut. Car nous sommes retournés. Nous naissons tels. Rétablir l’ordre, c’est défaire en nous la créature.

Retournement de l’objectif et du subjectif.

De même, retournement du positif et du négatif. C’est aussi le sens de la philosophie des Upanishads.

Nous naissons et vivons à contresens, car nous naissons et vivons dans le péché qui est un renversement de la hiérarchie. La première opération est le retournement. La conversion.

Si le grain ne meurt… Il doit mourir pour libérer l’énergie qu’il porte en lui afin qu’il s’en forme d’autres combinaisons.

De même nous devons mourir pour libérer l’énergie attachée, pour posséder une énergie libre susceptible d’épouser le vrai rapport des choses.

L’extrême difficulté que j’éprouve souvent à exécuter la moindre action est une faveur qui m’est faite. Car ainsi, avec des actions ordinaires et sans attirer l’attention, je peux couper des racines de l’arbre. Si détaché qu’on soit de l’opinion, les actions extraordinaires enferment un stimulant qu’on ne peut pas en ôter. Ce stimulant est tout à fait absent des actions ordinaires. Trouver une difficulté extraordinaire à faire une action ordinaire est une faveur dont il faut être reconnaissant. Il ne faut pas demander la disparition de cette difficulté ; il faut implorer la grâce d’en faire usage.

D’une manière générale, ne souhaiter la disparition d’aucune de ses misères, mais la grâce qui les transfigure.

Les souffrances physiques (et les privations) sont souvent pour les hommes courageux une épreuve d’endurance et de force d’âme. Mais il en est un meilleur usage. Quelles ne soient donc pas cela pour moi. Qu’elles soient un témoignage sensible de la misère humaine. Que je les subisse d’une manière entièrement passive. Quoi qu’il arrive, comment pourrais-je jamais trouver le malheur trop grand, puisque la morsure du malheur et l’abaissement auquel il condamne permettent la connaissance de la misère humaine, connaissance qui est la porte de toute sagesse ?

Mais le plaisir, le bonheur, la prospérité, si on sait y reconnaître ce qui vient du dehors, (du hasard, des circonstances, etc.) témoignent aussi de la misère humaine. En faire aussi cet usage. Et même la grâce, en tant que phénomène sensible…

Être rien pour être à sa vraie place dans le tout.

Le renoncement exige qu’on passe par des angoissés équivalentes à celles que causerait en réalité la perte de tous les êtres chers et de tous les biens, y compris les facultés et acquisitions dans l’ordre de l’intelligence et du caractère, les opinions et les croyances sur ce qui est bien et ce qui est stable, etc. Et tout cela il ne faut pas se l’ôter soi-même, mais le perdre — comme Job —. Mais l’énergie ainsi coupée de son objet ne doit pas être gaspillée en oscillations, dégradée. L’angoisse doit donc être plus grande encore que dans le malheur réel, elle ne doit pas être morcelée au long du temps ni dirigée vers une espérance.

Quand la passion de l’amour va jusqu’à l’énergie végétative, alors on a des cas comme Phèdre, Arnolphe, etc. « Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève… »

Hippolyte est vraiment plus nécessaire à la vie de Phèdre, au sens le plus littéral, que la nourriture.

Pour que l’amour de Dieu pénètre aussi bas, il faut que la nature ait subi la dernière violence. Job, croix…

L’amour de Phèdre, d’Arnolphe est impur. Un amour qui descendrait aussi bas et qui serait pur…

Devenir rien jusqu’au niveau végétatif ; c’est alors que Dieu devient du pain.

Si nous nous considérons à un moment déterminé — l’instant présent, coupé du passé et de l’avenir — nous sommes innoncents. Nous ne pouvons être à cet instant que ce que nous sommes : tout progrès implique une durée. Il est dans l’ordre du monde, à cet instant, que nous soyons tels.

Isoler ainsi un instant implique le pardon. Mais cet isolement est détachement.

Il n’y a que deux instants de nudité et de pureté parfaites dans la vie humaine : la naissance et la mort. On ne peut adorer Dieu sous la forme humaine sans souiller la divinité que comme nouveau-né et comme agonisant.

Mort. État instantané, sans passé ni avenir. Indispensable pour l’accès à l’éternité.

Si on trouve la plénitude de la joie dans la pensée que Dieu est, il faut trouver la même plénitude dans la connaissance que soi-même on n’est pas, car c’est la même pensée. Et cette connaissance n’est étendue à la sensibilité que par la souffrance et la mort.

Joie en Dieu. Il y a réellement joie parfaite et infinie en Dieu. Ma participation ne peut rien ajouter, ma non-participation rien ôter à la réalité de cette joie parfaite et infinie. Dès lors, quelle importance que je doive y avoir part ou non ? Une importance nulle.

Ceux qui désirent leur salut ne croient pas vraiment à la réalité de la joie en Dieu.

La croyance à l’immortalité est nuisible parce qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous représenter l’âme comme vraiment incorporelle. Ainsi cette croyance est en fait croyance au prolongement de la vie, et elle ôte l’usage de la mort.

Présence de Dieu. Cela doit s’entendre de deux façons. Pour autant qu’il est créateur, Dieu est présent en toute chose qui existe, dès lors qu’elle existe. La présence pour laquelle Dieu a besoin de la coopération de la créature, c’est la présence de Dieu, non pas pour autant qu’il est le Créateur, mais pour autant qu’il est l’Esprit. La première présence est la présence de création. La seconde est la présence de dé-création. (Celui qui nous a créés sans nous ne nous sauvera pas sans nous. Saint Augustin).

Dieu n’a pu créer qu’en se cachant. Autrement il n’y aurait que lui.

La sainteté doit donc aussi être cachée, même à la conscience dans une certaine mesure. Et elle doit l’être dans le monde.

Être et avoir. — L’homme n’a pas d’être, il n’a que de l’avoir. L’être de l’homme est situé derrière le rideau, du côté du surnaturel. Ce qu’il peut connaître de lui-même c’est seulement ce qui lui est prêté par les circonstances. Je est caché pour moi (et pour autrui) ; il est du côté de Dieu, il est en Dieu, il est Dieu. Être orgueilleux, c’est oublier qu’on est Dieu… Le rideau, c’est la misère humaine : il y avait un rideau même pour le Christ.

Job. Satan à Dieu : T’aime-t-il gratuitement ? Il s’agit du niveau de l’amour. L’amour est-il situé au niveau des brebis, des champs de blé, des nombreux enfants ? Ou plus loin, dans la troisième dimension, derrière ? Si profond que soit cet amour, il y a un moment de rupture où il succombe, et c’est le moment qui transforme, qui arrache du fini vers l’infini, qui rend transcendant dans l’âme l’amour de l’âme pour Dieu. C’est la mort de l’âme. Malheur à celui pour qui la mort du corps précède celle de l’âme ! L’âme qui n’est pas pleine d’amour meurt d’une mauvaise mort. Pourquoi faut-il qu’une telle mort tombe indistinctement ? Il le faut bien. Il faut que tout tombe indistinctement.

L’apparence colle à l’être et seule la douleur peut les arracher l’un de l’autre.

Quiconque a l’être ne peut avoir l’apparence. L’apparence enchaîne l’être.

Le cours du temps arrache le paraître de l’être et l’être du paraître, par violence. Le temps manifeste qu’il n’est pas l’éternité.

Il faut se déraciner. Couper l’arbre et en faire une croix, et ensuite la porter tous les jours.

Il ne faut pas être moi, mais il faut encore moins être nous.

La cité donne le sentiment d’être chez soi.

Prendre le sentiment d’être chez soi dans l’exil.

Être enraciné dans l’absence de lieu.

Se déraciner socialement et végétativement.

S’exiler de toute patrie terrestre.

Faire tout cela à autrui, du dehors, est de l’ersatz de décréation. C’est produire de l’irréel.

Mais en se déracinant on cherche plus de réel.