Librairie Plon (p. 19-21).


L’IMAGINATION COMBLEUSE

L’imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce.

Tout vide, (non accepté) produit de la haine, de l’aigreur, de l’amertume, de la rancune. Le mal qu’on souhaite à ce qu’on haït, et qu’on imagine, rétablit l’équilibre.

Les miliciens du « Testament espagnol » qui inventaient des victoires pour supporter de mourir, exemple de l’imagination combleuse de vide. Quoiqu’on ne doive rien gagner à la victoire, on supporte de mourir pour une cause qui sera victorieuse, non pour une cause qui sera vaincue. Pour quelque chose d’absolument dénué de force, ce serait surhumain (disciples du Christ). La pensée de la mort appelle un contrepoids, et ce contrepoids — la grâce mise à part — ne peut être qu’un mensonge.

L’imagination combleuse de vides est essentiellement menteuse. Elle exclut la troisième dimension, car ce sont seulement les objets réels qui sont dans les trois dimensions. Elle exclut les rapports multiples.

Essayer de définir les choses qui, tout en se produisant effectivement, restent en un sens imaginaires. Guerre. Crimes. Vengeances. Malheur extrême.

Les crimes, en Espagne, se commettaient effectivement et pourtant ressemblaient à de simples vantardises.

Réalités qui n’ont pas plus de dimensions que le rêve.

Dans le mal, comme dans le rêve, il n’y a pas de lectures[1] multiples. D’où la simplicité des criminels.

Crimes plats comme des rêves des deux côtés : côté du bourreau et côté de la victime. Quoi de plus affreux que de mourir dans un cauchemar ?

Compensations. Marius imaginait la vengeance future. Napoléon songeait à la postérité. Guillaume II désirait une tasse de thé. Son imagination n’était pas assez fortement accrochée à la puissance pour traverser les années : elle se tournait vers une tasse de thé.

Adoration des grands par le peuple au xviie siècle (La Bruyère). C’était un effet de l’imagination combleuse de vides, effet évanoui depuis que l’argent s’y est substitué. Deux effets bas, mais l’argent plus encore.

Dans n’importe quelle situation, si on arrête l’imagination combleuse, il y a vide (pauvres en esprit).

Dans n’importe quelle situation (mais, dans certaines, au prix de quel abaissement !) l’imagination peut combler le vide. C’est ainsi que les êtres moyens peuvent être prisonniers, esclaves, prostituées, et traverser n’importe quelle souffrance sans purification.

Continuellement suspendre en soi-même le travail de l’imagination combleuse de vides.

Si on accepte n’importe quel vide, quel coup du sort peut empêcher d’aimer l’univers ?

On est assuré que, quoi qu’il arrive, l’univers est plein.

  1. Sur le sens de ce mot dans le vocabulaire de Simone Weil. Cf. p. 176.