La Pesanteur et la Grâce/00
INTRODUCTION[1]
« Cher ami, il semble bien maintenant que le moment est venu de se dire adieu. Il ne sera pas facile que j’aie souvent de vos nouvelles. J’espère que le destin épargnera cette maison à Saint-Marcel où vivent trois êtres qui s’aiment. C’est là quelque chose de tellement précieux. L’existence humaine est chose si fragile et si exposée que je ne puis aimer sans trembler. Je n’ai jamais pu encore vraiment me résigner à ce que tous les êtres humains autres que moi ne soient pas complètement préservés de toute possibilité de malheur. C’est là un manquement grave au devoir de soumission à la volonté de Dieu.
« Vous me dites que dans mes cahiers vous aviez trouvé, en plus des choses que vous aviez pensées, d’autres que vous n’aviez pas pensées, mais que vous attendiez ; elles vous appartiennent donc, et j’espère qu’après avoir subi en vous une transmutation, elles sortiront un jour dans un de vos ouvrages. Car il est certainement bien préférable pour une idée d’unir sa fortune à la vôtre qu’à la mienne. J’ai le sentiment que la mienne ici-bas ne sera jamais bonne (ce n’est pas que je compte qu’elle doive être meilleure ailleurs : je ne puis le croire). Je ne suis pas quelqu’un avec qui il soit bon d’unir son sort. Les êtres humains l’ont toujours plus ou moins pressenti ; mais, je ne sais par quel mystère, les idées semblent avoir moins de discernement. Je ne souhaite rien davantage à celles qui sont venues vers moi qu’un bon établissement, et je serais très heureuse qu’elles se logent sous votre plume en changeant de forme de manière à refléter votre image. Cela diminuerait un peu pour moi le sentiment de la responsabilité, et le poids accablant de la pensée que je suis incapable, en raison de mes diverses tares, de servir la vérité telle qu’elle m’apparaît, alors qu’elle daigne, me semble-t-il, se laisser parfois apercevoir de moi, par un excès inconcevable de miséricorde. Vous prendrez tout cela, je pense, avec la même simplicité que je vous le dis. Pour qui aime la vérité, dans l’opération d’écrire, la main qui tient la plume et le corps et l’âme qui y sont attachés, avec toute leur enveloppe sociale, sont choses d’importance infinitésimale. Des infiniment petits de Nième ordre. C’est du moins la mesure de l’importance que j’attache, par rapport à cette opération, non seulement à ma personne, mais aussi à la vôtre et à celle de tout écrivain que j’estime. La personne de ceux que je méprise plus ou moins compte seule pour moi dans ce domaine.
« Je ne sais pas si je vous ai dit, au sujet de ces cahiers, que vous pouvez en lire les passages que vous voudrez à qui vous voudrez, mais qu’il ne faut en laisser aucun aux mains de personne… Si pendant trois ou quatre ans, vous n’entendez pas parler de moi, considérez que vous en avez la complète propriété.
« Je vous dis tout cela pour partir avec l’esprit plus libre. Je regrette seulement de ne pas pouvoir vous confier tout ce que je porte encore en moi et qui n’est pas développé. Mais heureusement ce qui est en moi, ou bien est sans valeur, ou bien réside hors de moi, sous une forme parfaite, dans un lieu pur où cela ne peut subir nulle atteinte et d’où cela peut toujours redescendre. Dès lors, rien de ce qui me concerne ne saurait avoir aucune espèce d’importance.
« J’aime à croire aussi qu’après le léger choc de la séparation, quoi qu’il doive se produire pour moi, vous n’éprouverez jamais à ce sujet aucun chagrin, et que s’il vous arrive parfois de penser à moi ce sera comme à un livre qu’on a lu dans son enfance. Je voudrais ne jamais tenir d’autre place dans le cœur d’aucun des êtres que j’aime, afin d’être sûre de ne leur causer jamais aucune peine.
« Je n’oublierai pas la générosité qui vous a poussé à me dire et à m’écrire quelques-unes de ces paroles qui réchauffent, même quand, comme c’est mon cas, on ne peut pas y croire. Mais elles n’en sont pas moins un soutien. Trop peut-être. Je ne sais si nous pourrons longtemps encore nous donner mutuellement de nos nouvelles. Mais il faut penser que cela n’a pas d’importance… »
- ↑ Seule la lettre écrite par Simone Weil depuis Oran à Gustave Thibon, dans le domaine public, a été ici retranscrite (Note de Wikisource).