La Perse d’aujourd’hui : Iran, Mésopotamie, par Eugène Aubin

La Perse d’aujourd’hui : Iran, Mésopotamie, par Eugène Aubin
Revue pédagogique, premier semestre 190954 (p. 501-504).

En ces dernières années, à propos soit du chemin de fer de Bagdad, soit de la révolution persane, soit de la concurrence des grandes puissances du côté de l’Iran, l’attention s’est trouvée attirée vers la Perse longtemps peu connue ou négligée[1]. Longtemps demeurée semblable à elle-même, la Perse paraît vouloir se transformer. Quoi qu’il arrive, c’est un moment critique de son histoire et qui doit intéresser d’autant plus que cette crise semble bien due, pour une grande part, à l’influence des idées occidentales.

Précisément, au moment où se manifestaient les premiers signes de rénovation, M. Aubin séjournait en Perse et circulait à travers l’Azerbaïdjan, l’Irak-Adjemi et l’Irak-Arabi. De par la situation officielle qu’il occupait, — car le nom de l’auteur est un pseudonyme — M. Aubin pouvait, mieux que d’autres, se renseigner à source sûre, obtenir plus de facilité pour ses investigations. Déjà connu, d’ailleurs, par plusieurs ouvrages remarqués[2] et justement estimés, fort de sa longue expérience du monde musulman, assuré par son savoir, servi par ses qualités d’observation et d’exposition, il ne pouvait manquer de nous donner un livre neuf et utile.

Ce n’est pas un livre composé à la façon d’une « étude méthodique ». L’auteur prend soin de nous en avertir[3]. Certains chapitres avaient déjà paru dans des journaux, dans des revues. D’où une suite de chapitres de formes diverses : ici le journal de route, là l’étude suivie d’un sujet particulier. Le tout uni par une confrontation continue de la Perse ancienne avec la Perse nouvelle, par le souci d’établir l’état général de la Perse actuelle.

Quoique l’auteur sache fort bien, en quelques traits, noter lignes et couleurs, quoiqu’il remarque justement les phénomènes naturels, c’est avant tout à l’étude des hommes, à l’histoire, ancienne ou contemporaine, qu’il s’attache. À propos de mainte ville, de maint village où il s’arrête, il nous rappelle, à l’aide d’une documentation très nourrie, l’histoire de la Perse, nous raconte les légendes les plus curieuses recueillies de la bouche des indigènes. Or l’Iran a toujours été, en cet « Orient Moyen », un terrain de parcours pour de grandes migrations de peuples. Peu de pays comprennent des populations plus diverses, Iraniens, Sémites, Mongols, Kurdes[4], Arabes, Bendéris, Arméniens, Guèbres, Tsiganes. On trouvera, disséminés dans l’ouvrage, des renseignements précieux à l’égard du mode de vie, de l’histoire, de l’organisation politique et religieuse de chaque groupe. Indications très vivantes, car M. Aubin nous présente, fait parler devant nous un très grand nombre des plus notables Persans. Tout un chapitre[5], d’ailleurs, est consacré à quelques « coutumes persanes » : la musique et la danse, les derviches et les mendiants, la chasse au faucon. Mais, comment ces populations si diverses acquièrent-elles cette cohésion nationale qui est une des originalités de la Perse actuelle ? Elles sont unies par un lien religieux très fort, le chiisme[6]. En un chapitre très approfondi, l’auteur montre la formation de cette religion musulmane, et son évolution récente et son rôle capital dans la vie persane. Grâce à une connaissance très étendue des choses de l’Islam, M. Aubin nous donne sur les diverses sortes du chiisme, sur la vie et l’organisation du clergé, sur les croyances et sur les rites, les détails les plus circonstanciés. Or les sanctuaires les plus vénérés du chiisme se trouvent maintenant en territoire turc, aux environs de Bagdad. M. Aubin nous y conduit et même nous fait faire connaissance avec le « moudjtched » le plus renommé de Nedjef, Mollah Kazem, sorte de grand pontife du chiisme[7]. La lettre[8] très curieuse par laquelle ce chef du chiisme affirme que la révolution persane est conforme aux lois divines montre bien l’un des caractères de cette révolution. Révolution, d’ailleurs, qui se décompose en « une succession de mouvements locaux » et qui s’effectue selon les modes ordinaires de protestation employés si souvent par les Perses contre des gouverneurs trop rapaces[9]. L’évolution même du chiisme, le contact avec les idées européennes, l’exemple de la guerre russo-japonaise[10] et de la révolution russe, telles apparaissent les causes essentielles de la révolution en un pays fatigué, exaspéré par un régime de despotisme et d’exaction. « La Perse travaille » dit l’auteur « pour une poignée de grands seigneurs[11]… » Et c’est ce qui parait bien au cours de l’ouvrage, lorsque l’auteur nous fournit de multiples et précises indications sur l’administration des provinces ou lorsqu’il trace un tableau pittoresque et vigoureusement peint de la cour de Téhéran[12]. On se rend mieux compte ainsi d’un mouvement qui semble encore loin de sa fin et qui exige l’attention soutenue des puissances européennes. De celles-ci, la Russie par la Caucasie, l’Angleterre par le golfe Persique visent à exercer sur l’Iran une influence prépondérante. Cette lutte d’influences rivales, l’attitude de chacune de ces puissances vis-à-vis de la Révolution, le dernier accord anglo-russe[13], autant d’études qui empruntent à la personnalité de l’auteur une valeur particulière. Les ambitions de l’Allemagne sont aussi notées, de même que l’attitude désintéressée et l’œuvre civilisatrice de la France. À lire ce livre, on est frappé de l’influence morale que la France exerce en Perse : Français établis là-bas en nombre respectable, Persans qui viennent s’instruire chez nous en réclamant, chez eux, nos enseignements. De sorte que le français est la langue la plus répandue[14]. Constatation dont l’occasion nous est, hélas ! trop rarement offerte pour que nous n’en remarquions pas la valeur. Elle ajoute, pour nous, un intérêt de plus à la lecture d’un livre si intéressant par ailleurs et qui vient à son heure.

Grâce à des notes explicatives, le lecteur se familiarise vite avec les termes techniques, les noms persans qu’emploie volontiers l’auteur. Écrit d’un style simple et précis, sans viser à l’effet purement littéraire, le livre de M. Aubin se lit avec agrément autant qu’avec profit. Il rendra de grands services immédiats et restera comme un ouvrage toujours utile à consulter.


  1. Même abstraction faite des missions archéologiques (de Morgan, par exemple), la Perse n’a pas cessé d’être l’objet des études des spécialistes. Ces derniers temps, il y a recrudescence à ce point de vue : Sven Hedin en 1905, Mac Mahon en 1903-5, Stahl de 1895 à 1905, la Cie Lacoste en 1906-7 enrichissent beaucoup la science, surtout pour la partie E. du plateau de l’Iran, Pour la partie W. on pourra rapprocher du livre d’Aubin l’article de Mecquenem sur la région d’Ourmiab (Ann. de Géog., 15 mars 1908).
  2. Les Anglais aux Indes et en Égypte et surtout Le Maroc d’aujourd’hui.
  3. Cf. Préface, p. v et p. 1.
  4. Sur ces Kurdes encore très belliqueux qui, en territoire turco-arménien, se sont acquis une réputation particulière de cruauté, voir notamment le chap. iv, Chez les Kurdes, p. 76-102.
  5. Chap. x, p. 228-255.
  6. Les chiites, — on le sait, — pour la plupart Persans, ne reconnaissent comme légitime que la dynastie d’Ali et ne reconnaissent pas les trois premiers califes, n’accordent pas de valeur à la Sunna. Tous les autres musulmans sont « sunnites ».
  7. P. 397-398.
  8. P. 399.
  9. Le mécontentement s’exprime par la fermeture des bazars au besoin l’émigration des mollahs. Voir, par exemple, La révolution à Ispahan, p.283 et sqq.
  10. Pour l’influence des victoires japonaises, voir notamment la Proclamation des révolutionnaires de Tauris', p. 41. Cf. aussi p. 92, allusion, dans une chanson, au mikado.
  11. Préface, p. ii-iii.
  12. Cf. chap. vi, Le changement de règne, p. 124-148, et chap. viii, p. 178 et sqq.
  13. Cf. chap. ix. Voir aussi La Rivalité anglo-russe au xixe siècle en Asie, par le Dr Rouire, lib. Colin. 1908.
  14. Tout récemment le gouvernement a encore fait appel à la France : un de nos inspecteurs des finances a été choisi pour conseiller la réorganisation financière de la Perse, œuvre très nécessaire.