E. Dentu, éditeur (p. 273-400).


deuxième partie

LE SECRÉTAIRE DU MINISTRE


Dix ans se sont écoulés depuis que le petit-fils de Mme Daubrée a quitté Candelair pour suivre M. Malsauge et pour s’attacher à sa fortune, ainsi que tout le monde le croit dans sa bonne ville, mais en réalité pour ne pas s’éloigner de cette belle et tant aimée Mme Hélène, loin de laquelle il sentait qu’il ne pouvait pas vivre.

Si au lieu de le conduire à Paris, dans une ville que ses rêves d’ambitieux bonheur avaient si souvent hantée, elle l’eût conduit à l’autre bout du monde, si tant est que le bout du monde soit à l’opposé de Paris, il l’aurait suivie de même, avec autant d’entraînement et avec une joie semblable.

Mais dix années déplacent bien des choses, elles en usent pas mal aussi, elles en transforment un grand nombre et en voient s’éteindre presque autant.

Ces dix années ont transformé Étienne ; elles lui ont d’abord apporté l’âge qui, d’un enfant, en a fait un homme.

Sa belle et charmante sauvagerie s’était en allée aussi peu à peu, atome par atome, toutes les aspérités de sa nature primesautière, puissante et parfois farouche à l’excès, ont été usées par le frottement continuel, doux, poli, mais sans repos et sans trêve qu’il a eu avec le monde et avec le plus grand monde, c’est-à-dire avec celui qui use le plus et le plus vite.

Alors ses ambitions de cœur ont osé s’affirmer, grandir, sous le voile du savoir dire et du savoir faire, et sont arrivées à demander satisfaction, puis à l’obtenir.

La vie de l’intelligence, la vie du luxe, la vie des fêtes, toutes choses qu’il avait si ardemment et si souvent désirées, dans la solitude de sa montagne et dans le secret de sa pensée, il les avait à cette heure, il les possédait, il en jouissait presque à satiété ; ses grands appétits avaient été appelés à des festins royaux et il se demandait parfois, en face de toutes les joies vers lesquelles il était maintenant libre d’étendre la main, s’il avait vraiment si fort désiré tout cela.

Mme Malsauge fut, dès son arrivée à Paris, très-fière du bel esclave qu’elle traînait à sa suite et, franchement, elle n’avait pas tort, car Étienne avait d’instinct, la science de ce qui plaît aux femmes du monde, aux femmes distinguées.

Il était indépendant et fier tout en se faisant, pour celle qu’il aimait, d’une adorable humilité et en circonscrivant ses moindres actes et son entière volonté au plus léger de ses désirs.

Il était brave jusqu’à l’audace et avait en même temps des craintes charmantes en face d’un sourcil froncé, quand ce sourcil-là était celui de sa reine.

Sa montagne, qui avait été pour lui un rude berceau, lui avait donné des nerfs qui avaient la puissance et la solidité de ressorts d’acier.

Aussi, au milieu de la génération appauvrie, rabougrie, pâle, haletante et souffreteuse qui hante les salons, Étienne tranchait comme eût pu le faire l’Apollon antique au milieu d’une assemblée de crétins ; mais toute cette force et toute cette puissance se courbaient devant Mme Hélène, et alors, pour elle, il devenait humble, soumis, sans force et sans volonté.

C’était bien réellement le triomphe de l’amour ; car jamais, en effet, amour n’avait si facilement et si entièrement triomphé de tant de choses rebelles.

De tout cela il ressortait que Mme Hélène était une heureuse parmi les femmes de ce monde ; mais c’est qu’elle était aussi la plus habile parmi les habiles.

Non-seulement, étant à Candelair, elle s’était fait aimer d’Étienne, et, en cela, nous sommes forcés de reconnaître qu’elle n’avait pas eu grand mérite ; mais dès qu’elle avait vu de quelle magnificence était le sentiment qu’elle avait inspiré, comme elle s’était attachée à ne pas effaroucher, à ne pas blesser ses sauvageries, ses étrangetés, à ne heurter en rien ce roc tout brut et tout d’une pièce qu’elle appelait, à juste titre : l’amour de son sauvage !

Puis, peu à peu, avec quel art elle l’avait amené à écouter ses discours mondains, comme elle lui avait démontré, malgré qu’il eût eu de sublimes indignations et des résistances superbes, qui étaient venues s’éteindre aux pieds de la jeune femme ; comme elle lui avait démontré et prouvé que chaque chose a ses hivers, et que les neiges sont la fin de presque tous les soleils, si bien qu’elle lui avait fait abandonner sa montagne, puis Candelair et jusqu’à Mariette ; il avait même laissé là-bas Lou-Pitiou, ce toujours affectueux ami des mauvais jour, et, de ce sauvage, elle en avait fait, elle, la belle Mme Malsauge, le premier secrétaire fort intime de M. le ministre.

Aussi, comme elle était fière de son œuvre, et quel prix énorme elle attachait à l’amour du jeune homme !

Car Étienne était bien réellement l’homme accompli, fait pour flatter l’amour-propre et l’orgueil d’une femme qui avait su se l’attacher et le garder fidèlement enchaîné à ses beautés pendant dix ans.

Néanmoins, l’affection d’Étienne n’a pas traversé ce grand nombre de jours sans se modifier très-sensiblement, et le temps n’a pas été la seule cause des changements apportés à sa tendresse pour Mme Hélène.

Le monde tout nouveau dans lequel il lui a fallu vivre a commandé certaines transformations.

Puis, et cela par la force des choses, l’amour d’Étienne a pris des allures plus calmes : son imagination, qui, comme son cœur, n’a plus rencontré ces mondes d’obstacles qui les faisaient lutter à toute heure et à propos de toute chose, son imagination, dis-je, s’est mise à suivre un sentier plus frayé, et s’est apprise à marcher de compagnie avec le reste des humains.

À Paris, au faubourg et dans les salons officiels, la vaporeuse Mme Hélène ne s’est plus trouvée, comme sur la montagne, une réalité d’autant plus admirable et charmante qu’elle était seule, mais absolument toute seule de son espèce.

À Paris, et surtout dans le monde dont les portes furent ouvertes au secrétaire de M. Malsauge, il y a beaucoup de femmes charmantes, tout aussi éthérées que l’était Mme Hélène, et qui ne demandent qu’un autel digne d’elles pour s’y installer en divinités et des fervents pour s’y faire adorer.

Le système des comparaisons ne détacha point Étienne de Mme Malsauge ; il était trop et surtout trop bien épris pour tomber dans des idées vulgaires qui lui auraient permis de mettre la première idole venue à la place de l’idole choisie, dans le sanctuaire que ses ardentes amours de la vingtième année s’étaient plu à lui élever dans son cœur.

Non, rien de vulgaire ne l’avait envahi.

Mais un calme relatif s’était fait un peu chaque jour. Le sauvage avait appris à vivre ; le lion s’était fait au langage de tout le monde, on n’avait plus idée de ses rugissements et nul ne pouvait se vanter d’avoir vu les griffes du seigneur à la grosse tête.

Mme Malsauge avait su trouver le chemin du cœur de M. Jussieux à une époque où ce cœur susceptible, indomptable et farouche, ne demandait qu’à se donner, tout en étant effrayé de l’idée de se laisser prendre et conduire.

Quand une fois une femme a fait ce chemin-là dans le cœur d’un homme jeune, elle a pris, et pour toujours, une grande part dans ses volontés, si bien qu’il ne reste plus, au possédé, même le pouvoir de rompre avec cette domination, le voulût-il.

J’entends entièrement rompre, rompre jusqu’à l’oubli ; car le premier baiser, le premier rêve, la première possession, le premier amour sont des choses dont le passage laisse en nous des traces ineffaçables que rien, jamais, ne saurait arriver à détruire, de quelque bonheur ou de quelque indifférence que soient chargés, dans l’avenir, les jours qui nous restent à vivre.

Étienne était donc resté très-sincèrement attaché à Mme Hélène, quoique son amour eût pour ainsi dire changé de nature, et que ses manifestations eussent aussi beaucoup varié.

Il ne se faisait pas d’illusion sur ce que le monde appelait son mérite et sa valeur personnelle, choses que l’on tenait en très-haute estime ; car il savait bien que cette valeur, appuyée sur ce même mérite, auraient fait fort modeste figure à Candelair, dans l’ombre de son oncle Letourneur, s’il y était resté.

― Je lui dois tout, se disait-il, tout ! position, bien-être, indépendance. Je lui dois le bonheur d’un amour heureux d’enfant : elle m’a fait un homme, et m’a créé une place à la hauteur des ambitions dévorantes que j’avais bercées, dans les solitudes de mes premières années de jeunesse.

Alors la conscience de sa dette, envers cette femme accomplie et si parfaite pour lui, avait fait naître dans son cœur une très-sérieuse reconnaissance qui n’avait pas été sans éteindre une grande partie des belles flammes amoureuses qui le dévoraient autrefois.

M. de Ferrettes qui, dès le principe, avait eu un affectueux penchant pour ce jeune homme si beau, si fier et si peu semblable à la jeunesse actuelle, s’était attaché davantage à lui en le voyant prendre sa place au milieu des hommes remarquables de ces temps, aussi ne lui marchandait-il ni ses conseils, ni son assistance pour le guider dans les dédales de toutes les politiques de ce monde.

Aussi a-t-il pris, par la seule force des choses, une grande influence sur M. Jussieux qui a reconnu combien l’affection du marquis de Ferrettes est intelligente, sérieuse et combien surtout elle lui a été serviable et utile en toute occasion.

Le marquis de Ferrettes représente et tient lieu, vis-à-vis de M. Jussieux, de la famille qui a toujours manqué au jeune homme ; car, quelque bonne volonté que nous puissions mettre à respecter la légalité et l’autorité de la famille établie par la loi et par les liens du sang, nous ne pouvons franchement mettre au-dessus d’Étienne, comme guide efficace, comme protection réelle, l’oncle Isidore, pas plus que cette bonne et faible Mme Daubrée ; et, quelque fantaisiste que puisse paraître notre jugement en cette occasion, nous croyons pouvoir affirmer que M. de Ferrettes était bien plus la vraie famille d’Étienne que ne l’avaient jamais été son oncle et sa grand’mère.

L’intimité dans laquelle le marquis vivait avec Étienne lui permit de suivre pas à pas la transformation que subissait l’amour du jeune homme. Et quand il le vit se noyer dans la reconnaissance, se perdre dans les plaines indéfinies de l’amitié, il songea qu’il n’avait plus qu’une très-courte distance à franchir pour en arriver à la fatigue.

Aussi l’habile marquis pensa-t-il qu’il était temps de dénouer tout doucement, avec l’aide des convenances, des relations qui n’avaient d’autre tort que d’avoir duré trop longtemps. Mais ce tort là est du nombre des impardonnables, et le fin vieillard le savait bien.

Il s’attacha donc à démolir, dans l’esprit de Mme Hélène, le solide monument dans lequel elle avait enfermé son amour, vu que cela ressemblait pas mal à une prison et que le prisonnier, sans demander encore sa liberté, n’en jetait pas moins, de temps à autre, des regards d’envie du côté de l’air libre.

Mais ce n’était pas une tâche facile que celle qui avait été entreprise par le marquis, bien loin de là ; car Mme Hélène allait se pénétrant, chaque jour davantage, des mérites de son ami.

Elle le voyait, avec une satisfaction remplie d’orgueil, occuper dans le monde la position qu’elle lui avait si fort aidé à se faire.

Elle jouissait de ses succès, quand elle le voyait traverser les salons au milieu de cette part du monde toujours prête à s’incliner devant les soleils levant.

Elle se sentait remplie de joie et attachait, à l’abri de son éventail, des regards chargés de satisfaction sur cet homme qui n’aimait qu’elle, qui ne se laissait guider que par elle, qui ne courbait son front superbe que devant sa volonté, et elle se sentait d’autant plus fière que le bel esclave de son amour avait plus de mérite et qu’il était plus haut placé.

À mesure qu’elle voyait Étienne affirmer davantage sa personnalité et grandir dans l’esprit, en même temps que dans l’appréciation des autres, elle s’attachait plus fortement à lui, et si, dans les premières années de cet amour, qui avait atteint sa limite d’âge, elle avait laissé le jeune homme la beaucoup aimer, pendant qu’elle regardait, un peu curieusement, dans cette immense tendresse, dont un grand nombre de choses la charmait en l’étonnant, les rôles étaient bien changés, à cette heure, car elle aimait, au lieu de se laisser aimer, et sa curiosité, de même que son étonnement, s’étaient transformés en une crainte permanente de perdre, un jour ou l’autre, l’objet de tous ses soucis, l’homme aimé, et cet amour jeune et constant qui était comme une perpétuelle affirmation de sa beauté, de sa jeunesse, à elle, et de sa puissance féminine.

Avec cette crainte, qui n’était point du tout chimérique, la jalousie prit naissance dans le cœur de Mme Malsauge, elle suivit alors d’un regard inquiet toutes les évolutions du jeune homme ; ses démarches, même les plus simples et les plus naturelles, lui parurent recouvrir ou cacher des complots contre son bonheur.

Elle en vint à regretter, en plein Paris, dans le Paris des fêtes et des distractions, la pauvre petite ville de Candelair et cette belle montagne qui lui avait fait et gardé son sauvage.

Son œuvre arrivée à un tel degré de perfection lui fit peur : elle comprit qu’il pouvait peut-être, qu’il devait même lui échapper à un moment donné, et ses craintes la poussèrent jusqu’au vandalisme de la pensée. Elle aurait voulu par moment briser tout ce qu’elle avait fait, anéantir tout ce qu’elle avait créé, puis édifié de ses propres mains.

Mais, hélas ! on ne remonte pas plus le cours des sentiments que le cours de son existence, et les choses acquises sont comme les années vécues : impossibles à effacer.

Ce fut en considérant toutes ces choses du haut de sa raison et de sa très-mûre, mais très-nette expérience, que M. de Ferrettes décida qu’il fallait changer l’aspect de cette situation en changeant la situation elle-même.

Mais Mme Malsauge ne peut pas songer à tout cela ; elle ne veut pas qu’on lui parle raison, elle prévoit toutes les ouvertures qui doivent lui être faites à ce sujet, elle les devine au moment où elles peuvent naître dans l’esprit d’autrui, et elle fuit toutes les occasions que l’on pourrait saisir pour les lui faire entendre.

La jalousie est une passion clairvoyante à travers laquelle elle regarde ; elle comprend qu’elle vieillit, elle sent qu’elle devient exigeante, tyrannique parfois ; mais il ne lui est pas donné de changer quoi que ce soit à ce nouvel et triste état de choses. Quant à renoncer à l’amour du jeune homme, quant à se laisser arracher l’empire qu’elle a pris sur lui, il n’y faut pas songer.

Non, non, Étienne est à elle, c’est sa création, c’est son bonheur, c’est sa jeunesse, c’est sa beauté. Elle tient tout cela dans sa main, et pas une force au monde ne saurait la lui faire ouvrir pour qu’elle ait la douleur de voir choir et se briser, à ses pieds, un trésor aussi cher et aussi laborieusement acquis.

Quant à M. Malsauge, il est arrivé à l’âge où les ambitions prennent la grande place dans le cœur et dans la vie des hommes, surtout lorsque pour soutenir cette ambition il y a derrière elle un réel mérite et un talent sérieux.

M. Malsauge est ministre, il est un des orateurs les plus éloquents et les plus écoutés du gouvernement, qui n’attend que son bon plaisir pour lui offrir un siége au Sénat.

On n’est plus au temps où, à Candelair, il avait le loisir de faire à sa femme des compliments sur sa toilette de vapeurs. Non, et sauf les jours de grandes réceptions, il est bien rare que M. Malsauge ait le temps de se rencontrer quelques minutes avec Mme Hélène.

Mais par exemple en ce qui concerne Étienne, c’est bien autre chose : en découvrant dans son secrétaire l’étoffe d’un homme sérieux, habile et capable de marcher à côté de lui, tout en l’aidant en maintes choses graves, il l’a peu à peu émancipé, il lui a donné du champ, et tout en le gardant à ses côtés, bien plus en second et en ami que comme secrétaire, il l’a grandement poussé à accepter une situation éminente qui peut permettre à Étienne de lui être doublement utile.

Ceci de concert avec le marquis de Ferrettes qui n’a jamais laissé échapper l’occasion de faire grandir la situation de son protégé.

Dans le département, où le marquis possède de très grandes propriétés et où par conséquent il a une influence incontestable, il a fait acheter à M. Jussieux juste de quoi avoir des attaches dans le pays.

Puis le jeune homme a été présenté partout par le vieillard qui l’a hautement et chaudement patronné, pendant que M. Malsauge, à titre de ministre, étendait aussi sur lui la haute bienveillance du gouvernement.

Tout cela joint à ce que M. Jussieux était par lui-même un homme intelligent, distingué et sympathique, fit une assez grande force, dont il sortit pour Étienne une place à la Chambre des députés.

Ce n’était plus le petit Étienne, qui en était réduit à se contenter de son vêtement de velours, même pour aller porter un bouquet en plein théâtre, à la dame de ses pensées.

Ce n’était plus le pauvre garçon qui devait, faute de pouvoir faire autrement, laisser à Mariette le soin de nourrir et de loger son seul et modeste ami, le brave chien, qui n’avait pas droit à une lampée chez son maître réel.

Les choses ont bien changé de face, et Mme Daubrée, malgré sa naïve modestie et son entière humilité vis-à-vis de son frère, n’oserait probablement pas imposer à son petit-fils l’abnégation quotidienne, méticuleuse, qu’elle lui demandait autrefois vis-à-vis du grand homme de la famille ; car c’est un personnage maintenant, M. le député ; son temps est précieux, ses heures sont courtes, et il a même fait litière, à son présent, d’une part de son cher passé.

L’oubli a pris la dîme des promesses faites à Mariette, bien peu ont été tenues ; car ses lettres ont été rares, plus rares encore ses visites, qui ne devaient jamais laisser plus de douze mois entre chacune d’elles.

Pourtant l’ouvrière n’a point été oubliée tout à fait : de temps à autre, un mot est allé lui dire que le passé n’était point mort, qu’il n’était qu’endormi et que le souvenir était au fond du cœur, frais et jeune, sous la poussière des années, comme au bon temps des promenades à Fraîche-Fontaine.

Mme Daubrée, malgré que son petit-fils lui fasse servir, par son notaire, une pension assez sérieuse pour l’autoriser à se départir un peu de son excès d’humilité et de l’exagération de son économie, Mme Daubrée n’a rien pu changer à sa façon d’être. Le pli était pris.

Quant à l’oncle Isidore, sa vanité a pris d’incommensurables proportions ; il trouve Candelair une bien petite ville pour posséder un homme de son mérite. Il met les écus sur les écus avec cet amour hideux qui n’appartient qu’aux natures rapaces et personnelles dont il est le type le plus parfait.

Il salue à peine ses concitoyens, et les employés du gouvernement doivent le saluer le premier s’ils tiennent à obtenir un regard ou un coup de chapeau de sa grandeur Isidore Letourneur, l’oncle du secrétaire de M. le ministre ! Quand il trouve l’occasion de dire : Mon neveu, monsieur le député, il songe que M. le préfet est un mince personnage à côté de lui, et il écrase Mme Daubrée de sa superbe en lui expliquant comme quoi, sans lui, sans l’éducation qu’il a donnée à Étienne, sans le pain dont il a généreusement comblé toute sa famille, elle n’aurait pas l’honneur d’être la grand’mère d’une illustration.

La modeste veuve baisse la tête, trouvant qu’en effet son frère a raison, et elle prie Dieu très sincèrement et du fond de son cœur, sans malice, de conserver la vie et la santé au bienfaiteur de tous les siens.

On ne croirait jamais que dix années sont passées là-dessus, tant c’est parfaitement semblable à l’époque qui a précédé le départ d’Étienne. La province seule a le secret de ces temps d’arrêt et il faut l’avoir habitée pour lire avec fruit et pour comprendre dans toute sa finesse et véritable application le conte de la Belle-au-Bois-Dormant.

À Paris, les choses avaient marché d’un bien autre train, et Mme Malsauge rentrait chez elle, un matin, après un bal donné par une de nos illustrations politiques, bal auquel elle n’avait pas pu manquer.

Elle en revenait le cœur irrité, l’esprit inquiet et bien décidée à tourmenter M. Jussieux, à propos duquel elle venait de beaucoup souffrir.

À ce même bal, une des plus intimes amies de la femme du ministre lui avait glissé tout bas cet avertissement affectueux :

— Veillez, chère, il n’est question de rien moins que d’un très riche et très brillant mariage pour Étienne. Le bruit s’en affermit ; on parle déjà des avantages que la cour ferait à M. Jussieux, à ce propos,  etc.,  etc.

Mme Hélène avait fixement regardé la charitable donneuse d’avis ; mais elle paraissait de si bonne foi qu’elle n’avait point osé s’en méfier, et que, en s’en fâchant, elle avait craint de méconnaître une vérité qu’il était de son intérêt de savoir à fond.

On a peu d’amies parmi les femmes, dans le monde où vivait Mme Hélène ; néanmoins, elle avait la naïveté de croire à la sympathie de quelques-unes de celles qui vivaient le plus avant dans son intimité.

Et puis, aveuglée par la tendresse extrême qu’elle porte à Étienne et par la crainte qu’elle a de le voir se détacher d’elle, elle se pose cette question :

« Quel intérêt aurait-elle à me tromper ? Quel plaisir trouverait-elle à me tourmenter, si, en effet, il n’y avait pas quelque chose de vrai dans l’avertissement qu’elle a bien voulu me donner ? »

Mme Hélène est donc bien décidée à avoir une explication avec M. Jussieux. Elle lui a écrit en sortant du bal :

« Venez de bonne heure : j’ai beaucoup à causer avec vous. »

Et, toute anxieuse, elle attend.

Pourtant, elle s’est couchée, après avoir fait une de ces grandes et consciencieuses toilettes qui reposent la femme, car elle ne veut pas avoir le teint fatigué par les veilles ; elle ne veut pas que l’éclat de ses yeux soit éteint par la fatigue. Il est des grâces et des charmes qui se retrempent dans le repos, et elle se veut reposer pour être belle encore, toujours, parce que la beauté, elle le sait, est le premier mérite, comme la première vertu, d’une femme devant les regards de l’homme qu’elle aime et dont elle veut continuer à être aimée.

Quand il fit jour chez la belle Mme Malsauge, sa femme de chambre entra avec un déshabillé d’une coquetterie rare et savante, dont Mme Hélène avait encore trouvé le temps de s’occuper la veille, malgré son chagrin et en dépit de sa fatigue.

Ah ! c’est que l’amour arrivé à de certaines conditions n’est plus un repos dans le bonheur ; c’est un travail constant, c’est une lutte, c’est une guerre, c’est un duel passé à l’état chronique et il s’agit d’être toujours sur le qui-vive, de n’être jamais désarmé, d’être constamment en garde.

Voilà où elle en était arrivée, cette belle Mme Hélène qui n’avait qu’à laisser traîner autrefois les longs plis de son vêtement par les sentiers de la montagne, pour être adorée à deux genoux, pour hanter les rêves et pour tourmenter les veilles de son superbe sauvage.

Enfin, le travail achevé, Mme Malsauge se trouva belle. Elle daigna sourire aux efforts couronnés de succès de sa camériste ; elle la congédia d’un geste gracieux et presque reconnaissant.

Alors elle attendit, seule dans son boudoir, l’arrivée de M. Jussieux. Son regard se fixait, anxieux, de seconde en seconde, sur la pendule qui, à son sens, devait être arrêtée.

Au bout d’un instant, elle avança sa mignonne oreille, et elle fut forcée de se rendre à l’évidence : le temps marchait de son pas calme, mais régulier. Elle prit un livre et tenta d’y attacher son esprit, mais ce fut en vain ; elle constata, avec autant d’irritation que de chagrin, le peu d’empressement que mettait Étienne à se rendre à son appel. Et le dépit allait toujours croissant.

Malgré sa lenteur, le temps passait, et quand le valet de chambre annonça M. Jussieux, il n’était plus de bonne heure depuis longtemps déjà.

— Je n’ai pas osé venir plus tôt, se hâta de dire Étienne, je sais que vous avez veillé fort tard cette nuit et j’ai craint de troubler votre repos, et, ce disant, il baisait la main toujours charmante que Mme Hélène lui avait tendue en le voyant entrer.

— Il y a longtemps que je vous attends, lui dit-elle, et je commençais à craindre que la Chambre ne vînt vous empêcher de vous rendre chez moi, car il est presque l’heure d’y aller.

— Vous savez bien que rien ne peut m’empêcher de venir, lui dit-il d’une voix affectueuse qui ne sut pas désarmer Mme Hélène, car elle reprit :

— Je ne sais rien du tout de semblable, je vous assure.

— Voyons, ma bien chère Hélène, continua M. Jussieux, qu’avez-vous contre moi ce matin pour que votre parole soit amère et pour que vos regards se détournent de votre ami, comme s’il avait démérité de votre précieuse affection ?

— Ah ! vous le savez bien, vous le savez bien mieux que moi, car je suis dans cette situation terrible où tout me cacher est facile, et où je ne puis ouvertement ni souffrir pour vous, n’y m’opposer à ce qu’il vous plaira faire à l’encontre de ma volonté ou de mon bonheur.

— Chère, calmez-vous, de grâce, par affection pour moi, qui ne saurais vous voir vous affliger sans en souffrir beaucoup ; et, dites-moi, là, bien tranquillement, ce que vous croyez avoir à me reprocher.

— Comme vous êtes calme ! dit-elle, sans lui répondre autrement.

— Si je ne l’étais pas, vous m’en feriez un crime, et vous auriez raison.

Mme Hélène se retint pour ne pas lui dire qu’il était dans l’erreur, et qu’elle regrettait fort le temps éloigné où il n’était ni si calme ni si tranquille à ses côtés ; mais elle reprit :

— D’abord, vous m’avez fait attendre.

— Je vous en demande bien pardon, mon amie, mais je vous en ai donné la raison ; mettons qu’elle est mauvaise et pardonnez-moi deux fois.

— Votre raison ne vaut rien, en effet, et vous comprenez bien que je ne saurais l’admettre.

Etienne sourit et embrassa une fois de plus, pour toute réponse, la main de Mme Hélène, qui chiffonnait d’une façon toute nerveuse les guipures de son peignoir.

— De plus, il se passe quelque chose d’extraordinaire entre vous et moi ; notre affection reçoit une atteinte dont je ne puis encore définir la gravité, mais j’en souffre, j’en suis inquiète et tourmentée, dit Mme Malsauge.

— Ah ! que vous êtes habile à vous faire du chagrin, reprit le jeune homme, et quelle cruelle satisfaction vous trouvez à nous torturer l’un par l’autre ! Voyons, Hélène, de quoi suis-je coupable ? En quoi vous ai-je fait du chagrin ?

— On m’a dit… commença Mme Malsauge.

— On vous a dit, Hélène, et vous avez plus de foi en la parole des autres qu’en mon affection ! Ah ! c’est vous qui changez d’une étrange façon ! On dit ! Et que dit-on, mon amie ?

— On dit, on affirme, continua Mme Malsauge, avec une instance chagrine dans la voix, que vous cherchez à vous créer une famille légale, que le bonheur passé n’est plus rien pour vous, et que vous ne refuseriez pas ce que le mariage saurait vous apporter de bien-être, d’indépendance relative, et, peut-être de plaisir. On dit beaucoup d’autres choses encore, et bien au delà de tout ce qui se dit, je devine ce dont on n’ose probablement pas m’entretenir dans la crainte de me trop affliger.

— Ah ! ma pauvre et bien chère amie, que vous vous faites du mal à plaisir ! dit Étienne, qui tenait entre les siennes les mains de Mme Hélène, et qui les caressait doucement et affectueusement.

— À plaisir ? Vraiment, voilà une étrange façon de parler ! Ne croirait-on pas, à vous entendre, que je cherche les moyens de m’affliger et les occasions de vous faire des reproches. Ah ! Étienne ! Étienne ! que vous faites maintenant peu de cas des choses qui me tourmentent !

— Mais je vous assure, Hélène, que rien de ce que vous me dites n’est compréhensible pour moi ! mon bonheur me suffit, et vous le savez bien.

— Hélas !

— Trouvez-vous que les devoirs tout nouveaux, que la situation, toute nouvelle aussi, m’impose, me tiennent trop éloigné de vous ! Me reprochez-vous de vous avoir dérobé quelques instants pour les donner à ces relations qui forcément sont entrées dans ma vie avec les mandats que votre chère ambition m’a fait accepter ?

— Je ne trouve rien, moi.

— Enfin, chère, si quelque chose vous chagrine sérieusement, dites-le, on tâchera de vous éviter, à l’avenir, l’ombre même de ce chagrin ; mais, au nom de Dieu, de grâce, ne portez pas des accusations en l’air, n’édifiez pas vos grandes douleurs sur des on-dit. Et quand il vous plaira m’accuser de quelque chose, faites-le je vous en prie, vous-même, à mots découverts, dites-moi : vous avez fait ou ceci, ou cela ; j’en souffre et c’est mal à vous ; mais ne vous servez plus de on pour mettre le trouble entre nous.

— Mais il me semble que c’est bien ainsi que j’agis, reprit Mme Malsauge, puisque je vous dis que notre bonheur d’autrefois ne vous suffit plus.

— J’affirme le contraire, dit Étienne.

— Je vous reproche de chercher, pour remplacer mon affection, une autre affection plus jeune et toute nouvelle.

— Vous savez bien que cela n’est pas, répondit M. Jussieux, et voilà où je ne vous trouve plus semblable à vous-même : vous descendez à des accusations dont vous connaissez, mieux que personne, le peu de fondement ; vous cherchez dans des idées vulgaires à bâtir des griefs qui n’existent pas ; aussi, chère, je ne saurai vous écouter sérieusement quand vous me direz des choses semblables. Vous me faites beaucoup de peine ; je ne saurais qu’en être affligé, plus encore pour vous que pour moi.

― Quel calme et quelle froideur ont remplacé chez vous l’affection vive et la crainte de m’affliger, que vous portiez si loin autrefois.

— Mais vous faites erreur, mon amie, je vous le puis assurer, je suis toujours le même et le désir que j’ai de vous voir et de vous savoir heureuse ne saurait changer dans mon cœur pas plus que dans mon esprit.

— Non, non, Étienne, vous n’êtes plus le même, loin de là ; votre affection, ou plutôt celle que je vous porte, semble vous gêner, au moins elle vous pèse et vous fatigue, vous ne la supportez plus que par habitude et convenance.

— Ah ! Hélène, fit M. Jussieux.

— Je le sens, j’en suis persuadée, car jamais mes sentiments ne m’ont trompée, et ils ne sauraient pas davantage le faire en cette circonstance, continua la belle désolée.

Étienne essaya de sourire, pour montrer à son amie combien ses accusations avaient peu de portée ; mais sa tentative fut vaine et sa bouche resta sérieuse quoi qu’il en eût.

— Je sais bien, reprit Mme Hélène, que j’ai quelques années de plus que vous, et qu’il arrive un moment où cela devient, pour une femme, un tort réel, un tort sérieux ; je sais bien aussi que ma tendresse pour vous est vieillie de dix années, et cela peut lui être un défaut inguérissable, un mal sans remède.

— Enfant ! que vous êtes savante à vous faire de la peine, murmura Étienne, qui était sérieusement affligé de l’examen de conscience que lui faisait faire, bien malgré lui, Mme Malsauge.

— Non, je suis vraie, vous le savez bien ; vous le savez avant moi, et vous comprenez, n’est-ce pas, que si peu que j’aie le droit de me plaindre, je ne saurais y résister, dit-elle, la voix chargée de larmes.

— Hélène ! Hélène ! fit Étienne.

— Oui, je le sais, vous êtes libre, entièrement libre, et certes ce n’est pas ce que je vous conteste ; vous pouvez chercher, où bon vous semblera, un bonheur plus de votre âge, et une situation plus légale que celle que vous fait mon affection. Je sais que vous êtes en droit, votre jeunesse et votre situation aidant, de vous établir et d’avoir une famille, une maison, un intérieur où vous serez le maître unique. Ah ! je sais tout cela et beaucoup d’autres choses encore, je vous assure ; mais malgré ce que je suis forcée de reconnaître, je m’en afflige, ou peut-être n’est-ce pas malgré, mais à cause de tout cela que je m’attriste.

— Vous avez tort, Hélène, bien tort, je vous en donne ma parole.

— Non, je n’ai pas tort, reprit Mme Malsauge ; car j’ai mis en vous toute mon affection, sur votre tête repose mon bonheur entier, et au moment où je vois que vous vous détachez indifféremment de moi, et de tout ce qui de moi vivait en vous, j’en suis torturée et je me plains.

— Notre affection est trop sérieuse et trop vrai, Hélène, reprit Étienne, pour que vous puissiez vous permettre de pareils enfantillages et pour que nous ouvrions notre esprit à de chimériques chagrins.

Nous avons, ma chère Hélène, l’un et l’autre notre dignité à sauvegarder. Vous savez combien cette dignité est fragile et comment l’atteinte la plus légère la peut mettre en péril.

Cette façon affectueuse, mais calme dont Étienne recevait les reproches qu’elle se croyait fondée à lui faire, mettait à la torture le cœur de Mme Malsauge.

— Ah ! s’écria-t-elle, qu’avez-vous fait de vous ? De ce vous charmant et adorable que j’ai connu ? Il me semble qu’il y a des siècles de cela, tant les choses sont changées depuis. Qu’avez-vous fait de votre cœur, Étienne ? Dites, qu’en avez-vous fait de ce cœur si entièrement épris que vous promeniez par la montagne, comme un cœur trop puissant auquel l’air appauvri des villes ne pouvait suffire ? Ah ! Étienne, que vous avez changé ! si fort changé, que je ne vous reconnais plus !

— Eh ! c’est vous, ma chère Hélène, reprit amèrement M. Jussieux ; c’est bien vous qui me reprochez d’avoir laissé mon cœur sur la montagne ?

— Oui, dit-elle, à coup sûr, c’est moi, puisque c’est ainsi que vous m’aimiez, n’ai-je pas le droit de m’en plaindre quand je vois que vous ne m’aimez plus ?

— Vous êtes le seul esprit au monde, continua Étienne, qui n’avez pas le droit de vous plaindre, pas plus que de vous étonner, de mon changement, puisque cette transformation est votre œuvre, à vous, à vous seule, car personne autre que vous n’aurait eu la puissance de faire de votre sauvage ce que vous vous êtes plu à en faire.

— N’est-ce pas étrange, fit d’un air incrédule Mme Hélène, que je sois moi-même l’artisan de mon malheur !

— Si malheur il y a, oui, reprit Étienne, un peu vivement, n’est-ce pas vous, Hélène, qui m’avez ôté, une à une, toutes mes folles ardeurs d’esprit, toutes mes étrangetés d’allures, sous prétexte que cela était inconvenant, et qu’on ne devait ni agir ni penser de la sorte ?

Mme Malsauge, au lieu d’écouter Étienne avec son esprit, lui prêtait avec son cœur une attention soutenue ; aussi de grosses larmes roulaient-elles sous sa paupière, et le soin qu’elle prenait de les cacher lui était une peine de plus.

— Oui, continua M. Jussieux, je suis un homme du monde ; mais je ne le suis que parce que vous l’avez voulu. Rappelez-vous donc un peu les heures du passé, ces heures que vous-même vous évoquiez tout à l’heure. Souvenez-vous quelle était ma douleur, dans les premiers moments de notre séjour à Paris, quand vous me dressiez, en me brisant, pour les tours de force que le monde demande à ses adeptes.

— Hélas ! pensa tout bas Mme Hélène, que les temps sont changés !

— Si, parfois, je me laissais aller aux rages d’une folle et terrible jalousie, et j’avoue en toute humilité que cela revenait souvent, vous me demandiez dans quel pampas on avait fait mon éducation et vous me menaciez de ne plus me recevoir. Comprenez-vous, Hélène ? moi, ne plus vous voir !

— Oui, je le comprends maintenant, pensa Mme Hélène, à part elle ; je ne le comprends que trop bien, hélas !

Étienne continuait.

— Combien de fois, je vous le demande à vous-même et je ne veux pas d’autre témoignage que celui de votre souvenir, combien de fois n’ai-je pas pleuré, comme un enfant que j’étais, quand vous me dictiez vos sévères leçons et que vous m’imposiez vos terribles, mais sages volontés ? Vous étiez impassible, Hélène, vous étiez aussi sans faiblesse et sans pitié, souvenez-vous, amie ? Vous aviez dit :

— C’est ainsi que l’on agit, c’est ainsi que l’on pense. Il le faut, cela se doit, je le veux ! Et moi je ne savais qu’obéir, je courbais le front sous cette implacable et chère volonté !

— Oui, autrefois ! soupira Mme Malsauge.

— Toujours, Hélène, reprit Étienne, et maintenant que je suis l’homme que vous avez voulu que je sois, il me semble que vous avez mauvaise grâce à me le reprocher et que, tout au moins, cela n’est pas généreux de votre part.

— Ah ! que vous êtes habile à m’accuser de rigueurs et de sévérités lointaines qui, vous l’avez bien compris vous-même, étaient tristement nécessaires alors pour vous faire connaître un monde tout nouveau, au milieu duquel vous alliez vivre, et pour vous mettre en défiance de ce même monde, qu’il faut dominer si l’on ne veut pas être broyé par lui.

— Alors, Hélène, ne recourez pas à ce même passé pour établir des comparaisons au désavantage de l’heure présente, et ne m’imputez pas à crime d’être ce que vous m’avez fait : un homme raisonnable, raisonnable pour vous, pour lui, et qui serait désespéré de vous faire un chagrin réel, mais qui ne voudrait pas non plus que vous vous en fassiez d’imaginaire.

— Toujours la raison maintenant, pensait Mme Malsauge.

— Oui, ma chère Hélène, je vous aime beaucoup, mais je vous aime comme un homme sensé peut et doit le faire. Autrefois j’étais un fou, un grand enfant sans raison et sans savoir vivre ; vous me l’avez souvent démontré, souvent prouvé, et je ne voudrais pas vous voir regretter un temps qui est bien loin, si loin, chère, que rien ne saurait le faire revenir ; puis vous me gronderiez encore, à coup sûr, si tout à coup vous me retrouviez là, près de vous, aussi mal appris que je l’étais dans le passé.

Mme Hélène venait d’être atteinte au cœur ; mais plus elle sentait sa blessure profonde et douloureuse, moins elle voulait la laisser voir, aussi se mit-elle à sourire de ce sourire plein de finesse et d’indécision qui lui était particulier, puis elle dit d’une voix de tête qui ne trahissait pas la moindre attention :

— Vous avez sans doute bien raison, mon très-cher Étienne, car je me suis prise à regretter le passé absolument comme les gens trop heureux se permettent parfois de le faire, à propos de leurs années de collége, et peut-être vous gronderais-je beaucoup, si, au lieu d’être l’homme parfait que vous êtes maintenant, vous redeveniez, ne fût-ce que pour un instant, l’adorable et adoré sauvage que vous étiez autrefois à Candelair, sur la montagne et un peu à Paris : Tout est bien qui finit bien.

Pendant que les larmes qu’elle dissimulait lui retombaient sur le cœur, nombreuses et lourdes comme des gouttes de plomb fondu, elle souriait toujours d’une façon aussi charmante que gracieuse.

— Pardon, dit-elle enfin au jeune homme, en lui tendant la main, j’ai été un peu nerveuse, par conséquent légèrement étrange ; mais je pense qu’en considérant que l’exagération même de mes craintes ne fait que vous prouver mon affection, vous ne m’en voudrez pas trop de la mauvaise matinée que je vous ai fait passer.

— Mon amie, lui répondit Étienne entièrement trompé par l’habileté avec laquelle Mme Hélène avait reconquis son allure habituelle, je ne puis vous en vouloir de rien, et je ne saurai jamais vous garder rancune de quoi que ce soit.

Vous savez bien, n’est-ce pas, que ma tendresse pour vous est à l’abri de ces petits orages ?

— Vous êtes un homme parfait, dit-elle alors, en tournant vers lui le plus séduisant de ses séduisants regards.

Je vous rends votre liberté, cher, il se fait tard ; c’est aujourd’hui le jour où je reste chez moi, et je n’ai pas encore songé à me faire habiller ; je vous renvoie.

— Me permettrez-vous de revenir ? lui demanda Étienne.

— Vous savez bien que cette permission vous a été donnée une fois pour toutes, lui répondit-elle tendrement.

— Alors, je vous dis à tantôt, fit Étienne en se levant.

— À toujours ! lui dit-elle, pendant qu’il soulevait la portière qui séparait le boudoir du salon et qu’avant de la laisser retomber, il faisait un signe affectueux à Mme Hélène.

Mais à peine eût-elle entendu les pas du jeune homme se perdre dans le lointain des appartements, qu’elle cacha sa tête dans les coussins de son canapé et qu’elle se prit à pleurer, mais très-réellement et pour de bon, comme si elle avait eu quinze ans, et sans plus de vergogne que si elle avait été la plus modeste de toutes les bourgeoises de France et de Navarre.

Elle resta là longtemps, ne songeant pas plus aux heures qui passaient qu’aux visites qui devaient venir, ayant oublié jusqu’à sa toilette.

Mais ce sont de graves choses dans la vie d’une femme du monde que ses atours, et quelle que soit l’idée qui la tourmente, quelles que soient ses préoccupations, l’habitude, la nécessité, si vous le voulez, prennent le dessus, et elle se fait belle quand même, envers et contre tout, parce qu’elle sait que sa beauté est de toutes ses forces la plus grande, et que sa vertu n’a pas de plus solide base que ses charmes.

Mme Hélène subit l’entraînement qui fait, même dans les situations les plus graves et les plus tendues, courir les femmes à leur toilette ; et elle se mit sous les armes, s’habilla en conquérante, afin que nul ne pût lui résister et qu’en la voyant entourée, adulée, recherchée, Étienne fût bien convaincu de ses mérites et qu’il ne lui vînt jamais la mauvaise pensée de se séparer de cette ancienne et tendre affection pour courir à de plus jeunes, à de plus nouvelles, à de plus actives amours.

Sa grande toilette finie, quand elle eut contemplé sa charmante personne dans la haute glace de son cabinet de toilette ; quand de la tête aux pieds elle se fut trouvée sans reproches, sans ombres, sans faiblesses, sans imperfections, elle murmura d’un air de satisfaction qu’elle tâcha de rendre aussi intime que possible :

— Allons ! je suis toujours la belle Mme Malsauge, et mon cher Étienne aurait mauvaise grâce à ne pas le reconnaître, plus que personne, longtemps encore.

Cependant M. le marquis de Ferrettes avait très-sérieusement réfléchi à la situation que les années et les positions diverses faisaient à ce couple charmant et heureux jusque-là.

Alors, la brutale logique qui se nourrit de l’expérience, acquise par l’usage de ce monde, l’avait conduit à cette conclusion : il faut marier Étienne.

Une fois que cette idée eut pris sa place dans son esprit, cela devint presque une idée fixe, il ne songea donc plus qu’à faire adopter son projet par M. Jussieux. Ce n’était pas un chemin facile à faire faire au jeune homme.

Mais il savait, le charmant et fin vieillard, que les idées qui s’ancrent le mieux dans l’esprit d’autrui, sont celles que l’on y fait entrer peu à peu, sans brusquerie, par le seul fait, je ne dirai même pas de la persuasion, mais de l’habitude, de la constance, de la continuité que l’on met à les leur dire, à les leur répéter.

Dès que le marquis parla de mariage à Étienne, le jeune homme bondit.

Le marquis le laissa bondir ; il lui rendit pour ainsi dire la main comme un bon cavalier l’eût fait à un cheval de race qui aurait pris de l’ombrage à une branche d’arbre, s’allongeant inopinément sur un chemin parcouru et connu depuis longtemps.

Sur cette belle indignation, le marquis laissa passer vingt-quatre heures ; puis, le lendemain, il revint à la charge avec son visage souriant, calme, tranquille, et qui semblait ne douter de rien.

— Mon cher enfant, dit-il à M. Jussieux, je vous verrais prendre femme avec une très-réelle et très-grande satisfaction.

— Vous me l’avez déjà dit, cher marquis, répondit Étienne ; je suis en effet persuadé que vous prendrez un très-grand et très-affectueux intérêt à tout ce qui se passera dans mon existence pour y apporter un changement quelconque.

— Le mariage, quand un homme a atteint un certain âge et qu’il a conquis une situation semblable à la vôtre, le mariage est comme la consécration de son état dans le monde, c’est une affirmation de sa valeur, de son poids dans la vie, de la place qu’il tient dans la société, et presque de son mérite personnel, continua le marquis.

— Je ne saurais contester votre raisonnement, dit M. Jussieux ; mais, malgré que j’en reconnaisse la justesse, je n’en saurai davantage faire une application qui me soit propre. Enfin, mon cher maître et ami, le mariage me plaît beaucoup pour autrui, mais ne saurait, je vous assure, m’agréer le moins du monde pour moi-même.

— Tout cela se dit très-haut ; cela se pense même un peu tout bas, aux heures où la misanthropie envahit le cerveau des hommes de votre âge, reprit M. de Ferrettes, mais ce n’est que très-relativement ; aussi, mon cher Étienne, je reviens aux premiers mots de mon discours : il faut vous marier.

— Ah ! Seigneur, épargnez-moi, de grâce, un aussi lourd, un aussi grave fardeau, fit Étienne en souriant.

— Écoutez-moi sérieusement, je vous prie, comme je vous parle, dit le marquis, qui tâcha de donner quelque solennité à sa physionomie moqueuse et narquoise.

— Avec un début pareil, comment voulez-vous que j’arrive à ne point me mettre en garde contre vos discours, dit Étienne en souriant, quoique l’insistance que le marquis mettait à lui parler mariage lui en ôtât réellement toute envie.

— Tout cela, ce sont des faux-fuyants qui ne sauraient me satisfaire, reprit M. de Ferrettes.

Oui, mon cher Étienne, continuait le marquis, il est temps de vous marier, de sortir de cette situation qui n’en est pas une et qui vous met dans le monde presque du côté des gens qui ne comptent pas.

— Non, fit Étienne, poussé dans ses derniers retranchements, non, n’insistez pas davantage, je vous prie ; je ne me marierai pas, tout simplement parce que je ne veux pas me marier et que la chose est décidée depuis longtemps dans mon esprit, en face de ma raison, et consacrée par ma volonté.

— Allons, pensa M. de Ferrettes, il m’a fait très-franchement et très-carrément sa profession de foi : c’est déjà un grand point obtenu, c’est un pas de fait vers le but que je veux atteindre ; ne nous décourageons pas, et il continua :

— Je comprends fort bien, mon enfant, que le mariage n’ait pas pour vous le moindre attrait, car franchement c’est un état dans le monde qui ne porte pas en lui la moindre paillette attrayante ; rien n’attire, rien ne charme, rien ne plaît en sa personne, et je le comprends bien, tout comme vous.

— Alors, reprit vivement M. Jussieux, pourquoi me poussez-vous si fort vers lui ?

― Parce que, à coup sûr, vous n’iriez pas de vous-même, lui répondit le marquis.

— Il est donc bien nécessaire que j’y aille ? demanda Étienne.

— À coup sûr ; cela est même indispensable.

— Pardon, reprit Étienne, et veuillez m’excuser si ma question est indiscrète. Pourquoi vous qui prêchez si bien et si ardemment en faveur du mariage, pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?

— Tout simplement, répondit le vieillard, sans la moindre hésitation, parce que aucune femme n’a voulu de moi.

En face de cet aveu tout dénué de vanité, Étienne partit d’un franc éclat de rire.

— Ah ! je ne saurais vous croire, répondit enfin le jeune homme, car au taux où sont les maris riches, nobles et ayant une grande situation dans le monde, vous deviez être, au contraire, très-recherché, et la bonne foi que vous mettez à me faire accepter le pieux mensonge qui doit me pousser au gouffre, que vous avez su éviter pour vous-même, est la seule cause de ma très irrespectueuse gaieté.

— Ainsi, vous croyez que je vous trompe ? vous pensez que j’aurais pu, tout en le désirant beaucoup, trouver une femme qui aurait pris mon nom et m’aurait donné une petite place dans son existence ?

— À coup sûr !

— Eh bien, détrompez-vous ; ceci ne me fut jamais possible, même au temps où j’étais tout jeune. Parmi les femmes que j’aurais désirées, que j’aurais très-sérieusement épousées, avec la bonne intention d’être vis-à-vis d’elles un mari sinon modèle, du moins très-convenable, pas une n’a voulu prêter une oreille attentive à mes prières pas plus qu’à mes discours. Quant aux autres, je ne me suis pas très-fortement hâté de leur offrir une position dans le monde, et je suis arrivé ainsi, presque insensiblement, sans qu’il y ait, je vous assure, rien du tout du fait de ma volonté, à un âge où on aurait cru me faire une grande grâce en m’acceptant.

C’est alors que, de mon côté, je n’ai plus voulu tenir d’aucune femme au monde une pareille largesse. Et comme je ne voudrais pas vous voir prendre le chemin que j’ai pris pour vous voir arriver au but que j’ai atteint, je vous pousse vers une voie que je n’ai pas eu le bon esprit de suivre, alors qu’il en était encore temps, avec quelques concessions de ma part.

— Je vous remercie de la bonne intention qui vous fait agir, répondit Étienne, mais je ne saurais me marier.

— Mais, mon cher Étienne, cela est dans les attributions du mariage de faire peur aux gens.

C’est comme une médecine dont l’amertume fait un peu faire la grimace ; une fois que la chose est avalée on ne s’en trouve pas plus mal, au contraire.

— Eh ! non, reprit Étienne sérieusement, le mariage ne saurait me tenter : j’ai à cet égard-là des idées qui me séparent de lui d’une irréconciliable façon.

— Le mariage est une chaîne lourde et pénible, n’est-ce pas ? reprit le marquis. Je vois venir d’ici les grands mots et les vieilles idées reçues à cet égard.

— Les vieilles idées et les mots antiques, je n’en saurais pas rire, reprit Étienne, quoique je sache que c’est de mode aujourd’hui et que c’est porté par le meilleur monde.

— Encore une tirade contre le mariage, pensait le marquis, laissons-le dire ; c’est cela de moins dans son jeu. Il jette du lest, laissons-le faire.

— Oui, continua Étienne, le mariage est une chaîne dans la plus complète acception du mot ; c’est une chaîne puissante pour celui des deux qui a la conscience exacte des devoirs qu’il accepte et qui est bien résolu, en les acceptant, à ne les point jeter par la fenêtre au bout de huit jours.

D’un autre côté, n’est-ce point aussi une entrave lourde et pénible pour celui qui ne voit dans le mariage qu’une ampleur plus grande à donner à sa fortune ou à sa situation, quand une fois la chose acquise, il s’aperçoit de quel prix il a payé ce développement apporté, par autrui, à sa bourse ou à ses satisfactions de vanité ?

N’est-ce point alors une chose triste autant qu’affligeante de voir le cas que l’on fait de cette liberté vendue par lui et d’entendre secouer cette chaîne dont il a lui-même rivé le dernier anneau à son poignet ?

— Ah ! ah ! je ne dis pas que ce que vous avancez soit entièrement dénué de vérité, reprit le marquis ; MM. les romanciers qui ont, à notre étrange époque, la prétention d’étudier le cœur humain et d’en montrer les sensations, bonnes ou mauvaises, ne feraient pas mieux que vous le compte rendu des petites tortures et vilenies qui habitent l’âme humaine.

— Je ne saurais me marier parce que je trouve, quoiqu’en puissent dire les moralistes de notre époque, que c’est une institution déloyale et malhonnête ; il n’y a de sécurité ni pour l’une ni pour l’autre des deux parties, pas plus du côté de la moralité que de celui de la fortune et de la dignité.

C’est une espèce d’association bâtarde dans laquelle le mari, le maître, est, de par le Code, institué chef de la communauté. Il prend la haute main au chapitre des volontés financières ; il continue, vis-à-vis de sa femme, le rôle de tuteur qu’a joué jusque-là la famille ; ses décisions sont sans appel, tant qu’il sait mettre de son côté les formes requises par le monde ; et comme le plus souvent la femme est forcée de subir cette volonté, qui est contraire à la sienne, elle accepte, par la seule raison qu’elle n’est pas la plus forte, cette loi contre laquelle elle ne lutterait pas avantageusement.

Plus tard, incontestablement, il faut une revanche à cet esprit qui souffre, qui sent le besoin de rendre le mal qu’il a reçu. Alors, madame se lance vers le domaine de la fantaisie sentimentale, et ma foi, gare aux accidents !

Le marquis souriait.

— Il y a beaucoup d’accidents dans la vie matrimoniale, ajouta très-sérieusement Étienne comme s’il avait étudié, entièrement à fond, cette périlleuse question et qu’il eût été pénétré d’étonnement à la vue du résultat malheureux découvert par suite de ses études.

— Il n’y a pas de situation au monde qui n’ait ses écueils, soupira philosophiquement le marquis.

— Possible ! reprit vivement M. Jussieux ; mais celle-là en a vraiment par trop pour qu’on y entre de gaieté de cœur alors qu’il est si facile de faire autrement.

— Ah ! je n’ai point de vous une si mince idée que de songer à vous voir entrer dans le mariage comme dans une fête, je ne vous demande pas de faire la bouche en cœur, les yeux en coulisse, et de déclarer, en faisant toutes sortes de folies, pour tenter de le faire croire à ceux qui vous entourent, que vous êtes éperdument amoureux de votre prétendue.

Non, non, mon cher Étienne, j’ai de vous une toute autre idée, et après vous avoir légèrement guidé et aidé, jusqu’à présent, dans le chemin que j’ai la satisfaction de vous avoir vu faire, je suis trop sûr de vous pour ne pas être persuadé qu’en face d’une situation grave, sérieuse, vous ne songeriez pas à en tirer le meilleur parti, mais encore tous les partis possibles, et cela en vue de vos intérêts.

— Eh bien ! vraiment, vous avez de moi une trop bonne, une trop haute opinion, reprit Étienne ; car je pourrais me trouver toute ma vie, en face du mariage, que je ne songerais pas un instant à en tirer un parti quelconque, vu que l’idée de le fuir serait à coup sûr la seule qui s’emparerait de moi.

— Vous êtes un fou ! s’exclama M. de Ferrettes. Dieu m’y conserve, répondit vivement Étienne.

Rien ne le fatiguait autant que cette conversation avec le marquis.

D’un autre côté, il y avait longtemps déjà, il avait promis à Mme Hélène de ne point songer à se marier, de n’y songer jamais ; il avait entièrement, de la meilleure foi du monde, engagé sa parole vis-à-vis d’elle en même temps que vis-à-vis de lui-même ; et, quoique le temps fût venu consacrer cette promesse faite, cette parole donnée et reçue, il ne se trouvait pas libre, ainsi que cela se pratique habituellement chez les gens fort civilisés, il ne se croyait pas le droit de rompre avec son amie, parce que nul contrat ne les unissait, et parce que son honneur était le seul garant de la confiance que la jeune femme avait en lui depuis bientôt dix ans.

Mais le marquis n’entrait pas dans toutes les subtilités de ces délicatesses antiques ; il se doutait bien de ce qui se passait dans le cœur et dans l’esprit, mais surtout dans la conscience d’Étienne. Néanmoins il aborda, d’une allure audacieuse et presque juvénile, un peu à la mousquetaire, quoique fortement mitigée par les éléments commerciaux et parlementaires du dix-neuvième siècle, sa propre théorie du mariage, en même temps que les causes qui le portaient à prêcher en sa faveur, alors que son grand âge et son indépendance disaient si hautement le contraire de ses paroles.

— Mon cher Étienne, dit-il en croisant ses jambes l’une sur l’autre et en appuyant ses coudes aux bras de son fauteuil, le don-quichotisme n’est point du tout mon affaire. De toutes les idées qu’il m’a plu caresser depuis que je suis d’âge à me livrer à ce genre d’exercice, celle de refaire le monde, pas plus que celle de régenter la société ne se sont jamais présentées à mon esprit.

Non que je sois d’un pessimisme complet, ni que je trouve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Non, bien loin de là, je vous assure.

Je me suis bien aperçu, par ci par là, que la femme était souvent volée et le mari de même ;

Que madame, en trompant monsieur, ne faisait que prendre, en cachette et bien petitement, une revanche à laquelle elle avait des droits incontestables.

J’ai souvent vu un honnête homme bercer sur ses genoux un bambin que quelque joli coureur d’aventure avait, de par le fait de madame, fort malhonnêtement introduit au logis.

J’ai assisté plus d’une fois au démembrement d’une belle dot que monsieur faisait ronger, avec une grande satisfaction de vanité, par les filles à la mode, pendant que madame gémissait, à l’ombre du foyer désert, sur le luxe et le bien-être, qui prenaient tous les chemins de traverse pour s’en aller à mal, fort loin d’elle.

J’ai vu parfois — en vivant longtemps on est appelé à voir tant de choses !

J’ai vu, mon cher Étienne, des gens de rien, sans talent, sans savoir, sans dignité, sans conscience, mais surtout sans vergogne et sans pudeur, faire très-bien leurs affaires.

J’ai vu des gens donner leur vie pour leur idée, pendant que les ambitieux et les meneurs prenaient la vie des simples avec l’idée des autres, le tout à leur plus grand honneur et bénéfice.

J’ai vu des sots jouir d’énormes réputations d’esprit, pendant que des esprits vraiment remarquables passaient pour des ineptes et pour des idiots.

J’ai vu de très-honnêtes femmes, honnêtes dans l’entière et complète acception du mot, traitées et réputées comme des coquines, pendant qu’on saluait jusqu’à terre et que l’on traitait comme de saintes personnes des filles immondes.

Oui, mon cher Étienne, reprit le marquis, après un moment de silence, j’ai vu des masses de choses, toutes plus étranges les unes que les autres ; j’ai commencé par en être indigné et, comme vous, j’ai, du fond du cœur, jeté l’anathème à cette vilenie morale qui ronge le monde comme un cancer.

Puis, en voyant que le monde s’accoutumait très-bien de cet état de choses, mon indignation a lavé ses teintes accentuées au courant de l’indifférence et de l’habitude, alors je n’ai plus eu à ma disposition qu’un étonnement très-mesuré, puis encore, en prenant de l’âge, j’en suis venu à me demander comment ferait la société si on lui arrachait ses défauts, si on lui ôtait ses vices, si on la guérissait de ses plaies ; toutes choses dont, je suis persuadé, elle ne saurait se passer, tant elles font partie de tout son être.

À cette question que je m’étais posée, je n’ai pas su répondre d’une manière satisfaisante. Aussi, après avoir été, pendant un laps de temps fort court, je l’avoue, au nombre des novateurs et des démolisseurs — moralement parlant, — je fis volte-face pour devenir le plus ardent défenseur de la chose établie.

Je suis conservateur dans l’âme. Je ne veux pas que l’on touche à un des grains de sable de l’édifice social ; non que je le trouve solide ni parfait, mais parce que je crains d’un côté de le voir s’écrouler, et que j’ai une très-grande répulsion pour les architectes, pour les ouvriers et pour les manœuvres de la dernière heure, qui attendent son effondrement pour nous bâtir des institutions nouvelles, selon leur goût.

J’ai peu de confiance dans cet abri fantaisiste dont ils nous vantent les merveilles. Je me méfie de ce qui nous est offert par eux pour remplacer ce que nous avons. Aussi, mon cher Étienne, le mariage, comme nous le possédons, tout imparfait qu’il puisse vous paraître, tout imparfait qu’il soit, me rassure encore davantage, pour l’avenir du monde dont je fais partie, que les songes creux des idéologues qui prêchent la liberté des unions ou, si vous aimez mieux, l’indépendance des accouplements, faisant à l’homme l’honneur de le ravaler un peu au-dessous de la brute.

— Je voudrais, Étienne, vous voir, à ce sujet, les mêmes idées que moi, car c’est le seul parti convenable et sage, la seule façon d’être qui n’empoisonne pas l’existence.

On se marie, mon cher enfant, parce que, à un moment donné, il faut avoir une maison à soi, et que l’on n’a pas une maison convenable sans une femme. Ou épouse un nom, une dot, des alliances pour grandir d’autant ses alliances, sa fortune et son nom personnel.

Enfin on se marie, conclut le marquis de Ferrettes, parce que c’est l’habitude, et que je ne vois pas une seule raison qui puisse vous dispenser de faire ce que tout le monde fait.

— C’est cela, dit Étienne ; on accomplit une sottise parce qu’il est dans les mœurs et dans les habitudes reçues de s’adonner à cet exercice maladroit et nuisible. Ah ! marquis, vous me donnez là des raisons qui ne sauraient me convaincre.

— Parce que vous ne voulez pas envisager la question sous son jour véritable ; vous ne voulez pas accepter que le mariage, pour avoir sa raison sérieuse d’existence, ne doit être qu’une association en vue des intérêts divers que l’on a le devoir de sauvegarder ou d’agrandir.

Le mariage, mon enfant, ne peut et ne saurait avoir rien de commun avec le cœur et les sentiments qui sont susceptibles d’y trouver asile ; les plaisirs de l’esprit ne doivent pas davantage s’y égarer.

Le moi jeune, actif, prime-sautier, que chaque individu porte en lui, n’a que faire dans ce retrait de famille où l’on n’abrite que les choses lasses et fatiguées, que les invalides de l’expérience, que les voyageurs qui ont fait le tour de tous les mondes et demandent le repos et l’ombre de toutes les branches du chemin.

À bout d’arguments, le marquis lui dit :

— Nous reviendrons sur ce sujet-là ; la chose est trop grave pour l’abandonner ainsi.

Puis, de son pas léger et vif, il se dirigea vers l’appartement de Mme Hélène, qu’il fallait ranger de son côté pour avoir de sérieuses chances de succès ; car, il ne pouvait se le dissimuler, la véritable, la sérieuse opposition, l’inébranlable obstacle ne venaient que d’elle.

— Allons, allons, disait-il tout en cheminant ; sous l’enveloppe de l’homme du monde, dont est revêtu Étienne, il y aura toujours un sauvage, un sauvage pour de bon, et on n’en saurait venir à bout si on ne le bat par ses propres armes.

Il se fait, à lui-même, un rempart des promesses faites à Mme Hélène, des serments qui l’attachent à elle ; il faut donc que ce soit elle qui me le livre et qui lui jette son indépendance et sa liberté à la tête ; sans cela, nous n’en viendrons jamais à bout.

Tout en songeant combien il allait rencontrer de difficultés dans sa très-audacieuse entreprise, il se fit annoncer chez Mme Malsauge, qu’il trouva parée comme pour une fête, rayonnante comme en un jour de bonheur, tant elle était sûre de sa beauté, et toute souriante, tant il lui semblait difficile qu’une femme aussi charmante qu’elle ne fût pas entièrement et longtemps aimée. Les femmes, dit-on, cachent mal ou point ce qu’elles ressentent, et ceux qui les approchent ne sauraient se tromper sur les sentiments qui les agitent.

Si j’en déduis que ce que la femme cache le moins bien c’est son amour et la satisfaction qu’elle éprouve d’elle ou de celui qu’elle aime, si bien que l’on croirait vraiment que la joie est une chose parfaitement étrangère à sa vie quotidienne et qu’elle ne sait dissimuler son étonnement heureux lorsqu’elle l’y rencontre, on voudra bien m’accorder que cela change étrangement lorsqu’il s’agit d’un chagrin ou d’une douleur.

Alors cet être si frêle et si parfaitement incapable de résister à l’entraînement heureux, se transforme et devient de granit et d’acier, résistant et impénétrable.

Leurs larmes, les femmes les boivent avec une âcre et ardente satisfaction ; on les croirait jalouses de ces perles brillantes, qu’elles dissimulent à tout regard étranger, afin que personne ne puisse se vanter d’y avoir miré sa malveillance ou d’y avoir baigné cette grande indifférence que chacun porte et nourrit en face des douleurs des autres.

Les femmes savent si bien que les chagrins et les anxiétés qu’elles ont en elles feraient, si elles les étalaient au grand jour, la joie de quelques-uns, qu’elles les dévorent, malgré qu’elles en doivent mourir ; car le malheur est le plus subtil de tous les poisons que l’on puisse verser à la femme.

Mme Hélène avait enterré, au plus profond de son cœur, les craintes et les griefs qu’elle avait à propos d’Étienne. Aussi se montra-t-elle tout assouplie dans sa confiance, toute fière de se sentir si forte en face des éventualités que le hasard capricieux pouvait jeter au-devant de ses pas.

M. de Ferrettes examina un grand moment ce sphinx souriant qui ne laissait rien voir de sa vie et de ses sensations intérieures. Quand, dans sa conscience, il lui eut rendu le juste tribut d’admiration qu’il méritait, il se mit en devoir de lui démontrer qu’il avait su lire sous l’impénétrabilité de son front blanc, et que, par les éclairs de ses beaux yeux souriants et brillants, il était descendu jusqu’à sa pensée, dont il avait constaté les ombres, dont il avait compté les frayeurs et les craintes.

Alors il lui fit savoir que pas une des larmes dissimulées avec tant d’art n’avait échappé au compte exact et terrible qu’il en tenait.

Il entra doucement en matière, il aborda, avec des précautions infinies, cet éternel et toujours jeune chapitre de l’abandon de la femme la plus aimée à un moment marqué pour cela, dans la vie.

Il amenait avec des ménagements savants, qui prouvaient sa science expérimentée dans le mal faire, la douleur qu’il imposait à Mme Hélène jusqu’au moment où elle serait si grande, si aiguë, si complètement insupportable, que la pauvre femme serait obligée de crier et de laisser voir ce qui se passait en elle.

Une fois conduite là, par lui ; une fois qu’elle aurait été forcée de dévoiler au marquis la plaie sanglante que la crainte, que le doute grandissaient chaque jour dans son cœur, il était là, tout prêt à la conseiller et à la consoler.

Sa protection savante allait s’étendre sur elle, et il était tout disposé en même temps que préparé à lui démontrer par quel chemin une femme de son mérite revient, après de tendres égarements, à son point de départ.

Le marquis de Ferrettes attendait que Mme Malsauge fût tellement émue de ses discours, sa crainte personnelle aidant, qu’elle en vînt presque d’elle-même au-devant de l’aide qu’il ne demandait qu’à lui prêter.

Mais, quoiqu’elle fût sa nièce et qu’il eût presque toujours vécu auprès d’elle, il ne connaissait pas bien le cœur de la belle Mme Hélène.

Elle serait morte un million de fois plutôt que de s’avouer vaincue.

En voyant cela, et en tacticien habile, le vieillard revint brusquement sur ses pas. Il abandonna ses insinuations pleines de finesse, ses discours tortueux, aussi habiles que spirituellement amenés, laissant à terre, dans un coin, tout son bagage d’homme rompu à la vie des salons, puis il regarda Mme Malsauge bien en face, d’un air calme, tranquille, presque doux, et lui dit comme la chose la plus simple et la plus indifférente du monde :

— Ma bonne amie, je crois qu’il est temps que nous songions sérieusement à marier Étienne.

Mme Hélène prit un air étonné comme si on lui eût parlé d’une chose à laquelle elle aurait été entièrement étrangère, et répondit de sa voix la plus calme :

— Vraiment, cher marquis ; eh ! qu’y puis-je faire, je vous le demande, est-ce que M. Jussieux n’est pas dans les meilleures conditions possibles pour se marier tout seul, quand et comme bon lui semblera ?

— On n’est jamais dans ces conditions, ma chère, reprit le marquis, et plus on est mariable, moins on est en situation de se marier tout seul.

— Ce sont vraiment choses bien trop subtiles pour mon faible esprit, s’empressa de dire Mme Hélène : ce genre de protection et de propagande matrimoniale entre si peu dans mes moyens que je vous prie de trouver convenable que je me récuse.

— Vous ne le pouvez pas plus que je ne le puis moi-même, reprit le marquis.

— Eh ! pourquoi, je vous prie ? demanda d’un ton légèrement sec Mme Hélène.

— Parce que le passé nous force la main pour l’avenir. C’est moi, c’est vous qui avons pris Étienne sur sa montagne, après avoir mis l’un et l’autre quelque préméditation dans cette recherche, je le crois du moins. C’est nous encore qui l’avons conduit à Paris et l’avons, dès le principe, jeté dans le monde, où il a vite conquis sa place, nous l’y aidant ; c’est nous, toujours nous, qui en avons fait le secrétaire de M. Malsauge, puis un homme politique, et en dernier lieu un député remarquable.

— Je ne nierai point, dit Mme Hélène, que nous n’ayons bien été pour quelque chose dans tout cela ; mais je ne vois pas quelle corrélation il existe entre les bons offices que nous avons pu, à ce propos, rendre à M. Jussieux, et l’impérieuse obligation que nous aurions de le marier nous-mêmes maintenant.

— Comment ! s’écria le marquis, vous ne voyez pas ! Ah ! Hélène, vous me faites vraiment de la peine, ma chère enfant ; mais considérez donc, je vous prie, que depuis dix ans nous sommes entièrement et activement mêlés à l’existence d’Étienne, que personne ne comprendrait qu’au moment où il a le plus besoin des lumières de ses amis, de ses protecteurs, disons le mot, ses protecteurs l’abandonnassent ; on se demanderait quelles sont les causes de notre retraite, on les chercherait, ces causes qui n’existent pas, et lancé dans le domaine des inventions, on ne peut présumer tout ce que le monde serait capable d’inventer.

Mme Hélène était devenue quelque peu rêveuse.

Cependant le marquis poursuivait :

— Il faut toujours se méfier beaucoup de ce que peuvent dire les indifférents et les désœuvrés : ce n’est jamais profitable à personne. Qui sait, ma chère, on croirait peut-être que le mariage d’Étienne nous contrarie, que nous sommes fâchés de le voir échapper à notre tutelle ; ce serait d’un mauvais effet, car tôt ou tard il en arriverait là, et il me semble qu’il paraîtrait généreux à nous, et qu’il serait habile de notre part que nous le conduisions, vous et moi, jusque dans cet établissement sérieux de son existence et de sa fortune. Il nous y retrouverait toujours de cette façon-là, ne fût-ce que pour nous être reconnaissant du soin que nous aurions pris de ses destinées.

— Je ne sais trop, fit la femme du ministre.

— Enfin, ma chère Hélène, réfléchissez à toutes ces choses, si vous le voulez. Nous en recauserons demain.

— Alors, à demain, dit Mme Hélène, en tendant la main au marquis de Ferrettes, qui prit congé d’elle, en toute hâte, pour la laisser seule livrée aux réflexions qui devaient inévitablement surgir de leur entretien.

Elle resta longtemps pensive, Mme Malsauge, car en rapprochant dans son esprit les craintes qui assaillaient son cœur, depuis longtemps déjà, de ce que venait de lui dire le marquis, elle fut sérieusement atteinte et finit par conclure ainsi :

— C’est donc vrai, bien vrai ; le temps en est venu ; il me faut renoncer à mes dernières années de jeunesse, car je suis jeune encore ; il me faut abandonner mes joies, et rompre avec cet amour sur lequel j’avais assis tout mon avenir heureux, tant je le croyais immuable, éternel, tant je le croyais acquis à toujours par ces dix années heureuses.

Il est étonnant de constater que lorsqu’une chose touche à son dernier moment, on ne la regarde plus que comme un bonheur qui s’en va. Les instants de chagrin, les ombres, les épines, tout disparaît.

La dernière heure en fait une chose regrettable. En face de l’effacement, on s’attendrit, et l’on trouve aussi toujours quelques larmes à répandre sur le départ.

Nous sommes ainsi faits ; mais les femmes, encore bien plus que nous, se livrent à l’émotion larmoyante et chargée de regrets quand arrive une séparation : à ce qui va ne plus être, elles ne savent plus trouver que des charmes.

Donc, Mme Hélène trouvait douces, charmantes, bonnes et regrettables les dix années avec lesquelles le sort, représenté par le marquis de Ferrettes, voulait la faire rompre, et elle fut longtemps à les compter ces belles années, à en évoquer les heures perdues.

Les souvenirs rappelés revinrent alors en foule, tous chargés des fleurs et des grâces d’un amour heureux.

Et c’était à toutes ces joies qu’il fallait dire adieu ; c’était à ces choses charmantes qu’il fallait renoncer.

Que le sacrifice lui parut difficile, qu’il lui sembla douloureux, si bien qu’elle se demanda, en toute conscience, si cela lui serait possible !

Ne pouvait-elle pas, au nom même de cet amour que l’on voulait lui faire oublier, se rattacher à son bonheur, en chassant les idées étrangères et nouvelles qui venaient l’envahir, et reconquérir en entier ce qu’elle n’avait pas encore tout à fait perdu ?

Ah ! comme ce nouvel aperçu de la situation lui semblait charmant et possible, et avec quelle satisfaction elle se laissait aller à en déduire toutes les chances de succès.

Comme elle caressa la possibilité de ne pas perdre Étienne et sa tendresse, comme elle s’émotionna en rêvant à l’heure heureuse où la dernière ombre de crainte se serait enfuie devant la lumière de son amour.

— Ah ! fit-elle, avec un soupir de satisfaction, quel joli monde que le monde de l’amour et combien la vie tout entière en est colorée de rose dès qu’il en occupe une partie seulement.

Mais elle fut ramenée à la réalité par la crainte même qu’elle avait de perdre son bonheur.

Alors elle fit en sens contraire tout le joli chemin qu’elle venait de suivre avec tant de plaisir, et parcourant la gamme entière des difficultés qui se dressaient devant elle, elle en revint à cette conclusion désenchantante :

— Il me quittera, l’heure est sonnée ; si le marquis est venu me le dire, c’est qu’il est persuadé qu’il n’y a nul remède au mal qui m’atteint et qu’il a préféré m’en avertir lui-même en m’assistant de sa vieille amitié pour m’aider à franchir le passage pénible et douloureux.

C’est vrai, continua-t-elle, toutes les belles choses de ce monde n’ont qu’une durée restreinte, et quand la limite qui leur est assignée est atteinte, il ne reste plus qu’à courber le front devant ce qui est.

Il me quittera, c’est inévitable, et si le marquis m’est venu dire :

« Prenez garde, ne vous laissez pas imposer par les faits ce rôle triste et presque humiliant de la femme abandonnée, » c’est que la menace est là, tout près, et que je n’ai plus grand temps à perdre en vaines réflexions.

Oui, il vaut mieux que ce soit moi qui rompe ; il faut qu’Étienne me doive encore ce que l’on appelle un avenir sérieux ; il est en effet digne à moi de lui imposer une éternelle reconnaissance et je le ferai.

Néanmoins, comme il est dans la nature humaine de ne jamais désespérer entièrement d’elle-même et de se rattacher dans la chute qu’elle fait, du haut de ses espérances, à toutes les branches possibles, Mme Hélène se fit ce calcul, au fond bien vrai :

— Puisque ce malheur de perdre Étienne me doit arriver, il est peut-être en mon pouvoir d’en faire sortir une demi-consolation en ne le perdant pas tout à fait ?

Pour qu’une femme puisse arriver à s’emparer de son cœur, il faut qu’elle soit bien habile ; car je l’ai habitué à des délicatesses de sentiment, à des tendresses sans pareilles. Une femme qui ne saura pas, comme moi, toutes les choses que le monde, la vie et l’expérience enseignent ne prendra jamais en lui la place que j’y tenais.

Allons, puisqu’il le faut, je vais lui chercher moi-même une femme, je la prendrai encore toute jeune, en pension, arrivant en face de l’existence sans en connaître ni les difficultés ni les écueils ; je chercherai pour lui celle que l’on dit devoir être la compagne d’un homme !

Je la prendrai au Sacré-Cœur ou aux Oiseaux ; elle sera de haute naissance, de grande fortune, d’alliances remarquables et solides, afin que le monde et lui-même soient pénétrés de l’avantage de cette association matrimoniale.

Je m’attacherai à rencontrer, dans celle que je lui ferai épouser, un cœur et un esprit tout neufs, qui auront toutes les aspérités du très-jeune âge, qui ne comprendront ni les concessions, ni les renoncements, qui iront, toutes volontés déployées, au milieu de ses habitudes prises et qui ne pourront manquer de le froisser à tout coup et à tout propos.

Alors malgré lui, malgré elle, malgré sa situation régulière, il songera à cette douce et tendre Hélène qui se faisait caressante et modeste, humble et soumise en face de ses volontés de jeunesse, si bien que s’il ne m’aime plus, que s’il ne peut plus et ne doit plus m’aimer, il me regrettera et ne jettera jamais vers le passé, vers les belles années perdues, un regard qui ne soit chargé de plaintes et de regrets.

Je me retirerai dans ce sanctuaire inviolable des joies perdues que l’on préfère inévitablement à la chose possédée. Je redeviendrai le rêve, qui est un monde toujours charmant, alors qu’elle, sa femme, ne sera que la réalité avec toutes les épines quotidiennes, avec les luttes constantes, avec le dégoût des affections. De cette manière, moi, je ne perdrai de lui que ce que l’on donne au monde, que ce que l’on sacrifie aux apparences ; et cette part de son cœur que j’ai bercée, caressée, endormie dans ma tendresse, cette part que j’ai faite mienne par l’amour et par l’habitude, cette part me restera à toujours !

Oui, je romprai, moi-même, pour ne dénouer que les liens qu’il me plaira de détacher, car il en est que je ne saurais voir se rompre, entre lui et moi, sans en mourir de douleur et d’ennui.

Dès le lendemain, en effet, Mme Malsauge tourna ses pensées actives vers la recherche d’une femme à faire épouser à M. Jussieux.

Elle se rappela, à propos, ses anciennes relations au Sacré-Cœur, et elle alla visiter la supérieure, qui lui fit un accueil mesuré à sa fortune, à son nom, surtout à la grandeur de sa situation.

C’est dire que Mme Hélène fut satisfaite de tout point, et qu’elle constata avec plaisir que l’allure de la religieuse lui aplanirait la majeure partie des difficultés qu’elle avait cru rencontrer dans l’accomplissement de son projet.

— Madame, dit-elle enfin, lorsque toutes les phrases affectueuses du bon souvenir et des bonnes relations eurent été échangées, je viens vous prier de m’aider à faire un mariage auquel ma famille et moi nous nous intéressons grandement.

— Que peut faire en cette occasion, je vous le demande, une modeste fille du Seigneur telle que moi ? répondit la supérieure qui n’était pas fâchée d’affirmer sa modestie pour pouvoir, en partant de là, mener les choses à sa guise et imposer humblement et doucereusement sa volonté.

— Ah ! ma chère mère, s’écria Mme Malsauge, si je ne comptais entièrement sur vous, sur vos lumières, sur la charité de votre cœur, serais-je venue ainsi que je l’ai fait avec la plus ardente foi en vous ? Ne vous récusez donc pas, de grâce, et laissez-moi espérer que vous ferez le bonheur d’un homme auquel nous nous intéressons tous de la façon la plus sérieuse.

— Si je puis vous aider, certes, continua la religieuse, mon concours ne vous fera pas défaut, et je suis décidée à vous prêter toute mon assistance, dans la mesure de mes modestes moyens. Dites-moi, chère madame, en quoi et comment je puis vous être utile ?

Mme Malsauge comprit que le moment était venu d’aborder franchement et clairement la question. Aussi reprit-elle, de sa voix douce, calme, persuasive, de sa voix de femme du monde :

M. Malsauge a un ami à la fortune duquel il a grandement aidé. À cette heure, cet ami est député influent, au cabinet. Il a pris à la Chambre une place honorable en même temps que brillante parmi les premiers des orateurs.

M. Étienne Jussieux a donc une position fort brillante ; je ne vois que le ministre au-dessus de lui dans la carrière qu’il parcourt. Les pas sont grands et se font assez facilement sur ce terrain quand on en est arrivé au point où il en est déjà.

La fortune de M. Jussieux, sans être à la hauteur de sa position, est pourtant solide, sérieuse et honnête.

Il a trente-trois ans, c’est un homme de grandes manières et de belle allure ; il a, vous le voyez par cet exposé, tous les droits à demander chez sa femme de la jeunesse, de la naissance, de la fortune ; quant aux alliances, lors même qu’il n’y en aurait pas du côté de la jeune fille, celles que possède M. Jussieux et celles que ses amis mettent à sa discrétion lui peuvent suffire.

Quant à la beauté de la jeune fille, M. Jussieux est un homme sérieux, raisonnable ; aussi une femme religieuse, modeste, comprenant pieusement les devoirs que lui apportera le mariage avec un homme tel que lui, aura toujours le pas sur une jolie figure et sur des charmes tout mondains qui pourraient recouvrir et dissimuler une grande légèreté de principes et de cœur.

— C’est tout à fait un mariage de convenances, n’est-ce pas, que vous voudriez voir faire à M. Jussieux, reprit la religieuse ; au reste, c’est ce qu’il y a de plus sage dans la situation où il est, et je crois que d’ici à quelques jours, si vous voulez bien me faire l’amitié de me venir voir à nouveau, je saurai vous dire quelque chose de très-sérieux à ce sujet.

— Ah ! ma chère mère, que vous êtes bonne et charmante ! s’écria Mme Hélène qui sentait les larmes gagner sa paupière et qui faisait d’héroïques efforts pour n’en rien laisser voir.

Quand elle fut remontée dans son coupé, quand le valet de pied en eut refermé, sur elle, la portière, elle se laissa aller à son émotion. Les larmes contenues se firent alors jour avec une telle abondance, qu’elle se disait en les essuyant :

— Quand j’aurai bien pleuré, quand elles se seront toutes répandues ces larmes brûlantes, amères et lourdes qui me dévorent les paupières ; quand mon cœur enfin sera aussi sec dans ma poitrine que ces momies que l’on trouve, ayant encore l’apparence de la jeunesse et de la beauté, dans leurs bandelettes d’amiante au fond des luxueux tombeaux de la vieille Égypte ; quand cette chose que l’on appelle une âme sera desséchée et sans vie au dedans de moi, sous toutes les brûlures ardentes et actives que je subis et que je me fais moi-même, avec le fer rouge de l’implacable raison. Enfin, conclut-elle, on n’a qu’un certain nombre de larmes à répandre, du moins je l’espère ; on n’a qu’une certaine somme de chagrin à dépenser ; quand j’aurai usé et répandu tout cela j’aurai réglé mon compte avec le cher passé, alors j’entrerai, relativement heureuse et calmée, dans la vie nouvelle à l’agencement de laquelle je travaille si rudement.

Et de la meilleure foi du monde elle laissait tranquillement couler ses larmes, en attendant la fin comme une chose prévue et pour laquelle tout maintenant n’était plus qu’une question de temps.

Le soir, M. de Ferrettes vint passer une heure de solitude avec sa chère nièce.

Il vit bien que l’idée de la veille avait jeté de profondes racines ; que, malgré toutes les aspérités que présentait cette idée, elle avait été acceptée comme utile, disons mieux, comme inévitable ; aussi attendit-il, en parlant de tout excepté de ce qui le préoccupait, que Mme Hélène abordât elle-même l’épineuse question.

— Vous aviez peut-être raison, dit-elle au marquis, en affirmant que nous ne pouvions, ni vous ni moi, ne point marier M. Jussieux, après nous être si activement occupés de lui et de sa fortune jusqu’à présent.

— N’est-ce pas ? fit M. de Ferrettes, qui, par son attitude, crut devoir aider Mme Hélène à continuer.

— Mon Dieu, oui, c’est absurde, mais il en est ainsi, je ne puis m’empêcher de le reconnaître ; et après s’être beaucoup occupé des gens, on semble si bien s’être engagé à le faire toujours, que l’on ne se croit plus le droit de les abandonner à eux-mêmes, quoiqu’ils soient d’âge et ma foi bien en situation de marcher seuls, par tous les sentiers de la vie.

— Certes, vous parlez d’or, ma chère, dit le marquis.

— Enfin, que je parle bien ou mal, les choses sont arrangées de cette façon, et comme je n’ai pas la prétention de changer l’ordre établi, j’ai songé que le plus court moyen de trouver un mariage convenable pour notre protégé était d’aller au Sacré-Cœur.

— Vous êtes la sagesse même, ma toute belle, s’empressa de dire le marquis en embrassant avec onction la belle main de Mme Malsauge.

— Vous savez, continua-t-elle, que j’ai toujours conservé de bonnes et fort intimes relations avec les religieuses au milieu desquelles j’ai été élevée. Je me suis souvenue que lorsque la famille de M. Malsauge trouva bon de le marier, elle vint à la supérieure, et que ce fut par elle que la demande de ma main vous fut adressée, puisque je n’avais plus d’autres parents auxquels on pût faire une ouverture de ce genre.

Alors vous vîntes me voir et vous me fîtes un discours fort remarquable, dont j’ai encore souvenance.

Je trouve maintenant que vous avez souvent raison ; mais à cette époque-là vous aviez toujours raison pour moi, aussi vous écoutai-je avec l’entier recueillement respectueux auquel une élève du Sacré-Cœur doit se livrer en face d’un oncle de votre mérite. Si je me souviens bien, un mois après j’épousais M. Malsauge. J’ai fait ce que j’avais vu faire, et j’ai prié la supérieure de nous chercher, pour M. Jussieux, une femme bien élevée, riche, née et convenable de tous points pour lui aider à asseoir un avenir honorable et sérieux.

— J’ai vu des femmes bien remarquables, pendant le cours de ma longue existence, dit le marquis, mais j’engage ma parole que pas une n’était accomplie autant que vous.

— Allons, dit à part elle Mme Hélène, il paraît que j’accomplis, dans toutes les règles voulues, le sacrifice qui m’a été imposé, la galerie est satisfaite, je joue bien mon rôle, allons donc du même pas jusqu’au bout.

— Maintenant, continuait le marquis, il s’agit de faire accepter ce mariage par Étienne, car, entre nous soit dit, il n’a pas un entraînement fou pour cette situation nouvelle.

Mme Malsauge sut gré, dans son cœur, au marquis de lui montrer Étienne, marchant à cette vie nouvelle comme à un devoir de convenances, comme à un sacrifice utile et point comme à un bonheur.

— Je tenterai les premières ouvertures, si vous le voulez bien, dit alors M. de Ferrettes ; mais il est très présumable que j’aurai du mal à réussir, et même que je ne réussirai pas ; alors vous viendrez me prêter mainforte au dernier moment, sans cela pas de succès.

En effet, le soir même le marquis dit à Étienne :

Cette fois, il n’y a plus à reculer, mon ami ; votre mariage s’arrange ; la femme est presque trouvée.

— De grâce, reprit Étienne, ne me parlez pas de tout cela, j’ai vraiment bien autre chose en tête ; le mariage non-seulement ne me tente pas, mais les affaires me prennent tout mon temps.

— C’est justement ainsi qu’il faut être pour entrer en ménage, s’écria M. de Ferrettes.

— Je ne m’en serais pas douté, fit Étienne.

— Ah ! c’est qu’il y a comme cela une foule de choses, mon cher enfant, dont vous ne savez pas le premier mot, reprit le marquis ; et, malgré toute votre science, il vous reste encore bien des chapitres à lire au livre de la vie et beaucoup de chemin à parcourir dont on ne vous a pas même montré le tracé.

— C’est pour cela que je ne veux pas m’y engager, répondit Étienne, qui trouvait importune l’insistance du marquis, et qui songeait en même temps aux promesses qu’il avait faites à Mme Hélène, et aux scènes, de chagrin ou de reproches, qu’elle ne pouvait manquer de lui faire si, par hasard, elle apprenait seulement les tentatives que l’on faisait auprès de lui pour le jeter dans une voie qui devait le séparer d’elle à tout jamais.

Mais le marquis continuait :

— Je me suis beaucoup occupé pour vous de cette nouvelle situation, et je ne suis pas le seul ; car, pour accomplir avantageusement une pareille tâche, on ne saurait réunir trop d’aides ni de trop nombreux dévouements. Mme Malsauge…

Le marquis prononça ce nom doucement en n’ayant pas l’air de remarquer l’émotion qui envahissait la physionomie de M. Jussieux.

Mme Malsauge, qui est toujours aussi bonne qu’intelligente, a bien voulu faire comme moi ; elle s’est employée à vous faire un avenir qui convienne à votre situation. Un homme politique ne saurait se passer d’une maison montée, et le premier de tous les meubles, nécessaire en pareil cas, c’est une femme riche, bien née, et sachant le monde.

Le coup avait été porté. Le marquis se retira pour laisser Étienne seul en face de cette idée que non-seulement Mme Hélène n’ignorait pas les projets de mariage que l’on faisait pour lui, mais qu’encore elle aidait à leur accomplissement, qu’elle y prêtait la main.

Quand il fut seul, le jeune homme se demanda s’il avait réellement bien entendu ce que l’on venait de lui dire, ou si ce n’était pas un rêve, un égarement momentané de son esprit. Il fut longtemps avant de comprendre cette chose monstrueuse pour lui : que Mme Hélène admettait son mariage, qu’elle le classait parmi les accidents naturels, et qu’elle s’en occupait comme d’une bonne œuvre. Il fut longtemps, bien longtemps même, avant d’accepter cela, et comme après toutes ces réflexions il se sentit fatigué, il se coucha sans aller ce soir-là présenter ses hommages à son amie, remettant au lendemain une visite qui, dans les circonstances actuelles, ne pouvait que lui être désagréable à lui et peut-être même à tous les deux.

Mais le lendemain vint à son tour, car il est écrit que tout arrive à son heure, même les choses que l’on n’espère pas, et quand vint le moment où il avait l’habitude de se rendre chez Mme Malsauge, il y fut plutôt comme à l’accomplissement d’un devoir de convention que comme à une fête de cœur.

Ah ! c’est que les choses et les sentiments prennent des figures bien diverses au cours de dix années !

Mme Hélène en avait pris son parti, quelque pénible qu’il fût. Elle avait brûlé ses vaisseaux en allant faire elle-même une visite au Sacré-Cœur pour y chercher une femme qui pût convenir à M. Jussieux. Elle n’attendait donc maintenant que l’arrivée d’Étienne pour lui dire que les circonstances, le temps, les situations, faisaient une nécessité, pour eux deux, d’un nouveau genre de vie.

En se séparant du jeune homme, elle voulait rester son amie ; aussi crut-elle sage de parler la première de ce qui la préoccupait si fort.

Dès le principe, cela lui parut plus difficile qu’elle ne l’aurait cru ; mais peu à peu, l’étonnement du jeune homme aidant, les aspérités s’aplanirent. Elle-même fut toute surprise de la facilité avec laquelle elle était arrivée à dire tout ce qu’elle avait à dire sur un sujet qui lui paraissait tout à fait inabordable entre Étienne et elle.

— Ma bien chère amie, lui dit alors le jeune homme, veuillez, je vous prie, vous bien persuader que je n’ai nul goût, pas plus pour le mariage que pour toute autre situation en dehors de la mienne.

C’est un état dont je n’apprécie pas les avantages.

Le marquis et vous me poussez, avec je ne sais quelle énergie bienveillante et tout affectueuse, vers des horizons qui me sont si fort inconnus que, jusqu’à ce jour, ma pensée même ne s’y est point égarée, aussi je reste très-froid, très-indifférent, je vous le puis affirmer, en face de cette nouveauté que je n’ai ni appelée ni désirée et que je ne subirai que s’il m’est démontré, que par déférence pour vous, je la doive subir, absolument comme une présentation ou comme un habit neuf, toutes choses fort déplaisantes à aborder.

Alors Mme Hélène ne songea plus qu’à l’accomplissement d’un mariage qui offrait si peu d’attraits au jeune homme, et qu’il acceptait avec une si parfaite indifférence ; il lui semblait que c’était le cas, ou jamais, de lui rendre une liberté qu’il ne demandait point, et de lui faire un bonheur dont il n’avait nulle envie.

Mme Malsauge revint donc, sans tarder, au Sacré-Cœur : elle entendit avec une âcre satisfaction la supérieure qui lui annonçait qu’elle croyait avoir parmi les pensionnaires de sa pieuse maison, la jeune personne qui remplissait toutes les conditions voulues pour devenir la femme de M. Étienne Jussieux.

Cette enfant allait avoir vingt ans ; elle n’avait plus d’autre famille que des parents éloignés qui avaient cru plus convenable de la laisser au couvent où elle avait été élevée que de la prendre auprès d’eux.

Car c’est toujours une lourde responsabilité que de surveiller une jeune fille sans mère, et d’en prendre, à conscience, l’avenir et le bonheur.

Valentine de La Vaugellerie devait apporter à son mari une dot de quinze cent mille francs, grossie seulement des économies que le notaire, qui gérait sa fortune, avait pu faire sur les revenus depuis que la jeune fille était orpheline. Il n’y avait après cela plus rien à attendre de personne, Mlle de La Vaugellerie n’ayant aucune espérance au royaume des héritages, Mme Hélène trouvait, à part elle, la situation fort belle, et elle prêtait une attention très-soutenue aux paroles de la religieuse.

Mais aussi, continuait la supérieure, il ne pourra y avoir, dans l’avenir, aucune de ces discussions malheureusement trop fréquentes dans les familles, puisque Valentine n’a d’autres alliances que celles qu’elle contractera par son mariage et d’autre famille que celle dans laquelle elle entrera.

Comme caractère elle est d’une très-grande douceur, un peu trop muette peut-être pour son âge : mais je pense que cela doit tenir à sa situation qui, en la laissant sans père ni mère, l’a aussi abandonnée au couvent, jusqu’à ce qu’une situation convenable l’en vienne faire sortir.

Elle n’est ni jolie ni laide, dit encore la supérieure ; mais elle est distinguée. Quand le monde aura passé par là, quand il l’aura formée et rendue un peu moins timide, ce sera, je vous assure, une charmante femme.

De tous les mérites de la pauvre Valentine, son charme et sa beauté étaient bien certainement ceux qui agréaient le moins à Mme Malsauge.

Elle n’est ni jolie ni laide, avait dit la religieuse ; l’amie d’Étienne n’en voulait pas savoir davantage. Néanmoins, pour être bien sûre qu’on ne la trompait point, elle demanda s’il n’y aurait rien d’inconvenant de sa part à voir la jeune fille dont elle allait fixer les destinées.

— Valentine est si peu habituée à ce qu’on vienne au Sacré-Cœur pour elle, répondit la religieuse, qu’elle ne fait aucune attention aux étrangers que nous recevons. Nous allons donc faire un tour de jardin et nous la trouverons, à coup sûr, dans son allée de prédilection un ouvrage ou un livre à la main.

En effet, au bout de quelques instants la supérieure dit à Mme Hélène :

— La voilà, là-bas, assise sous la grande charmille.

Alors Mme Malsauge put contempler, tout à son aise, celle qui devait prendre sa place dans la vie d’Étienne, celle qu’elle se donnait elle-même pour rivale, celle qui la devait chasser d’un cœur où elle avait si bien régné en maîtresse et en souveraine jusqu’alors.

Elle avait une bien modeste allure, cette fillette, pour qu’on la redoutât si fort et que l’on vînt, ainsi, à la dérobée, compter ses charmes, peser sa beauté.

Elle était assise, vêtue du modeste et disgracieux costume du couvent. Ses beaux cheveux noirs étaient simplement relevés et tordus derrière la tête, avec une rectitude qui éloignait toute idée de coquetterie, tout sentiment de l’art de se faire belle. Ils formaient une masse rigide qu’elle portait noblement, de même que toute sa personne, qui avait une raideur plus chargée d’austérité que de grâces juvéniles.

Valentine était grande ; elle avait encore cette maigreur de toutes les jeunes filles, maigreur qui n’est pas sans charmes pour ceux qui savent que ce sera de courte durée, et qu’avec l’usage de la vie elles vont prendre ces rondeurs par lesquelles la femme s’affirme.

Elle avait de grands yeux noirs qui s’ignoraient, et cela se voyait bien à la façon dont elle arrêtait son regard sur les gens et les choses qui l’entouraient. Sa bouche était sérieuse, sans autre physionomie que celle qu’elle recevait de la rectitude de ses lignes.

En effet, Valentine avait si peu de choses actives dans le visage et dans l’allure, que la religieuse avait parfaitement fait son portrait en disant : — Elle n’est ni jolie ni laide.

C’était une grande fille qui ne disait rien et dont on ne pensait pas davantage.

Mme Malsauge n’eut pas besoin de regarder longtemps Valentine pour comprendre qu’elle pouvait devenir une des plus belles femmes de tout ce Paris, où toutes les femmes sont charmantes ; mais pour cela, il lui fallait certaines conditions que probablement elle ne rencontrerait pas ; aussi Mme Hélène espérait-elle la voir toujours ce qu’elle était ni jolie ni laide, une femme dont rien ne se développerait, pas plus l’esprit que la beauté, si bien qu’elle pourrait passer au travers du bonheur de la femme du ministre, bonheur au milieu duquel elle allait la jeter, sans y déranger trop de choses et sans y rien prendre au delà de ce qu’elle voulait bien lui en donner elle-même.

Cette reconnaissance poussée au champ de ses craintes futures, Mme Hélène se retira en annonçant pour le lendemain la visite de M. le marquis de Ferrettes, qui viendrait faire à Mme la supérieure, qui remplaçait la famille de Valentine, une demande de mariage dans les formes.

La religieuse fut excessivement flattée de voir l’empressement que l’on mettait à accepter celle de ses chères filles qu’elle présentait, et elle augura bien de l’avenir de Mlle de la Vaugellerie, qui allait vivre avec des gens si parfaitement bien élevés.

Quant à la question pécuniaire, le notaire qui régissait la dot de Valentine, avec celui de M. Étienne Jussieux, auraient à s’entendre et ne pourraient manquer de le faire à la satisfaction commune.

En rentrant à son hôtel, Mme Hélène y trouva le marquis de Ferrettes qui l’attendait en lisant les journaux du

jour. Dès qu’il la vit entrer, il jeta sur elle un regard curieux.

Alors elle lui raconta le résultat de sa visite et la part qui lui revenait maintenant dans ce travail de mariage qu’ils avaient entrepris, de compte à demi, poussé par le grand moteur des gens du monde : les convenances.

M. Malsauge consulté, pour la forme, par M. de Ferrettes, trouva l’idée excellente et remarqua qu’en effet un pareil mariage assurait à son ami et secrétaire, dont il avait fait un homme considérable, pour qu’il pût lui être, dans ses entreprises, d’un plus grand secours, une position plus sérieuse et plus stable qui ne pouvait que l’aider dans ses vues personnelles.

Aussi, tout en courant à la Chambre, tout en sortant des Tuileries, affirmait-il au marquis qu’il s’arrangerait pour trouver le temps de l’accompagner au Sacré-Cœur, le lendemain, et que, puisque Mlle Valentine de la Vaugellerie n’avait que des parents très-éloignés, il lui servirait de père, lui, le ministre, en cette grave et solennelle circonstance de son mariage.

Les choses furent faites ainsi qu’il avait été dit, et M. Jussieux se laissa marier par nonchalance, pour n’avoir point à lutter avec ceux qui avaient jusque-là conduit toutes choses dans son existence, et aussi un peu pour faire comme tout le monde, puisqu’on lui en avait démontré la nécessité.

L’ambition, les affaires politiques avaient pris une grande place dans l’existence de M. Jussieux, et son mariage n’éveilla en lui d’autre sentiment que la contrariété des tracas et des occupations que cela lui donna pendant quelques semaines.

Ah ! qu’il lui tardait que tout cela fût fini, pour qu’il lui fût permis de revenir à ses travaux ordinaires, qui avaient pour lui un bien autre intérêt.

D’un autre côté, Étienne avait aimé Mme Hélène comme il n’est pas donné à un cœur d’homme d’aimer deux fois dans la vie ; il l’avait aimée entièrement, follement, ardemment ; cet amour avait subi, sans brusquerie, sans entrave et sans catastrophe, toutes les péripéties d’une entière existence. Il s’était développé dans le désir, il avait grandi avec la possession, mesurée et retenue que devait apporter, au don de sa personne, une femme de la distinction et de l’honnêteté de Mme Malsauge. Cet amour avait duré longtemps, entretenu par l’estime, par le charme qui y présidait, tout ce que peut durer la plus grande des passions.

Mais en usant dix années de son existence à ce bonheur charmant qui avait donné toutes les notes de l’amour, Étienne avait aussi usé en lui la faculté d’aimer à nouveau. Tout avait été éprouvé, tout avait été ressenti, tout avait été dit et écouté jusqu’au dernier mot.

Il est des amours de filles, amours du ruisseau, amours honteuses et malsaines, qui laissent, quand le dégoût fait rompre avec elles, un homme jeune encore pour de jeunes et pures amours ; mais des tendresses de grandes dames, quand elles envahissent le cœur d’un homme elles en prennent toutes les fleurs, elles en absorbent toute la vie, elles en ont reçu toutes les caresses, elles en ont écouté toutes les chansons joyeuses et passionnées ; aussi, quand elles s’en retirent ou quand elles les abandonnent, plus rien ne reste de l’aimé, qu’une vaine et trompeuse apparence.

Étienne avait répandu aux pieds de Mme Hélène cette énergie et cette fougue entière dont le sauvage de Candelair avait fait une si grande provision sur la montagne ; toutes les folles et juvéniles ardeurs de son âme avaient été données à son cher et beau rêve.

Il avait chanté pour elle, et sur tous les tons, la romance de Chérubin à sa marraine.

Il avait parlé, pour son oreille complaisante, cette belle langue enfiévrée de l’amour heureux et jeune qu’on ne parle jamais deux fois dans la même existence.

Il ne pouvait donc plus rien dire, il ne pouvait plus rien entendre non plus. Il était parfaitement mûr pour le mariage, et bien à point pour la vie politique dans laquelle le marquis et Mme Hélène l’avaient poussé avec le soin que l’on met à préparer l’accès de l’hôtel des Invalides à nos gloires fatiguées et tout à fait usées.

Quand Étienne fut présenté, par M. de Ferrettes, à Mlle Valentine de la Vaugellerie, il était correctement vêtu de son irréprochable habit noir, cravaté de blanc, comme pour une visite à la cour. La jeune fille arrêta sur lui son regard calme et clair ; elle le trouva jeune, elle le trouva beau, et quand il se fut retiré du parloir, elle vit encore longtemps la tête énergique, noble et fière d’Étienne Jussieux, qui avait, d’un seul coup, pris sa place dans son imagination.

Elle était fort pieuse, Valentine ; aussi le soir, en faisant sa prière, remercia-t-elle très-sincèrement la Providence, qui était venue la prendre par la main, jusqu’aux pieds des autels, à l’ombre desquels elle vivait, pour la conduire à de telles destinées et pour lui donner un mari si parfaitement accompli.

Valentine marcha donc à son mariage avec confiance ; le regard d’Étienne lui plaisait ; il y avait une telle droiture dans toute la physionomie du jeune homme qu’elle ne se donna même pas la peine de réfléchir avant de l’accepter et, sans y mettre le moindre enthousiasme, elle y mit au moins une entière confiance.

Le marquis de Ferrettes qui avait bien compris que puisque l’initiative de ce mariage venait de lui il ne pouvait se décharger sur personne de tous les soins et de tous les tracas matériels qu’il entraînait forcément avec lui, le marquis, dis-je, s’était donc mis en quête d’un hôtel pour le jeune ménage. Il l’avait fait décorer et meubler avec le parfait savoir qu’il apportait à toutes les choses de l’existence.

Il avait même choisi la corbeille ; il envoya au Sacré-Cœur la personne de mérite, dans l’art des chiffons, qui devait faire le trousseau de la pensionnaire, ne voulant pas donner tous les soins de ces détails, remplis de petites douleurs aiguës, à Mme Malsauge. Car s’occuper de la toilette qui doit mettre en évidence la beauté et les charmes d’une rivale, quelque modeste que soit au reste cette rivale, c’est une vertu, c’est un courage que l’on ne peut ni demander ni attendre d’une autre femme.

Le marquis se donna donc à lui seul toute cette besogne et il la mena à sa fin avec autant de bonheur que de diligence…

La corbeille était princière, le trousseau digne d’une reine, quant à l’hôtel, c’était un chef-d’œuvre.

Les appartements de monsieur semblaient d’eux-mêmes, et par leur habile majesté, l’appeler au ministère. Un homme logé de la sorte ne pouvait être un mince personnage, et l’on ne pouvait le traiter qu’en raison de la valeur que tout affirmait autour de lui.

La partie de l’hôtel que devait habiter Mme Étienne avait des allures mystiques et coquettes à la fois, on y sentait la femme du monde, la pure, la noble, l’irréprochable grande dame, et pourtant chaque pli des tentures soyeuses paraissait recéler un amour et des pensées de tendresses caressantes.

Ah ! le joli nid que le logis de Valentine ! et comme seul un homme ayant fait une longue et savante étude de tous les sentiments féminins était capable d’une pareille création.

En sortant du Sacré-Cœur, Valentine fut conduite par M. Malsauge, en grand équipage de gala, à la chapelle du Corps législatif, où le mariage religieux devait se faire, puis, de là, à l’hôtel que le vieux marquis avait élaboré pour le jeune ménage.

Et comme il pensait à tout, ce spirituel vieillard, il inventa, juste à point, une vieille parente malade, très gravement et qui ne voulait point passer de vie à trépas sans avoir vu et béni, une dernière fois, Mme Hélène Malsauge qu’elle aimait de tout son cœur.

La femme du ministre fut donc obligée de partir, en toute hâte, sans assister au mariage qu’elle avait préparé par son intelligente et bienveillante intervention.

Valentine en fut affligée, mais elle fut la seule.

Quand elle se trouva seule, au bout de quelques jours, avec son mari, dans le somptueux hôtel qu’elle habitait, elle commença par trouver la maison grande, elle la trouva muette, au point que cela augmenta sa timidité, et qu’elle se retira dans un tout petit boudoir, proche de sa chambre à coucher, afin de se paraître à elle-même, moins isolée en diminuant l’espace qui l’entourait ; car les habitudes reçues ne lui permettaient pas de peupler son logis d’étrangers, au moins dès les premiers jours de son mariage.

Étienne fut parfait de tact, de savoir-vivre, mais il y avait bien loin d’elle à lui, et rien ne paraissait vouloir, ni pouvoir les rapprocher.

Valentine avait ce mutisme qui vient du recueillement auquel s’adonnent les jeunes filles qui sont élevées loin de la famille, auxquelles manquent la tendresse maternelle et l’indulgence des grands-parents qui ne savent que sourire à ces jeunes visages qui croissent à leur ombre.

Alors que l’on est jeune, on ne vit jamais impunément au milieu de l’indifférence doucereuse et polie des étrangers ; car il en naît une habitude de se recueillir en soi-même, de vivre replié sur sa pensée, que l’on ne perd que très-difficilement, et à la condition que quelqu’un d’aimé et d’aimant vienne démurer, avec la patience et la volonté d’une persistante affection, le sanctuaire où se sont réfugiées les idées timides et craintives.

Il faut que l’amour fasse violence à ces jeunes cœurs pour arriver à les connaître, pour avoir le droit d’en prendre les trésors ; il faut un peu les conquérir. Tout cela c’est un travail, travail adorable et charmant, c’est vrai ; mais il faut avoir le temps, de même que la volonté de l’entreprendre, et M. Jussieux avait bien autre chose à faire vraiment, sans compter qu’il n’en avait pas le moindre désir.

Mme Hélène lui avait enseigné toutes les femmes ; l’amour n’avait plus de secret pour lui, et son âme ne se sentait tourmentée par aucune curiosité en face de cette belle jeune fille que le mariage lui avait donnée.

Le marquis de Ferrettes, qui vit bien de suite que l’indifférence et la tiédeur avaient pris leur place au logis du jeune ménage, se crut le devoir de ne pas laisser, livrés à eux seuls, ces enfants qu’il avait rivés à la même chaîne, et pour toujours.

Alors il s’occupa des présentations qu’il était convenable de faire, des visites dont on ne pouvait se dispenser et des relations qu’il était utile d’entamer.

Il fit si bien, qu’à défaut d’un bonheur qu’elle ne pouvait pas regretter, puisqu’elle n’en savait pas le premier mot, Mme Valentine Jussieux eut ses journées prises par des occupations qu’elle accepta comme des devoirs de sa nouvelle condition, et qui lui tinrent lieu de distractions.

Mais on a beau faire, quelque occupées que paraissent être les journées d’une femme jeune, on ne saurait l’empêcher de penser, de regarder autour d’elle, de comparer sa vie à la vie des autres et même de prêter parfois, dans le silence de ses longues promenades, au travers du monde et des devoirs qu’il impose, une oreille très-attentive à ce qui se passe dans son cœur, quand il lui prend fantaisie de converser avec son esprit.

Valentine, plus que toute autre jeune personne, était facile à se laisser aller à ces discours muets avec elle-même ; elle en avait une très-ancienne habitude, et le genre de vie qui avait remplacé la vie du couvent n’avait pas donné à son cœur d’assez actives occupations pour la faire rompre avec le pli pris depuis bien longtemps.

En quittant brusquement le couvent et ses lectures incolores et ternes, ainsi qu’il convient d’en avoir à toute maison de Dieu bien organisée, Valentine eut pour professeur le monde le plus gracieusement cynique de l’Europe entière : le théâtre, dont Beaumarchais et Molière sont les grands maîtres, et la littérature de notre époque, dans laquelle une honnêteté ne saurait se glisser sans faire crier au scandale impardonnable de nos jours.

Il est facile de comprendre qu’en étant à une pareille école, la jeune femme ne pouvait pas faire autrement que d’avoir beaucoup à causer avec elle-même et qu’elle devait se livrer à de nombreuses et surtout à de bien diverses réflexions, si l’on veut bien considérer que Valentine était une fille intelligente qui avait d’autant plus pensé qu’elle avait moins parlé, et qu’avec sa jeunesse et son ignorance elle avait la curiosité des choses du cœur, qui est le réveil de toutes les jeunes âmes.

Ayant vécu au couvent, seule par le cœur, seule par l’esprit, elle portait avec elle un impérieux besoin de faire cesser cette solitude, et le rêve d’une douce vie à deux, cette affectuosité d’instinct que la femme possède, même avant de la savoir, la tourmentait, car il lui semblait en rencontrant l’amour partout dans les livres, au théâtre, dans le monde, partout enfin à côté d’elle, qu’elle avait droit à une part de ce bonheur, qui lui fût propre, et qu’elle ne pouvait pas, sans injustice, être frustrée de ce qui lui revenait dans le grand partage des joies et des heures heureuses que l’amour seul peut donner.

Alors commença pour Valentine une vie en partie double, deux vies bien distinctes, l’une toute pour le monde, l’autre qui n’était que pour elle.

La part du monde était irréprochable et grande ; la jeune femme ne fit tort à ce souverain absurde, capricieux et cruel, d’aucune des choses qu’elle lui devait.

Mais pour son autre vie, pour sa vie à elle, c’était tout à fait un autre ordre de choses ; nul n’avait eu besoin de lui enseigner tous les sentiers par lesquels elle égarait à plaisir son imagination. Elle était partie de ce principe que si elle avait des devoirs, et ceux-là on ne les lui avait pas laissé ignorer, elle ne pouvait manquer d’avoir aussi des droits, ne fût-ce qu’en raison des lois de l’équilibre ; alors comme personne ne lui avait dit un mot de ce dernier article elle s’était mise toute seule à la recherche de la chose inconnue, comptant sur sa finesse pour la lui faire découvrir.

Valentine a un mari jeune et beau, du moins il lui paraît tel, et cela lui suffit ; mais ce mari la traite fort en petite fille et s’arrête, ma foi ! bien facilement aux apparences. Elle sent qu’elle est toute disposée à aimer si ou voulait bien l’y aider un peu.

Elle n’en est pas encore arrivée à jeter loin, bien loin de celui qui vit à ses côtés, des regards inquiets cherchant l’image d’un rêve que rien ne peut remplacer auprès d’elle.

Non, elle aimerait facilement Étienne, si Étienne songeait à s’en apercevoir, et s’il voulait bien s’occuper d’elle.

Elle est encore si peu femme qu’elle ignore les mille ressources féminines dont elle peut disposer pour attirer à elle un homme qui vit de la même vie qu’elle et pour le retenir à ses côtés par des caresses, par des grâces, par des bouderies, enfin par tous les engins de guerre avec lesquels on attaque et réduit une place masculine.

Mais les jours s’écoulent, les mois se suivent, les jours et les années viennent, sans apporter de changement à la vie intime des jeunes époux.

Valentine, à la longue, a pris ou plutôt elle a laissé prendre à son esprit un autre chemin ; elle n’attend plus l’amour ; elle sait maintenant qu’il n’y en a pas pour elle ; son mari est un mari parfait ; mais de cet amant empressé, tendrement épris qu’elle avait un moment désiré et espéré trouver en lui, elle n’ignore pas que rien n’en existe et que ses ambitions, à cet égard, ne reposaient que sur ses rêves de jeune fille.

Ses devoirs, elle les accomplit tous dans leur entier et avec la rigidité d’une âme fière, d’un esprit indépendant qui veut donner largement tout ce qu’il doit pour que personne ne se permette de lui demander autre chose.

Mais elle a fait aussi de ses droits une profonde et sérieuse étude, elle est arrivée à en découvrir l’étendue et cela l’a jetée dans les âmes révolutionnaires, qui ne demandent qu’un cataclysme, quoi que ce soit qui en doive résulter, préférant tout ce qui peut arriver, le mal même à la chose existante qui les opprime.

Elle sent qu’elle a une personnalité vaillante, affectueuse, énergique que les éclairs et les tempêtes de la passion ne sauraient effrayer ; il bouillonne en elle des besoins de caresses et des soifs de dévouement que rien de ce qui l’entoure ne saurait assouvir.

L’affection régulière et compassée d’Étienne l’irrite et la blesse ; elle comprend que ces choses ne sont pas faites pour elle, qu’elle mérite plus ou moins ; et il lui semble qu’elle a été attachée, toute vivante, à un cœur mort ; ce qu’elle a de vaillant en elle s’en indigne et s’en révolte.

Elle porte donc sa croix avec l’ardente fierté des martyrs qui loin d’être insensibles à leur douleur, la ressentent bien toute entière ; mais ne sauraient s’en séparer pour accepter la seule chose qu’on leur offre en échange.

Et cet homme qui est son mari, cet homme qu’elle a trouvé un moment jeune et beau, qu’elle allait aimer, qu’elle avait même aimé, puisqu’elle avait attendu et espéré qu’il vint à elle pour se livrer alors à lui tout entière, cet homme occupe dans sa pensée la place de l’ennemi.

C’est lui qui résume, en face de sa jeunesse active et fière, le monde qu’elle méprise, la société qu’elle a en mince estime, la famille dont elle sent qu’elle est en droit de se plaindre, et la loi qui, sans l’avertir, sans la prévenir, sans l’enseigner, l’a rivée à jamais à cette froide existence, où tout est incolore, et dans laquelle son énergie s’indigne de s’étioler et de souffrir sans profit, sans résultat et sans plaisir, car elle sent qu’il y a de chères souffrances qui naissent du bonheur même auquel elles donnent un plus grand relief, et tout cela lui fait défaut par le fait de l’organisation sociale dont Étienne est pour elle la vivante représentation.

Alors s’élève cette guerre sourde à laquelle la grande éducation et le savoir-vivre seuls mettent une apparence calme.

Mme Jussieux est polie, gracieuse, mais froide comme le plus parfait de tous les marbres, pendant qu’Étienne, plus que jamais adonné tout entier à ses travaux politiques, à son œuvre ambitieuse, trouve qu’en effet il n’a qu’à se louer de l’idée qu’ont eue M. de Ferrettes et Mme Hélène de lui faire prendre femme.

Car sa maison est une des plus recherchées de Paris ; on parle de ses fêtes absolument comme des fêtes officielles ; on cite le nom des convives qui assistent à ses dîners, et souvent de très-graves réunions se tiennent chez lui pour ne pas porter tout à fait le cachet autoritaire qu’elles auraient si les choses se passaient au ministère.

Ses salons ont, vis-à-vis du château, la même situation que les journaux du gouvernement auxquels on décerne le titre d’officieux vu qu’il ne peut guère en exister qu’un d’entièrement et d’ouvertement officiel.

En considérant tous ces avantages qu’il n’aurait point eus s’il n’avait pas épousé une élève du Sacré-Cœur qui était venue apporter dans sa vie une belle dot, un aide entièrement convenable et pas le moindre embarras, il était vraiment aussi reconnaissant qu’il pouvait l’être à M. de Ferrettes et à Mme Malsauge du soin qu’ils avaient pris d’arranger son existence. Quant à sa femme, en dehors des bons rapports journaliers qu’il était trop bien élevé pour ne pas avoir avec elle, c’était bien la personne qui tenait le moins de place dans son existence.

En constatant le résultat obtenu, Mme Malsauge a ressaisi sa quiétude ; la part réelle de son bonheur, c’est-à-dire l’amitié et la presque constante présence d’Étienne, ne lui font pas défaut.

Elle est plus que jamais l’Égérie qu’il consulte et qu’il écoute avec une tendre déférence.

Leurs relations de cœur ont gagné à n’être plus forcées, et maintenant, en considérant le bonheur tranquille, bonheur à l’abri de tout orage, dont jouit Mme Hélène, le marquis de Ferrettes en est arrivé à plaindre de tout son cœur Mme Valentine ; car il est forcé de reconnaître que Mme Malsauge a bien pris, cette fois-ci, la bonne part, et que, de la place qu’elle a su se faire, personne ne saura l’expulser ; la femme de M. Jussieux n’ayant pas tenté, dès les premiers jours de son mariage, la conquête difficile du cœur et de l’esprit fatigués de son mari.

Les choses se seraient probablement immobilisées ainsi, peu à peu, tant elles étaient en bon chemin pour arriver à une complète ankylose, si une lettre de Candelair n’était arrivée pour remuer les cendres du passé.

La grand’mère d’Étienne se sentait malade, affaiblie par l’âge et surtout par le travail, par les privations et par les inquiétudes de conscience qu’elle s’était plu à se créer à peu près depuis qu’elle était au monde.

Elle se voyait s’éteindre et désirait ardemment qu’Étienne fût auprès d’elle à ce moment suprême. Elle l’avait tant et si maladroitement aimé, alors qu’il était enfant, qu’il lui semblait qu’elle n’était pas libre de quitter l’existence et de rendre en paix son âme à Dieu, si elle ne réglait pas avec lui, avant tout cela, ses comptes de sentiment et l’arriéré de ses tendresses maternelles.

Elle tenta bien d’écrire à son cher enfant pour le prier de faire le voyage de Candelair, à l’intention de son grand voyage, à elle, vers l’éternel repos, mais elle ne put accomplir son dessein ; sa main était devenue entièrement faible et tremblante, son regard avait baissé tout à coup ; alors, en constatant les grands pas qu’elle faisait vers la mort, elle comprit qu’il n’y avait plus de temps à perdre, qu’une fois dans sa vie il lui fallait prendre une décision sans remettre au lendemain et sans attendre que les événements se chargeassent de la lui imposer eux-mêmes.

Elle pria donc Mariette, qui ne quittait pas son chevet depuis qu’elle était malade, d’écrire à Étienne qu’elle le voudrait bien embrasser une dernière fois.

L’ouvrière remplissait, avec l’entraînement affectueux qui la guidait dans ses rapports avec la famille d’Étienne, sa mission de charité en écrivant au jeune homme.

Sa lettre fut portée, sur un plateau d’argent, par un valet de chambre en livrée irréprochable, pendant que M. Jussieux et sa femme finissaient de déjeuner.

Étienne, en reconnaissant l’écriture de Mariette, eut au cœur un mouvement de vie dont il se croyait incapable ; il en fut surpris lui-même et s’en trouva presque heureux.

Mais ces choses-là sont de courte durée, dans la situation morale où vivait Étienne, et cet éclair s’éteignit comme il s’était allumé, avec la plus grande vivacité et ne laissa pas de trace de son passage.

Alors, redevenu lui-même, il ouvrit l’enveloppe et lut ce qui suit :

« Bien cher monsieur Étienne,

» Je ne vous écris pas aujourd’hui pour moi, ainsi que vous avez bien voulu me permettre d’en conserver la douce habitude, je vous écris pour cette bonne Mme Daubrée, qui est fort malade, qui se voit dépérir chaque jour et qui, maintenant, est dans un tel état de faiblesse qu’elle m’a priée de lui servir de secrétaire.

» Elle croit qu’elle va mourir, et moi, monsieur Étienne, j’ai la douleur de le croire aussi comme elle.

» Depuis quelques jours, elle ne me parle que de vous, elle en parle toujours et à tout le monde, car plusieurs des voisins, la sachant tout à fait alitée, sont venus lui faire visite, et elle ne sait s’entretenir, dans la mesure de ses forces, qui vont en se diminuant très-vite, que de vous, que du désir qu’elle a de vous voir et de la crainte qu’elle a de mourir avant que vous ne soyez venu.

» Elle me charge de vous écrire tout cela et de vous prier de partir aussitôt que vous aurez reçu cette lettre. Elle vous supplie de n’apporter aucun retard à votre voyage à Candelair.

» Quant à moi, monsieur Étienne, je me permets d’ajouter que je crois qu’il est grand temps que vous arriviez si vous voulez voir la grand’mère encore avec un souffle de vie, peut-être même sera-t-elle incapable de vous reconnaître entièrement quand vous serez là ; mais ce sera pour vous et pour nous tous, une grande consolation de cœur de penser que vous ne l’aurez pas laissée partir sans lui donner ce baiser de l’adieu, le dernier, celui qu’elle semble attendre pour aller se reposer dans le saint paradis de Dieu où elle a bien gagné sa place, la sainte femme.

» M. Letourneur est plus inquiet de cette prochaine mort que je l’aurais cru capable de l’être ; il ne sait rester un moment auprès du lit de sa sœur sans tomber dans une tristesse morne ; alors il court par la ville comme une âme en peine ; il revient portant vingt remèdes de commères, vingt consultations de bonne femme, et il voudrait que toutes ces choses fussent faites à Mme Daubrée, comme si les remèdes pouvaient quelque chose sur une vie qui est finie, sur une existence qui s’éteint faute d’aliments, comme une lampe qui n’éclaire plus à défaut d’huile.

» Vous ferez du bien à tout le monde en venant, monsieur Étienne, c’est une belle charité que vous accomplirez aussi j’ose vous attendre sans retard, et je vais préparer votre chambre à la Chartreuse pour que vous puissiez vous reposer, matériellement au moins, après un aussi long voyage.

» À bientôt donc, monsieur Étienne, et veuillez compter, je vous prie, comme toujours, sur l’entier et profond attachement de votre amie et servante.

» Mariette. »

M. Jussieux resta un moment pensif après la lecture de cette lettre, puis il fit un geste de contrariété et dit à demi-voix :

— Quel contre-temps et que tout cela vient mal à propos !

Mme Jussieux avait pris et conservé l’habitude de ne jamais adresser à son mari la moindre question, pas plus à propos de ses affaires qu’au sujet de ses plaisirs, et si, par hasard, il lui faisait quelqu’ouverture à ce sujet, elle l’écoutait avec une indifférence si calme qu’elle, pas plus que lui, n’étaient jamais bien surs qu’elle eût entendu ni compris.

Cette attitude passée dans les habitudes n’ouvrait point le champ aux confidences, et il fallait que M. Jussieux fût bien vivement contrarié pour qu’il éprouvât le besoin de dire à Valentine de quelle nature étaient les nouvelles qui lui arrivaient de Candelair.

— Ma brave grand’mère me fait savoir qu’elle est malade, dit-il ; elle voudrait me voir faire, auprès d’elle, un voyage de quelques jours. Je serais très-désireux de lui faire cette concession, mais je ne vois pas que ce soit possible du tout : il y a dans ce moment-ci, en discussion, des projets que j’ai étudiés, que je soutiens, à propos desquels je dois prendre la parole, aussi une absence ces jours-ci me serait-elle entièrement impossible.

Valentine leva sur son mari un regard calme, que l’excès de son indifférence rendait presque terne, et elle attendit la fin de ce que lui disait M. Jussieux, tout étonnée d’en ouïr si long, sur un sujet qui l’intéressait si peu.

— D’un autre côté, je suis très-vivement contrarié, continuait Étienne, de ne pouvoir me rendre au désir de la vieille et bonne femme ; tout cela me tourmente si bien, que je crains d’en arriver à être moi-même malade.

L’insistance qu’il mettait à parler de sa perplexité, en même temps que de sa contrariété, fit croire à Valentine qu’il sollicitait un semblant de conseil, aussi se hasarda-t-elle à lui dire, et tout simplement par politesse :

— Si Mme Daubrée est sérieusement malade et qu’elle demande à vous voir, c’est qu’elle pense bien n’en pas revenir ; alors je crois que vous feriez sagement d’aller jusqu’à Candelair. Les gens de l’âge de votre grand’mère se font rarement illusion sur leur état, et quand ils demandent à voir leurs enfants, c’est que probablement il ne leur serait pas donné d’attendre leur visite pour plus tard.

— Mais ma chère amie, reprit Étienne, considérez donc un peu ma situation à la Chambre. Est-il prudent que je quitte Paris dans un moment pareil ?

— La Chambre aura toujours besoin de vous, grâce à la situation que vous y avez prise, aussi la Chambre peut attendre quelques jours tandis que Mme Daubrée ne me paraît pas, d’après ce que vous me dites, devoir compter sur des heures nombreuses. Il me semble que dans la situation présente vous pourriez courir au plus pressé.

— Je le voudrais, répondit Étienne ; mais je crains de ne le pas pouvoir.

— Vous êtes meilleur juge que moi, en cette occasion, dit alors Valentine, car n’étant pas intéressée, par ses sentiments, pas plus que par ses intérêts, à ce que M. Jussieux se décidât dans un sens plutôt que dans l’autre, ce qu’elle en avait dit n’avait été que pour donner la réplique à son mari.

Là-dessus, le déjeuner étant fini, elle se leva, fit un signe d’adieu à son mari, et se retira chez elle, ainsi qu’elle en avait pris l’habitude depuis longtemps.

Étienne, mécontent de ce que la situation lui présentait de délicat, se leva aussi, mais avec une certaine mauvaise humeur.

Il demanda son coupé et se fit conduire chez Mme Hélène, sans laquelle, en vérité, il était incapable de prendre une décision.

Mme Malsauge savait si bien quelle conduite il fallait tenir en chaque occasion, elle était si habile, si savante aux choses de la vie, qu’à coup sûr elle trouverait un biais pour le sortir d’embarras et pour apaiser, en même temps, le malaise qui s’était emparé de lui.

En le voyant entrer, Mme Malsauge comprit de suite qu’il était advenu quelque chose d’insolite, et qu’on allait lui soumettre cette chose. Elle montra de la main, tout près d’elle, un siége qui paraissait attendre le visiteur, puis elle lui dit de sa voix d’or :

— Je vous écoute, ami ; je vois que vous avez quelque confidence à me faire.

— Ah ! soupira en dedans de lui le jeune homme, voilà bien la vraie sœur de mon âme, l’esprit par excellence, celui qui me comprend avant même que j’aie parlé, et qui est toujours prêt à me venir intelligemment en aide.

Alors, las de lui-même, il tendit à Mme Malsauge la lettre qu’il venait de recevoir de Mariette, et se laissant aller sur le fauteuil, que la femme du ministre lui avait si gracieusement offert, il se recueillit, laissant Mme Hélène prendre connaissance de la missive venue de Candelair.

Mme Malsauge lisait d’un œil et l’autre, abrité par sa paupière, étudiait Étienne ; ce qui se passait en lui ne lui fut pas longtemps caché, elle avait une trop longue habitude de lire dans sa pensée pour ne pas y arriver du premier coup.

Quand elle eut fini sa lecture et son étude, elle replia doucement la lettre, la remit avec une mesure calme dans son enveloppe et la tendit au jeune homme, par un geste gracieux et souple, en lui disant :

— Voilà une maladie qui arrive bien mal à propos.

— N’est-ce pas ? s’écria Étienne.

— Bon ! je suis dans le courant, pensa Mme Hélène, qui continua sans changer le ton, et je ne vois pas, malgré tout le respect que l’on doit à sa famille, respect dont il n’est permis de s’écarter en aucune occasion, qu’il vous soit possible de vous rendre à ce juste et très-sentimental désir.

— Hélas ! soupira le jeune homme, qui ne demandait qu’à être encouragé dans sa résistance.

— Mon Dieu, mon ami, dit Mme Malsauge, votre grand’mère a pour vous une tendresse sans bornes, ceci est incontestable, une amitié sans pareille, un amour de grand’mère à petit-fils, cela est tout dire. À la moindre faiblesse qui lui sera survenue, elle aura eu le désir bien naturel de vous voir, elle vous aura fait mander en toute hâte. D’un autre côté, vous savez comme moi ; non, bien mieux que moi, de quel chagrin elle serait assaillie si elle pouvait savoir le tort immense et le grand préjudice que votre absence momentanée porterait à votre situation et à votre avenir.

Elle s’en voudrait beaucoup, j’en suis sûre, d’être la cause de ce dommage.

— À coup sûr, elle m’aime tant, la brave femme, reprit Étienne.

— Quand on affectionne sérieusement quelqu’un, mon ami, ajouta Mme Malsauge d’un air mystique, tout en levant vers le ciel ses beaux yeux, on les aime beaucoup plus pour eux que pour soi-même, et cette grande tendresse rend possibles, sinon faciles, tous les renoncements, tous les dévouements, toutes les abnégations.

Étienne se pencha sur la main de Mme Malsauge et la baisa avec autant de respect que de religion ; ce demi-souvenir vers un charmant passé l’avait attendri entièrement.

Au reste, rien ne pousse à l’attendrissement comme de savoir à propos parler aux gens d’eux-mêmes et leur démontrer combien leur précieuse personnalité est placée haut, mais bien haut par dessus toute autre considération.

— Cela ne laisse pas que de me contrarier beaucoup. dit Étienne, car cette bonne Mme Daubrée ayant pour moi une très-sérieuse, en même temps que très-naïve tendresse, je ne voudrais pas être accusé de dureté ni d’indifférence à son endroit.

— Mon ami, vous êtes à l’abri de tout reproche de ce genre, se hâta de dire Mme Hélène. Je crois donc qu’il serait sage, en même temps que convenable, d’écrire à cette Mariette, qui est auprès d’elle pour la soigner, et de lui dire que vous ne pouvez, bien à regret, à cause de votre situation, quitter Paris aussi brusquement qu’elle vous le demande ; néanmoins, vous pourriez ajouter que vous allez sans grand retard vous arranger pour vous faire accorder et pour vous accorder vous-même quelques quarante-huit heures de vacances dont vous profiterez bien vite pour aller à Candelair.

Recommandez à cette fille, qui paraît dévouée à votre famille, d’entourer Mme Daubrée des plus grands soins possibles, dites-lui que si, dans son bon sens, elle juge nécessaire que l’on envoie auprès de votre grand’mère une de nos sommités médicales, elle vous le fasse savoir immédiatement, alors nous nous arrangerons pour faire partir l’un des médecins qui ont l’habitude des miracles et, grâce aux progrès de la science, il y en a beaucoup plus à notre époque qu’il n’y en a jamais eu ; cela rassurera et tranquillisera Mme Daubrée qui, espérons-le, n’est atteinte que d’une de ces indispositions fréquentes qui sont malheureusement le lot des gens de son âge.

Quand ce moment de maladie sera passé elle sera la première à être satisfaite du tour qu’auront pris les choses.

— Ah ! soupira M. Jussieux, qui en écoutant Mme Hélène se sentait soulagé du poids énorme de son incertitude, et qui rentrait aussi en paix avec le coin de sa conscience que cette légère crainte avait un moment troublée.

— Pendant ce temps-là, continuait Mme Hélène, qui tenait à rassurer tout à fait le jeune homme, la discussion qui vous intéresse sera close ; toute l’impérieuse nécessité de votre présence ici aura, sinon entièrement disparu, du moins grandement diminué, et alors rien ne sera plus naturel que de demander et d’obtenir un congé qui vous permettra de faire une visite tout affectueuse à votre grand’mère.

— Je crois ; en effet, que tout se peut arranger ainsi, conclut M. Jussieux.

— Voulez-vous écrire tout de suite, reprit Mme Hélène, tenez, là, près de vous, vous avez tout ce qu’il vous faut, faites votre lettre, si vous croyez en avoir le temps avant d’aller à la Chambre, je la ferai jeter à la poste par un domestique, cet empressement à répondre fera déjà plaisir à Mme Daubrée, et cela l’aidera à attendre patiemment un voyage que vous ne pourriez effectuer maintenant sans folie.

On se doit à sa position, on se doit à son avenir, mon cher Étienne, ajouta-t-elle d’une voix légèrement sentencieuse, après un moment de silence, et si l’on devait quitter les plus grands intérêts de l’existence pour accourir au fond du monde civilisé, à propos des craintes qu’une fille du peuple peut ressentir sur la santé d’un de vos parents, les choses sérieuses seraient trop à la merci de la sentimentalité populaire : il faut être de son temps et surtout de sa condition ; c’est le premier devoir d’un homme politique.

Alors, sentant sa cause gagnée, elle ouvrit un livre à la mode, qui attendait son bon plaisir à la portée de sa main, et laissa Étienne répondre à Mariette.

Quand il sortit de chez la femme du ministre, M. le député était tout à fait en paix avec lui-même. Il avait laissé sa lettre aux soins de son amie. Il avait rempli scrupuleusement son devoir vis-à-vis de sa famille, il rentrait, libre de toute préoccupation, dans son existence politique, qui seule pouvait donner satisfaction à son ambition.

La semaine entière s’écoula sans qu’il vint de lettre de Candelair, et, à part elle, Mme Malsauge s’applaudissait d’avoir empêché M. Jussieux de faire inutilement un voyage qui lui agréait si peu.

Mme Valentine avait entièrement oublié l’incident qui, un matin, à l’heure du déjeuner, était venu se jeter en travers de son calme. Quant à Étienne, il n’y songeait vraiment pas davantage.

Le courrier donc, en apportant une lettre cachetée de noir, fit presque événement à l’hôtel.

Mariette qui avait deviné l’influence étrangère qui avait dicté la réponse de M. Jussieux, en avait été profondément peinée, et la mort de Mme Daubrée avait mis le comble à son chagrin, car il lui semblait qu’en mourant la vieille femme emportait le dernier et fragile lien qui l’attachait à Étienne, à cet Étienne tant et si constamment aimé, malgré le temps, malgré l’absence, ces deux dissolvants de presque toutes les affections de ce monde.

« Monsieur Étienne, disait la pauvre ouvrière dans la lettre qu’elle adressait à l’homme d’État.

» J’ai la douleur de venir vous annoncer aujourd’hui la mort de votre bonne grand’mère, cette excellente Mme Daubrée, dont ma précédente lettre vous faisait pressentir la fin prochaine.

» La digne dame s’est éteinte il y a une heure, tranquillement, doucement, pieusement, comme elle avait vécu. Elle a prononcé souvent votre nom, et Dieu, qui est consolant et charitable, pour ceux qui ont mis en lui toute leur confiance, pour ceux qui ont laissé toute leur vie s’écouler à son ombre, Dieu lui a fait la grâce de croire que vous étiez auprès d’elle.

» Elle avait sous sa main la lettre reçue de Paris, et le désir qu’elle avait de votre arrivée, mêlé à la nouvelle d’un voyage que vous vous disposiez à faire, d’ici à quelque temps, lui ont fait croire à votre présence, qui a rendu heureux les derniers instants de sa vie.

» Elle vous a fait, la pauvre femme, toutes les amitiés que probablement, dans la crainte de vous trop gâter, elle n’avait pas osé vous faire pendant le cours de toute sa vie.

» Je suis encore fort attendrie des mots affectueux qu’elle a su trouver pour vous dire combien elle vous aimait.

» Elle a fait à la pauvre Mariette, qui, maintenant, n’a plus personne à qui elle puisse parler de vous, un legs affectueux de son livre d’heures, de ses chapelets et de ses médailles religieuses, afin que je puisse continuer à prier Dieu pour vous, avec ces pieuses images, qui me doivent rappeler de quelle affection modeste, mais constante et dévouée, elle vous a constamment aimé.

» Enfin, monsieur Étienne, elle est morte heureuse en vous adressant son dernier sourire, son dernier baiser, sa dernière pensée, et je crois qu’il est de mon devoir de vous bien dire toutes ces choses pour vous aider à vous consoler du chagrin que vous ne pouvez manquer d’avoir en songeant qu’en réalité, vous l’avez laissée partir sans lui dire adieu.

» Maintenant si vous avez quelque instruction à me donner pour les funérailles de Mme Daubrée, je les attends et je m’y conformerai entièrement, car monsieur votre oncle est tout à fait incapable, non-seulement de me dire quoi que ce soit, mais même de mettre deux idées raisonnables et justes à la suite l’une de l’autre. La mort de sa sœur l’a grandement frappé.

» Votre toute dévouée amie et plus que jamais fidèle servante.

» Mariette. »

Ce que l’ouvrière n’avait pas voulu dire, en annonçant la douloureuse nouvelle de la mort de Mme Daubrée à M. Jussieux, c’était l’état réel de M. Isidore Letourneur.

Cet homme, si plein de lui-même et si soucieux de tout ce qui se rattachait à sa personne, avait, en effet, été très-sérieusement frappé de la maladie, puis de la mort de sa sœur, car il lui semblait qu’en venant prendre chez lui, dans sa maison, dans sa propre famille, une personne qui lui était si utile et à laquelle il était habitué depuis si longtemps, c’était une sombre menace pour lui-même ; la cloche qui avait sonné les funérailles de Mme Daubrée lui paraissait aussi avoir tinté le premier glas de sa mort future.

Il s’était senti atteint dans sa personne, son âge lui revenait sans cesse à l’esprit comme une note lugubre, et il avait peur.

Mais une peur réelle et profonde ; il voyait la mort partout et à chaque pas ; il craignait de se voir atteint par elle.

Mariette, pour ne pas donner en spectacle aux étrangers cette misérable frayeur, qui avait la naïveté cynique de demander à chacun des consolations pour lui, et qui voulait avant tout qu’on le rassurât sur la chère vie de sa précieuse personne, Mariette avait été obligée de le reléguer dans sa chambre avec une brave femme à laquelle elle avait donné la mission de l’entretenir de choses gaies et de ne le laisser sortir sous aucun prétexte.

M. Isidore lui-même ne demandait plus à parcourir sa chère Chartreuse que le deuil habitait ; il craignait bien trop, vraiment, de se heurter à quelque image funèbre ; il demanda que l’on rabattit tous les rideaux sur ses fenêtres, afin de lui cacher les nombreuses confréries qui venaient, avec leurs croix et leurs bannières déployées, faire des prières d’usage sur une des plus anciennes affiliées de ces pieuses congrégations.

Le chant des prêtres le fit pleurer sur lui-même en le faisant songer qu’un jour viendrait, peut-être bientôt, où on l’emporterait aussi à son tour au cimetière, et l’idée d’un trou dans la terre lui donnait le frisson.

Quant à lui faire dire un dernier adieu à la dépouille mortelle de sa sœur, il n’en fut même pas question. Mariette savait bien que ce serait un trop misérable spectacle, elle voulut l’éviter à la mémoire de la pauvre femme, au souvenir qu’elle avait d’Étienne et à ce qu’elle portait en elle de religieux respect à la mort.

Étienne Jussieux annonça tranquillement à Mme Valentine qu’il venait de perdre sa grand’mère en la priant de faire faire un deuil convenable à sa maison et de vouloir bien le prendre elle-même.

Il fit savoir l’événement à M. et Mme Malsauge, on fit avertir le marquis de Ferrettes, qui, à cette nouvelle, accourut en toute hâte ; puis il répondit à Mariette :

« Ma bien chère et toujours bien bonne amie,

» Je te remercie, de toutes les forces du cœur de cet Étienne que tu as connu à Candelair, il y a déjà bien longtemps, de l’affection filiale dont tu as entouré les derniers jours de ma brave grand’mère.

» Ce m’est en effet une consolation de savoir qu’elle m’a cru auprès d’elle, lorsqu’elle m’y avait désiré ; je te suis sincèrement reconnaissant de m’avoir donné le moyen d’apaiser ma conscience d’aujourd’hui qui n’est pas toujours en paix avec celle que j’avais emportée en quittant la montagne.

» Je n’ai ni instruction, ni ordres à te donner pour les funérailles de ma sainte et digne grand’mère, je te prie seulement de déployer, en cette occasion, non point la pompe mondaine, tu sais si elle y tenait peu, — mais toutes les pompes religieuses dont elle faisait grand cas.

» Appelle sur sa modeste et chère dépouille tout ce que la prière peut avoir de consolant, tout ce que l’Église possède d’indulgences, de bénédictions et protections pour aider la chère âme qui vient de quitter le corps de Mme Daubrée à gagner les sphères éternelles, dans la béatitude de tous les devoirs accomplis.

» Tu sais combien la religion lui était chère ; que la religion lui donne tout ce qu’elle peut donner aux morts.

» Moi je te remercie, je te bénis et je t’aime comme la première et la meilleure entre toutes les âmes affectueuses qui ont bien voulu s’attacher à moi.

» Étienne Jussieux. »

La lettre une fois partie, il fut plus tranquille ; mais il lui sembla qu’il était bien seul dans son hôtel, bien seul dans ce grand Paris si peuplé et si bruyant, bien seul surtout dans le monde moral, et la visite du marquis de Ferrettes lui fit du bien.

— Mon cher enfant, dit le marquis, en attaquant, ainsi que cela se dit vulgairement, le taureau par les cornes, vous êtes dans un moment excessivement pénible ; vous éprouvez aujourd’hui un sérieux chagrin, un des plus grands, à coup sûr, de tous ceux que vous éprouverez jamais. Je ne viens point pour vous aider à vous consoler ; je n’arrive pas, l’esprit chargé de paroles banales, vous démontrer que tout ce qui vous reste peut bien remplacer ce que vous perdez ; je laisserai cela aux indifférents et aux niais, et comme le nombre en est grand, soyez persuadé que vous êtes appelé à ouïr plus d’une fois toutes ces révoltantes phrases toutes faites.

Non, mon cher Étienne, j’arrive pour que vous ayez à côté de vous à qui parler de votre grand’mère ; je l’ai vue, vous le savez, et j’ai conservé d’elle un pieux et respectueux souvenir ; c’était une de ces femmes modestes et simples, dont nul ne parle, qui se tiennent dans l’ombre toute leur vie, mais qui ont eu une si grande et si humble tendresse pour ceux qu’elles ont aimés, que ceux-là ne sauraient les perdre sans en être bien affligés.

Ma foi, mon pauvre ami, pleurez, parlez-moi d’elle, des gâteaux qu’elle vous donnait quand vous étiez tout petit, des gronderies et des sermons dont elle gratifiait vos jeunes escapades ; vous savez, n’est-ce pas, Étienne, que je sais comprendre toutes ces choses, et que mon esprit vous suivra bien gravement dans le pèlerinage que vous devez avoir besoin de faire vers le passé.

Étienne serra la main du marquis et attacha sur lui un regard tout chargé de gratitude ; car en ce moment il avait vraiment besoin de l’aide morale que lui apportait M. de Ferrettes aussi trouva-t-il bon de pouvoir se laisser aller, devant lui, à la douleur qui le faisait pleurer.

Quelques jours après la mort de Mme Daubrée, Mariette écrivit à Étienne pour lui faire savoir qu’elle avait cru bien faire en s’installant presque à poste fixe à la Chartreuse, pour soigner et surveiller l’oncle Isidore, dont la frayeur avait fort ébranlé les facultés intellectuelles, et qui était, à la suite de tous ces tristes événements, tombé dans une enfance presque cruelle, qui le rendait redoutable pour ceux qui lui parlaient de Mme Daubrée.

Il ne pouvait souffrir qu’on rappelait cette idée de mort, et Mariette, dévouée à tout ce qui se rattachait à Étienne à un titre quelconque, s’était faite, de par son autorité affectueuse, l’intendante de la Chartreuse.

M. Letourneur qui un moment avait craint de se trouver seul, abandonné aux soins imparfaits et mercenaires d’une servante, fut tout joyeux en voyant l’ouvrière se faire l’esclave de ses caprices et des attentions permanentes que demandaient les habitudes de bien-être et d’ordre dont sa sœur lui avait donné le pli depuis leurs plus jeunes années.

En voyant combien une personne plus jeune, par conséquent plus active et plus vive que la défunte, apportait de changement heureux à sa manière d’être, il eut la bonne foi de ne plus paraître regretter la morte et ne sut pas davantage lui en vouloir de l’avoir quitté puisque les circonstances avaient fait tourner les choses à son plus grand avantage.

La session qui suivit la mort de sa grand’mère fut pénible et lourde au député ; il parla souvent ; il travailla beaucoup, et, sans apporter à toutes ces choses l’ardeur entraînante et active de ses débuts dans la vie politique, il en fut, néanmoins, très-las et sérieusement fatigué.

Sa santé si belle, si fière, si solide semblait s’être dépensée aux minuties de l’existence ; car, de ce trésor sans pareil la force et la puissance, il paraissait n’en plus avoir que le souvenir, qui augmentait d’autant ses regrets.

Ses docteurs parlaient d’anémie, de fièvre lente et nerveuse, et l’excès du travail paraissait avoir fait tout le mal, du moins l’en accusaient-ils très-haut avec un accord aussi rare que parfait.

Aussi fut-il décidé, à l’unanimité, que l’air natal était nécessaire à la poitrine de M. Jussieux, et qu’il fallait qu’il allât, pour au moins toute une belle saison, à Candelair.

La science avait prononcé ; il ne restait plus qu’à obéir, et le marquis, qui surgissait comme le Deus ex machinâ dans toutes les circonstances graves de la vie d’Étienne, vint apporter son affirmation et son aide pour pousser la famille de son cœur à un voyage qu’il jugeait indispensable, lui aussi, à la santé morale d’Étienne, au moins autant qu’à sa santé physique.

Car, seul peut-être, il ne se faisait pas illusion sur la cause du mal ; il voyait clairement que le désenchantement et la lassitude de l’esprit et de l’âme avaient fait plus de besogne à l’œuvre mauvaise que tous les travaux auxquels Étienne aurait pu se livrer.

M. Jussieux, sans en laisser rien paraître, était réellement et entièrement blasé sur les gens et sur les choses ; la vie ne lui semblait plus mériter tout le mal qu’il s’était donné pour l’arranger selon la vanité, et les grands appétits de bien-être avec lesquels il était arrivé de Candelair.

Peu à peu, malgré son apparence de jeunesse, il s’était senti devenir vieux ; son cœur, qui avait tant et si fort battu, il ne le sentait plus se mouvoir en lui ; il était devenu en face du jeu de l’existence un joueur habile, mais sans passion, les pions qu’il faisait aller et venir lui étaient tous d’une indifférence complète. Le jeu de ses adversaires ne lui procurait pas la moindre émotion.

La fortune et la chance, en le comblant de leurs dons, avaient si bien émoussé toutes ses sensations qu’il ne prenait plus le moindre intérêt à la vie.

Il ne se tourmentait pas et ne s’agitait point pour chercher un remède à son mal, car tout lui paraissait aussi peu enviable que ce qu’il possédait.

Ah ! il était bien complètement désenchanté et indifférent à lui-même autant qu’aux autres !

C’était un triste état, et qui inquiétait fort M. de Ferrettes.

En apprenant la nouvelle de ce départ, Mme Hélène sourit finement ; elle leva vers le ciel ses belles mains, en signe de surprise et d’étonnement, car les femmes, et Dieu sait si Mme Malsauge l’était dans la complète acception du mot, les femmes savent bien qu’il est inutile de retourner vers le passé pour lui demander un remède aux maux du présent. Elles le savent, le passé ne fait que nous aider à constater plus sûrement ce que nous avons perdu, et nous ne pouvons que revenir plus malades, plus alanguis, plus désespérés, sinon tout à fait perdus, de la source vers laquelle nous avions été pour y boire la santé, pour y retrouver la force et l’énergie.

Mais Mme Malsauge se garda bien de faire part des réflexions que lui suggéraient son expérience et sa science de l’âme humaine, à ce brave marquis, qui était officiellement, en même temps qu’officieusement, venu lui apporter la nouvelle de ce voyage.

Mme Malsauge avait été guidée, par l’habileté de son oncle, vers les choses de la religion qui sont, à un certain moment, une parure qui sied d’une façon incontestable aux grandes dames dont la position éminente leur fait un devoir de tenir toujours un premier rôle dans le monde.

Mme Hélène, ayant marié son amant, ne pouvait avoir quitté un homme aussi parfaitement accompli que l’était M. Jussieux que pour trouver et que pour prendre mieux.

La religion seule pouvait lui donner un grade supérieur à celui qu’elle occupait grâce à cette charmante faiblesse. Elle s’était donc parée d’une demi-dévotion, qui allait bien à son visage doux et gracieux et qui lui avait permis de ne point rompre avec les joies profanes.

Elle suit les sermons avec une coquetterie qui exclut toute passion ; elle assiste aux solennités religieuses en femme qui sait le prix des minutes données à l’adoration ; elle a jeté sur ses allures de femme du monde quelque chose de mystérieux plutôt que de mystique, absolument comme une draperie de riche dentelle sur une toilette trop brillamment éclatante.

Elle a mêlé quelques gouttes d’eau bénite à ses parfums pour en sanctifier le charme et l’attrait.

Elle n’a point rompu avec le théâtre, sa position a des exigences que comprend et devine son directeur. Elle dîne en ville les épaules et les bras nus très-complètement, ainsi qu’il convient à une femme de son rang, ses épaules et ses bras sont au reste fort beaux, bien plus qu’à l’époque où elle était toute jeune et où elle se faisait des toilettes de vapeurs pour dissimuler sa mièvrerie.

L’amour en passant par là n’a pas tout pris et la religion peut faire encore une riche moisson des dons tardifs qu’on lui apporte.

— Quel oncle aimable, pensait Mme Hélène, à propos de M. de Ferrettes, et quel ami précieux ! Ma conversion est vraiment son ouvrage ! C’est lui qui m’a fait ouvrir les yeux à la grâce et je m’en trouve si bien que je lui en suis toute reconnaissante.

Ah ! le cher marquis, nul mieux que lui ne sait ce qui convient aux femmes.

Depuis le jour où, sur la montagne de Candelair, nous avons présenté le marquis de Ferrettes à nos lecteurs, il n’a pas changé et les années ont glissé sur lui sans l’atteindre.

C’est toujours l’aimable et fin vieillard que nous connaissons.

Comme autrefois, il accompagne assez volontiers Mme Hélène où elle va, il la suit très-bien à l’église, ne craint pas de la décharger, au sortir de la messe, de son paroissien armorié ; néanmoins sa présence à ses côtés est en réalité moins constante et la majeure partie de son temps est irrévocablement acquise à Valentine de la Vaugellerie dont il a fait Mme Jussieux.

Mme la comtesse Jussieux ; — car le château, pour témoigner à Étienne de la reconnaissance qu’il a des services que lui a rendus le député et l’homme d’État, l’a créé comte.

Ce fut donc le marquis de Ferrettes qui prouva que Valentine devait accompagner son mari, ce fut lui qui donna le dernier coup d’œil aux apprêts du départ et quand il montèrent en chaise de poste, il ferma la portière et leur envoya de la main le dernier signe affectueux qu’ils emportèrent de Paris.

Étienne, en tournant le dos à la grande ville dans laquelle il avait dépensé une si grosse somme d’activité, où la passion l’avait envahi, fait vivre, puis abandonné, Étienne fut pris d’une grande lassitude ; il appuya sa tête aux coussins de la voiture et, fermant les yeux, pour se recueillir en lui-même, il se prit à réfléchir.

— Je suis donc bien vieux ? se demanda-t-il, et comme rien n’est plus triste en pareil cas qu’une réponse affirmative, il eut quelques scrupules à se la faire ; il chercha même à se prouver le contraire et il finit par y réussir, du moins en partie.

La vie que j’ai menée brise, pour un temps, les hommes les plus forts, pensa-t-il, et j’ai vécu trop vite pour ne pas être las de bonne heure.

Que j’étais jeune, ardent et fort, quand je passais sur cette route pour aller m’installer à Paris. C’est Paris qui m’a fatigué ; Candelair va me remettre ; et son imagination faisant des pas de géants, elle fut à la montagne dont elle parcourut tous les sentiers dans lesquels elle se reconnaissait, avec une fraicheur de mémoire qui, déjà, déridait le front d’Étienne.

M. Étienne Jussieux était seul en voiture avec sa femme. Mme Hélène, qui, étant l’intime amie de la maison, aurait eu toutes les bonnes raisons possibles pour être du voyage, était partie pour Rome. Sa toute nouvelle et jeune dévotion avait éprouvé le besoin d’aller chercher la bénédiction papale, et M. Malsauge, dont la cour ne pouvait plus se passer, avait, disait-on, un peu aidé à la décision de sa femme, en la priant de vouloir bien se charger d’une officieuse mission qui ne perdait rien de son sérieux, ni de son autorité, en passant par la bouche gracieuse de Mme Hélène.

Étienne était donc seul avec sa femme, et comme il avait de l’étendue de son esprit et de son jugement une fort mince opinion, il ne se gênait pas pour laisser son imagination courir à l’aventure, c’est-à-dire qu’il s’occupait très-peu de sa compagne de voyage et beaucoup de lui.

À mesure qu’il approchait de Candelair et qu’il reconnaissait l’aspect tout particulier de la campagne de ces pays-là, il sentait une étrange émotion s’emparer de lui, il lui semblait qu’il dépouillait peu à peu le vieil homme, cet homme de Paris avec lequel il vivait en si bonne intelligence depuis plus de dix ans, et qu’il rentrait dans l’existence de l’Étienne d’autrefois.

Il regardait les champs couverts de maïs, les coteaux chargés de vignes, les tabacs qui, dans les terres fraiches de la plaine, étalaient leurs feuilles immenses et comptées par la régie, au brûlant soleil du midi ; au loin les amandiers, avec leur feuillage grêle, ayant laissé choir leurs fruits, s’agitaient au souffle du vent, semblables aux branches des trembles qui forment la lisière des bois, qui sont nombreux dans les demi-hauteurs.

— Comme je me croyais malheureux autrefois, pensait l’homme éminent, parce que je n’avais pas d’argent, parce que je n’avais pas d’habits, parce que je n’allais pas dans le monde ! Ah ! heureuse époque où je vivais seul et à ma guise. Que l’enfance, que la jeunesse surtout sont inconscientes de leur bonheur et qu’elles se préparent d’amers regrets pour l’avenir.

En remuant en lui le souvenir de toutes ces choses qu’il avait si fort dédaignées autrefois et qu’il trouvait si charmantes aujourd’hui, Étienne se sentit ému.

Cela l’étonna.

Il sentit battre son cœur !

Il écouta attentivement pour se bien assurer que la chose était vraie et que son imagination ne le trompait pas.

Son cœur s’agitait presque comme au temps passé, et son émotion était charmante.

― Mais je suis jeune encore ; mais je puis encore vivre, se dit-il presque heureux.

Au fait, reprit-il après avoir compté à plusieurs reprises le petit nombre d’années qu’il avait vécu, je n’ai que trente-trois ans. C’est le commencement de l’existence, et je ne saurais abandonner si vite tant de choses bonnes et charmantes qui se trouvent encore en face de moi et qui me doivent revenir.

Il était si heureux de la découverte qu’il venait de faire dans son esprit, qu’il éprouva le besoin d’en parler et peut-être aussi eut-il le désir de trouver quelqu’un qui voulût bien chanter avec lui le renouveau qui s’éveillait dans une âme qu’il croyait si complètement éteinte.

Alors il tourna ses regards du côté de Valentine, qui, accoudée dans un angle de la voiture, promenait un œil indifférent et fatigué du voyage sur la campagne, pourtant fort belle, qui se déroulait devant eux.

Étienne fut surpris, pour la première fois à coup sûr depuis son mariage, de l’extrême et constante froideur dans laquelle vivait Valentine. Il s’en aperçut seulement parce que ce jour-là elle n’était pas dans le ton, et la dissonance qui en résultait eut un effet pénible pour M. Jussieux.

Pourtant il essaya de rompre la glace, et, s’adressant à la jeune femme, il lui demanda si elle ne trouvait pas bien beau, bien pittoresque et largement splendide le pays dans lequel ils venaient d’entrer, et qui s’accentuait encore à chaque tour de roue qui les rapprochait de Candelair.

La jeune femme ouvrit ses grands yeux sur les sites quelque peu sauvages et très-heurtés de tons au milieu desquels ils étaient, puis elle les reporta, légèrement étonnés, sur son mari dont elle ne comprenait pas l’enthousiasme.

Elle lui répondit tranquillement :

— Mais je trouve tout cela fort laid, je vous le jure. Je suis habituée à la campagne bien peignée et correctement unie des environs de Paris, je ne connais qu’elle et ne saurais comprendre d’autres aspects.

M. Jussieux fut péniblement affecté de ce rappel aux choses de l’existence, qui étaient si peu en rapport avec ses impressions du moment ; aussi, pour ne pas continuer une causerie qui lui était déplaisante, il se renferma de nouveau dans un mutisme que Valentine n’eut pas la moindre velléité de rompre.

Ce fut vers le soir que l’on arriva à Candelair. La journée avait été chaude, la soirée était transparente et toute chargée des parfums que les fleurs, les plantes, la terre et les fruits répandent dans l’air à cette époque de l’année.

La Chartreuse qui, sous les ordres de Mariette, avait pris un aspect en rapport avec les hôtes illustres qu’elle attendait, la Chartreuse était toute éclairée intérieurement, sous l’ombre épaisse des grands arbres du jardin, et ses marches de pierre blanche, qui allaient se baignant par degré dans la verdure des longues pelouses, ressemblaient à un tapis d’hermine déployé dans la sombre nuit.

Quand les grelots de la chaise de poste se firent entendre, l’oncle Isidore eut comme un mouvement joyeux qui fit tressaillir sa vanité : cette fille de noble maison qui venait chez lui et qu’il avait le droit d’appeler sa nièce, son propre neveu, ce petit Étienne dont l’instruction était un bienfait de sa part et qui maintenant était un personnage, tout cela ne laissait pas que de le grandement satisfaire, car il allait s’en rehausser d’autant aux yeux de ses compatriotes.

Sans compter que le luxe inusité que l’on ne pouvait manquer de déployer à la Chartreuse, en cette occasion, devait en chasser les dernières ombres sinistres que la mort y avait laissées ; les images jeunes et gaies qui devaient faire cortége au comte et à la comtesse Jussieux, allaient lui rendre la quiétude, l’appétit et ce superbe contentement de lui-même que la mort de Mme Daubrée avait un moment troublé.

Il descendit donc bien vite pour offrir le bras à sa noble, riche et belle nièce, et pour lui montrer, par l’aménité de son accueil, qu’elle avait un oncle qui comptait dans le monde parmi les gens du bel air.

Mariette, qui était déjà au bas de l’escalier, se rangea dans l’ombre pour laisser passer le maître du logis.

La portière une fois ouverte, M. Letourneur tendit galamment la main à Valentine en lui disant de sa voix des grands jours :

— Soyez la bien venue, madame la comtesse, et pour faire la joie de votre grand’oncle, veuillez vous considérer, à la Chartreuse, comme chez vous et compter M. Isidore Letourneur comme le premier et le plus empressé de vos valets.

Cette phrase avait été mûrie depuis longtemps, et son auteur en était pleinement satisfait.

— Vous êtes mille fois bon, et je vous suis toute reconnaissante, répondit Valentine, qui sentait qu’elle devait dire quelque chose, pendant qu’elle songeait que si son lit et l’appartement qu’on lui destinait étaient aussi accueillants que ce vieux monsieur, qui s’intitulait son oncle le pouvait faire espérer, elle allait passer une bonne nuit, ce dont elle avait le plus grand besoin, la poussière, le soleil et le cahotement de la voiture l’ayant entièrement fatiguée.

Pendant que le propriétaire de la Chartreuse conduisait sa belle nièce à la chambre qu’on lui avait préparée, Mariette s’était baissée jusqu’à la main d’Étienne, à son tour descendu de la chaise de poste, et elle y avait appuyé ses lèvres avec une si tendre émotion que les larmes avaient jailli de ses yeux et qu’elle était vivement rentrée dans l’ombre pour les dissimuler.

Mais Étienne l’avait appelée, à haute voix, il avait retrouvé pour cela ses poumons des anciens jours, et il avait rendu aux deux joues de l’ouvrière les baisers qu’il venait de recevoir d’elle.

— Oh ! ma bonne Mariette, que je suis aise d’être venu, dit-il, enfin ; il me semble que j’ai laissé mon mal et ma faiblesse à Paris ; je me sens déjà mieux.

— À coup sûr, répondit Mariette, on n’est point malade ici ; vous savez bien que dernièrement, quand vous êtes revenu malade pour avoir trop travaillé, afin de vous faire recevoir avocat, huit jours de sommeil et de promenade vous ont remis. On ne meurt à Candelair que de vieillesse, et encore, le plus tard possible ; grâce à Dieu, nous avons le temps d’y songer, la marge est large devant nous.

Pour Mariette, les nombreuses années qui s’étaient écoulées entre le premier voyage d’Étienne et celui qu’il accomplissait aujourd’hui, comme un pèlerinage vers la santé, ces années qui lui avaient été si lourdes à lui, elles ne comptaient pas ou presque pas ; c’était dernièrement, c’était hier, qu’il était rentré au pays, rien donc n’était changé, ni elle, ni lui surtout. Ah ! qu’il lui sut gré de cette façon d’apprécier les choses.

En arrivant à sa chambre, dès qu’il en eut ouvert la porte, Lou-Pitiou se précipita dans ses jambes, et bondissant, autant que le lui permettaient son âge et l’embonpoint qu’il avait gagné à vivre sous la douce tutelle de Mariette, il fit à Étienne le même accueil qu’autrefois.

— Ah ! mon chien, mon bon chien, mon ami ! s’écria M. Jussieux en se baissant pour être plus à la portée de la brave bête ; je n’avais pas parlé de toi, j’avais tant peur de ne pas te retrouver.

— Je l’avais enfermé, répondit Mariette ; je sais que les dames de la ville ne le supporteraient qu’avec peine ; elles le trouveraient laid et trop familier. Ah ! c’est que nous l’avons gâté, nous deux, en le conduisant avec nous à la montagne et à Fraiche-Fontaine, et tout en parlant elle avait, elle-même, lestement préparé ce qui était nécessaire, pour la nuit, dans la chambre du voyageur.

Étienne était vraiment ému, mais ému de bonne foi ; il se coucha presque joyeux et dormit bien, d’un sommeil calme et réparateur, pendant que Lou-Pitiou, ayant reconquis sa place sur le tapis, au pied du lit, levait de temps à autre la tête pour regarder ce cher maître, l’objet de ses premières comme de ses éternelles tendresses.

Le lendemain en ouvrant les yeux, Mme Valentine demanda à la femme de chambre, qui était venue faire du jour chez elle, quel aspect avaient les choses et les gens au milieu desquels elle se trouvait, car l’heure avancée à laquelle on était arrivé la veille ne lui avait pas permis de se créer une opinion personnelle.

— Les choses ont l’air d’être riches, très-cossues, mais fort bêtes ; les gens leur ressemblent beaucoup, ils parlent tous un si étrange patois qu’il est tout à fait impossible de les comprendre. Ah ! je crains bien, ajouta la Martine du Faubourg Saint-Germain, que madame ne trouve le temps bien long ici, à coup sûr on ne doit point savoir à quoi employer ses heures.

L’oncle de M. le comte a l’air de ne pas oser vivre lui-même, depuis qu’il a eu les yeux ouverts, ce matin, il a bien fait appeler au moins cinquante fois Mlle Mariette : pour lui donner son eau chaude, pour lui donner son eau froide, pour lui faire tenir ses pantoufles, pour lui préparer son chocolat, pour lui déployer ses chaussettes. Enfin, il faut que tout passe par les mains de Mlle Mariette, pour que cela soit bien fait.

— Qui est ça ? cette demoiselle Mariette, demanda Valentine sans attacher grande importance pas plus à la réponse qu’on allait lui faire qu’à la question qu’elle venait de poser.

— Je crois que c’est la gouvernante, répondit la femme de chambre, elle a les clefs de tout, c’est elle qui commande et qui achète. Elle est bien la maîtresse au logis. Le jardinier a l’air de ne pas oser toucher à un brin d’herbe dans son jardin sans qu’elle l’ait permis, pas plus que les domestiques qui, pour tremper une affreuse soupe, qui, je crois, fait tout leur déjeuner, ont attendu qu’elle le dise.

— Alors c’est une puissance à la Chartreuse, cette demoiselle Mariette ?

— Cela me fait cet effet, madame.

— Il faudra tâcher de rester en bons termes avec elle, dit Mme Valentine, car si nous devons passer une saison ici, pour remettre la santé de M. le comte, je désire y vivre en paix ; s’il est écrit que je doive m’y ennuyer, je tiens à le faire royalement et sans distraction contraire.

— Je serais désespérée de mécontenter madame, et certes je ferai au-delà du possible pour n’avoir jamais maille à partir avec Mlle Mariette, répondit la femme de chambre.

Au déjeuner une chose qui étonna fort Mme Jussieux, c’est qu’Étienne, en cela bien d’accord avec l’oncle Isidore, ne permit jamais à Mariette d’enlever son couvert de la table où depuis plus de quinze ans il avait sa place accoutumée.

La jeune femme jeta un regard assez surpris vers cette belle fille, en bonnet blanc et en toilette de modeste ouvrière, qui s’asseyait avec ses maîtres et déjeunait à la même table qu’eux.

— Ma chère Valentine, dit alors Étienne, pour mettre tout le monde à l’aise, je vous présente Mariette, mon amie d’enfance, l’amie constante et dévouée de toujours, qui pour moi a bien voulu fermer les yeux de ma grand’mère, et qui remplit auprès de mon oncle le rôle de providence, en l’entourant des soins affectueux auxquels il a de tout temps été habitué.

Mariette, c’est ma conscience à Candelair ; c’est elle qui s’est chargée de mes devoirs vis-à-vis de ma famille, et qui s’en acquitte mieux que je ne saurais le faire moi-même.

Valentine s’inclina d’une façon aussi courtoise qu’indifférente ; elle sut trouver quelques mots gracieux, et s’assit tranquillement pour déjeuner, puisque l’heure en était venue.

Les choses ainsi expliquées, chacun rentra dans son caractère et dans ses habitudes.

Lou-Pitiou, sa tête sur les genoux d’Étienne, assistait en chien satisfait au repas des autres ; mais la jeune femme en apercevant ce museau noir et tout hérissé de poils eut un petit mouvement de crainte, car il faut bien l’avouer, Lou-Pitiou n’avait point changé d’allure en prenant de l’âge, il n’était pas davantage devenu beau et il ne s’était pas plus familiarisé qu’autrefois avec les étrangers.

Lou-Pitiou permettait bien à l’oncle Isidore de se mettre à table, chez lui, parce que Mariette était là, et qu’en l’absence d’Étienne la jeune fille avait seule le talent de se faire comprendre et obéir de lui ; mais l’accueil affectueux que chacun à la Chartreuse avait été contraint de faire au Pitiou pour arriver à conserver Mariette au logis, n’avait pas rendu la brave bête plus communicative et Mme la comtesse eut besoin d’être rassurée, sur sa mine rébarbative, pour prendre en paix son repas du matin.

Aussitôt après le déjeuner, Mme Valentine remonta chez elle ; puis elle se mit en devoir d’aller visiter les églises, pensant qu’une ville du Midi ne pouvait manquer d’être fort riche en monuments religieux, et elle-même ne voyait pas pour elle d’autre distraction que ce genre d’exercice.

Mariette trouva une vieille personne qui savait l’histoire de toutes les chapelles sur le bout de son doigt et qui connaissait à fond toutes les pieuses curiosités que l’on pouvait voir ; elle mit ce cicérone en cotillon au service de la comtesse qui sortit suivie de sa femme de chambre, que ce genre de plaisir n’alléchait point.

Pendant cela Étienne a pris la clef des champs et, précédé de son chien fidèle, il veut revoir ses impraticables sentiers, tant parcourus du temps de sa misère ; il va, il va toujours, et la montagne, dans son éternelle jeunesse, lui montre comme dans un miroir dont rien n’aurait altéré la pureté les choses d’autrefois, dans leur immuable, dans leur éternelle beauté.

Il va de droite, de gauche, marchant avec vivacité, ne pensant point à l’heure qui s’écoule, ne songeant point à rentrer à Candelair, si la nuit et Lou-Pitiou ne l’avertissaient point, chacun à leur manière, qu’il est temps de rapatrier le logis.

Huit jours, quinze jours s’écoulèrent ainsi. Chaque matin Étienne partait pour ses promenades, et chaque jour aussi ses forces augmentaient ; il allait un peu plus haut, dans sa chère montagne, poussant plus loin ses reconnaissances.

Il sentait que son pied était toujours le pied leste et solide du montagnard ; cette repossession de lui-même lui mettait au cœur une joie profonde dont il n’osait pas voir toute l’étendue, tant il avait peur de s’illusionner et d’être rappelé à la réalité par les observations que les autres auraient pu faire à ce sujet.

Pourtant sa poitrine reconnaissait les brises âpres et fortifiantes de la montagne, elle les respirait à pleins poumons, et quand il rentrait, il était chaque soir mieux portant, plus souple, plus fort. Son corps se trouvait bien de ce régime d’un complet repos d’esprit et d’une activité physique à laquelle les jeunes années d’Étienne avaient été si bien pliées que cela lui avait presque fait une seconde nature, avec laquelle il n’avait pas pu rompre entièrement sans en être sérieusement atteint.

Mais si le corps reprend des forces, de la souplesse, du ressort et de la santé, il n’en arrive pas si facilement à l’âme ; une fois affectée, cette part de nous, si délicate et si sensible, ne reconquiert pas sa confiance, et la jeunesse qu’elle a perdue s’en va rejoindre les neiges d’antan, que rien ne saurait ni retrouver ni faire revenir.

Sa force physique et sa santé furent les seules choses qu’Étienne, en parcourant la montagne, retrouva de tout un cher passé qu’il cherchait à reconstruire.

Ses rêves envolés ou tués par la réalité, ses beaux et splendides rêves, le berceau en était là, chaque sentier les lui rappelait, il les voyait, il les écoutait bruire dans les branches, il apercevait leur ombre courant sur les mousses ou se glissant de buisson en buisson, allant d’un rocher à l’autre et se réfugiant, lorsqu’il voulait les ressaisir, dans les calices de ces fleurs sans pareilles qui poussent seulement sur les plus hautes cimes, et dont il faisait de si beaux bouquets pour Mme Hélène, aux temps heureux où ses illusions étaient jeunes comme lui, et où ses rêves le poursuivaient, tandis que maintenant il courait après eux sans les pouvoir atteindre.

Cette belle Mme Hélène qu’il a tant et si longtemps aimée, il a fallu qu’il revînt là où était né son amour pour elle, pour que le jugement, ce terrible miroir où se reflètent, dans une vérité sans voile, nos sensations et nos passions, la lui montrât ce qu’elle était en réalité.

Il la revoyait là, cette femme si ardemment aimée, traînant sur la pierre brune et mousse de la montagne les longs plis de ses peignoirs de mousseline ; il songeait à l’amour entier, jeune et fou dont il l’avait entourée ; pas une des sensations vivantes qui l’avaient agité, fait vivre et torturé ne s’était effacée de sa mémoire. Il remuait en lui ces souvenirs dont pas un ne s’était amoindri ni éteint.

Mais elle ! elle ! comme il la voyait maintenant froide, coquette, ne prenant de cette grande passion que ce qui pouvait lui en plaire et ne déranger en rien l’ordre établi dans son existence.

Ah ! comme il lui en voulait, à cette heure, de ne pas s’être laissé aimer comme il le voulait et pouvait faire.

Comme elle tombait de haut dans son estime, cette belle Mme Hélène, dont l’amour mesuré, compassé et si parfaitement plié à toutes les lois du monde, l’avait brisé, l’avait désenchanté et vieilli bien avant l’âge.

Quel compte sévère il lui demandait, dans son cœur, de sa jeunesse qu’elle avait éteinte à plaisir pour le faire de son âge, et de sa sauvagerie qu’elle avait si vivement calmée et civilisée, afin de faire de lui un homme comme tout le monde, parce qu’elle était, elle, une femme en tout semblable aux autres femmes.

Au bout de quelques jours de promenades solitaires sur la montagne et dans les champs qui avoisinent Candelair, le cœur et l’esprit d’Étienne avaient chèrement fait payer à Mme Malsauge, et à son souvenir, les dix aunées de bonheur qu’il lui devait et qu’il avait si royalement soldées.

Il en vint alors à songer à son mariage, et le regardant comme un don de Mme Hélène, puisque c’était son œuvre, il le classa dans les choses mauvaises pour lui et dont il devait avoir à se plaindre.

Quant à Valentine, le jugement qu’il avait une fois porté sur elle ne changea pas ; il ne se donna même pas la peine de l’étudier à nouveau, pour savoir s’il n’y avait pas lieu à y apporter quelques modifications. Mme Valentine était une honnête créature, pour laquelle il avait une très-grande estime ; mais il ne comprenait pas qu’elle pût jamais inspirer un autre sentiment à qui que ce fût, et surtout à lui.

Pourtant la première de ces deux femmes représentait son passé, sa jeunesse entière, et tout le bonheur qu’il avait eu, tandis que la seconde tenait dans sa main sa vie présente sous toutes ses faces ; elle était irrévocablement liée à son avenir. De tous les jours qui viennent, de toutes les heures qui lui restent à vivre elle en aura la moitié.

— Que tout cela est triste, triste ! murmura-t-il en descendant de la montagne, et la vie, ce soir-là, lui parut plus que jamais une moquerie du sort à laquelle il fit triste visage.

Lou-Pitiou seul n’avait pas changé, il allait le nez dans les talons de son maître, passant de temps à autre sa langue rose sur la main qu’Étienne laissait pendre abandonnée le long de son corps. En approchant de la ville où il savait qu’il allait retrouver Mariette, il hâtait le pas afin d’être toujours le premier à lui annoncer le retour du promeneur.

Il était vieux pourtant, bien vieux, le pauvre chien ; son œil était moins brillant qu’autrefois, ses jarrets moins souples aussi ; son cœur seul n’avait pas varié ; et comme si toute jeunesse devait venir de là, il était toujours de l’âge qu’il avait au temps que regrettait si fort Étienne ; son affection même semblait avoir grandi en raison des absences de son maître.

Il savait que ce maître était déjà parti, qu’il avait pendant bien des jours été privé, non-seulement des caresses qu’il recevait de lui, mais surtout de celles qu’il lui faisait, et de même qu’il avait gardé souvenance de la canne de M. Letourneur et de la fourche de l’aubergiste pour s’en méfier, de même il redoutait un nouveau voyage d’Étienne et il ne quittait plus son ami d’une minute dans la crainte d’en être encore privé.

Pourtant, tout sagement calculé, combien il devait davantage à Mariette qu’à M. Jussieux !

Mais, malgré tous les moralistes, malgré tous ceux qui tentent d’améliorer la race humaine et de mettre la réflexion, la reconnaissance, le devoir à la place de l’irréflexion et de l’entraînement du cœur, malgré tout et tous, l’amour ne saura jamais rien du devoir, sinon que le devoir est son plus mortel ennemi, et que le pauvre amour qui est sous sa domination n’y saurait vivre ; qu’il y dépérit et y meurt en bien peu de temps.

Les bêtes et nous, quoi qu’on en dise, nous sommes en beaucoup de choses, soumis aux mêmes lois sentimentales, avec cette seule différence que nous, nous sommes ingrats en parant notre détachement de déductions toutes à notre avantage, et que les animaux qui nous suivent dans ces détachements du cœur, rentrent dans leur indifférence comme dans un droit acquis à tout ce qui vit.

Lou-Pitiou aimait Étienne par-dessus tout, sans réflexion et sans remords, pendant qu’Étienne, à force de réflexion, en était arrivé à en vouloir à presque tous ceux qu’il avait aimés et à reporter sur lui, en regrets de toutes sortes et en tendre pitié, l’affection qu’il avait un moment égarée sur autrui.

Ce soir là donc Etienne, plus triste, quoique mieux portant, ne pouvait souffrir la vieillesse de cœur dont il se sentait atteint, et il en était arrivé à se demander si son retour à la santé était un bienfait dans de semblables conditions.

Il y a des études de cœur que l’on n’aime point à faire tout seul, surtout lorsqu’on y est pour quelque chose, et que l’on a lieu d’espérer que l’esprit ou l’expérience des autres seront capables de nous apporter une lumière profitable et de nous montrer un chemin à prendre qui nous fasse sortir de l’impasse où nous nous sentons mal à l’aise.

Étienne ne pouvait le nier, il était jeune de corps, il ne voulait pas rester vieux de cœur et d’âme ; il se disait qu’en fouillant dans l’âme et dans le cœur des autres, il trouverait peut-être le secret de cette jeunesse qu’il ne se sentait plus capable de reconquérir tout seul.

C’était un tourment sérieux et profond que celui qui s’était emparé de M. Jussieux, et jamais il n’avait été plus en droit qu’à cette heure de se trouver complétement malheureux.

L’homme ne vit pas seulement de pain et de santé matérielle ; il faut aussi que son cœur ait un aliment, qu’il le sente plein de vie et de force, au moins à l’égal du corps ; sans cela l’équilibre est rompu, et l’être imparfait se traîne dans l’existence, souffrant, mal à l’aise, mécontent de lui, des autres, et ne demandant plus qu’une porte entre-bâillée pour sortir de la vie où il se trouve si peu satisfait de tenir une place.

Étienne, après le souper, qui fut presque silencieux, ne vit pas sa femme se retirer dans son appartement sans un léger dépit ; il la suivit d’un regard qui, malgré sa tristesse, était presque suppliant. Mais Valentine ne vit rien, ou ne voulut rien voir ; elle rentra chez elle tranquillement, ayant acquis le droit, depuis les premières heures de son mariage, de laisser monsieur s’ennuyer tout seul en son retrait, et porter sans son aide ses peines, ses inquiétudes et ses tristesses.

Pourtant Étienne a frappé chez Valentine, il veut causer avec elle ; ce cœur qu’il sent vieux et presque mort, il veut tenter de le rajeunir, il veut essayer de le galvaniser, et il espère qu’auprès de sa femme, qui est presque une enfant, il trouvera le remède après lequel il court, sans oser croire qu’il l’atteindra.

Mais sa jeune femme a muré son âme à toutes les tentatives que maintenant pourrait faire son mari. Il est devenu pour elle, avec les heures du passé en moins, et sans l’ombre charmante des dix années d’amour vécues par Étienne, ce que Mme Malsauge est pour lui.

C’est le minotaure qui a dévoré sa jeunesse, c’est le manteau de glace qui a empêché d’éclore toutes les fleurs brillantes et parfumées que la jeune pensionnaire portait dans l’âme ; c’est l’ennemi, avec lequel elle ne saurait vivre en mauvais termes apparents, puisque rien d’apparent ne l’y autorise, mais qu’elle ne saurait pas davantage aimer, quoi qu’il puisse tenter maintenant pour rentrer en grâce : Il est trop tard !

Étienne lui-même, quand il fut près de Valentine, se sentit interdit en face de cette grâce tout de marbre, et, malgré le désir qu’il avait de causer, de se faire plaindre, de faire bercer les douleurs qu’il éprouvait par l’esprit d’une femme intelligente et distinguée, il ne retrouva pas le courage d’être lui-même, de se plaindre tout simplement et tout naïvement de ce qui le faisait souffrir et de pleurer les larmes qui l’étouffaient.

L’homme sérieux, spirituel et distingué, aime généralement beaucoup la femme, par une raison qui paraîtra tellement naïve que l’on en sourira à coup sûr ; mais cette raison est tellement vraie que nous ne saurions la taire en cette modeste étude.

L’homme est tenu, devant ses semblables, à une certaine allure froide qui prouve sa distinction ; à un sérieux qui semble attester son savoir et à une tempérance de discours qui donne de son esprit une haute idée : car on est toujours avare des choses précieuses ; c’est ainsi que l’on explique son peu de paroles.

Les plus francs sont pliés, malgré eux, et de bonne heure, à cette innocente mais fatigante comédie ; ce masque qu’ils portent partout, toujours, à toute heure, ils ne peuvent le déposer que lorsqu’ils sont avec la femme, avec une femme surtout ; car celle-là leur permet de parler de tout, comme bon leur semble, et aussi longtemps qu’ils le veulent.

Elle les laisse se dérider tout à leur aise, rire, chanter, pleurer ou jouer, selon leur inspiration du moment. Ils peuvent dépouiller leur raideur systématique, être jeunes, bavards, joyeux, être enfants surtout, ce qui est pour ces hommes graves la chose parfaite avant toute autre. Elle ne les juge pas, Elle ! Elle ne fait pas partie des contemporains qui pourtraitaient leurs semblables, elle ! Elle les écoute sans les entendre et tout simplement pour leur faire plaisir ; elle les regarde, parce que pour elle ils sont lui. Elle aime et n’est point redoutable.

Quand une femme a permis à un homme d’être avec elle aussi enfant qu’il veut l’être, et d’être enfant aussi souvent que cela peut lui agréer, elle peut être sûre de son empire sur lui, rien ne la saurait détrôner du cœur qu’elle a conquis, rien qu’un grain de raison mal placé ou de tristesse intempestive.

Mais Étienne n’avait jamais été enfant avec Valentine, et il ne sut pas brusquement changer la situation acquise. Le sérieux, le calme, les convenances l’étouffaient, elles se dressaient entre elle et lui comme une insurmontable barrière et il entra dans son appartement le cœur encore plus glacé qu’auparavant, l’âme plus profondément désenchantée, et avec un plus amer dégoût de la vie sur ses lèvres.

Il gagna d’un pas lent, et sans but, l’un des fauteuils qui étaient auprès de son lit ; il s’y laissa aller comme à bout de volonté.

Un moment, il a tant voulu trouver le remède à son mal, maintenant il ne se sent plus l’énergie de le chercher, de le poursuivre ; la tête appuyée sur sa main il se sent brisé et se laisse aller à sa lassitude au lieu de réagir contre elle.

Mais l’instinct de la conservation que chacun porte en soi a ouvert le champ à ses réflexions, et, de déduction en déduction, il en arrive à ceci :

La montagne était le tabernacle de mes rêves, de mon enfance exaltée, et des fous désirs de ma jeunesse ; mais mes rêves étaient parfois bien tristes et me faisaient pleurer !

Sur tous mes désirs s’étendaient les nuages de l’impossible, qui ne faisaient que les irriter et me donner ces fièvres terribles qui me laissaient anéanti et désespéré.

Tandis que ma joie vraie, franche et toute de l’âge que j’avais alors, mes beaux éclats de rire et mes premiers baisers, sont à Fraiche-Fontaine et tout du long du chemin qui y conduit, tout du long du sentier par lequel on en revient.

Ah ! je veux aller à Fraîche-Fontaine pour y trouver tout cela, conclut-il entre deux soupirs, l’un de regret, l’autre qui portait encore quelque espérance.

À ce moment, Mariette entra chez Étienne, pour se bien assurer, par elle-même, que rien ne manquait au jeune homme ; puis elle l’avait vu si triste pendant le dîner, qu’elle craignait qu’il ne fût plus souffrant que d’habitude.

Mariette n’a pas tout à fait trente ans et sa vie tout adonnée à son amour, la façon active et sage dont elle a vécu, l’ont laissée plus charmante, plus fière, plus femme vraiment qu’elle ne l’était encore lorsque Étienne est parti pour Paris à son premier voyage.

C’est toujours la plus belle et la plus gracieuse fille du Midi, la fille aux yeux pleins d’éclairs et tout remplis de caresses et de douces promesses. Elle a toujours cette bouche souriante, avenante et fraîche, aux lèvres rouges et aux dents blanches.

En la voyant entrer juste au moment où il pensait à Fraîche-Fontaine, dont elle était l’âme amoureuse et gaie, dont elle était la vie saine et sans rêves surtout, Étienne se sentit comme rajeuni tout à coup jusqu’au fond de l’âme.

Avec quelle joie il crut qu’il pouvait tout oublier, qu’il était en face de sa jeunesse reconquise, qu’il a vingt ans et pas d’habit ! Mais aussi quelle moisson de baisers sur les lèvres, que de brillantes et joyeuses larmes sous ses paupières, et de quel pied léger il va faire le tour de la ville, ce soir, ayant Mariette à son bras !

En face de ce mirage des jours heureux, il abaissa vite son regard, couvrit ses yeux de sa main pour ne pas permettre à toute cette gaîté de le quitter encore. Il tient à conserver en lui ce tableau du passé que Mariette illumine de sa tendresse franche et souriante, et, d’une voix qui fait trembler, dans sa poitrine, ce cœur qu’il croyait mort, il dit à l’ouvrière :

— Demain, veux-tu venir déjeuner à Fraîche-Fontaine ?

— Fraîche-Fontaine est à nous, et ma marraine nous y attend, répondit la jeune fille de sa voix musicale et cadencée, absolument comme autrefois.

Puis, voyant Etienne absorbé, le front caché par sa main, elle se retira, le laissant songer à cette campagne où s’étaient échangées leurs premières caresses, et dont elle était tout heureuse de lui voir conserver un si bon souvenir.

Étienne alors se prit à pleurer de bonheur ; il était persuadé qu’il allait se reprendre à la vie, il venait d’en retrouver la source féconde et charmante.

C’était là-bas, au bord de la grande prairie, qu’il aurait dû aller le chercher tout d’abord, au lieu d’aller accroître sur la montagne le dégoût si profond qu’il avait déjà de l’existence.

Quand le lendemain il se leva pour aller à Fraîche-Fontaine, il y avait déjà longtemps que Mariette y était arrivée. Elle tenait à ce que tout y eût un air de fête et rappelât à son ami cette première journée qui avait décidé pour elle de la vie entière.

Elle voulait qu’il y eût un gâteau semblable à celui qu’ils avaient mangé, une volaille rôtie de la même façon, sur une nappe bise et rude, toujours, toujours comme autrefois.

Elle ne voulait pas que sa nourrice, sous prétexte de trop bien faire, lui gâtât sa journée ; voilà pourquoi elle était partie de grand matin, afin de tout faire préparer elle-même et devant elle.

Car pour Mariette rien n’avait été changé dans l’affection qui l’attachait à Étienne, son absence, l’agrandissement de sa fortune, l’amour qu’il avait eu pour Mme Hélène, amour qui l’avait si entièrement absorbé qu’il en avait longtemps oublié l’ouvrière, et même son mariage, rien n’avait pu apporter une ombre à sa tendresse ni en échanger la nature.

Toutes les choses qui étaient advenues à M. Jussieux avaient été considérées par elle comme des accidents, ou comme des bienfaits inhérents à sa situation nouvelle. Son mariage et sa décoration lui avaient paru des distinctions honorifiques qu’elle plaçait sur la même ligne, mais rien de plus ; car il lui semblait impossible, à elle, la fille du Midi, que quelqu’un pût arriver à s’emparer de la place qui lui appartenait dans le cœur d’Étienne. C’était absolument comme si un autre homme avait voulu lui demander de reporter sur lui l’amour qu’elle avait pour M. Jussieux.

Donc, malgré qu’elle fût la droiture et la loyauté personnifiées, malgré qu’elle fût honnête jusque dans l’âme, elle trouvait tout naturel d’être pour Étienne ce qu’elle n’avait, au reste, jamais cessé d’être et d’aller avec lui, sur le désir qu’il en avait témoigné, passer la journée à Fraîche-Fontaine.

Elle était donc là, sur la porte, guettant son arrivée et du plus loin qu’elle le voit venir, elle court au-devant de lui.

— Ah ! que c’est bien elle, toujours elle, pensa Étienne en passant son bras sous celui de la fillette, pour entrer dans la modeste maison de campagne, où chaque chose a religieusement été respectée, comme si le bonheur de la jeune fille eût reposé dans l’agencement des objets matériels qui avaient assisté à ses premières heures heureuses.

La nourrice est là aussi, avec sa coiffe d’indienne et son tablier de toile grise ; les poules picorent à l’entour d’elle ; elle a sa quenouille au côté, et comme si le soleil avait voulu se mettre de la partie, il découpe, sur le sable du chemin, les mêmes ombres tremblantes et fines qu’il découpait autrefois, en se glissant au travers des mêmes arbres de l’enclos.

— Ah ! mon cher enfant ! que j’ai de joie à vous revoir, dit la vieille paysanne au secrétaire du ministre, à l’ami du château, au député, à l’homme d’État ! Ah ! que la jeunesse est une belle chose, cela me ragaillardit de la tête au cœur de vous voir là, tous les deux, jeunes, beaux et forts. Allons, les enfants, courez faire un tour de jardin ! je vais vite préparer le repas, puis je vous appellerai.

Étienne, entièrement heureux, entraîna presque en courant, Mariette jusqu’au banc de verdure où ils avaient si tendrement causé à leur première visite à Fraîche-Fontaine.

Avec quel bonheur il contemplait cette chère et charmante Mariette, la seule de ses affections, le seul des amours de sa vie qui ne lui eût jamais fait de peine et qui n’eût point jeté d’ombre sur les heures écoulées.

Alors, enivré, entraîné, il appuie ses lèvres sur les beaux yeux noirs de la jeune fille, sur ces yeux qui ont toujours pour lui le même regard tendre et caressant, de ses yeux il fait descendre ses lèvres à son cou, et il les y appuie longuement en laissant peser sa tête de tout le poids de ses lourdes pensées, sur ce cou charmant…

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Hélas ! son cœur n’a pas bondi, son cœur n’a pas même eu l’émotion passagère que tout homme de son âge aurait éprouvée en embrassant, ainsi qu’il le faisait, une jolie fille qui s’y prêtait de la meilleure grâce du monde.

Ses lèvres n’ont pas eu la moindre sensation ; ses beaux yeux, cette peau fine, jeune et fraîche ne les ont pas fait tressaillir.

C’est donc fini, mais bien fini, à toujours ; l’âme est morte en lui, le cœur ne vit plus, le cœur ne peut plus vivre !

Il est arrivé, bien jeune encore par son âge, à cette vieillesse de l’esprit et des sens, qui n’atteint que les vieillards à leurs dernières heures de décrépitude.

Paris lui a gâté Candelair !

Mme Malsauge lui a gâté Mariette.

Mais aussi combien Mariette l’a rendu clairvoyant et sévère dans ses jugements sur les grandes dames.

Le plaisir a tué en lui non-seulement le bonheur, mais encore la faculté d’être heureux. Et pour avoir été rassasié trop vite, il en a perdu l’appétit à tout jamais.

Il a été arraché de sa route pour être transplanté brusquement dans une serre chaude, où ses sentiments et ses forces ont donné, sous une volonté savante, et en un laps de temps restreint, tout ce qu’ils pouvaient donner, et maintenant qu’il est rendu à l’air extérieur et libre, il ne peut, il ne sait plus y vivre.

Il vient de tenter la dernière épreuve, et après le baiser donné à Mariette, il relève froidement la tête, il regarde autour de lui.

Tout y est debout, tout y est fleuri, tout y est jeune, la table est encore mise pour le banquet charmant de l’existence, lui seul il a perdu le goût de toutes ces choses, en même temps que le désir de vivre.

Maintenant il n’y a plus d’hésitation dans sa pensée, plus de tâtonnements dans ses réflexions, plus de regrets en face de quoi que ce soit ; il vient de voir nettement la vérité, il a bu la dernière larme du dégoût de l’existence et du désenchantement des choses créées. L’amertume de la vie vient d’enfieller ses lèvres à toujours.

— À table ! les enfants, cria la nourrice du bout du jardin.

— Faisons bon visage jusqu’à la fin, pensa l’homme d’État, l’homme du monde, qui venait de reconquérir sa triste puissance sur le sauvage qu’il avait en vain tenté de faire sortir, comme Lazare, plein de vie, de son tombeau.

Il prit la main de Mariette et l’on fut déjeuner.

Lou-Pitiou avait sa grande écuelle de lait qui se détachait comme une lune blanche sur le carreau rouge de la cuisine ; ce fut le seul qui, ce jour-là, mangea de grand cœur.

Étienne n’avait plus faim de rien.

Mariette avait l’âme et l’estomac serrés de voir son cher Étienne ne toucher aux mets que du bout des lèvres.

La nourrice était attristée de voir si peu d’appétit aux enfants.

Aussitôt après le repas, M. Jussieux reprit le chemin de la Chartreuse, puis il s’enferma chez lui et écrivit longtemps.

Le soir, tout le monde avait une tristesse vague et lourde à l’heure du dîner, sauf l’oncle Isidore qui trouvait d’autant meilleure la vie et ses satisfactions, qu’il avait eu un moment très-grand’peur de la mort en la voyant s’abattre sur sa sœur.

Quant à Valentine, sa tristesse n’était que de l’ennui ; mais elle s’ennuyait beaucoup à Candelair.

Nous savons pourquoi Étienne et Mariette n’avaient point de gaieté.

Le lendemain matin, de très-bonne heure, Étienne partit, en compagnie du Pitiou, comme pour sa promenade habituelle, et seul avec lui il se dirigea vers le petit village de Fraiche-Fontaine.

La nourrice était aux champs, mais il savait où la bonne femme mettait la clef de la maison ; il la prit donc, et s’en fut au banc de gazon où, la veille encore, il s’était assis avec Mariette.

Là, sans émotion aucune, il prit Lou-Pitiou entre ses deux genoux, l’embrassa sur le front, puis sur ses deux bons yeux, et lui appliquant le canon d’un pistolet sur l’oreille il lâcha la détente.

Le chien tomba raide, il avait été tué du premier coup.

Puis, usant du même procédé à son égard, il se fit nettement sauter la cervelle.

C’était là qu’il avait réellement commencé à vivre de cette vie qu’il regrettait si amèrement.

C’était là qu’il avait reconnu, la veille, qu’il n’y avait plus de remède pour lui.

C’était là encore qu’il voulait que reposât sa dépouille mortelle.

Il avait donc voulu y rapporter sa cendre, et c’était à l’endroit d’où l’étincelle d’amour l’avait fait sortir du néant qu’il avait voulu venir mourir.

Il avait laissé ses instructions dernières, M. le député, et il avait bien recommandé que son chien fût enterré à ses pieds, sous le banc de verdure où il voulait lui-même reposer.

— Il l’aimait plus qu’il ne m’aimait, s’est écrié Mariette en se frappant la poitrine, de ce geste énergique et désespéré des femmes du Midi qui sont atteintes en plein cœur, sans cela il ne lui aurait pas donné ma place, dans la mort et dans la terre, tout auprès de lui.

Mme Malsauge, en apprenant l’épouvantable nouvelle, s’est jetée, un peu plus avant qu’elle n’y était encore, dans les bras de sa douce religion qui a des consolations pour toutes les douleurs et des secours pour toutes les afflictions.

Néanmoins elle a pensé qu’il était convenable autant que charitable à elle de venir apporter, par sa présence, des consolations à la comtesse Jussieux. Aussi est-elle arrivée à Candelair en toute hâte, et assez vite pour pouvoir aider Valentine à se choisir un deuil qui ne lui soit pas trop mal seyant, car rien n’est plus disgracieux aux femmes brunes que le noir terne et mat d’un vêtement de veuve.

Valentine a été plus affectée qu’on ne l’aurait cru de l’étrange mort de son mari. Elle a commencé à le comprendre quand il n’a plus vécu ; elle a regretté de n’avoir pas essayé de le faire vivre.

Aussi, malgré que Mme Malsauge se soit posée près d’elle comme la meilleure et comme la plus charmante des amies, n’a-t-elle jamais voulu accepter ses services pas plus que son intimité. L’ombre glaciale de cette femme, devenue une sainte personne, lui fait peur. C’est de ses belles mains blanches et fines qu’est parti le coup qui a tué Étienne, et qui, bien auparavant, avait fait le vide et la désaffection autour d’elle.

Elle lui en veut maintenant de la vie qu’elle n’a pas eu, du bonheur qui lui a manqué, et sa clairvoyance, pour être tardive, n’en est pas moins amère ni moins dangereuse pour la femme du ministre.

M. le marquis de Ferrettes, en apprenant le suicide d’Étienne, est mort de douleur.

Il faut bien dire aussi que c’était la première peine réelle qu’il eût éprouvée de toute sa vie, et qu’à quatre-vingts ans bien sonnés, on a la meilleure de toutes les excuses pour s’en aller, à la première honnête occasion qui se présente.

En homme toujours habile, le marquis en avait profité.

Par son testament, Étienne laissait les revenus de toute sa fortune à son oncle, sa vie durant.

M. Letourneur en a eu une si grande joie qu’il en est presque rajeuni. « Si j’avais connu quelqu’un de plus égoïste, de plus froidement et de plus cruellement méchant que ne l’est mon oncle, disait Étienne dans ses réelles instructions, laissées à l’adresse de Mariette, à laquelle il donnait le fond entier de sa fortune, si j’avais su où trouver une nature plus nuisible, je lui aurais laissé tout ce que je possède ; cela lui aurait servi de levier pour faire plus facilement encore le mal.

» La première partie de mon testament n’est donc qu’une insulte, bien méritée, jetée à la face de cette société qui me tue, après m’avoir longtemps fait souffrir, et dont mon oncle est la plus parfaite représentation. »

— Ah ! la loi sur les successions n’est pas juste, s’écria M. Isidore Letourneur, à la fin de la lecture du testament ; du moment où Étienne était décoré je devrais l’être, puisque j’hérite de lui ; je devrais être comte aussi, puisqu’il l’était.

Ah ! c’est bien malheureux pour moi que je doive subir cette double dépossession ; le monde n’est pas équitable, les lois du pays ne le sont pas davantage, puisqu’on ne reconnaît que bien imparfaitement tout ce que j’ai fait pour ma famille.

On devrait certes faire une exception en ma faveur, ce ne serait que bien petitement me rendre justice.

Et très persuadé qu’il est dans le vrai, en parlant ainsi de lui, M. Letourneur projette d’écrire à M. Malsauge pour savoir si l’un ne pourrait pas le mettre en possession de l’héritage entier de son neveu : le titre et la décoration.

Il est bien capable de l’obtenir !

Quant à Mariette, elle s’est retirée à Fraîche-Fontaine ; elle a pris le deuil des veuves, et nous pouvons affirmer qu’elle ne le quittera pas.

fin