La Pensée de Schopenhauer/De la nature

Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. 81-162).
II. DE LA NATURE.
Sur la recherche de la « chose en soi ». Le Vouloir.

Savoir que nous avons des représentations, qu’elles sont de telle ou telle sorte, qu’elles se commandent les unes les autres en vertu de telles ou telles lois, qui toujours se ramènent à la formule générale du principe de raison, cela ne nous suffit pas ; c’est pourquoi nous éprouvons le besoin de pousser plus loin nos investigations. Nous voulons connaître le sens de ces représentations ; c’est-à-dire que nous nous demandons si ce monde n’est rien d’autre que représentation — auquel cas il se réduirait à un rêve sans consistance, à une série de formes fictives défilant sous nos yeux comme des fantômes, et ne mériterait pas de retenir plus longtemps notre attention — ou si, au contraire, il est encore quelque chose de plus, et, dans ce cas, en quoi ce quelque chose consiste. Ce dont on peut être sûr d’avance, c’est que la réalité cherchée devra être par essence quelque chose de totalement différent de la représentation, que les formes et les lois de cette dernière lui seront donc aussi complètement étrangères, qu’on ne saurait par conséquent y atteindre en partant de la représentation et en prenant pour fil conducteur ces lois, formes diverses du principe de raison, qui ne font jamais que relier entre elles des représentations, autrement dit des objets.

On voit déjà ici qu’il est à jamais impossible d’avoir du dehors aucune prise sur l’essence des choses ; comme qu’on s’y prenne, on n’obtient jamais ainsi que des images et des noms. C’est comme si on tournait autour d’un château, dont on chercherait vainement l’entrée, réduit provisoirement à prendre des croquis de ses diverses façades. Et c’est là pourtant la méthode qu’ont suivie jusqu’à moi tous les philosophes.

En fait, la seule possibilité qui nous soit offerte de connaître également du dedans n’importe quel phénomène qui se présente à nous par l’extérieur, c’est dans notre propre Vouloir que nous la trouvons ; ce qui veut dire que notre Vouloir est la seule chose qui nous soit directement connue, et non pas seulement communiquée, comme tout le reste, dans une représentation. Il constitue ainsi la seule donnée susceptible de devenir la clef de toutes les autres ; il est, comme je l’ai dit ailleurs, l’unique porte, la porte étroite de la vérité. Nous devons donc chercher à comprendre la nature par l’intermédiaire de nous-mêmes, et non pas nous-mêmes par l’intermédiaire de la nature. Il nous faut employer ce qui nous est connu immédiatement à l’explication de ce qui ne nous est connu qu’indirectement, et non pas faire l’inverse. Comprenons-nous le mouvement d’une boule qui roule sous l’effet d’un choc mieux que le mouvement que nous exécutons nous-mêmes sous l’empire d’un motif ? Beaucoup peut-être se l’imaginent. Quant à moi, je dis : c’est le contraire qui est vrai. Nous en viendrons d’ailleurs à comprendre que les deux phénomènes sont identiques ; identiques tout au moins comme la note musicale la plus basse qui soit perceptible à notre oreille est identique à la note de même nom placée dix octaves plus haut.


Identité du corps et du Vouloir.

Je n’arriverais jamais à trouver la signification de ce monde qui s’offre à moi uniquement comme représentation, ou, si l’on veut, à trouver le passage entre ce monde tel qu’il m’est donné et ce qu’il peut être encore en dehors de cette donnée, si je n’étais moi-même rien d’autre que sujet purement connaissant, chérubin ailé et sans corps. Mais, en fait, je suis moi-même enraciné dans cet Univers que je scrute ; je m’y trouve moi-même comme individu, c’est-à-dire que ma connaissance, bien que condition indispensable et support unique de tout le monde de la représentation, ne peut néanmoins se produire que par l’intermédiaire d’un corps, dont les affections sont pour mon intellect le point de départ de la perception de cet Univers.

Au sujet connaissant, qui se manifeste comme individu dans sa propre identité avec un corps, ce corps est donné de deux façons complètement différentes : d’une part comme représentation, dans la perception intellectuelle, comme objet parmi les objets, soumis aux lois de ces objets ; d’autre part, et en même temps, par une toute autre voie, comme la chose immédiatement connue de chacun de nous que désigne le mot de Vouloir. Tout acte véritable de mon Vouloir est aussi, instantanément et immanquablement, un mouvement de mon corps ; je ne puis réellement vouloir l’acte sans le voir en même temps se manifester en un mouvement de mon corps. L’acte volontaire et le mouvement du corps ne sont pas deux faits différents objectivement connus, unis par le lien de la causalité ; il n’y a pas entre eux rapport de cause à effet ; ils sont une seule et même chose, donnée seulement de deux façons complètement différentes, ici de façon absolument immédiate, là dans la perception de l’intellect. Le mouvement du corps n’est rien d’autre que l’acte volontaire objectivé, c’est-à-dire entré dans la perception. Cela est vrai, nous le verrons, de n’importe quel mouvement, non seulement de ceux qui réagissent à des motifs, mais aussi des mouvements dits « involontaires », qui sont l’effet de simples excitants. Bien plus, le corps tout entier n’est rien d’autre que le Vouloir objectivé, c’est-à-dire devenu représentation.

Les résolutions de la volonté qui se rapportent à l’avenir ne sont que des délibérations de la raison sur un vouloir éventuel ; elles ne sont pas proprement des actes du Vouloir. L’exécution est la seule marque de la décision, laquelle, jusque-là, n’est qu’un dessein toujours modifiable et n’existe que pour la raison et in abstracto. C’est dans la réflexion seulement que vouloir et agir sont distincts ; dans la réalité les deux choses n’en font qu’une. Tout acte véritable et direct du Vouloir est aussitôt et directement un acte du corps, par où il se manifeste ; inversement, et pour la même raison, toute action exercée sur le corps est aussi, du même coup et directement, une action exercée sur le Vouloir ; elle se nomme douleur, si elle est contraire à ce Vouloir, bien-être, volupté, si elle lui est conforme.

La connaissance que j’ai de mon Vouloir, bien qu’immédiate, est inséparable de celle que j’ai de mon corps. Je ne connais pas mon Vouloir dans son ensemble, en tant qu’unité ; je ne le connais pas complètement selon son essence ; je le connais seulement dans la succession de ses actes particuliers, c’est-à-dire dans le temps, qui est la forme de la manifestation de mon corps comme de tout objet. Mon corps est ainsi la condition de la connaissance de mon Vouloir. Je ne puis pas, en réalité, me représenter ce Vouloir sans mon corps.

L’identité du Vouloir et du corps est, de par sa nature même, à jamais indémontrable, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être déduite en tant que connaissance indirecte d’une autre connaissance directe, précisément parce qu’elle est elle-même la connaissance la plus directe ; et si nous ne parvenons pas à la concevoir et à la fixer telle quelle dans notre esprit, nous attendrons en vain de la retrouver quelque part ailleurs sous forme de connaissance dérivée. Pour cette raison, je serais disposé à distinguer cette vérité de toutes les autres et à l’appeler la vérité philosophique ϰατ’ εζοχην (par excellence).


Vouloir et intellect. Primauté du Vouloir.

Du premier jusqu’au dernier, tous les philosophes qui m’ont précédé ont placé l’essence propre de l’homme, sa véritable substance, dans la conscience connaissante, c’est-à-dire qu’ils ont conçu et représenté le moi — ou, très fréquemment, l’hypostase transcendante de ce moi appelée âme — comme étant avant tout et essentiellement une chose connaissante, voire même pensante, et en suite de cela seulement, de façon secondaire et dérivée, une chose voulante. Là est l’erreur primordiale et générale, l’énorme πρωτοον ψευδδος, le fondamental πρωτον προτρον, dont il importe avant tout de se débarrasser, pour voir clairement les choses comme elles sont. Le fait surprenant que tous les philosophes se soient trompés, qu’ils aient même pensé exactement au rebours de la vérité sur ce point capital, s’explique en partie par le dessein qu’ils nourrissaient tous, en particulier ceux des siècles chrétiens, de représenter l’homme comme aussi différent que possible de l’animal ; et comme ils sentaient néanmoins obscurément que la différence entre l’homme et l’animal gît dans l’intellect et non pas dans le Vouloir, ils devaient éprouver le besoin inconscient de faire de l’intellect la chose principale, l’élément essentiel, jusqu’à considérer le Vouloir comme une simple fonction de cet intellect. — C’est pourquoi aussi la notion d’une âme n’est pas seulement, comme la Critique de la raison pure l’a définitivement démontré, inadmissible en tant qu’hypostase transcendante ; elle est encore la source d’irrémédiables erreurs, en ce sens qu’elle commence par poser, avec sa « substance simple », l’unité indivisible de la connaissance et du Vouloir, alors que c’est précisément de séparer ces deux éléments qui conduit à la vérité.

L’intellect est le phénomène secondaire, l’organisme le phénomène primaire, c’est-à-dire la manifestation immédiate du Vouloir ; le Vouloir est métaphysique, l’intellect physique ; l’intellect, comme ses objets, n’est rien que phénomène ; seul le Vouloir est « chose en soi ». Par comparaison, et dans un sens toujours plus métaphorique, nous pouvons dire encore : le Vouloir est la substance de l’homme, l’intellect en est l’accident ; le Vouloir est la matière, l’intellect la forme ; le Vouloir est la chaleur, l’intellect la lumière.

On peut aussi considérer la plante comme une image de la conscience. On sait qu’elle a deux pôles, la racine et la couronne, la première plongeant dans l’obscurité, l’humidité, la fraîcheur ; la seconde montant vers la lumière, la sécheresse, la chaleur ; entre ces deux pôles, au ras du sol, comme le point d’indifférence de leurs deux tendances opposées, se trouve le collet (rhizoma). La racine est l’élément essentiel, originel, persistant, dont la mort entraîne avec elle la mort de la couronne, en un mot l’élément primaire ; la couronne, par contre, est l’élément apparent, mais dérivé, qui peut passer sans que la racine meure, c’est-à-dire l’élément secondaire. La racine représente le Vouloir, la couronne l’intellect, et leur point d’indifférence, leur point terminus commun, serait le moi. Ce moi, c’est le sujet temporairement identique de la connaissance et du Vouloir ; identité que j’ai appelée dans mon tout premier ouvrage (sur le principe de raison), au temps de mon premier étonnement philosophique, le miracle ϰατ’ έξοχην.

Ce qu’on trouve, comme donnée immédiate, à la base de n’importe quelle conscience animale, fût-ce la plus imparfaite et la plus faible, c’est le sentiment d’un désir, et celui, très variable quant à ses degrés, de la satisfaction ou de la non-satisfaction de ce désir. Nous savons cela pour ainsi dire a priori. Car, aussi merveilleusement différentes que puissent être les unes des autres les innombrables espèces animales, aussi étrangère à toutes nos notions que puisse être dans son aspect telle ou telle forme nouvelle que nous apercevons pour la première fois, nous n’en considérons pas moins d’avance et avec certitude l’essence intime de tout animal comme une chose qui nous est bien con- nue, et même entièrement familière. Car nous savons que l’animal veut ; nous savons même ce qu’il veut : l’être, le bien-être, la vie et la propagation de cette vie. Nous le présumons identique à nous sur ce point avec une absolue certitude, et c’est pourquoi nous n’hésitons pas à lui attribuer telles quelles toutes les affections du Vouloir que nous discernons en nous-mêmes, et à parler de sa convoitise, de sa répugnance, de sa crainte, de sa colère, de sa haine, de son amour, de sa joie, de sa tristesse, de son ardeur, etc. Sitôt, par contre, qu’il est question de phénomènes qui sont le fait du seul intellect, nous tombons dans l’incertitude. Nous n’osons pas affirmer que l’animal comprenne, qu’il pense, qu’il juge, qu’il sache. Nous lui attribuons seulement, de façon générale, des représentations ; car sans représentations les mouvements du Vouloir que nous venons d’énumérer ne sauraient se produire. Mais sur le mode déterminé de connaissance qui est propre aux animaux, et sur les limites de cette faculté dans une espèce donnée, nous n’avons que des notions vagues et nous sommes réduits à des conjectures. C’est bien pourquoi il nous est si difficile de nous entendre avec eux ; nous n’y parvenons qu’artificiellement, à force d’expériences et d’exercices. C’est donc dans l’intellect que gît la différence entre leur conscience et la nôtre. Au contraire, désirer, convoiter, vouloir, ou répugner, détester, ne pas vouloir est le propre de toute conscience, chez l’homme comme chez le polype, et c’est aussi ce qui en fait l’essence et le fondement. Si les manifestations de cette conscience diffèrent d’une espèce à l’autre dans la série animale, c’est en raison de l’étendue, différente pour chacune d’elles, de la sphère de connaissance où gisent les motifs de ces manifestations. Nous comprenons immédiatement, par l’analogie avec notre propre être, tous les actes et tous les gestes qui traduisent, chez les animaux, des mouvements du Vouloir ; c’est par là que nous pouvons sympathiser avec eux de mille manières. L’abîme qui subsiste par ailleurs entre eux et nous tient uniquement à la différence qui sépare notre intellect du leur.

Si on parcourt de haut en bas la série animale, on y voit l’intellect devenir toujours plus faible et plus imparfait ; mais on n’y constate aucune diminution correspondante du Vouloir. Au contraire, celui-ci conserve partout l’identité de sa nature, qui se manifeste toujours dans le même puissant attachement à la vie, le même souci de la conservation de l’individu et de l’espèce, le même égoïsme, la même absence d’égards envers les autres êtres, ainsi que dans les divers mouvements affectifs qui dérivent de ces tendances. Jusque dans le plus petit insecte le Vouloir est tout entier présent : l’insecte veut ce qu’il veut aussi intégralement et avec autant de décision que l’homme. La différence est uniquement dans la chose qu’il veut, c’est-à-dire dans les motifs, lesquels sont du ressort de l’intellect. Celui-ci, en tant qu’élément secondaire, lié à un organe corporel, comporte d’innombrables degrés de plus ou moins grande perfection ; en principe, d’ailleurs, et de sa nature même, il est toujours limité et imparfait. Le Vouloir, par contre, en tant qu’élément originel, en tant que « chose en soi », ne peut jamais être imparfait ; tout acte du Vouloir est entièrement ce qu’il peut être. En vertu de la simplicité qui est l’attribut du Vouloir, parce qu’il est « chose en soi », contenu métaphysique du phénomène, la nature de ce Vouloir n’admet pas de plus ou de moins ; il est toujours intégralement lui-même. Son excitation seule comporte des degrés, depuis le penchant le plus faible jusqu’à la passion, et par là-même aussi son excitabilité, c’est-à-dire sa violence, depuis le tempérament flegmatique jusqu’au bilieux.

Ce qui montre bien que le Vouloir constitue la substance essentielle de l’homme, sa réalité véritable, et l’intellect l’élément secondaire, produit et conditionné par l’autre, c’est que cet intellect ne peut fonctionner correctement, et purement selon sa nature, que dans la mesure où le Vouloir demeure au repos et n’intervient pas ; alors qu’au contraire toute excitation un peu sensible du Vouloir trouble ce fonctionnement de l’intellect et en fausse les résultats. L’inverse, en revanche, ne se produit pas, c’est-à-dire que l’intellect ne fait pas pareillement obstacle au Vouloir ; tout comme la lune, empêchée par le soleil de produire son effet, tant que celui-ci brille au ciel, n’empêche pas, elle, le soleil de briller.

Une grande frayeur nous fait perdre la tête au point de nous priver de tout mouvement, quand elle ne nous suggère pas les actes les plus absurdes ; c’est ainsi qu’il pourra nous arriver, au moment où un incendie se déclare, d’aller nous jeter tout droit dans les flammes. La colère nous empêche de savoir ce que nous faisons, et encore plus ce que nous disons. Un zèle, que pour cela même on nomme « aveugle », nous rend incapable de peser les arguments d’autrui et même de choisir et de présenter avec ordre les nôtres. La joie, et presque au même degré la convoitise, nous rend inconsidéré, nous fait perdre tout égard et toute retenue. La crainte nous ôte, dans le péril, la faculté de saisir les moyens de salut qui nous restent et qui se trouvent souvent à portée de la main. C’est pourquoi le sang-froid et la présence d’esprit sont les premières qualités requises pour soutenir l’épreuve d’un danger subit, comme aussi pour affronter la lutte avec un ennemi.

L’intellect, simple instrument du Vouloir, diffère de lui comme le marteau diffère du forgeron. Aussi longtemps que dans un entretien l’intellect est seul à agir, cet entretien reste froid. C’est comme si l’homme lui-même n’y participait pas ; aussi ne risque-t-il pas réellement de s’y compromettre, mais tout au plus d’y trahir son infériorité. Il faut que le Vouloir entre en jeu pour que l’homme soit vraiment en cause ; c’est alors seulement que l’homme montre de la chaleur ; alors seulement il peut arriver que « ça chauffe ». C’est toujours au Vouloir qu’on attribue la chaleur de la vie ; par contre, on dit une lucidité froide, ou examiner une question froidement ; ce qui signifie penser sans subir l’influence du Vouloir. Essayer d’intervertir ce rapport, c’est-à-dire de considérer le Vouloir comme l’instrument de l’intellect, c’est faire du forgeron l’instrument du marteau.

Lorsqu’on dispute contre quelqu’un en usant d’explications et d’arguments et qu’on se donne toute la peine possible pour le convaincre, croyant avoir affaire à son seul intellect, rien n’est plus désagréable que de s’apercevoir finalement qu’il ne veut pas comprendre, que c’est à son Vouloir qu’on a affaire, lequel se refuse à la vérité, et qu’il vous oppose à plaisir des équivoques, des chicanes, des sophismes, en se retranchant derrière une prétendue incapacité de son intelligence à entendre vos raisons. Il va de soi qu’on n’a aucune prise sur un pareil interlocuteur ; car employer contre le Vouloir des raisons et des preuves, c’est s’attaquer à un corps solide avec les reflets d’un miroir. De là aussi l’aphorisme usuel : stat pro ratione voluntas.


Sur l’identité de la personne.

Sur quoi repose l’identité de l’individu ? Ce n’est pas sur la matière du corps ; celle-ci, au bout de peu d’années, n’est plus la même. Ce n’est pas non plus sur la forme de ce corps ; celle-ci se modifie également dans son ensemble et dans toutes ses parties ; à une exception près : l’expression du regard. Aussi est-ce à cette expression que nous reconnaissons un être humain, même après de longues années. Ceci prouve que malgré tous les changements que le temps lui fait subir, il y a cependant quelque chose en lui qui demeure entièrement soustrait à l’action de ce temps, et à quoi précisément nous le reconnaissons, même après un très long intervalle, à quoi nous retrouvons intact l’homme d’autrefois, à quoi aussi nous nous retrouvons nous-mêmes. Car nous avons beau vieillir ; jusqu’à la fin nous nous sentons être, au dedans de nous, exactement ce que nous étions dans notre jeunesse et même dans notre enfance. Ce quelque chose qui demeure toujours intact et identique et ne vieillit pas avec le reste, c’est précisément l’essence de notre être, qui ne gît pas dans le temps.

On admet que l’identité de l’individu repose sur celle de la conscience. Mais si, par identité de la conscience, l’on n’entend rien d’autre que le souvenir cohérent que nous avons du cours de notre vie, c’est là une identité qui n’est pas suffisante. Qu’est-ce que nous savons de notre existence antérieure ? Ce que nous savons d’un roman que nous avons lu jadis ; peut-être un peu plus ; ce n’en est toujours qu’une infime partie. Les événements principaux, les scènes intéressantes se sont gravées en nous ; mais pour un épisode que nous avons retenu, il y en a mille que nous avons oubliés. Plus nous vieillissons, plus les choses s’écoulent sans laisser en nous de traces. Le grand âge, la maladie, une lésion cérébrale, la folie peuvent nous faire perdre totalement la mémoire. Mais l’identité de la personne ne s’est pas perdue pour cela. Elle repose sur le Vouloir identique et sur son caractère immuable, lequel est précisément aussi ce qui rend immuable l’expression du regard. C’est dans le cœur que gît l’homme, et non dans la tête.


À propos du sommeil.

Rien ne démontre mieux le caractère secondaire, dépendant, conditionné de l’intellect, que son intermittence périodique. Dans le sommeil profond, tout ce qui est connaissance et représentation cesse complètement. Mais la substance intime de notre être, son principe métaphysique, que les fonctions organiques présupposent nécessairement comme leur primum mobile, ne connaît pas de trêve — à moins que la vie elle- même ne doive cesser —, n’ayant d’ailleurs, en tant que principe métaphysique, c’est-à-dire immatériel, nul besoin de repos. Aussi les philosophes qui ont fait de ce principe métaphysique une âme, c’est-à-dire un être originairement et par essence connaissant, se sont-ils vus obligés d’affirmer que son activité — la connaissance et la représentation — était absolument infatigable, et qu’elle devait par conséquent se poursuivre identique durant le sommeil, même le plus profond, à cela près que nous n’en garderions aucun souvenir à notre réveil. Il était facile d’apercevoir la fausseté de cette assertion dès l’instant que l’enseignement de Kant eut débarrassé la philosophie de la susdite âme. Car le phénomène du sommeil et du réveil démontre clairement à tout esprit non prévenu que la connaissance est un phénomène secondaire et, comme tout ce qui se passe en nous, conditionné par l’organisme. Il n’y a en nous d’infatigable que le cœur, parce que ses pulsations ne dépendent pas directement des nerfs, mais constituent précisément la manifestation originelle du Vouloir. D’ailleurs toutes les fonctions physiologiques qui sont gouvernées seulement par les nerfs ganglionnaires, lesquels n’ont qu’une relation très éloignée et indirecte avec le cerveau, se poursuivent également pendant le sommeil, sauf que les sécrétions se font plus lentement ; le battement du cœur lui-même, parce qu’il dépend de la respiration, laquelle dépend de son côté du système cérébral (la moelle allongée), se ralentit quelque peu avec cette respiration. Quant à l’estomac, c’est pendant le sommeil qu’il est peut-être le plus actif ; il faut l’attribuer — étant donné que son activité et celle du cerveau influent spécialement l’une sur l’autre, et cela de façon à se gêner réciproquement — au fait que le cerveau chôme à ce moment-là. Le cerveau, en effet, et avec lui la con- naissance, est seul à interrompre tout travail pendant le sommeil ; car il ne représente dans l’organisme que le ministère des affaires extérieures, comme le système ganglionnaire y représente le ministère de l’intérieur. Le cerveau, avec sa fonction, la connaissance, n’est rien de plus qu’une sentinelle, déléguée par le Vouloir au soin de ses intérêts du dehors et postée par lui dans l’observatoire élevé de la tête, d’où elle surveille les alentours par les fenêtres des sens, notant les points où quelque danger menace et ceux où il y a quelque profit à espérer ; c’est sur son rapport que le Vouloir prend ses décisions. Comme tout soldat quand il est de service, cette sentinelle est dans un état de tension et d’effort ; aussi est-elle heureuse, sa faction achevée, de rentrer au quartier ; comme toutes les gardes, elle aime à être relevée de son poste. C’est à quoi correspond pour l’organisme le fait de s’endormir, et c’est pourquoi s’endormir est si doux, pourquoi nous accueillons si volontiers le sommeil. S’il est en revanche si désagréable d’être réveillé en sursaut, c’est parce que la sentinelle est brusquement rappelée à son poste ; on sent alors positivement la pénible diastole succéder à la bienfaisante systole ; on sent s’opérer derechef la disjonction de l’intellect et du Vouloir. S’il existait ce qu’on appelle une âme, qui fût originairement et par nature un être connaissant, elle devrait au contraire se sentir, à l’instant du réveil, comme le poisson qu’on remet à l’eau. Dans le sommeil, où seule la vie végétative se continue, le Vouloir agit uniquement selon sa nature essentielle et originelle, sans que rien vienne le déranger du dehors, sans qu’il ait rien à soustraire de sa force pour l’activité cérébrale et l’effort de la connaissance, qui est la plus pénible des fonctions organiques, et qui d’ailleurs n’est pas pour l’organisme un but, mais seulement un moyen. Quand nous dormons, toute la force du Vouloir se trouve ainsi orientée vers la conservation et, s’il est besoin, vers l’amélioration de l’organisme. Aussi est-ce pendant le sommeil que s’opèrent toutes les guérisons, que se produisent toutes les crises bienfaisantes ; il faut que la vis naturæ medicatrix, pour pouvoir agir librement, soit d’abord déchargée du fardeau de la fonction connaissante. En vertu de cette loi, l’embryon, qui en est encore à la besogne physiologique initiale, la formation même du corps, dort continuellement ; le nouveau-né dort la plus grande partie de son temps.

D’une façon générale, le phénomène du sommeil confirme excellemment cette vérité, que tout ce qui est conscience, perception, connaissance, pensée n’est pas en nous un fait originel, mais bien un état secondaire et conditionné. C’est une dépense spéciale à laquelle est contrainte la nature ; c’est même sa dépense suprême, à laquelle elle peut d’autant moins se livrer sans interruption, qu’elle lui fait rendre de plus grands effets. La connaissance est le produit, l’efflorescence du système nerveux cérébral, lequel est nourri lui-même, à la façon d’un parasite, par le reste de l’organisme.

Dans le somnambulisme magnétique, la conscience se dédouble : deux séries de représentations se produisent, dont chacune est cohérente en elle-même, mais totalement distincte de l’autre ; la conscience de l’état de veille ne sait rien de la conscience somnambulique. Mais dans toutes deux le Vouloir conserve le même caractère el demeure parfaitement identique ; il manifeste dans toutes deux les mêmes penchants et les mêmes répugnances. Car la fonction est susceptible de se dédoubler, mais non pas l’être en soi.


L’intellect vu du dehors. Limites de l’intellect.

Entre les deux façons dont on peut envisager l’intellect, il y a un contraste frappant, que nous réalisons dans toute son acuité, si nous nous représentons que cela même que, d’un certain point de vue, nous pouvons directement saisir et observer sous forme de pensée réfléchie et de vivante perception, n’est, du point de vue opposé, rien de plus que la fonction physiologique d’un viscère, le cerveau ; si bien qu’on est en droit d’affirmer que tout le monde objectif, tel qu’il se présente dans l’espace illimité, dans l’infini du temps, dans l’immensité inscrutable de ses perfections, n’est en réalité qu’un certain mouvement ou une certaine affection de la matière gélatineuse enfermée dans la boîte crânienne. On se demande alors avec étonnement : qu’est-ce que ce cerveau, dont le fonctionnement est susceptible d’engendrer ce phénomène en quoi se résume tout ce qui a nom phénomène ? Qu’est-ce que la matière, qui peut se raffiner et s’intensifier, sous la forme de cette masse gélatineuse, au point que l’excitation de quelques-unes de ses particules fait d’elle le point unique où se réalise et d’où dépend l’existence d’un Univers objectif ? C’est pour avoir reculé devant de pareilles questions, qu’on fut amené à instituer le dogme d’une substance simple, autrement dit d’une âme immatérielle, qui ne ferait qu’habiter dans le cerveau. Quant à nous, nous disons hardiment : comme n’importe quelle partie de l’animal ou du végétal, cette masse gélatineuse, elle aussi, est un produit de formation organique, pareil à tous ceux de même destination, mais de moindre perfection, qui ont pour demeures — demeures plus pauvres — les têtes de nos frères dépourvus de raison, et cela en descendant jusqu’aux plus infimes d’entre eux, jusqu’à ceux qui sont tout juste capables de perception ; elle n’en est pas moins, d’ailleurs, l’ultime produit de la nature, celui qui présuppose déjà l’existence de tous les autres. Mais en soi, c’est-à-dire en dehors de la représentation, ce cerveau, comme toutes choses, est, lui aussi, Vouloir. Car être par rapport à autre chose, c’est être représentation ; mais être en soi, c’est vouloir. C’est à quoi tient précisément l’impossibilité où nous sommes de jamais atteindre par voie objective à l’intérieur des choses, et pourquoi, au contraire, lorsque nous essayons de le découvrir du dehors et empiriquement, cet « intérieur » se transforme toujours entre nos mains en un « extérieur » : la moelle de l’arbre aussi bien que son écorce, le cœur de l’animal aussi bien que sa peau, le périsperme et le vitellus de l’œuf aussi bien que sa coquille. Par la voie subjective, en revanche, cet « intérieur » nous est en tous temps accessible ; nous le saisissons alors sous les espèces du Vouloir, et cela tout d’abord en nous-mêmes. Après quoi, guidés par les analogies de la nature avec notre propre être, ayant compris aussi qu’un être en soi, un être indépendant des conditions où les choses sont connues, c’est-à-dire figurées dans un intellect, ne peut se concevoir que comme un Vouloir, nous devons pouvoir déchiffrer aussi l’énigme des autres êtres.

À considérer ainsi, du dehors et objectivement, l’intellect et son origine, sa destination même apparaît clairement. On voit qu’il est uniquement fait pour saisir les fins prescrites à la conservation et à la propagation de la vie individuelle, et nullement pour reproduire les choses et l’Univers dans leur réalité propre, indépendante du sujet connaissant. Ce qu’est pour la plante la sensibilité à la lumière, sensibilité en vertu de laquelle elle conforme sa croissance à la direction de cette lumière, la faculté de connaître, dans son genre, l’est pour l’animal ; elle l’est aussi pour l’homme, bien qu’elle diffère de l’un à l’autre par le degré, s’élevant d’ailleurs chez chacun d’eux à la hauteur exigée par leurs besoins respectifs. Pour tous deux, animal et homme, percevoir, c’est uniquement se rendre compte de ses propres relations avec les autres objets. La perception n’a en aucune façon pour but de figurer une seconde fois dans la conscience de l’individu connaissant la réalité véritable et absolue des choses. Tirant son origine du Vouloir, l’intellect est bien plutôt exclusivement destiné au service de ce Vouloir, c’est-à-dire à la perception de ses motifs ; organisé en vue de ce service, il a donc une tendance purement pratique. Ceci peut s’appliquer même à ses préoccupations d’ordre transcendant, s’il est vrai que nous concevions la signification métaphysique de la vie comme une signification morale ; là aussi, en effet, nous voyons l’homme ne connaître qu’en vue d’agir. Une faculté de connaissance ainsi faite, dont les fins sont exclusivement pratiques, ne pourra jamais saisir que les relations des choses entre elles, mais non pas leur nature propre, telle qu’elle est en soi. Or, c’est d’avoir pris cet ensemble de pures relations pour la réalité absolue de l’Univers, d’avoir considéré l’ordre et le mode selon lesquels ces relations se présentent nécessairement à notre esprit, en vertu de règles préformées dans le cerveau, comme les lois éternelles de toute existence, et d’avoir édifié sur cette base les ontologies, les cosmologies et les théologies, qui constitue l’erreur fondamentale et primordiale à laquelle la doctrine de Kant est venue mettre fin.

C’est précisément parce que l’intellect est un produit de la nature, par où elle ne vise qu’à sa propre utilité, que les mystiques chrétiens l’ont appelé si joliment la « lumière naturelle », lui signifiant ainsi les limites qu’il ne saurait dépasser ; car la nature est pour l’intellect le seul objet dont il puisse être le sujet. Au fond, dans cette expression : la « lumière naturelle », est déjà contenue l’idée d’où est sortie la Critique de la raison pure. Si, en procédant directement, je veux dire par l’application directe, non soumise d’abord à la critique, de l’intellect et de ses données à l’Univers, nous n’arrivons pas à comprendre cet Univers, et si, à méditer sur lui selon cette méthode, nous nous engageons au contraire toujours plus profondément dans un tissu d’insolubles énigmes, c’est justement que l’intellect, et ainsi la connaissance elle-même, est déjà un fait secondaire, un simple produit, amené par le développement de l’être universel. Celui-ci lui est donc antérieur, l’intellect étant apparu en dernier lieu, par une sorte d’irruption à la lumière, du fond de cette obscure et aveugle poussée, dont le caractère s’affirme dès lors en tant que Vouloir dans la conscience de l’individu surgie du même coup à l’existence.

L’intellect, je le répète, est conditionné par la nature ; il gît en elle, il fait partie d’elle ; et c’est pourquoi il ne peut se placer en face de cette nature, comme s’il lui était extérieur, pour s’assimiler intégralement et de façon absolument objective la totalité de son être. Il peut à la rigueur, et dans le cas le plus favorable, comprendre tout ce qui est dans la nature, mais non pas la nature elle-même ; tout au moins ne le peut-il pas directement.


« Volontaire » et « involontaire ».

Si tôt qu’on aura appris à distinguer entre Vouloir et volonté consciente et à considérer la seconde comme une forme ou une manifestation particulière du premier, on ne fera plus de difficulté pour reconnaître également dans les phénomènes non accompagnés de conscience l’action du Vouloir. En disant que tous les mouvements de notre corps, y compris ses mouvements purement végétatifs et organiques, procèdent du Vouloir, nous ne disons donc nullement qu’ils soient consciemment volontaires. Car ceci signifierait qu’ils sont provoqués par des motifs ; or les motifs sont des représentations, lesquelles ont leur siège dans le cerveau ; seules donc les parties du corps dont les nerfs partent du cerveau sont susceptibles d’être mises en mouvement par lui, c’est-à-dire par l’intervention de motifs ; et ce sont là aussi les seuls mouvements que nous appelions volontaires. Ceux au contraire qui appartiennent à l’économie interne de l’organisme sont déterminés par des excitants, tout comme les mouvements des plantes ; sauf que la complication de l’organisme animal, de même qu’elle exigeait un appareil sensoriel externe, nécessaire à la perception du monde extérieur, et qui permit au Vouloir de réagir à ce monde extérieur, exige aussi un cerebrum abdominale — le système nerveux sympathique — pour relier les réactions du Vouloir aux excitants intérieurs. On peut comparer le premier de ces appareils à un ministère des affaires étrangères, et le second à un ministère de l’intérieur, tandis que le Vouloir demeure le souverain autocrate dont l’action se fait partout sentir.

Si nous savons d’expérience certaine que les actions accompagnées de conscience, qui sont gouvernées par le centre supérieur du système nerveux, ont pour agent réel ce Vouloir que nous connaissons par une tout autre voie que le monde extérieur, comme une donnée immédiate de notre conscience, nous sommes obligés d’admettre que les actions qui procèdent de ce même système nerveux, mais qui sont subordonnées à la direction de ses centres inférieurs, sont elles aussi des manifestations de ce Vouloir. D’autant plus que nous savons parfaitement pourquoi ces mouvements ne sont pas, comme les premiers, accompagnés de conscience : c’est que la conscience a son siège dans le cerveau, d’où il suit que son domaine se limite aux parties de l’organisme dont les nerfs aboutissent au cerveau, parties d’où elle disparaît d’ailleurs aussi, dans le cas où ces nerfs sont coupés. La différence entre le conscient et l’inconscient, et du même coup entre le « volontaire » et l’« involontaire », dans les mouvements du corps, s’explique ainsi parfaitement, et il n’y a plus alors aucune raison d’admettre deux sources primitives du mouvement distinctes l’une de l’autre ; outre que principia præter necessitatem non sunt multiplicanda. Tout cela est si évident que tout esprit non prévenu sentira dès lors l’absurdité qu’il y a à faire de notre corps le serviteur de deux maîtres, en faisant dériver son activité de deux sources complètement différentes, c’est-à-dire en attribuant d’une part les mouvements des bras et des jambes, des yeux, des lèvres, de la gorge et des poumons, des muscles faciaux et abdominaux au Vouloir, et d’autre part les mouvements du cœur et des veines, les mouvements péristaltiques de l’intestin, les mouvements de succion des villosités intestinales et des glandes, et en général ceux qui servent aux sécrétions, à un tout autre principe, inconnu de nous et à jamais mystérieux, qu’on a appelé tour à tour vitalité, force vitale, Archée, « esprits animaux », nisus formativus, tous mots qui ne signifient rien de plus qu’un X.


Vouloir et causalité. De l’intelligible dans la nature.

Spinoza dit quelque part que si une pierre projetée dans les airs par un choc était douée de conscience, elle croirait se mouvoir de sa propre volonté. A cela j’ajoute seulement que cette pierre aurait raison. Car le choc est pour elle ce qu’est pour moi le motif ; et ce qui se manifeste en elle comme cohésion, pesanteur, persistance dans l’état adopté, est, quant à son essence intérieure, cela même que je reconnais en moi comme mon Vouloir, et qu’elle reconnaîtrait également en elle comme son Vouloir, si la connaissance venait s’y joindre.

L’idée courante qu’on se fait de la nature veut qu’il existe deux principes du mouvement essentiellement différents, c’est-à-dire que le mouvement d’un corps puisse avoir une double origine, soit qu’il procède du dedans, auquel cas on l’attribue au Vouloir, soit qu’il parte du dehors, où l’on admet qu’il est dû à des causes.

Pour moi, comme jadis Abélard, je suis obligé de m’écrier ici : si omnes patres sic, al ego non sic. Aussi ancienne, en effet, et aussi répandue que puisse être cette conception, ma doctrine n’hésite pas à y contredire, tendant tout entière à montrer que le mouvement n’a pas deux origines de nature essentiellement différentes, qu’il est faux qu’il procède soit de l’intérieur, où on l’attribue au Vouloir, soit de l’extérieur, où il serait dû à des causes ; mais qu’au contraire les deux choses dont il s’agit ici sont inséparables et se présentent simultanément dans chaque mouvement d’un corps. Car, d’une part, le mouvement qui, de l’aveu général, résulte du Vouloir, suppose toujours, lui aussi, une cause ; cette cause, chez les êtres connaissants, est un motif, et sans elle, pas plus chez ces êtres qu’ailleurs, le mouvement ne saurait se produire. Et, d’autre part, le mouvement d’un corps dont on reconnaît qu’il est mu par une cause extérieure, n’en est pas moins en lui-même la manifestation du Vouloir de ce corps, laquelle manifestation est seulement provoquée par la cause. Il n’y a donc toujours et partout qu’un seul et même principe de tout mouvement : ce mouvement a pour condition intérieure le Vouloir, et pour occasion déterminante extérieure la cause, celle-ci pouvant d’ailleurs, selon la nature de l’être mis en mouvement, se présenter également sous la forme d’un excitant ou d’un motif.

Tout ce qui dans les choses n’est connu que par voie empirique, uniquement a posteriori, est en soi Vouloir ; par contre, dans la mesure où nous pouvons les déterminer a priori, les choses n’appartiennent qu’à la seule représentation, au pur phénomène. C’est pourquoi l’intelligibilité des phénomènes de la nature décroît au fur et à mesure que le Vouloir s’y manifeste plus distinctement, c’est-à-dire que nous nous élevons davantage dans l’échelle des êtres. Inversément, leur intelligibilité est d’autant plus grande que leur contenu empirique est moins considérable ; et cela parce qu’elles rentrent ainsi d’autant plus dans le domaine de la pure représentation, dont les formes, connues de nous a priori, sont le principe de toute intelligibilité. Ainsi nous ne possédons l’intelligibilité pleine et entière qu’à la condition de rester dans ce domaine, c’est-à-dire là où nous nous trouvons en face de la représentation pure, sans aucun contenu empirique, en face de la pure forme : c’est le cas dans les sciences a priori, arithmétique, la géométrie, la phoronomie et la logique. Tout, dans ces sciences, nous est entièrement saisissable ; les vues qu’elles nous procurent sont parfaitement claires et complètes ; elles ne nous laissent rien à désirer, à ce point qu’il nous est même impossible de concevoir que les choses puissent en quoi que ce soit s’y présenter autrement qu’elles ne font ; et cela pour la simple raison que nous avons affaire ici uniquement aux formes de notre propre intellect. Ainsi une donnée quelconque présente d’autant plus d’intelligibilité qu’elle consiste davantage en un pur phénomène et qu’elle touche moins à l’essence propre des choses. Les mathématiques appliquées, c’est-à-dire la mécanique, l’hydraulique, etc… considèrent les degrés inférieurs de l’objectivation du Vouloir, où la plupart des données appartiennent encore au domaine de la pure représentation, mais où intervient déjà néanmoins un élément empirique, qui altère cette complète intelligibilité, cette parfaite transparence, et avec lequel l’inexplicable apparaît. Dans la physique et la chimie, il n’y a déjà plus — pour cette raison même — que quelques parties qui soient susceptibles d’être traitées par les mathématiques ; et en nous élevant plus haut encore, avec les autres sciences, dans la série des êtres, cette possibilité disparaît tout à fait ; parce que, précisément, le contenu du phénomène l’emporte désormais sur sa forme. Ce contenu, c’est le Vouloir, l’a posteriori, la « chose en soi », l’être libre, ce qui est sans raison. Sous la rubrique « Physiologie des plantes », j’ai montré comment chez les êtres vivants et connaissants, à mesure qu’on s’élève dans leur hiérarchie, le motif et l’acte volontaire, la représentation et le Vouloir, deviennent toujours plus distincts l’un de l’autre, divergent toujours davantage. On observe une règle exactement correspondante dans le monde inorganique : avec la complexité croissante des phénomènes, la cause y apparaît toujours plus séparée de son effet, cependant que, dans la même proportion, l’élément purement empirique, qui est précisément la manifestation du Vouloir, s’y montre plus distinctement ; mais par là même aussi l’intelligibilité y diminue.

L’antique erreur dit : là où il y a Vouloir, il n’y a plus causalité, et là où il y a causalité, il n’y a pas Vouloir. Nous disons, nous : partout où il y a causalité, il y a Vouloir, et il n’y a pas de Vouloir qui agisse sans causalité. Le nœud du débat est donc de savoir si causalité et Vouloir peuvent et doivent coexister dans un seul et même phénomène. Si l’on a tant de peine à se rendre compte qu’en fait il en est ainsi incontestablement, c’est que nous connaissons la causalité et le Vouloir par deux voies absolument différentes : la causalité uniquement du dehors, de façon indirecte et par l’intellect ; le Vouloir uniquement du dedans et de façon immédiate ; de sorte que plus la connaissance de l’un, dans chaque cas donné, est claire, plus la connaissance de l’autre est obscure. C’est donc là où la causalité est le plus saisissable que nous discernons le moins la présence et la nature du Vouloir, tandis que là où le Vouloir s’atteste par des témoignages irrécusables, la causalité s’obscurcit au point que les esprits grossiers ont pu se permettre de la nier.


Le Vouloir, essence du monde.

Ayant trouvé dans le témoignage immédiat de notre propre être, qui seul pouvait nous le fournir, le moyen de comprendre ce qui fait l’essence propre des choses, nous devons l’appliquer également à ces phénomènes du monde inorganique, qui de tous les phénomènes sont les plus éloignés de nous. Si nous les scrutons d’un regard attentif, si, par exemple, nous observons l’impulsion irrésistible qui entraîne les eaux vers la profondeur, la persistance de l’aiguille aimantée à se tourner toujours à nouveau vers le pôle nord, l’ardeur du fer à rejoindre l’aimant, la violence avec laquelle les deux électricités contraires tendent à se réunir et qui, exactement comme celle des désirs humains, s’accroît en proportion des obstacles qu’elle rencontre ; ou si nous considérons la formation rapide et subite du cristal, avec son absolue régularité de structure, qui n’est évidemment que la fixation sous forme rigide d’une tendance parfaitement déterminée et rigoureusement précise de la matière à occuper différents points ; ou encore, si nous remarquons les préférences ou les répugnances exclusives selon lesquelles les corps, une fois mis en liberté et affranchis par l’état liquide des liens de la rigidité, se recherchent ou se fuient, s’unissent ou se séparent ; ou enfin, si nous réalisons l’impression que produit directement sur notre corps le poids d’un fardeau qui l’entrave de son effort à rejoindre la terre, qui le presse infatigablement dans sa persistance à suivre son unique impulsion, nous n’aurons pas besoin d’un grand effort d’imagination pour reconnaître dans tous ces phénomènes, malgré toute la distance qui nous en sépare, le principe même de notre être. Cela même qui, en nous, poursuit à la lumière de la connaissance, l’accomplissement de son désir, y tend ici, à son degré de manifestation le plus faible, aveuglément, sourdement, de façon exclusive et immuable. Mais parce qu’il n’en est pas moins toujours et partout identique à lui-même — et de même que la première aube du jour a droit au nom de lumière solaire aussi bien que le rayonnement du plein midi —, nous devons donner, ici aussi, à ce principe le nom de Vouloir, désignant par là ce qui fait l’essence propre de toutes choses dans l’Univers, la substance foncière unique de tout phénomène.

Le pire des malentendus serait de croire qu’il s’agit ici uniquement d’un mot, que nous adopterions pour désigner une grandeur inconnue, alors qu’il s’agit au contraire de la plus réelle de toutes les connaissances que nous avons de la réalité. Car, par là, nous ramenons ce qui est entièrement inaccessible à toute prise directe de notre esprit, ce qui nous est donc inconnu et étranger quant à son essence propre, et que nous appelerons force de la nature, à la chose que nous connaissons le plus intimement et le plus exactement, bien qu’elle ne nous soit directement accessible que par un seul point : l’intérieur de notre propre être ; ce pourquoi, précisément, nous devons partir de ce témoignage intérieur, pour l’appliquer à l’interprétation des autres phénomènes. En d’autres termes, nous avons compris que l’élément primordial inhérent à tous les mouvements et à toutes les modifications des corps, aussi multiples et divers qu’ils puissent être, est identique quant à son essence, mais que, toutefois, une seule occasion nous est offerte de l’approcher et d’en prendre directement connaissance, à savoir dans les mouvements de notre propre corps ; expérience qui nous oblige à lui donner le nom de Vouloir. Nous avons compris que le principe vivant et agissant de la nature, manifesté en formes de plus en plus parfaites, après s’être élevé au travers de ces formes jusqu’au point où il reçoit directement la lumière de la connaissance, c’est-à-dire jusqu’à l’état où il prend conscience de lui-même, s’y présente dès ce moment sous les espèces de ce Vouloir, qui est de toutes choses celle que nous connaissons le mieux, et qui, par conséquent, n’est pas lui-même susceptible d’explication ultérieure, mais doit au contraire servir d’explication à tout le reste. Ce Vouloir est ainsi la « chose en soi », pour autant qu’on peut atteindre à celle-ci par un mode de connaissance quelconque.


De l’unité du Vouloir.

Le Vouloir se manifeste tout aussi intégralement et tout aussi intensément dans un seul chêne que dans des millions de chênes. Le nombre de ces chénes, leur multiplication dans l’espace et dans le temps n’a aucune signification par rapport au Vouloir, mais seulement par rapport à la multiplicité des individus qui le perçoivent dans l’espace et dans le temps, où eux-mêmes sont disséminés, multiplicité qui, elle non plus, ne concerne pas le Vouloir même, mais seulement sa manifestation phénoménale. Aussi peut-on dire que si, par impossible, un seul être, fût-ce le plus infime, était totalement anéanti, l’Univers entier devrait du même coup disparaître. C’est ce que pressentait le grand mystique Angelus Silesius, quand il disait :

« Je sais que, sans moi, Dieu ne peut vivre un seul instant ;
Si je suis réduit à néant, il faut aussi qu’il rende esprit ».

Chacun de nous ne connaît directement qu’un seul être : son propre Vouloir, dans sa propre conscience. L’individu ne connaît tout le reste que de façon indirecte et en juge par analogie avec cet objet immédiat de sa connaissance, analogie qu’il saura plus ou moins approfondir, selon sa capacité de réflexion. A lui seul ce fait signifie déjà — et c’en est la raison profonde — qu’en réalité il n’existe aussi qu’un seul être. L’illusion de la multiplicité — la Maya —, inséparable des formes de la perception extérieure et objective, n’a pu atteindre jusqu’à l’élément intérieur simple de la conscience ; c’est pourquoi celle-ci ne trouve jamais en elle-même qu’un être unique.

Si nous considérons la perfection, toujours insuffisamment admirée, des œuvres de la nature, cette perfection qui, jusque dans le dernier et le plus infime des organismes — l’appareil de fécondation de la plante ou la structure interne de l’insecte — trahit des soins si infinis, un travail si infatigable, qu’on dirait, à examiner isolément une des œuvres de cette nature, que c’est là sa seule création, celle où elle pouvait dépenser en une fois tout son art et toute sa force, alors qu’au contraire nous trouvons cet ouvrage répété un nombre infini de fois dans chacun des innombrables individus de chaque espèce, et exécuté avec le même soin minutieux chez ceux d’entre eux qui séjournent dans des retraites solitaires et ignorées où n’avait pénétré jusqu’alors aucun regard ; si, d’autre part, essayant d’analyser, autant que faire se peut, la composition des parties d’un organisme quelconque, nous remarquons que nous n’aboutissons jamais à un composant premier et parfaitement simple, et encore moins à un élément inorganique ; si enfin nous prenons la peine de méditer sur l’adaptation rigoureusement calculée de toutes ces parties au maintien et à l’existence du tout, grâce à quoi chaque être vivant représente à lui seul et en lui-même une chose parfaite, et si nous considérons en même temps que chacun de ces chefs-d’œuvre, individuellement de courte durée, a déjà été créé un nombre incalculable de fois, et que pourtant chaque exemplaire d’une espèce, chaque insecte, chaque fleur, chaque feuille, apparaît toujours travaillé exactement avec le même soin que s’il était le premier, montrant par là que la nature, loin de se lasser et de gâcher peu à peu la besogne, déploie au contraire la même patiente maitrise à parachever le dernier comme le premier de ses produits : alors nous comprendrons, d’abord que tout art humain diffère absolument, non seulement par le degré, mais encore quant à son essence, du travail créateur de la nature, et ensuite que cette puissance créatrice originelle, la natura naturans, est dans chacune de ses innombrables œuvres, dans la plus petite comme dans la plus grande, dans la dernière comme dans la première, immédiatement, totalement et indivisiblement présente. D’où il suit qu’en soi et comme telle, elle ne sait rien du temps et de l’espace. Et si, d’autre part, nous considérons encore que la production de ces chefs-d’œuvre d’une perfection inimaginable coûte si peu de chose à la nature, qu’elle crée sans cesse avec une inconcevable prodigalité des milliers d’organismes qui n’arrivent jamais à maturité, abandonnant sans pitié tout ce qui vit à tous les risques, mais qu’en revanche elle est aussi toujours prête, si le hasard l’y aide ou si quelque dessein humain l’y provoque, à livrer des millions d’exemplaires de telle ou telle espèce, là où jusqu’alors elle n’en fournissait qu’un seul, montrant ainsi que les millions ne lui reviennent pas plus cher que l’unité ; nous en viendrons, ici encore, à nous rendre compte que la multiplicité des choses a son origine dans le mode de connaissance du sujet ; qu’elle est étrangère à la « chose en soi », c’est-à-dire à la force intérieure primordiale qui s’affirme sous l’apparence du multiple ; que par conséquent le temps et l’espace, qui seuls rendent possible toute multiplicité, ne sont que des formes de notre perception ; mieux encore, que cette incroyable ingéniosité de structure, appliquée à des œuvres que la nature prodigue et sacrifie en même temps avec la plus cruelle indifférence, n’a au fond sa source que dans la façon dont nous-mêmes concevons les choses : en ce sens que l’impulsion fondamentale, une et indivisible, du Vouloir comme « chose en soi », dès qu’elle figure en tant qu’objet dans les cadres de notre perception cérébrale, doit y revêtir l’aspect d’un enchaînement compliqué et perfectionné de parties distinctes, combinées, de telle façon qu’elles se servent réciproquement de but et de moyen, en un organisme d’une inépuisable perfection.

Nous marquons donc ici, en la faisant entrevoir au delà du phénomène, l’unité de ce Vouloir, dans lequel nous avons reconnu la réalité « en soi » de tout ce qui est phénomène. Cette unité étant de na- ture métaphysique, la connaissance qu’elle implique est donc elle-même d’ordre transcendant ; c’est dire que, ne reposant pas sur les fonctions de notre intellect, elle ne nous est pas proprement accessible par leur intermédiaire.


Degrés d’objectivation du Vouloir.

Au degré inférieur, tout au bas de l’échelle, nous verrions donc le Vouloir se manifester, dans le phénomène général d’attraction et de répulsion[1], comme une aveugle poussée, une sourde et obscure impulsion, soustraite à toute possibilité de connaissance directe. C’est là le mode le plus simple et le moins accentué de son objectivation, et c’est sous cette forme d’un effort aveugle et inconscient qu’il se manifeste encore dans toute la nature inorganique, dans toutes ces forces élémentaires que la physique et la chimie s’emploient à déterminer et dont elles cherchent à connaître les lois. Chacune de ces forces se présente à nous dans des millions de phénomènes absolument semblables et parfaitement réguliers, où ne se remarque pas la moindre trace de caractère individuel, mais qui sont simplement multipliés par le temps et l’espace, c’est-à-dire par le principe d’individuation, comme une même image est multipliée par les facettes d’un prisme de cristal.

S’objectivant de degré en degré plus distinctement, le Vouloir opère néanmoins encore comme une force obscure et sans aucun accompagnement de perception dans le règne végétal, où ce ne sont plus les causes au sens étroit du mot, mais bien des excitants qui forment le lien de ses manifestations ; et il en va de même pour la portion végétative du phénomène animal, c’est-à-dire dans la formation et le développement de tous les organismes animaux, ainsi que dans leur fonctionnement interne, où ce sont toujours encore de simples excitants qui déterminent avec nécessité les manifestations du Vouloir. En nous élevant toujours plus haut dans la série de ses degrés d’objectivation, nous atteignons enfin le point où il n’est plus possible à l’individu, représentant de l’Idée (degré d’objectivation du Vouloir), de recevoir par la seule réaction de ses mouvements à des excitants la nourriture qu’il lui faut assimiler. Ces excitants, en effet, l’organisme en est toujours réduit à attendre qu’ils interviennent ; or, ici, la nourriture qui lui est nécessaire se fail plus spéciale et plus déterminée ; d’autre part, la diversité toujours croissante des phénomènes rend désormais leur mêlée si complexe qu’ils s’entravent réciproquement, et que le hasard, dont l’individu déterminé dans ses mouvements par des excitants doit attendre sa nourriture, en devient par trop improbable. Il faut donc que l’animal, sitôt qu’il a quitté l’œuf ou l’utérus maternel, où il menait une vie inconsciente et purement organique, cherche et choisisse lui-même sa nourriture. Ceci exige qu’il se meuve sous l’influence de motifs, donc qu’il acquière à cet effet la faculté de connaître, laquelle apparaît ainsi, à ce degré de l’objectivation du Vouloir, comme un instrument auxiliaire, μηχανη, indispensable à la conservation de l’individu et à la propagation de l’espèce. Elle apparaît représentée par le cerveau ou par un ganglion plus volumineux, exactement comme toute autre aspiration ou toute autre détermination du Vouloir est représentée par un organe, ou, plus précisément, figure pour la représentation sous l’aspect d’un organe. Mais alors, en même temps que cet instrument auxiliaire, cette μηχανη, d’un seul coup le monde comme représentation se trouve là, avec toutes ses formes : objet et sujet, temps, espace, multiplicité et causalité. L’Univers montre sa seconde face. Jusqu’ici pur Vouloir, il est dès lors en même temps représentation. C’est que, parvenu à ce point, le Vouloir, qui jusqu’alors poursuivait ses fins dans les ténèbres avec une infaillible sûreté, s’est allumé à lui-même un flambeau, qui est pour lui le moyen de parer au dommage que la complexité et l’entrecroisement de ses manifestations risquait de causer aux plus accomplies d’entre elles. La raison de cette sûreté infaillible avec laquelle il opérait jusqu’alors, c’est qu’il agissait encore exclusivement selon son essence originelle, en tant qu’impulsion inconsciente, en tant que pur Vouloir, sans le secours, mais aussi sans le trouble que lui apporte maintenant un monde complètement différent, le monde comme représentation, lequel n’est à la vérité que l’image de son propre être, mais qui n’en est pas moins de tout autre nature et qui intervient désormais dans l’enchaînement de ses manifestations. Par là leur certitude infaillible prend fin. Nous voyons que déjà les animaux sont sujets à l’illusion, qu’ils peuvent être dupes de l’apparence.

Enfin, tout au haut de l’échelle, là où le Vouloir atteint le degré suprême de son objectivation, cette faculté cognitive de l’intellect éclose chez l’animal, laquelle reçoit des sens ses données et d’où résulte la perception pure, liée au moment présent, devient elle-même insuffisante. A l’être complexe, aux multiples faces et susceptible de multiples formes, en proie à mille besoins autant qu’en butte à milles atteintes, l’homme, il fallait, pour qu’il pût subsister, la lumière d’une double connaissance ; il fallait, en quelque sorte, en plus de la connaissance sensible, une élévation de celle-ci à la seconde puissance, ou, si l’on veut, une seconde connaissance, « réfléchie » par la première : la raison, faculté de conception abstraite. Avec elle apparaît la réflexion consciente, impliquant la faculté d’embrasser du regard le passé et l’avenir, et par suite celle de délibérer, de s’inquiéter, de préméditer, d’agir autrement que sous l’influence du présent, et enfin aussi de prendre nettement conscience des décisions de son propre Vouloir.



Sur l’instinct de conservation dans le monde inorganique.

En considérant le Vouloir là où nul ne conteste son existence, c’est-à-dire chez les êtres connaissants, on constate qu’il trahit chez chacun de ces êtres une tendance fondamentale, qui est toujours l’instinct de conservation personnelle : omnis natura vult esse conservatrix sui. D’autre part, toutes les manifestations de cet instinct primordial se ramènent, selon leur cause occasionnelle, soit à une recherche, à une poursuite, soit au contraire à une fuite, à l’action d’éviter. Or on retrouve ce trait essentiel jusque dans les phénomènes inférieurs et les plus élémentaires de la nature, là où les corps n’agissent que selon leur qualité générale de corps et où il n’y a à considérer chez eux que les propriétés qui font l’objet de la mécanique : imperméabilité, cohésion, rigidité, élasticité, pesanteur. Là aussi on a le spectacle d’une poursuite, et cela dans l’attraction et la gravitation, ou d’une fuite, et cela dans la faculté qu’ont les corps de recevoir le mouvement ; de sorte que leur mobilité, déterminée par la pression ou par le choc, est au fond l’expression du besoin qui leur est inhérent, à eux aussi, de travailler à leur conservation. Les corps étant comme tels imperméables, cette mobilité leur offre en effet, dans chaque cas donné, le seul moyen de sauvegarder leur cohésion, c’est-à-dire leur existence. Le corps comprimé ou frappé serait réduit en poussière par celui qui le comprime ou le frappe, si, pour conserver sa cohésion, il ne se soustrayait à cette violence par la fuite ; et c’est bien ce qui se passe en fait là où cette fuite est rendue impossible. En ce sens, on peut même considérer les corps élastiques comme les plus courageux, comme ceux qui cherchent à repousser l’ennemi ou tout au moins à l’arrêter dans sa poursuite. Nous discernons ainsi dans le seul mystère (avec la pesanteur) que la mécanique, cette science si claire, laisse subsister dans son domaine : la communicabilité du mouvement, l’expression de la tendance fondamentale inhérente à toutes les manifestations du Vouloir, à savoir l’instinct de conservation, qui apparaît déjà à ce degré inférieur comme leur caractère essentiel.


De l’innocence des plantes.

En passant, je tiens à faire remarquer avec quelle naïveté chaque plante, par sa seule configuration, exprime pleinement et manifeste ouvertement tout son caractère, nous dévoile tout son être et tout son Vouloir. C’est là ce qui rend les physionomies des végétaux si intéressantes. Pour l’animal, si l’on veut le connaître réellement selon l’Idée qu’il incarne, il faut déjà considérer ses actions et sa manière de vivre, et quant à l’homme, qui tient de sa raison une très grande faculté de dissimulation, il exige des observations et des expériences approfondies. L’animal est plus naïf que l’homme dans la mesure où la plante est plus naïve que l’animal. Chez ce dernier nous apercevons le Vouloir-vivre en quelque sorte plus à nu que chez l’homme, où il est si bien recouvert par l’appareil des fonctions intellectuelles et, en outre, si apte à s’envelopper d’apparences trompeuses, qu’on peut presque dire que sa véritable nature ne se fait voir que fortuitement et seulement par endroits. Chez les plantes, ce Vouloir-vivre se montre tout nu, mais aussi sous une forme beaucoup moins accentuée, comme pure tendance à l’être, tout inconsciente, sans but ni objet. Sa nature se révèle tout entière au premier regard avec une parfaite innocence, qui ne perd rien au fait que la plante expose ses organes génitaux au grand jour, à son point culminant, alors que ces mêmes organes occupent chez tous les animaux l’endroit du corps le plus caché. Cette innocence de la plante tient à ce qu’elle est privée de connaissance ; car ce n’est pas dans le Vouloir, mais dans le Vouioir accompagné de connaissance que gît la faute. Toute plante nous parle ainsi, tout d’abord de son lieu natal, du climat de son pays, de la nature du sol où elle a poussé. Aussi l’œil le moins exercé reconnaîtra-t-il sans peine si une plante exotique nous vient de la zone tempérée ou de la zone tropicale, si elle croît dans l’eau, dans les marais, sur les montagnes ou sur la lande. D’autre part, chaque plante exprime encore le Vouloir particulier de son espèce, et nous dit quelque chose qui ne saurait s’exprimer dans aucun autre langage.


La lutte pour l’existence.

On peut trouver dans l’organisme des traces d’actions purement chimiques et physiques ; mais on ne pourra jamais expliquer l’organisme par ces actions ; et cela parce qu’il n’est en aucune façon un phénomène produit par l’action coïncidente de pareilles forces, c’est-à-dire un phénomène fortuit, mais bien une Idée d’ordre plus élevé, qui s’est assujetti ces forces inférieures par une assimilation victorieuse, et parce que le Vouloir unique qui s’objective dans toutes les Idées, en aspirant à l’objectivation la plus haute possible, abandonne ces manifestations de degré moins élevé, après un conflit de ces dernières, pour se manifester avec d’autant plus de puissance à un degré supérieur. Il n’y a point de victoire sans combat : comme cette Idée ou cette objectivation plus haute du Vouloir ne peut surgir qu’en subjuguant celles qu’elle veut dépasser, elle éprouve de leur part une résistance ; car, même après qu’elle les a contraintes de se mettre à son service, ces Idées inférieures n’en continuent pas moins de tendre à une expression autonome et intégrale de leur être. De même que l’aimant qui a soulevé un morceau de fer soutient un perpétuel combat avec la pesanteur, laquelle, en tant qu’objectivation primaire du Vouloir, possède des droits antérieurs sur la matière de ce fer, — combat où l’aimant ne fait même que se fortifier par la résistance qu’il rencontre et qui l’incite en quelque sorte à un plus grand effort —, de même toute manifestation du Vouloir, et celle-là aussi que figure le corps humain, mène une lutte incessante contre les nombreuses forces physiques et chimiques qui, en tant qu’Idées moins élevées, ont des droits antérieurs sur la matière où elle s’est incarnée. De là vient que le bras qu’on tient en l’air un moment, en domptant la pesanteur, finit par s’affaisser. De là vient que le sentiment de bien-être que procure la santé, et par où s’exprime le triomphe de l’Idée de l’organisme conscient de lui-même sur les lois physiques et chimiques auxquelles la substance du corps est originairement soumise, n’en subit pas moins de fréquentes interruptions, et qu’il est en réalité toujours accompagné d’un certain malaise plus ou moins accentué, qui provient de la résistance de ces forces inférieures, et qui veut que déjà la portion purement végétative de notre vie soit inséparable de quelque souffrance. De là vient aussi que la digestion déprime toutes les fonctions de l’organisme, parce qu’elle exige le concours de toutes les forces vitales pour vaincre par l’assimilation les forces chimiques de la nature. De là vient, en somme, que la vie physique, d’une façon générale, nous impose un fardeau, lequel explique la nécessité du sommeil et finalement la nécessité de la mort, dès le moment où ces forces de la nature provisoirement subjuguées réussissent enfin, à la faveur de certaines circonstances, à reconquérir sur l’organisme équisé par la constance même de sa propre victoire la matière qu’il leur avait arrachée, pour revenir sans plus d’obstacles à la manifestation intégrale de leur être. En ce sens, on pourrait dire aussi que tout organisme ne parvient à réaliser l’Idée dont il est un exemplaire, qu’après soustraction de cette partie de sa force qu’il lui faut employer à vaincre les Idées inférieures qui lui disputent la matière.

Ainsi nous ne voyons partout dans la nature que conflit et combat, alternances de victoires et de défaites. Chaque degré de l’objectivation du Vouloir dispute à l’autre la matière, l’espace et le temps. Perpétuellement la matière, elle-même persistante, est obligée de changer de forme, car, sans cesse, au fil conducteur de la causalité, les phénomènes mécaniques, physiques, chimiques, organiques se succèdent et se pressent, avides de se produire, s’arrachant les uns aux autres la matière où chacun veut manifester son Idée. La nature entière, sous ses divers aspects, nous offre le spectacle de cette lutte. Bien plus, elle-même ne subsiste précisément que par cette lutte : έι γαρ μη ήν το νεικος έν τοις πραΥμασιν, έν άν ήν άπαντα,ώς φησιν Εμπεδοϰλης, « car s’il n’y avait pas de lutte dans les choses, toutes choses seraient une, comme dit Empédocle » (Aristote). Et ce conflit ne fait d’autre part que révéler la discorde intérieure qui est dans l’essence du Vouloir lui-même. Où cette lutte universelle apparaît le plus distinctement, c’est dans le monde animal ; alors qu’il se nourrit déjà du monde végétal, il nous montre encore ses propres représentants se servant mutuellement de proie et de nourriture, c’est-à-dire la matière, où s’incarnait telle Idée, incessamment contrainte d’abandonner la partie pour passer à la manifestation d’une autre Idée, chaque animal ne pouvant subsister qu’en supprimant perpétuellement quelque autre animal. On voit donc partout le Vouloir-vivre se dévorer lui-même, devenir à lui-même, sous ses différentes formes, sa propre pâture ; jusqu’à ce qu’on arrive finalement à l’espèce humaine, qui, parce qu’elle l’emporte sur toutes les autres, est à même de considérer la nature comme une fabrique de produits offerts à son seul usage, mais dans le sein de laquelle on n’en aperçoit pas moins, sous son aspect le plus accentué et le plus terrible, ce conflit, cette discorde intérieure qui met le Vouloir aux prises avec lui-même, et qui a permis de dire : homo homini lupus.



Sur les lois de la nature.

L’infaillibilité des lois de la nature — si l’on se fonde sur l’expérience d’un fait isolé et non pas sur la connaissance de l’idée — a quelque chose de surprenant et même parfois de terrifiant. On en vient à s’étonner que la nature n’oublie pas une seule fois ses propres lois et que, par exemple, — si en vertu d’une loi naturelle certaines matières mises en contact dans certaines conditions doivent déterminer une combinaison chimique, un développement de gaz, une combustion, — du moment que toutes ces conditions se trouvent réalisées, soit par notre intervention, soit par le seul hasard (auquel cas l’inattendu du résultat rend sa ponctualité d’autant plus frappante), le phénomène en question se produise instantanément et sans la moindre indécision, aujourd’hui comme il y a mille ans. Ce qui nous surprend dans un cas pareil, c’est l’omniprésence, comme d’esprits invisibles, des forces de la nature. Nous constatons alors ce que nous ne songeons plus à remarquer dans les phénomènes quotidiens : à savoir que le lien entre la cause et l’effet est en réalité aussi mystérieux que celui qu’on suppose exister entre la formule magique et l’esprit qu’elle évoque et fait apparaître infailliblement. Sitôt, par contre, qu’on sera parvenu à cette intuition philosophique : qu’une force de la nature est un degré déterminé de l’objectivation du Vouloir, c’est-à-dire de cela même en quoi nous reconnaissons aussi l’essence intime de notre être ; que ce Vouloir, en lui-même et indépendamment des formes par où il se manifeste, gît en dehors du temps et de l’espace ; que, par conséquent, la multiplicité, dépendant elle-même du temps et de l’espace, ne concerne ni ce Vouloir, ni directement l’Idée, degré de son objectivation, mais seulement les phénomènes où cette Idée apparaît ; qu’enfin la loi de causalité n’a également de signification que par rapport au temps et à l’espace, en ce sens qu’elle fixe leur place dans ce temps et cet espace aux manifestations multipliées des différentes Idées par où le Vouloir s’atteste, réglant l’ordre selon lequel elles doivent s’y produire ; sitôt, dis-je, que nous aurons saisi ainsi le sens profond de la grande doctrine de Kant (le temps, l’espace et la causalité ne concernent pas la « chose en soi », mais bien le phénomène ; ils sont nos formes de connaissance, et non pas des propriétés de la « chose en soi » ), nous comprendrons aussi que notre étonnement à voir la régularité et la ponctualité des effets d’une force naturelle, l’absolue similitude des millions de phénomènes où elle s’exprime, et l’infaillibilité de leur apparition, est en réalité comparable à l’étonnement du sauvage ou de l’enfant qui, regardant pour la première fois une fleur à travers un prisme de verre à multiples facettes, s’émerveille de la parfaite ressemblance des innombrables fleurs qu’il aperçoit, et se met à compter un à un les pétales de chacune d’elles.

Toute force universelle et élémentaire de la nature n’est donc en elle-même rien d’autre que l’objectivation du Vouloir à un de ses degrés inférieurs. Nous appelons chacun de ces degrés une Idée éternelle, au sens de Platon. Quant à la loi naturelle, elle est le rapport de l’Idée à la forme de sa manifestation. Cette forme, c’est à la fois le temps, l’espace et la causalité, entre lesquels il y a un rapport nécessaire et indissoluble. Le temps et l’espace multiplient l’Idée en phénomènes innombrables ; la loi de causalité fixe l’ordre rigoureux selon lequel les phénomènes apparaissent dans ces formes de la pluralité ; elle est en quelque sorte la norme qui définit les limites entre les manifestations des différentes Idées, et selon laquelle ces manifestations se distribuent le temps, l’espace et la matière.


Forces naturelles et causes occasionnelles.

Il est dénué de sens de se demander quelle est la cause de la pesanteur ou de l’électricité ; car ce sont là des forces originelles. Leurs manifestations se produisent bien, il est vrai, selon la loi de cause et d’effet, en ce sens que chacune d’elles prise en particulier a une cause, qui, de son côté, est elle-même un autre phénomène particulier, lequel détermine le point de l’espace et du temps où la force en question doit se manifester ; mais cette force n’est en aucune façon elle-même l’effet d’une cause, pas plus qu’elle n’est d’ailleurs la cause d’un effet. Il est donc également faux de dire : « La pesanteur est cause que la pierre tombe », alors que c’est bien plutôt la proximité de la terre — celle-ci attirant la pierre à elle — qui est ici la cause. Enlevez la terre, et la pierre ne tombera pas, encore que la pesanteur soit demeurée. La force elle-même gît entièrement en dehors de la chaîne des causes et des effets, laquelle implique le temps, n’ayant de sens que par rapport à lui ; or la force gît également hors du temps. Un changement particulier a toujours pour cause un autre changement particulier, et non pas la force qui s’affirme par son intermédiaire. Car cela même qui confère perpétuellement à une cause, quels que soient les cas innombrables où elle intervient, son efficacité, est une force de la nature, qui est comme telle inscrutable et sans raison, parce qu’elle gît en dehors de la chaîne des causes et des effets et, d’une façon générale, en dehors du principe de raison. La philosophie reconnaît en elle une objectivation directe de ce Vouloir, qui constitue l’être en soi de l’ensemble de la nature, tandis qu’aux yeux de l’étiologie (science des causes), qui est dans le cas particulier la physique, elle est une force originelle, c’est-à-dire une qualitas occulta.

Imaginons une machine construite selon les lois de la mécanique. Des poids de fer lui donnent son mouvement initial grâce à leur pesanteur ; des rouages de cuivre résistent à la rupture par leur rigidité ; ils se poussent et se soulèvent les uns les autres, ou actionnent des leviers grâce à leur imperméabilité, etc., etc… Pesanteur, rigidité, imperméabilité, sont ici les forces originelles inexpliquées ; la mécanique ne nous apprend que les conditions dans lesquelles ces forces se manifestent, la façon dont elles gouvernent une matière déterminée dans un temps et dans un lieu déterminé. Supposons maintenant qu’un puissant aimant vienne agir sur le fer des poids et y vaincre la pesanteur : le mouvement de la machine s’arrête, et la matière devient aussitôt le champ d’action d’une tout autre force, le magnétisme, sur lequel l’explication étiologique ne nous apprend également rien d’autre que les conditions de son apparition. Ou bien encore nous pouvons placer les disques de cuivre de la machine sur des plaques de zinc et faire passer entre eux un liquide acide : du coup cette même matière de la machine tombe aux mains d’une autre force originelle, le galvanisme, qui la soumet dès ce moment au pouvoir de ses lois et s’y révèle en des phénomènes dont l’explication étiologique ne fait toujours que nous dire qu’ils se produisent dans telles ou telles circonstances et selon telles ou telles règles. Maintenant, faisons monter la température et amenons un courant d’oxygène pur : toute la machine prend feu ; c’est-à-dire que de nouveau une force naturelle toute différente, l’action chimique, fait valoir à ce moment et à cet endroit précis ses droits imprescriptibles à la possession de la dite matière, s’y affirmant en tant qu’Idée, degré déterminé de l’objectivation du Vouloir. Que la chaux métallique issue de cette combustion se combine ensuite avec un acide, il en résultera un sel, des cristaux se formeront, et nous aurons là, de rechef, la manifestation d’une autre Idée, également inscrutable en elle-même, tandis que son entrée en scène dépend de certaines conditions que l’étiologie est en mesure de nous faire connaître. Cependant les cristaux se désagrègent, se mélangent à d’autres substances et de ce mélange une végétation surgit : nouvelle manifestation du Vouloir… et ainsi de suite à l’infini. Nous pourrions continuer à suivre ainsi une même matière, elle-même persistante, à travers ses états successifs et à voir comment tantôt l’une, tantôt l’autre des forces de la nature acquiert sur elle des droits et les fait valoir immanquablement, pour manifester son être. La définition de ces droits, le point de l’espace et du temps où ils entrent en vigueur : voilà ce que nous donne la loi de causalité ; mais c’est aussi là que s’arrête l’explication qui se fonde sur elle. La force elle-même est une manifestation du Vouloir, affranchie comme telle du principe de raison, c’est-à-dire sans raison. Elle gît en dehors de toute espèce de temps ; omniprésente, elle semble en quelque sorte attendre constamment le concours de circonstances qui lui permettra d’apparaître et de s’emparer de telle ou telle matière, en évinçant les forces qui régnaient sur elle jusqu’alors. Il n’existe de temps que pour ses manifestations ; pour elle, le temps n’a point de sens. Pendant des milliers d’années les forces chimiques peuvent sommeiller dans une matière jusqu’à ce que le contact de certains réactifs les éveille et les libère ; alors elles apparaissent ; mais le temps n’est là que pour cette apparition et non pour ces forces elles-mêmes. Pendant des milliers d’années le galvanisme demeure assoupi dans le cuivre et dans le zinc, et ceux-ci reposent paisiblement à côté de l’argent, qui, pour peu que tous trois soient mis en contact dans les conditions requises, doit nécessairement prendre feu. Même dans le monde organique, nous voyons qu’un grain de semence, maintenu au sec, conserve pendant trois mille ans la force latente qui le fera germer en une plante, lorsqu’enfin les circonstances favorables interviennent.

Sans contredit, Malebranche a raison : toute cause naturelle n’est qu’une cause occasionnelle. Elle ne fait que fournir l’occasion de se manifester à ce Vouloir un et indivisible qui est l’essence même de toutes choses et dont l’objectivation, échelonnée en une hiérarchie, constitue la totalité de notre monde sensible. Seule l’apparition du phénomène, son entrée dans le visible en tel lieu et en tel temps, est amenée par la cause et, en ce sens, dépendante d’elle ; mais non pas l’ensemble du phénomène et son essence intime, qui est le Vouloir même, sans raison parce qu’irréductible au principe de raison. Il n’y a point de chose dans le monde dont l’existence, purement en tant qu’existence, ait une cause ; il n’y a jamais qu’une cause en vertu de laquelle telle chose est précisément ici et précisément maintenant. Le fait qu’une pierre présente ici de la pesanteur, là de la rigidité, dans tel cas des propriétés électriques, dans tel autre des propriétés chimiques, dépend de causes, d’influences extérieures qui permettent de l’expliquer ; mais ces propriétés elles-mêmes, c’est-à-dire tout l’être de cette pierre qu’elles constituent et qui, par suite, nous apparaît de toutes les façons qu’on vient de dire ; en d’autres termes, le fait que cette pierre soit ce qu’elle est, et qu’en principe elle existe : cela n’a pas de raison, car c’est l’apparition dans le visible du Vouloir soustrait à toute raison. Toute cause, ainsi, est cause occasionnelle. Nous l’avons constaté dans la nature inconsciente. Or il en va précisément de même là où ce ne sont plus les causes au sens strict, ni les excitants, mais bien les motifs qui déterminent l’apparition des phénomènes, à savoir dans la conduite des animaux et des hommes. Car, ici encore, c’est le même et unique Vouloir qui se manifeste, très différent par le degré dans ses manifestations, reflété en des phénomènes multiples et divers, soumis quant à ces phénomènes au principe de raison, en lui-même totalement libre. Les motifs ne déterminent pas le caractère de l’homme, mais bien les manifestations de son caractère, c’est-à-dire ses actes ; ils déterminent le cours extérieur et visible de sa vie, mais non pas le contenu et le sens intérieur de cette vie ; car ceux-ci procèdent du caractère, lequel, en tant qu’expression immédiate du Vouloir, est irréductible à toute raison. Que tel être humain soit méchant et tel autre bon, c’est là un fait qui n’est pas attribuable à des motifs et à des influences extérieures, à des doctrines, par exemple, ou à des sermons. Pris ainsi, c’est un fait entièrement inexplicable.



De la finalité.

L’étonnement et l’admiration où nous plonge l’adaptation absolument parfaite des moyens aux fins dans la structure des êtres organisés, reposent sur une conception qui s’explique, il est vrai, fort naturellement, mais qui n’en est pas moins fausse. Nous supposons, en effet, à tort que la concordance des parties, aussi bien entre elles que par rapport à l’ensemble de l’organisme et à ses fins dans le monde extérieur, parce que nous la discernons et l’apprécions par le moyen de la connaissance, c’est-à-dire par la voie de la représentation, a été également introduite dans l’organisme par cette même voie ; autrement dit, que ce qui existe pour un intellect doit aussi avoir été exécuté par un intellect. Nous-mêmes, cela va sans dire, sommes incapables de rien exécuter qui présente cette régularité et cette stricte conformité à une loi — qu’on voit par exemple dans tous les cristaux — sans obéir aussi à une règle et à une loi, ni rien qui soit adapté à un but, sans être aussi guidés par la notion de but. Mais ceci ne nous autorise nullement à attribuer cette capacité bornée de notre action à l’action de la nature, laquelle est antérieure à tout intellect ; outre que son mode d’action, comme nous l’avons vu ailleurs, diffère totalement du nôtre. Elle exécute ces choses, qui nous apparaissent si pleinement adaptées à leur but et calculées avec tant de réflexion, sans réflexion et sans notion de but, parce que sans le secours de la représentation, dont l’origine est purement secondaire. Aucune connaissance n’a mesuré par avance les six rayons de longueur égale, divergents selon des angles égaux, d’un flocon de neige ; mais c’est l’impulsion simple du Vouloir primordial qui se présente sous cette forme à la connaissance, dès l’instant que celle-ci intervient. Et de même que le Vouloir exécute ici la figure géométriquement régulière sans aucune mathématique, il exécute aussi la figure organique, et organisée conformément à un certain dessein, sans aucune physiologie. La forme régulière dans l’espace n’est là que pour la perception, dont cet espace constitue précisément la forme ; pareillement, l’adaptation de l’organisme à un but n’est là que pour la raison connaissante, dont l’activité réfléchie est liée aux notions de but et de moyens.



Sur l’organisme animal. Perfection de l’œuvre naturelle.

Considérez les animaux dans leurs types innombrables : chacun d’eux n’est vraiment, des pieds à la tête, rien d’autre que l’image de son Vouloir, l’expression visible des aspirations qui constituent son caractère. À cette diversité des caractères individuels la diversité des formes correspond comme un simple reflet.

Il n’y a pas d’explication ni d’hypothèse qui nous rende compréhensibles à la fois l’adaptation rigoureuse de la structure de l’organisme aux fins de l’animal et aux conditions extérieures de sa vie, et l’étonnante conformité à un même dessein, la merveilleuse harmonie de son mécanisme intérieur, comme le fait cette vérité qui s’est déjà imposée à nous par ailleurs : que le corps de l’animal n’est précisément que son Vouloir même, perçu dans le cerveau comme représentation, c’est-à-dire sous les formes de l’espace, du temps et de la causalité ; qu’il est simplement la « visibilité » de ce Vouloir, ce Vouloir fait objet. Admettre cette vérité, c’est comprendre, en effet, du même coup pourquoi tout, dans l’animal, doit nécessairement conspirer à une fin unique et dernière, qui est la vie de cet animal. Il ne peut donc s’y rencontrer rien d’inutile, rien de superflu, mais aussi nulle lacune, aucun élément contradictoire ou insuffisant, ou qui ne soit, en son genre, parfait ; tout ce qui est nécessaire doit s’y trouver dans la mesure exacte de sa nécessité, ni plus ni moins. Car ici le maître, l’œuvre et les matériaux de l’œuvre sont une seule et même chose ; c’est ce qui fait que l’organisme apparaît comme un chef-d’œuvre d’une inépuisable perfection. Le Vouloir qui l’a créé n’a pas d’abord conçu l’intention et reconnu le but, puis conformé les moyens au but en maîtrisant la matière ; mais l’acte de ce Vouloir est immédiatement aussi le but et immédiatement aussi l’accomplissement. Il n’avait donc pas à contraindre tout d’abord de se plier à son dessein des moyens étrangers à lui-même, car ici vouloir, agir et atteindre le but ne font qu’un. C’est pourquoi tout organisme s’offre à nous comme un miracle, à quoi ne se peut comparer aucune œuvre humaine artificiellement élaborée à la lumière de la connaissance. Toute forme animale nous présente l’aspect d’une totalité, d’une parfaite unité, d’une stricte harmonie de toutes les parties, qui tient si fortement et si entièrement à la présence d’une seule idée fondamentale, qu’à la vue de l’animal le plus hétéroclite, pour peu que nous nous plongions dans la contemplation de son type, il nous semble finalement que ce type soit Je seul vrai, voire même le seul possible, et qu’il ne puisse exister aucune autre forme de la vie, sinon précisément celle-là. Là est la raison profonde de l’emploi du mot « naturel », quand nous voulons désigner par là une chose qui se comprend d’elle-même et qui ne saurait être autrement qu’elle n’est.

Mais si nous voulons comprendre l’action de la nature, nous n’y devons point tâcher en la comparant à nos propres œuvres. L’essence véritable de toute forme animale est un acte du Vouloir qui est situé hors de la représentation, donc hors des formes de celle-ci, l’espace et le temps, et qui ne connaît par là-même ni juxtaposition ni succession, parce qu’il constitue une unité indivisible. Or, sitôt qu’elle est perçue par notre cerveau, ou même, comme il arrive, décomposée dans sa structure interne par le scalpel de l’anatomiste, cette forme animale étale à la lumière de la connaissance quelque chose qui, en soi et originairement, est étranger à cette connaissance et à ses lois, mais qui, dès ce moment, doit aussi se présenter dans les cadres et conformément aux lois de cette même connaissance. L’unité, l’indivisibilité originelle de cet acte du Vouloir, de cette réalité proprement métaphysique, apparaît alors déployée en une juxtaposition de parties et une succession de fonctions, qui conservent cependant entre elles un lien étroit, en vertu duquel elles se complètent et s’appuient réciproquement, et se trouvent être but et moyen les unes des autres. L’intellect qui perçoit tout cela s’émerveille des profonds calculs qui ont présidé à l’ordonnance de ces parties et à la combinaison de ces fonctions, parce qu’il prête involontairement au principe qui a donné naissance à cet organisme la façon dont lui-même réalise l’unité qu’il voit ressortir de cette multiplicité — multiplicité qui n’est due qu’à ses propres formes de connaissance. Tel est le sens du grand enseignement de Kant : que l’intellect commence par introduire la finalité dans la nature, après quoi il s’étonne d’un miracle dont il est lui-même l’auteur.


Besoin et organe.

Le cou des oiseaux, comme celui des quadrupèdes, est en général de la même longueur que leurs jambes, pour qu’ils puissent atteindre leur pâture à la surface du sol ; mais il est souvent beaucoup plus long chez les palmipèdes, qui cherchent leur nourriture à la nage et en plongeant sous l’eau. Les échassiers sont perchés sur des jambes de hauteur démesurée, pour pouvoir patauger sans se noyer ni se mouiller ; aussi ont-ils également le cou et le bec très longs, ce dernier fort ou faible, selon qu’il doit broyer des reptiles, des poissons ou des vers, et leur intestin est également toujours approprié à leur nourriture. Par contre, ils n’ont ni serres, comme les rapaces, ni membrane interdigitale, comme, par exemple, les canards, car la lex parsimoniae naturae n’admet aucun organe superflu. Or, précisément, cette loi d’économie, — si l’on a soin d’observer que d’autre part aucun animal n’est jamais privé d’aucun organe exigé par son mode d’existence, mais qu’au contraire tous ses organes, même les plus disparates, sont toujours comme concertés et calculés en vue d’un genre de vie très déterminé, en vue du milieu où il trouvera sa proie, en vue de lui permettre de la poursuivre et de s’en rendre maître, de la broyer et de la digérer — cette loi, dis-je, nous prouve que c’est la structure de l’animal qui a été déterminée par le genre de vie que cet animal voulait mener pour trouver sa subsistance, et non pas l’inverse. Elle nous montre aussi qu’en fin de compte les choses se sont arrangées exactement comme si le genre d’existence de l’animal, et les conditions extérieures qu’il implique, avaient été connus avant que la structure de l’organisme fût déterminée, et comme si l’animal avait pu choisir l’outillage adapté à ce genre d’existence avant de s’incarner en une forme ; tout comme le chasseur, avant de se mettre en route, choisit son équipement et ses armes, fusil, plomb, poudre, carnassière, coutelas, en prévision du gibier qu’il compte tuer. Car le chasseur ne tire pas sur le sanglier parce qu’il porte une longue carabine ; mais il a pris sa longue carabine, et non pas son fusil à tirer les oiseaux, parce qu’il allait chasser le sanglier ; et le taureau ne frappe pas de la tête parce qu’il a des cornes ; mais il a des cornes, parce qu’il veut frapper de la tête. Un fait vient par ailleurs confirmer cette interprétation : on voit chez beaucoup d’animaux non encore adultes telle ou telle manifestation du Vouloir, qui doit avoir pour instrument un certain membre, se produire déjà avant que celui-ci apparaisse, de sorte que l’usage de ce membre précède son existence. Ainsi les jeunes boucs, les jeunes béliers, les veaux, avant d’avoir des cornes, frappent déjà de leur seule tête ; le jeune sanglier distribue autour de lui des coups de groin alors que les défenses destinées à produire l’effet désiré lui manquent encore ; par contre il ne se sert pas des dents plus petites qu’il a dans la bouche et avec lesquelles il pourrait effectivement mordre. Sa façon de se défendre ne se règle donc pas sur l’organe qui lui est donné ; mais c’est le contraire qui se passe. Nous acquérons par là la certitude complète que le Vouloir n’est pas quelque élément surajouté, issu de la connaissance, qui utiliserait les instruments qu’il trouve précisément à sa portée, qui se servirait des organes parce que ce sont ceux-là qui lui sont donnés et non pas d’autres ; mais qu’au contraire l’élément premier et originel, c’est la tendance à vivre d’une certaine façon, à combattre d’une certaine façon ; tendance qui se manifeste non pas seulement dans l’existence, mais déjà dans l’usage de l’instrument, en ce sens que cet usage va souvent jusqu’à précéder cette existence, montrant ainsi que, parce que la tendance est là, l’instrument apparaît, au lieu que ce soit l’inverse.


De l’instinct chez les animaux.

Au philosophe qui considère la finalité dans l’action de la nature et l’adaptation merveilleuse, qui en est la conséquence, de ses produits organiques à leur but, il semble que la nature ait voulu fournir elle-même un commentaire explicatif dans les instincts industrieux des animaux. Car nous trouvons là des faits qui montrent très clairement que des êtres peuvent travailler avec la plus grande décision et la plus grande précision en vue d’un but qu’ils ne connaissent pas, et dont ils n’ont même aucune représentation. Tel est, en effet, le nid de l’oiseau, ou la toile de l’araignée, ou la fosse du fourmi-lion, ou le rayon si ingénieusement agencé de l’abeille, ou le merveilleux édifice construit par le termite, etc., dans lesquels — tout au moins pour les individus qui y travaillent pour la première fois — ni la configuration de l’ouvrage à exécuter, ni son utilité ne peuvent être connues par avance. Or c’est précisément ainsi qu’agit la nature créatrice d’organismes, ce qui m’a permis d’expliquer ailleurs la cause finale, d’une façon évidemment paradoxale, en disant qu’elle est un motif qui agit sans être perçu. Et de même que c’est le Vouloir qui est à l’œuvre — on n’hésite pas à l’admettre, parce que la chose est évidente — dans l’activité où s’atteste l’instinct industrieux des animaux, c’est certainement aussi ce Vouloir qui préside d’une façon générale à l’activité organisatrice de la nature.

On peut dire que le Vouloir des animaux est mis en mouvement de deux façons différentes : soit par l’action des motifs, soit par l’instinct ; donc, soit du dehors, soit du dedans ; par une occasion déterminante externe ou par une impulsion interne ; la première explicable, parce qu’elle nous est donnée extérieurement, la seconde inexplicable, parce que purement intérieure. Mais, à y regarder de plus près, le contraste entre ces deux modes n’est pas si tranché qu’il n’y paraît d’abord, et il se ramène au fond à une différence de degré. Le motif, en effet, implique lui-même, pour pouvoir agir, une impulsion interne, c’est-à-dire une complexion déterminée du Vouloir que nous appelons caractère. À ce caractère, le motif qui se présente dans chaque cas donné imprime une direction précise ; autrement dit, il l’individualise pour le cas concret. D’autre part, l’instinct, malgré qu’il soit une impulsion bien accentuée du Vouloir, n’agit pas cependant de lui-même, comme un simple ressort et uniquement du dedans ; il faut qu’il attende également, comme fait le caractère, que se produise la circonstance qui lui est indispensable pour se manifester, et qui détermine tout au moins le moment de cette manifestation. Ce sera, par exemple, pour l’oiseau migrateur, la saison de l’année ; pour l’oiseau désireux de bâtir son nid, la fécondation récente ou la présence des matériaux nécessaires ; pour l’abeille, la ruche ou l’arbre creux offerts à propos, lesquels détermineront le commencement de la construction du rayon, et beaucoup d’autres circonstances particulières qui entraîneront les mesures subséquentes. Pour l’araignée ce sera le coin propice au tissage de sa toile ; pour la chenille, la feuille qui convient à son cocon ; pour l’insecte prêt à pondre ses œufs, l’endroit, en général très spécialement déterminé et souvent bizarre, où les larves, en sortant de l’œuf, trouveront immédiatement leur nourriture, etc… On voit donc que, dans les travaux de l’industrie animale, c’est avant tout l’instinct qui est à l’œuvre, mais aussi, et de façon subordonnée, l’intellect. L’instinct fournit l’élément général, la règle ; l’intellect l’élément particulier, l’application, et cela en présidant aux détails de l’exécution, lesquels montrent ainsi clairement que l’animal sait s’adapter à chaque fois aux circonstances données. Cela étant, on peut établir la différence entre l’instinct et le simple caractère, en disant que le premier est un caractère qui n’est mis en mouvement que par un seul motif tout spécialement déterminé, ce qui explique que les actions auxquelles il donne lieu se trouvent être toujours identiques ; tandis que le caractère, tel qu’on le rencontre dans chaque espèce animale et dans chaque individu humain, s’il est bien, lui aussi, une manière d’être permanente et immuable du Vouloir, peut être mis en mouvement par des motifs très différents et y conformer ses manifestations. On comprend ainsi qu’il engendre des actions très différentes quant à leur contenu matériel, mais qui n’en portent pas moins l’empreinte de ce même caractère, qu’elles ne cessent à aucun moment d’exprimer et de révéler ; de telle sorte que le contenu matériel des actions où il apparaît n’importe nullement, pour l’essentiel, à la connaissance d’un caractère donné. On pourrait dire dès lors de l’instinct, qu’il est lui-même un caractère extraordinairement exclusif et rigoureusement déterminé.

De ce qui précède, on peut conclure que la détermination par les seuls motifs suppose déjà une certaine étendue de la sphère de connaissance, c’est-à-dire un intellect assez développé ; aussi est-elle le propre des animaux supérieurs, et tout particulièrement de l’homme. Au contraire, la détermination par l’instinct n’exige que la dose d’intellect nécessaire à la perception du motif unique, et tout spécialement déterminé, qui seul donnera lieu à la manifestation du dit instinct ; elle va donc de pair avec une sphère de connaissance extrêmement limitée, et c’est pourquoi elle n’apparaît dans la règle, à un très haut degré, que chez les animaux inférieurs, entre autres chez les insectes. Comme la « motivation » extérieure qu’exigent les actions de ces animaux est minime et excessivement simple, l’intermédiaire de cette « motivation », qui est l’intellect, autrement dit le cerveau, est aussi très peu développé chez eux, et leurs actions extérieures dépendent pour la plupart du même centre de direction que les fonctions internes ou physiologiques déterminées par de simples excitants, c’est-à-dire du système ganglionnaire ; aussi celui-ci a-t-il chez les insectes, par son grand développement, une importance prépondérante. C’est précisément parce que la conduite instinctive et. les travaux industrieux des insectes sont gouvernés principalement par ce système ganglionnaire, qu’à les considérer comme des opérations émanant du seul cerveau et à les vouloir expliquer d’après cette hypothèse, on aboutit à des absurdités, pour n’avoir pas su voir où était la clef de leur interprétation. Ces mêmes conditions physiologiques du mouvement chez les insectes confèrent par ailleurs à leur conduite une ressemblance significative avec la conduite des somnambules. En effet, on explique aussi celle-ci par l’intervention du nerf grand-sympathique, qui assumerait par surcroît, en lieu et place du cerveau, le gouvernement des actions extérieures. En ce sens, les insectes seraient en quelque sorte des êtres naturellement somnambules.



  1. Ce qui précède immédiatement ce passage nous oblige à ajouter ces mots. (N. d. T.)