La Peinture wallonne, à propos de l’exposition de Charleroi
Ce titre ne doit pas laisser de surprendre, et pourtant, cités et créateurs wallons ont joué un grand rôle dans l’histoire de l’art depuis le moyen âge jusqu’à nos temps. Les organisateurs de l’exposition de Charleroi ont tenu à glorifier les maîtres de race wallonne et, grâce au zèle, à l’enthousiasme et aux connaissances du député-artiste M. Jules Désirée, une brillante collection de peintures, sculptures, orfèvreries, dinanderies, tapisseries, dentelles, hucheries, a pu être rassemblée dans un palais voisin des halls industriels. De tels hommages sont légitimes et féconds. Notre ardeur à connaître la carrière et les œuvres des vieux maîtres ne serait point telle si, derrière l’artiste, nous ne considérions l’ancêtre. Rares, je pense, sont les critiques qui ne réservent le meilleur de leur activité aux grands interprètes de leur race. Les Wallons ont raison d’honorer leurs peintres et sculpteurs. Ceux du passé s’appellent Jean de Liège, André Reauneveu, Roger de le Pasture, — illustre entre tous sous le nom de Roger van der Weyden, — Simon Marmion, Jean Rellegambe, Jean Gossart, Jacques du Rrœucq, etc Demandons-nous seulement si les conceptions régionalistes modernes n’éveilleraient pas quelque étonnement chez ces vieux maîtres et s’ils ne seraient point les premiers à condamner le titre de notre étude…
Certes, il y a de grands peintres wallons ; nous nous réjouissons d’en parler ici et peut-être découvrirons-nous entre eux des traits communs. Nous ne pensons pas toutefois qu’il serait possible d’en conclure à l’existence d’une peinture wallonne, indépendante de cette parfaite unité qu’est la peinture flamande. L’école wallonne est née avec la Wallonie belge, entité de création récente amalgamant des territoires sans lien politique dans le passé. Chose curieuse : de vieilles divisions subsistent dans le champ paisible des revendications artistiques. L’exposition rétrospective de Charleroi est dédiée aux Arts anciens du Hainaut, et peut-être ce titre marque-t-il quelque intention de ne considérer comme vraiment wallon que l’art des anciennes villes hennuyères : Valenciennes, Mons, Maubeuge, Binche, Ath, auxquelles s’annexent pour la circonstance la vieille métropole de Tournai, les villes de la Flandre gallicante et quelques cités mosanes proches de l’ancien comté de Hainaut. Les Liégeois sont un peu négligés ; mais ceci n’est peut-être point pour leur déplaire ; ils ne tiennent pas à ce que leur art, — l’art mosan, — soit associé au reste de la production wallonne. L’art mosan adapte son cadre géographique aux frontières passablement confuses de l’ancienne principauté de Liège ; or celle-ci comprenait au Nord d’importans territoires de langue flamande, si bien que les frères Hubert et Jean van Eyck, nés dans la Campine limbourgeoise, figurent en tête de l’histoire de la peinture mosane ! Et c’est ainsi que les peintres immortels de l’Agneau deviennent parfois des maîtres wallons ! La question des délimitations, on le voit, a son importance dans l’histoire de l’art.
Elle ne se posait point au temps où s’enfantaient les chefs-d’œuvre. Les frontières linguistiques dans les Pays-Bas, sans rapport d’ailleurs avec les frontières politiques, n’ont jamais nui à la floraison d’un idéal commun aux Flamands et aux Wallons. Ne craignons pas ici de rappeler des faits connus, mais insuffisamment répandus. L’organisation politique et ecclésiastique des Pays-Bas favorisait la pénétration française dans la partie flamande, et l’action germanique dans les régions romanes. Il en fut ainsi dès le haut moyen âge. Le bilinguisme, en conséquence, s’imposa de tous temps aux habitans des Pays-Bas méridionaux[1]. « Dans les abbayes, moines flamands et moines wallons vivaient côte à côte. On s’attachait dans les couvens à nommer des abbés bilingues[2]. » Froissart, compatriote de l’imagier André Beauneveu, connaissait le flamand. Il n’y avait pas opposition entre les deux grandes fractions linguistiques, mais presque toujours coopération fraternelle. La Flandre, relevant de la couronne, se pénétra profondément de civilisation française du XIIe siècle au XIVe ; pendant longtemps d’ailleurs, le grand fief « renferma autant d’habitans de race romane que de race teutonique[3] » et le nom de Flamand s’appliquait aux wallons d’Arras comme aux thiois de Gand, de Bruges, d’Ypres. Tout en se maintenant comme une sorte de « république municipale » entre la Flandre et le Hainaut, Tournai avait plus de rapports avec les villes flamandes ressortissant à son siège épiscopal, qu’avec les autres villes wallonnes. Liège, la grande cité lotharingienne, aujourd’hui capitale de la Belgique romane, comptait de nombreux habitans de langue flamande. En dépit de la dualité des races, l’unité latente des Pays-Bas méridionaux ne cessa de s’affirmer et quand Philippe le Bon soumit à son pouvoir la presque totalité des régions flamandes et wallonnes, l’œuvre de fusion était accomplie, grâce à l’analogie des institutions politiques, religieuses, juridiques, grâce à l’identité des intérêts économiques et des aspirations morales. Par son essor industriel, sa richesse, ses multiples relations étrangères, la Flandre médiévale assura son hégémonie sur le reste du pays. Est-il étonnant que l’incomparable production artistique des Pays-Bas, au XVe siècle, soit considérée, — malgré l’inexactitude partielle de cette notion, — comme étant avant tout l’expression de la plus haute vie morale et du génie flamands ?
Peintres flamands et wallons du XVe siècle au XVIIe, ne formèrent qu’une seule famille, qu’une seule école connue depuis toujours sous le nom d’école flamande. On aurait tort, je pense, d’abandonner cette désignation commode et consacrée. Il est insolite en somme de parler de peinture wallonne quand il s’agit d’œuvres antérieures au XVIIIe siècle. De même l’expression art belge, parfois employée, a quelque chose de factice, appliquée aux « maîtres d’autrefois. » Et pourtant la Belgique était virtuellement constituée sous Philippe le Bon. Une autre formule a été adoptée par de récens catalogues : école néerlandaise (pour notre art du XIVe au XVIe siècle). Elle est scientifique, car les Pays-Bas dès le XIVe siècle portent le nom de Nederlanden ; elle est équitable aussi, la peinture hollandaise primitive étant comprise dans l’école flamande, et cette épithète néerlandaise impliquant une reconnaissance des droits bataves. Mais les traditions du langage ont une logique mystérieuse, et je serais surpris qu’elles s’accommodassent de cette création d’érudits. À proprement parler, le Flamand est originaire du comté de Flandre. L’art flamand ne serait donc que l’art d’une petite région des Pays-Bas, et pourtant si nous parlons de la peinture flamande, au XVe siècle et au XVIe, il n’est personne qui n’entende fort bien qu’il s’agit de la grande école où se confondent Brabançons de Bruxelles et d’Anvers, Hennuyers de Valenciennes et de Mons, Liégeois de Maésyk, et de Dinant, Flamands de Gand et de Bruges, Tournaisiens et Hollandais. Qu’ils fussent d’origine germanique ou romane, les maîtres des Pays-Bas s’appelaient fiamminghi en Italie, flamencos en Espagne. Parfois les sbires romains, en dressant procès-verbal à nos bruyans compatriotes, distinguaient les wallons en les qualifiant dans leurs registres de police de fiamminghi vallone ! En somme, l’étranger ignorait l’école néerlandaise, l’école belge, l’école mosane, l’école wallonne ; il connaissait l’école flamande, très glorieuse et homogène entre toutes. Je ne crois pas que Jean Gossart de Maubeuge, voyageant en Italie à la suite du bâtard de Bourgogne et visitant des ateliers de Rome avec son ami Jacopo dei Barbari, ait songé à revendiquer sa qualité de pittore vallone !
On sait que bien avant le XVe siècle, les Pays-Bas se signalent par leur activité artistique. L’éveil des milieux wallons semble précéder celui des centres flamands sur cette terre d’art. Sans remonter à la civilisation carolingienne, si florissante dans les régions mosanes, sans insister sur le trésor de Lobbes (Xe et XIe siècles), entièrement disparu (du moins l’église abbatiale du XIIe siècle subsiste-t-elle, Montsalvat surprenant, austère joyau des collines qui couronnent la Sambre), sans énumérer les nombreuses églises romanes de la Wallonie, si gracieuses et si sobres, rappelons, pour marquer le goût éminent des Liégeois au XIIe siècle, que leur église Saint-Barthélémy conserve de ce temps la célèbre cuve baptismale en bronze attribuée aujourd’hui à l’orfèvre Renier, — Renerus aurifaber, — citoyen notable de Huy, sous le règne du prince évêque de Liège, Alberon Ier, vers 1125. On voit à l’exposition de Charleroi une reproduction de ce chef-d’œuvre dont les flancs se peuplent de figurines en haut relief modelées avec une suavité et une force dignes d’un Andréa Pisano. La vallée de la Meuse sera la patrie des arts du métal ; ce morceau de haut style le prouve et annonce les brillantes destinées de la dinanderie, — travail du laiton et du cuivre. Qui ne sait la prospérité de cette industrie artistique et sa renommée internationale ? Elles furent telles que les copères dinantais, rivaux heureux de leurs confrères de Huy, obtinrent l’affiliation de leur ville à la hanse teutonique. Mais la Wallonie occidentale marchait, elle aussi, hardiment de l’avant. Dès le xn e siècle, Tournai est une ville d’architectes, de sculpteurs, d’ouvriers d’art auxquels les villes environnantes font appel. L’expansion artistique de la vieille cité épiscopale est un phénomène remarquable, et pendant deux siècles, la ville où Roger de le Pasture devait voir le jour s’imposa comme la capitale artistique des Pays-Ras.
Au XIIIe siècle, tandis que l’art naît dans les Flandres avec une physionomie toute française, le Hainaut, le pays mosan et ce même Tournaisis augmentent et affinent leurs productions. Par toute la Wallonie, de magnifiques fleurs d’architecture surgissent, racontant la double influence germanique et française qui s’est de tout temps exercée sur notre pays, affirmant en outre des qualités locales de sobriété et de délicatesse. Églises et abbayes wallonnes s’ornent de couronnes, de lampes, de candélabres en métaux précieux, enrichis de pierreries et de perles d’une telle profusion que saint Rernard s’en émeut. Mais ce luxe pieux servait l’art. Insistons sur les œuvres des orfèvres wallons, puisque l’exposition de Charleroi en rassemble d’incomparables spécimens. Après maître Renerus, Huy connut un merveilleux émailleur, Godefroid de Claire, auteur de « fiertés » exquises. Puis vint le génial orfèvre Hugo d’Oignies, nielleur, ciseleur, créateur de ravissantes dentelles métalliques ; l’exposition de Charleroi a bien fait de consacrer une salle spéciale à ce maître. Le couvent des sœurs de Notre-Dame de Namur conserve ses œuvres principales et a consenti à les prêter, notamment la fameuse couverture d’évangéliaire sur laquelle on lit : Ore canunt alii Cristum canit arte fabrili, Hugo sui questu scripta laboris arans (1228). Véritable Angelico de l’orfèvrerie, Hugo demeura simple frère lai du couvent augustin d’Oignies-sur-Sambre qu’il avait fondé avec ses trois frères. Il y « chanta le Christ » avec une invention et une grâce adorablement poétiques, en combinant dans ses travaux les pierres précieuses, les nielles, les filigranes agrémentés de folioles, de grappes où passent des chasseurs, des biches, des chiens. Le frère Hugo est avant tout un décorateur ; préparé par les imagiers de France, il observe déjà la nature avec l’œil des miniaturistes qui vivront cent cinquante ans après lui, et ses « chasses » préludent à celles des Haincelin de Haguenau et des frères de Limbourg. L’orfèvrerie wallonne du XIIIe siècle connut cependant une gloire plus haute que celle du frère Hugo avec les « fiertés » de Nicolas de Verdun dont l’une est à N.-D. de Tournai (hélas ! très restaurée). Mais aucun travail de ce maître ne figure à l’exposition. La « salle Hugo » contient d’ailleurs maintes pièces renommées établissant les étapes de l’orfèvrerie mosane et hennuyère, et révélant l’action du frère d’Oignies sur les ciseleurs et estampeurs contemporains. Le style du moine Hugo se retrouve dans l’énorme et impressionnante Croix reliquaire envoyée par l’église de Walcourt. Œuvre pathétique et raffinée, l’une des plus extraordinaires broderies de métal que nous aient léguées la foi et l’art du moyen âge ! Quel maître en est l’auteur, si ce n’est le grand moine augustin lui-même ?
Nous n’en finirions pas si nous devions analyser la production des orfèvres wallons au XIIe siècle et au XIIIe, même en nous en tenant aux œuvres réunies à Charleroi. Les ateliers de ces aurifabri ont-ils favorisé l’épanouissement de l’art des Pays-Bas comme le firent les bottege de leurs confrères italiens pour le trecento florentin ? C’est bien possible et l’on souhaiterait qu’il fût répondu savamment à la question. Le XIVe siècle, où nous voici, constitue, on le sait, le premier chapitre de l’histoire de l’art flamand déjà rempli de noms et illustré de plus d’une œuvre immortelle. L’importance de l’orfèvrerie ne suffirait pas à expliquer cette floraison, si belle qu’on la voit tout de suite rivaliser d’éclat avec celle des villes italiennes. L’intelligence et l’esprit publics, la curiosité et l’énergie sociales, le développement et la force des cités, le goût raffiné des œuvres de luxe atteignent alors un égal degré chez les Flamands et les Wallons. Sur les deux parties du territoire naissent des maîtres dont les noms à peine connus de quelques historiens de l’art, il y a peu de temps, sont aujourd’hui vulgarisés. Leur énumération est une démonstration saisissante. Si le mot belge ne paraissait un peu ridicule employé pour les temps médiévaux, rien n’empêcherait de l’appliquer à notre école du XIVe siècle, car cette fois nous nous trouvons en présence d’une véritable école artistique, mi-wallonne, mi-flamande, et dans laquelle se manifestent les maîtrises de Jean-Pépin de Huy, Jehan de Liège, Pierre de Bruxelles, Jean de Gand, André Beauneveu, Everart de Hainaut, Hennequin de Bruges, Jean de Beaumetz, Jean Malouel de Gueldre, Henri Bellechose de Brabant, Claes Sluter de Hollande, Jacques Coene de Bruges, Broederlam d’Ypres, Jean de Woluwe, Jean de Hasselt, Pol de Limbourg et ses frères. Certains de ces maîtres ont vécu à Paris ; il en est qui ont connu l’Italie ; leur art porte l’empreinte de l’internationalisme éclectique où s’élabore la production du trecento occidental. Puis à la fin du XIVe siècle les caractères propres au génie flamand se fixent dans les vivantes sculptures de Champmol. Et tandis que le réalisme physionomique s’exprime dans les figures agenouillées de Philippe le Hardi et de Marguerite de Mâle, la vie des souverains, seigneurs, châtelaines, serviteurs, valets, hommes des champs, est évoquée dans des cadres de nature familière par les miniaturistes qui préfacent les merveilles des van Eyck. Une cinquantaine d’années après que Jean de Bruges, dit Jean Bandol, eut peint, sur la page initiale d’une Bible historiée aujourd’hui conservée à la Haye, le portrait naïf et exact de Charles le Sage recevant dans sa « librairie » du Louvre l’hommage de son scribe Jean de Vaudetar, la peinture flamande avait conquis son indépendance entière. Elle apportait ses visions, son style et, — grâce à une découverte retentissante dont l’histoire n’est point élucidée, — sa technique, tout à fait inédite, qui aurait suffi à établir son prestige et qui, de fait, lui assura pendant près d’un siècle une popularité extraordinaire : la couleur à l’huile.
Quelle place les maîtres wallons ont-ils occupée dans notre peinture des XVe et XVIe siècles ? Telle est la question que l’on s’est surtout posée à l’occasion de l’exposition de Charleroi et à laquelle M. Jules Destrée s’est efforcé de répondre. Avec des œuvres appartenant ou se rapportant aux cycles de Roger de le Pasture, du maître de Flémalle, de Jean Prévost, de Simon Marmion, de Jean Bellejambe, de Jean Gossart, les parois de la salle principale, — baptisée salle Roger de le Pasture, — évoquent successivement l’histoire, sinon les fastes, des ateliers de Tournai, de Mons, de Valenciennes, de Douai, de Maubeuge. Et cette promenade à travers le passé pictural du Hainaut et du Tournaisis est de l’intérêt le plus vif, bien que maintes œuvres désirables aient été refusées aux organisateurs, — on sait la méfiance de plus en plus grande des collectionneurs et des directeurs de pinacothèque à l’égard des expositions, — et bien que ce passé soit rempli de lacunes et d’obscurités. On a justement noté qu’il existe deux histoires de l’art flamand pour les XVe et XVIe siècles ; l’une qui peut se lire dans les archives et l’autre qui est racontée par les œuvres. Et l’on a pu, hélas ! ajouter que les points de contact entre les deux histoires sont extrêmement rares, n’existent pour ainsi dire pas. Et ce qui est vrai pour nos primitifs en général (remarquons toutefois que certains tableaux flamands des XVe et XVIe siècles portent des signatures authentiques, ce qui leur constitue tout de même un état civil) est vrai en particulier pour la première en date des écoles wallonnes de peinture : l’école de Tournai. Des documens en abondance et pas une seule œuvre dont l’attribution puisse être garantie sans conteste. Cette école intéresse aujourd’hui la critique au premier chef : elle est doublement illustrée par la gloire de Roger van der Weyden et le mystère du maître de Flémalie.
On a cru et on croit encore que c’est du côté de l’école de Tournai qu’on trouvera une réponse à l’énigme du maître de Flémalle. Deux peintres tournaisiens nous ont été successivement présentés comme s’identifiant avec le grand créateur anonyme : Robert Campin et Jacques Daret. Robert Campin apparaît comme le fondateur de l’école tournaisienne de peinture. Ce nom ne pouvait être oublié à l’exposition de Charleroi et les organisateurs ont emprunté au musée de Bruxelles les portraits de Barthélémy Alatruye et de sa femme Marie Pacy, un instant inscrits au catalogue hypothétique de ce maître. Campin naquit probablement à Valenciennes, mais s’établit à Tournai vers 1406, âgé de vingt-huit ans. Son premier logis, — en la Lormerie, — touchait à la cathédrale et le chœur de celle-ci dominait son atelier. En 1410, il achetait le droit de bourgeoisie et devenait dès lors sinon le peintre officiel, — Tournai ne possédait point de pourtraiteur attitré, — du moins le peintre ordinaire de la ville[4]. Il polychromait et dorait des images sculptées, ornait des bannières, peignait des armoiries et des personnages sur les façades, fournissait des modèles aux dinandiers, tapissiers, orfèvres. Les métiers artistiques étaient placés autrefois sous la direction des maîtres que l’on saluait comme étant les premiers de leur époque, — les exemples abondent dans l’art flamand du XVIe siècle au XVIIe, — et si la physionomie artistique des temps actuels diffère si vivement de celle d’autrefois, c’est en grande partie à cause de l’abandon de cette tradition. Les sculpteurs tournaisiens, en qui on a voulu voir un moment les vrais inspirateurs du réalisme septentrional, devaient compter des maîtres originaux. Pourtant des textes en nombre imposant établissent que maître Robert et ses principaux confrères peintres fournirent des patrons aux sculpteurs et imagiers de la ville. Il leur arrivait même de diriger des travaux de sculpture et nous voyons Robert Campin entreprendre l’exécution d’une châsse et commander « les ouvriers de le taille de le fierté. » En 1420, notre maître, devenu citoyen notable, change de maison, s’établit dans le quartier de Saint-Pierre, plus animé et plus commerçant, et, trois ans plus tard, à la faveur d’une révolution démocratique, parvient aux honneurs corporatifs et municipaux. Mais, en 1428, la réaction bourgeoise lui fait expier durement ses sympathies révolutionnaires ; il est condamné à une forte amende, doit accomplir le pèlerinage de Saint-Gilles en Provence (on peut croire que les merveilles sculpturales de la célèbre église adoucirent sa peine), et se voit privé à perpétuité « d’être en loi et en office, » c’est-à-dire que toutes les fonctions communales lui sont désormais interdites. Toutefois, l’atelier de Robert Campin restait sans rival à Tournai. On connaît les noms de quatre de ses élèves : Haquin de Blandain, Rogelet de le Pasture, Jacquelotte Daret et Willemet N.-Haquin de Blandain ne s’éleva pas à la maîtrise ; les trois autres élèves acquirent le titre de maître en 1432, année néfaste pour Robert Campin. Le chef de l’école tournaisienne fut à nouveau frappé d’une condamnation. Cette fois, sa faute n’était point d’ordre politique. On le bannit pour un an à cause de « l’orde et dissolue vie qu’il menait ; » mais grâce à l’intervention de la duchesse de Hainaut (Jacqueline de Bavière ou Marguerite de Bourgogne, douairière de Guillame IV ?) sa peine fut commuée en une amende. Cette fois les commandes s’espacèrent. Pourtant, en 1438, Gampin exécute les importans cartons d’une Vie de saint Pierre, dont la transposition sur toile fut confiée à Henri de Beaumetiel. Puis le silence se fait autour de l’artiste qui meurt le 26 avril 1444. Deux au moins de ses élèves étaient devenus célèbres. L’un, Roger de le Pasture, était allé fonder l’école de Bruxelles ; l’autre, Jacques Daret, allait à son tour quitter Tournai. Momentanément, la vieille cité était veuve de grands peintres.
Jacques ou Jacquelotte Daret devint aussi notoire que son camarade d’atelier Roger de le Pasture, — à en juger d’après les documens, — et nous pouvons bien suivre, à travers diverses mentions, la carrière de ce peintre qui fut un artiste très en vue du XVe siècle néerlandais. Il sortait d’une famille d’ouvriers artistes ; son grand-père était « escrinier » et exécuta des sculptures sur bois pour la ville et les églises ; son père s’intitulait tailleur d’images, c’est-à-dire qu’il sculptait aussi bien la pierre que le bois. Né vers 1403, Jacques Daret passa ses premières années chez son père et son grand-père « où des meubles, des images, des retables, des tabernacles de bois sculpté furent les objets qui éveillèrent sa curiosité[5], » puis entra dans l’atelier de Robert Campin où le premier texte qui le concerne (avril 1418) le dit logé, nourri et « ouvrant de son métier. » Dès lors Jacques vit de son travail. Son père de temps à autre intervient pour liquider quelque dépense extraordinaire. C’est ainsi que Jean Daret rembourse à son fils les frais occasionnés par la cérémonie de la tonsure. Le jeune homme acquit en effet la qualité de clerc, complément ordinaire des professions intellectuelles[6]. Cette qualité impliquait un certain degré d’instruction. Les maîtres d’alors ne se contentaient pas d’être de grands techniciens ; ils connaissaient le latin, l’histoire religieuse et profane. Barthélémy Facius, contemporain de Jean van Eyck, vante l’érudition de l’illustre flamand. Où sont les maîtres d’aujourd’hui familiarisés, comme le portraitiste du chanoine van der Paele, avec les « anciens » et notamment avec Pline ?
Entré dans la clergie, Jacques Daret accomplit en 1426 le pèlerinage d’Aix-la-Chapelle, qui prenait quinze jours et ce n’est que l’année suivante qu’il cesse d’être varlet chez Robert Campin pour devenir apprenti chez le même maître. L’appresure, ou apprentissage, dans les corporations artistiques, suivait la période consacrée à l’éducation complète du valet ; l’apprenti était souvent un artiste achevé auquel on n’accordait le titre et l’indépendance du maître que lorsqu’il avait apporté pendant plusieurs années le concours de son talent à celui qui l’avait formé. Les règlemens corporatifs entendaient sans doute interdire efficacement l’ingratitude. Et quand enfin l’apprenti devenait à son tour chef d’atelier, sa maîtrise s’imposait à tous. Le jour où « maistre Jacques Daret, natif de Tournai, fut reçu à la franchise du métier des peintres, » ce jour même, « fut fait ledit Jacques prévôt de Saint-Luc icelui jour au dîner (18 octobre 1432). » L’événement est exceptionnel ; mais, en ces temps de bonne foi, l’éducation professionnelle s’accomplissait de telle sorte que plus d’un apprenti aurait pu être choisi comme prévôt de la Gilde le jour de son accession à la maîtrise.
Jusqu’en 1444, la carrière de Jacques Daret se déroule à Tournai et nous ne connaissons qu’un seul fait se rapportant à lui durant cette période : à la date du 18 mai 1738, il avait un disciple du nom d’Éleuthère Dupret. En 1441, Daret est mandé à Arras pour fournir aux fabriques de tapisseries des cartons représentant des sujets historiques et religieux. Il s’installe dans cette ville, semble-t-il, de 1449 à 1453 ; il y exécute pour l’abbé de Saint-Vaast « ung patron de taille de couleur a destrempre… ouquel est listoire de la Résurrection Nostre Seigneur Jhesu Crist bien pointe et figurée, » patron qui fut traduit en tapisserie de haute lisse ; il fournit au célèbre fondeur Michel de Gand, à Tournai, le dessin d’une lampe destinée à l’église abbatiale de Saint-Vaast et celui d’une croix monumentale pour la place Saint-Vaast ; enfin il dore une colombe, des candélabres, un support appartenant à l’église de la même abbaye. En 1454, il est à Lille et collabore avec ses quatre « varlets » à ces fêtes fameuses du Vœu du Faisan qu’Olivier de la Marche dans ses Mémoires décrit comme « chose très solennelle et qui vaut le ramentevoir. » Seul entre tous les « maistres estrangiers, » Daret reçoit vingt sous par jour, tandis qu’un Simon Marmion ne reçoit que douze sols. En 1461, sa ville natale lui paie l’étofîage d’une statue du beffroi et enfin en 1468, parvenu sans doute au faite de sa réputation, nous le trouvons à Bruges où les meilleurs peintres des Pays-Bas étaient rassemblés pour décorer luxueusement la ville à l’occasion des noces de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York. Daret a-t-il vraiment dirigé les travaux ? On l’a affirmé, puis contesté. « A Jaques Daret, — disent les comptes de Bourgogne, — maistre pointre demourant à Tournay, conduiteur de plusieurs autres pointres soulz lui, payet pour XVI jours qu’il a ouvré de son mestier aux entremetz au pris de XXIII s. pour son salaire et III s. pour sa dépense de bouche. » Il touche donc 27 sols par jour ; un maître ouvrier de la ville de Bruxelles, Frans Stoc, jouit seul d’un traitement semblable, tandis que Hugues van der Gous, maître il est vrai depuis un an seulement, ne recevait que 14 sols par jour. Après ces fêtes de Bruges qui nous font connaître l’importance de Jacques Daret, l’artiste tournaisien cesse de figurer dans les textes. Un critique belge, M. Hulin de Loo, le fit sortir d’un oubli séculaire en s’appliquant à démontrer dans son Catalogue de l’Exposition des Primitifs de Bruges (1902) que le « maître de Flémalle » n’était autre que Jacques Daret.
Le peintre puissant et anonyme sur qui M. von Tschudi eut le mérite de retenir l’attention dès 1898[7], occupe à présent une place importante dans l’art flamand à côté de Roger van der Weyden, son grand contemporain. Le « maître à la Souricière, » tel est le premier nom qui fut donné au peintre inconnu parce que l’un des volets de son fameux triptyque de Mérode nous montre saint Joseph fabriquant des trappes à souris en bon escrimer médiéval. Le nom de « maître de Mérode » parut ensuite devoir s’imposer. Mais comme M. von Tschudi croyait que les pages capitales conservées à l’Institut Staedel provenaient de l’ancienne abbaye de Flémalle au pays de Liège, il adopta la désignation de « maître de Flémalle » qui a prévalu. L’étiquette de « maître de Mérode » était plus sûre ; celle de « maître à la Souricière » plus jolie et plus caractéristique ; celle de « maître de Flémalle » a seule rencontré la grande popularité. Ce n’est pas sans raison pourtant que l’on a pu dénoncer the absurd title of Master of Flemalle ; nous ne sommes pas certains, en effet, que les fragmens de Francfort proviennent de l’abbaye mosane.
Sous l’épithète provisoire de maître de Flemalle, — on ne voit point quand ce provisoire cessera, — se cachent deux ou trois maîtres dominés par une personnalité insigne dont les mérites et le style se retrouvent plus ou moins fidèlement chez les autres unités du groupe. Exception faite pour une ou deux de ses œuvres, — la Vierge et la Véronique de Francfort, — le chef de l’atelier se recommande moins par son lyrisme que par sa facture ferme, positive, sa plasticité toute sculpturale. (On a souvent dit que les peintres tournaisiens avaient une esthétique de statuaires, et l’on croyait établir ainsi leur soumission aux imagiers de leur milieu ; mais nous avons vu que les peintres au contraire inspiraient les maîtres de taille.) Les mérites du maître de Flemalle ne sont pas seulement dans une impeccable technique, mais aussi dans une charmante intelligence du décor et des accessoires. Primitif par la composition et l’ordonnance, le grand artiste est plus moderne que Roger van der Weyden par l’atmosphère de réalité et le pittoresque de ses intérieurs. Conteur délicieux, amoureux de vieilles méthodes, il s’abandonne parfois à des bavardages exquis comme le feront les peintres du début du XVIe siècle, et sa célèbre Annonciation de la collection de Mérode, autour de laquelle on a réuni tout ce que l’on croit avoir conservé de sa production ou de son école, nous livre à cet égard tous les secrets de son tempérament. On sait l’esprit incomparable déployé dans le décor où se déroule cette Annonciation dont les volets représentent d’un côté les donateurs (époux Ingelbrechts de Bruges ou de Malines) et de l’autre saint Joseph taillant finement les bois de ses souricières. Il existe une réplique de la partie centrale à Cassel ; une autre réplique de l’Annonciation vient d’entrer récemment au musée de Bruxelles. Elle nous permet de remarquer combien fragiles sont souvent les bases de la critique la plus scientifique. Un archéologue célèbre, M. J. Weale, a cru pouvoir caractériser les manières des trois peintres différens étiquetés sous le seul nom de maître de Flémalle : le plus ancien, pour M. Weale, affectionne les vêtemens rayés et les inscriptions hébraïques ou arabes ; le second multiplie les meubles et les bois sculptés ; le troisième manifeste son amour pour les plis et les entrelacs. Or ces trois caractères s’avèrent simultanément dans l’Annonciation du musée de Bruxelles, laquelle, malgré ses repeints, peut être considérée comme sortie du plus important de ces différens ateliers anonymes.
On voit, d’après cet exemple, qu’il est difficile d’établir avec quelque rigueur le catalogue des créations du maître de Fiémalle. Une révision sévère devra séparer les peintures ayant un caractère vraiment magistral de celles qui sont plutôt des œuvres d’élèves ou de contemporains. Puis entre les œuvres de premier ordre des distinctions s’imposeront au point de vue de la valeur expressive et même des caractères techniques. D’une part, il faut grouper, pensons-nous, l’Annonciation de Mérode, la Vierge dite de Somzée, aujourd’hui à la National Gallery, et les deux magnifiques panneaux du Prado : Sainte Barbe et Heinrich von Werl, orateur des Minorités et professeur à l’Université de Cologne. Ces œuvres sont d’une facture puissamment plastique, d’un modelé sculptural, d’un coloris parfois âpre (la Vierge de Somzée est presque monochrome à la façon de certaines peintures rhénanes) et en outre d’un esprit ravissant. Par l’ingéniosité du décor, le charme des accessoires en hucherie, broderie, dinanderie, etc., elles sont toutes dignes du « maître à la Souricière. » — Un second cycle d’œuvres comprend, à notre avis, l’Adoration des Bergers de Dijon, la Vierge glorieuse d’Aix en Provence et quelques madones, toutes peintures d’une technique plus souple, plus moelleuse, d’un art moins intransigeant. Dominant les deux séries, resteraient les peintures de l’Institut Staedel avec l’énigme de leur majesté mystique et de leur surhumaine grandeur. Ces peintures, — la Vierge, sainte Véronique, une Trinité, en grisaille, — faisaient partie d’un ensemble connu sous le nom de Retable de la Vierge. Dans tout l’œuvre du maître de Flémalle, rien n’égale la figure de la Madone « au point de vue de la piété, au point de vue de l’âme. » Ce n’est plus ici la jeune femme un peu placide du retable de Mérode, ni la jeune bourgeoise opulente et tranquille du tableau de Somzée, ni la madone très humaine que le maître de Flémalle peignait en représentant, — comme il le fit souvent, — les scènes pittoresques de la jeunesse de Marie. C’est une grave, sublime et surnaturelle figure ; Huysmans, la comparant à la Vierge de Somzée, a dit justement : « A parler franc, il y a entre ces deux vierges la différence qui s’avère entre une matrone pieuse et riche, très fière d’occuper un prie-Dieu de son choix dans son église, et une sainte vivant de la vie contemplative dans un cloître. »
Quel en est l’auteur ? En 1902, M. Hulin revêtait Jacques Daret de toute la gloire du maître de Flémalle. Il soulignait les qualités narratives du peintre anonyme, son souci du récit pittoresque, sa manière de concevoir le retable, qu’il ne traitait plus comme une œuvre décorative en intime harmonie avec l’architecture, mais comme un objet meuble, un véritable tableau au sens moderne. Ces tendances et ces qualités, n’était-il pas naturel qu’on les rencontrât chez le dessinateur de cartons de tapisseries qu’était Jacques Daret, chez le décorateur qui inventa les subtiles merveilles des fêtes bourgeoises de 1468 ?... La démonstration parut convaincante, et toute la critique adopta l’hypothèse. Personne ne s’avisa d’y aller voir de près ; personne même ne tint compte de la distinction établie par Huysmans entre la Vierge de Somzée et celle de Francfort. En quoi la conception de cette dernière réclamait-elle le génie du récit pittoresque ? Sur ce point et sur les autres, la critique resta frappée de cécité. Jacques Daret devint illustre. Or voici que M. Hulin lui-même, avec une habileté supérieure et aussi un réel courage, défait soudainement ce qu’il avait échafaudé avec tant de peine[8]. Il croit avoir retrouvé de Jacques Daret une œuvre authentique qui décorait autrefois cette abbaye de Saint-Vaast, à Arras, en laquelle nous signalons plus haut la présence du peintre tournaisien. Commandée par l’abbé Jean du Clercq, l’œuvre se composait de plusieurs sujets et formait polyptyque. Quatre parties sont retrouvées : la Présentation au Temple (récemment encore chez les frères Duveen à Londres, aujourd’hui chez M. Pierpont Morgan), une Adoration des Mages, une Visitation (musée de Berlin) et une Adoration des Bergers (MM. Colnaghi, Londres), assez semblable à celle de Dijon, mais moins gracieuse. L’ensemble faisait l’orgueil de Jean du Clercq, abbé de Saint-Vaast, qui ne manquait point de montrer son retable aux princes et prélats passant par Arras. Et pourtant il n’y a plus ici qu’un reflet de l’art magistral du maître de Flémalle. L’œuvre est d’un élève, de Jacques Daret ; c’est donc avec le maître de celui-ci, avec Robert Campin qu’il faut identifier le grand peintre anonyme.
La critique va-t-elle suivre une seconde fois M. Hulin ? Sa confiance sera sans doute un peu moins vive. Les sujets que M. Hulin vient de rapprocher ont bien fait partie d’une même décoration ; ils furent bien commandés selon toute vraisemblance par Jean du Clercq pour l’abbaye de Saint-Vaast. Mais où est la preuve que Jacques Daret les peignit ? Le critique ne cite à cet égard aucun texte décisif. La vie, la carrière du maître de Flémalle, l’ordre de sa production, l’évolution de son génie restent autant d’impénétrables mystères, et nous pouvons encore répéter ce que nous écrivions il y a deux ou trois ans : heureux le critique qui sera l’Œdipe de ce Sphinx !
Le maître de Flémalle est modestement représenté à Charleroi (une réplique discutable de la Vierge de Somzée venue de Roubaix et la réplique de la Trinité que possède le musée de Louvain). Son grand condisciple Rogelet de le Pasture figure à ses côtés avec un petit portrait très précieux de la collection Cardon et la dramatique Pietà du musée de Bruxelles. On sait qu’il reste plus d’un point à élucider dans la carrière de Roger de le Pasture, devenu universellement célèbre sous le nom de Roger van der Weyden ; bien des œuvres s’inscrivent sans doute à tort à son catalogue ; mais il serait tout de même exagéré de le considérer comme une entité qui n’existe dans l’histoire de l’art que par le prestige d’un nom illustre et la gloire d’un génie dont seul le reflet subsiste dans des œuvres de disciples données par erreur au maître. Telle est la thèse qui se fait jour. Il ne m’est pas possible de l’adopter en toute sa rigueur. Le plus grand représentant de l’école tournaisienne, qui devint le fondateur de l’école bruxelloise, est vraiment plus qu’un symbole. Ne nous attardons pas aux obscurités de sa vie et disons plutôt ce qu’on en sait. Né à Tournai entre 1397 et 1400, il fit son apprentissage chez Robert Campin. Il n’acquit la maîtrise dans sa ville natale qu’en 1432, alors qu’en 1426 il était déjà installé à Bruxelles, marié, père de famille, et que, vers 1430, ses œuvres étaient déjà recherchées à l’étranger. Mais n’avons-nous pas vu que l’appresure n’était qu’une espèce de formalité ? Tout en restant inscrit comme apprenti chez Campin, Rogelet avait pu très bien acquérir la franchise de métier à Bruxelles où l’attendait la plus haute situation. Les échevins le nommèrent pourtraiteur de la ville, portrater der stad van Brussel, et lui confièrent l’exécution de grands tableaux de justice, — perdus hélas ! — qu’admirèrent Durer, van Mander, Guichardin et de nombreux voyageurs du XVIIe siècle. Dans la capitale brabançonne, Roger de le Pasture devint Roger van der Weyden, et l’on sait que c’est la traduction flamande de son nom qui répandit sa gloire. En 1450, maître Roger se rendit à Rome ; il était déjà connu en Italie ; en 1432, le Pape avait offert une de ses œuvres à Juan II, roi de Castille ; Alphonse d’Aragon possédait du grand tournaisien trois toiles représentant le Christ et, sa mère, le Christ aux outrages et la Flagellation, et laissant voir des Christs très différens d’expression, mais qui se ressemblaient physiquement à un cheveu près ; enfin Lionel d’Este faisait grand cas d’une œuvre de Roger figurant dans sa collection et qui nous est connue par un éloge lyrique de Cyriaque d’Ancône et une description assez précise de Barthélémy Facius. Roger s’arrêta à Ferrare en se rendant à Rome et il se pourrait que le portrait à l’huile du fameux marquis Lionel, retrouvé récemment, fût de notre maître tournaisien[9]. Barthélémy Facius nous apprend aussi qu’à Rome Rogerius Gallicus, insignis pictor, admira les fresques de Gentile da Fabriano alors existantes dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran et déclara que leur auteur était le plus grand des maîtres italiens. Le style de Gentile a sans doute agi sur celui de Roger ; en revanche, la manière du « portrater van Brussel » laissa des traces dans l’art de Filippo Mazzola, Gosima Tura, Bianchi Ferrari et de deux peintres cités par Cyriaque d’Ancône comme disciples de Roger, mais dont les œuvres ont disparu, Angelo de Sienne et Galasso. Revenu à Bruxelles, maître Roger ne fut point oublié par ses admirateurs italiens. Les Sforza lui envoyèrent le peintre Zanetto Bugatto, lequel séjourna pendant trois ans dans l’atelier de Roger ; après quoi, il s’en retourna à Milan et devint peintre de la Cour, non sans que Bianca Visconti eût par lettre autographe remercié Roger de la libéralité avec laquelle il avait appris son art au maître milanais. Princes, prélats et magistrats « belges » ne se montraient d’ailleurs pas moins enthousiastes du génie de van der Weyden. Tournai sans doute avait vu grandir avec orgueil son enfant, et quand maître Roger trépassa, ses confrères tournaisiens honorèrent sa mémoire d’une cérémonie spéciale. Il mourut à Bruxelles le 18 juin 1464 et fut enterré à Sainte-Gudule. Une messe pour le repos de son âme fut célébrée également à Tournai, et le compte de la corporation des peintres tournaisiens porte la mention : « Payet pour les chandelles qui furent mises devant saint Luc à cause du service de maître Rogier de le Pasture, natif de cheste ville de Tournay, lequel demoroit à Bruxelles, pour ce IIII gros et demi. »
Il est vrai qu’une grande incertitude règne autour des œuvres attribuées à Roger et la critique a dû enregistrer bien des mécomptes en essayant d’établir le catalogue du grand maître. Le chapitre van der Weyden s’est embelli récemment encore d’une mésaventure autour de laquelle les grands prêtres de l’archéologie quattrocentiste ont fait le silence. Il est au musée de Bruxelles un petit triptyque très précieux, l’un des joyaux de la salle des Primitifs, qui représente au centre la Crucifixion avec les donateurs, lesquels étaient, croyait-on, le duc François Sforza, sa femme Bianca Visconti et leur fils Galeas, agenouillés près de leur blason familial. Le retable en question fut tenu pour une œuvre appartenant au cycle van der Weyden (peut-être un Memlinc de jeunesse exécuté dans l’atelier de Roger) jusqu’au jour où M. Valeri publia les documens révélant que Zanetto avait étudié sous la direction de maître Roger, de 1460 à 1463. Il se trouva tout de suite un archéologue pour suggérer que ce « triptyque des Sforza » était peut-être bien l’œuvre de Zanetto, et un peu plus tard un autre archéologue pour affirmer que ledit Zanetto était sûrement l’auteur du précieux retable. Or voici qu’un savant milanais[10] nous démontre que les donateurs de ce triptyque ne sont pas les Sforza, et que le blason n’a rien de sforzesque. Dès lors messer Bugatto rentre dans l’ombre. On ne connaît de lui aucune œuvre authentique. Ce sont deux « documens » pourtant qui lui ont valu un instant de gloire. Avis aux historiens de l’art qui ne jurent que par les parchemins. Regardons les œuvres, au moins aussi bien que les textes. C’est l’importante leçon qu’on peut tirer de cet incident milano-flamand.
Sur quelles œuvres Roger a-t-il des droits sans conteste ? Le retable de la Vierge et celui de saint Jean (musée de Berlin) avec leurs diverses scènes disposées dans des encadremens d’architecture, le retable des Sept Sacremens (musée d’Anvers) où le mysticisme et le réalisme flamands coexistent en si parfaite harmonie, — sont justement célèbres ; mais leurs titres peuvent craindre un examen sévère. Il se pourrait que l’éblouissant polyptyque de Beaune fût de plusieurs maîtres : Roger, Memlinc, Thierry Bouts. Le retable des rois Mages (pinacothèque de Munich), le triptyque de Pierre Bladelin (musée de Berlin), se défendent mieux que les trois premiers. Enfin si le dossier de la Descente de Croix de l’Escurial, — chef-d’œuvre tant de fois imité, — réserve des joies à certains hypercritiques toujours en quête de négation, le sublime de cette page unique suffit à rendre évidente son authenticité. Ici le Roger dramatique et lyrique, loué sur le mode le plus enthousiaste par les vieux annalistes, se proclame tout entier avec les nuances profondes de son génie et la ferveur ardente de son temps. L’œuvre présente des aspects de bas-relief ; les figures disposées d’une façon presque symétrique sont soumises au rythme le plus heureux. Ce n’est point la vérité réaliste des physionomies qui frappe, ni la disposition vivante ou pittoresque de la scène ; c’est le groupement idéal des personnages et la beauté spiritualiste de leurs expressions. Par là Roger de le Pasture se détache de Jean van Eyck et ressuscite le grand lyrisme du XIIIe siècle français. Point de violence dans ses figures, point de passion extérieure, mais une émotion contenue, d’autant plus émouvante : Sie trinken gewissermassen ihre Tränen in sich hinein, a dit justement un critique allemand[11]. Notre peinture du XVe siècle n’a point dépassé ces sommets. Il est naturel que Tournai ait enfanté un tel peintre. Entre toutes les villes pieuses des Pays-Bas, celle-ci se montra la plus croyante. « La grande procession de Tournai, instituée tout à la fin du XIe siècle, lors d’une peste qui désolait alors les rives de l’Escaut, fournit la manifestation la plus éclatante de l’ardente religiosité des Pays-Bas. Toutes les classes de la population, confondues dans un même élan de foi, suivirent nu-pieds la statue de la Vierge[12]. » Pour la construction de ses belles églises, Tournai possède au XIIe et au XIIIe siècle des maîtres maçons sans rivaux dans nos provinces. Si la vieille cité épiscopale reste pendant deux cents ans la capitale d’une bonne moitié des Pays-Bas, elle le doit en partie à l’ardeur de sa foi. Jusqu’à la (in du moyen âge, sa procession est tenue pour une sorte de cérémonie nationale où les pèlerins flamands se rendent en foule et à laquelle les Gantois étaient encore représentés au XVIe siècle.
Valenciennes, — comme Tournai et Cambrai, — doit sa richesse médiévale à la pratique de l’industrie flamande par excellence : la fabrication des draps. Au XIVe siècle, un grand luxe régnait ici comme dans les autres villes drapières des Pays-Bas, et l’art y prenait un essor vigoureux. Déjà au XIIIe siècle, Valenciennes organisait des concours de poésie et tout de suite aussi, l’art plastique y eut des représentans remarquables. C’est un architecte appelé Jean de Valenciennes qui commence, en 1436, l’Hôtel de ville de Bruges. Deux ans auparavant, un autre maître hennuyer, aux rares facultés, spécimen avant la lettre des maîtres universels de la Renaissance, André Beauneveu, — probablement de Valenciennes, — avait été mandé en Flandre pour l’exécution du tombeau de Louis de Mâle à Courtrai. Architecte, peintre, tailleur d’images, enlumineur, nous le rencontrons de 1364 à 1390 successivement à la Cour de France, chez le duc de Berry et le comte de Flandre. « Au-dessus ce maître, Andrieu n’avoit pour lors, — dit Froissart, — meilleur ni le pareil en nulles terres, ni de qui tant de bons ouvrages feust demouré en France ou en Haynnau dont il estoit de nacion, ou royaume d’Angleterre. » L’inventaire de la librairie du duc Jean de Berry (1401 à 1403) attribue à Beauneveu des « Petites Heures » que l’on a identifiées avec un psautier de la Bibliothèque nationale où douze figures d’apôtre, alternant avec douze figures de prophètes, manifestent tous les signes de l’éclectisme régnant alors dans la miniature septentrionale : maniérisme gothique des draperies, réalisme tempéré des visages, italianisme du décor. Ce qui est conservé des œuvres de Beauneveu témoigne surtout de son génie sculptural ; maître Andrieu est le plus grand « maistre ouvrier de thombes » de son temps. Ses effigies royales de Saint-Denis l’attestent amplement et les sculpteurs de son temps comme ceux qui devaient briller immédiatement après lui, — tel Claes Sluter, le maître inspiré du Puits de Moïse, — se firent un devoir d’aller étudier à Mehun-sur-Yèvre les merveilles commandées à Beauneveu par le grand mécène du temps : Jean de Berry.
Un peintre célèbre vécut à Valenciennes dans la seconde moitié du XVe siècle : Simon Marmion. C’est de lui surtout que l’on pourrait penser ce que certains disent de Roger de le Pasture. Ses travaux, mentionnés par les textes contemporains, ont disparu, et les œuvres qu’on lui attribue sont privées d’état civil. Simon Marmion naquit vraisemblablement à Amiens vers 1425[13]. Il était fils de Jean Marmion, peintre à Amiens, lequel eut un autre fils peintre : Guillaume ou Mille. De 1449 à 1454, Simon, — que les textes appellent alors Simonne t, — exécute des besognes de polychromie et dorure pour Amiens. En 1454, il termine un Christ pour l’Hôtel de Ville de la même cité et se rend la même année à Lille pour participer aux travaux du Vœu du Faisan. En 1460, il s’installe à Valenciennes dont il devient bientôt l’un des gros propriétaires. Protecteur de ses confrères, il réunit ceux-ci sous la bannière de saint Luc en 1460 et exécute pour la chapelle de la nouvelle gilde des peintres, imagiers et brodeurs, à Notre-Dame-la-Grande, un retable dont un vieux manuscrit dit : « La table d’autel de la chapelle Saint-Luc est de cest excellent ouvrier Marmion, digne de très grande admiration, singulier en la draperie, relèvement de plate peinture, que l’on jurerait que c’est une pierre blanche, qui n’y prendrait garde de bien près et surtout en la table d’autel la chandelle qui semble vrayement ardre. » En 1468, Simon Marmion figure avec son frère Guillaume dans la liste des maîtres de la Gilde de Tournai, non point qu’il habitât la vieille cité, mais parce qu’il pouvait, moyennant cette inscription, recevoir des commandes dans cette ville et y envoyer des travaux. Valenciennes était devenue la vraie patrie du maître. Il peignit encore une Image de saint Luc pour l’autel de la Gilde à Notre-Dame-la-Grande, les portraits de Charles le Téméraire et d’Isabelle de Bourbon (1473), plusieurs tableaux pour l’abbaye de Saint-Jean, un retable pour l’autel de Notre-Dame-de-Pitié aux Dominicains et une Vierge qui au XVIIe siècle fut léguée à l’hôpital de Louvain. En avril 1476, on lui paya les enluminures d’un livre d’Heures qu’il avait commencé pour Philippe le Bon et achevé pour Charles le Téméraire en 1470. Ses travaux et sa grande fortune ne lui laissèrent, semble-t-il, aucun repos. Les documens scabinaux révèlent qu’il fut mêlé à un grand nombre d’affaires d’intérêt, ventes, procès, etc. Il mourut âgé de soixante et quelques années, le jour de Noël 1489. Sa fille, — et non sa sœur comme on l’a cru jusqu’à présent, — fut une célèbre miniaturiste (la Marie Marmionne de Jean Lemaire des Belges) et sa veuve qui appartenait à l’une des plus riches familles de Valenciennes : les Quaroube, épousa en secondes noces un peintre que nous retrouverons, Jean Prévost de Mons. Simon Marmion fut inhumé dans la chapelle de Notre-Dame-la-Grande, et le chanoine Jehan Molinet composa pour sa tombe une épitaphe louangeuse dont voici quelques vers :
Ciel, soleil, feu, ayr, mer, terre visible,
Metaulx, bestaulx, habitz rouges, bruns, pers,
Bois, bledz, camps, pretz et toutte rien pingible
Par art fabrile ay attainct le possible
Autant ou plus que nulz des plus expers
Tant vivement que nul bruict je n’y pers.
Doreur et polychromeur, peintre de retables, de cartons de tapisseries, miniaturiste de premier ordre, chanté par les chroniqueurs bourguignons, qualifié par Jean Lemaire de « prince d’enluminure, » par Guichardin de « peintre très excellent, » et par Molanus de nobilissimus pictor, Simon Marmion n’est pour ainsi dire plus qu’un nom. Ressuscité par Le Glay, l’élégant historien des comtes de Flandre, il doit sa re- nommée actuelle au chanoine Deshaines. A la suite de cet excellent archéologue, la critique presque unanimement a vu en Simon Marmion l’auteur du retable de saint Bertin, conservé pour la plus grande partie au musée de Berlin (deux volets sont à la National Gallery). Cette œuvre importante fut exécutée de 1454 à 1459 pour Guillaume Fillastre, abbé de Saint-Bertin à Saint-Omer, en complément d’un reliquaire d’argent doré rehaussé de perles et de pierres précieuses. On dit qu’en voyant ces peintures, Rubens, sans connaître leur auteur, déclara qu’il les couvrirait sans hésitation de ducats d’or pour s’en rendre acquéreur, — une légende certainement, puisque proposition identique est prêtée à plus d’un grand maître pour d’autres œuvres. A la fin du XVIIIe siècle, l’archiviste de l’abbaye de Saint-Bertin, dom Charles de Witte, parlant de Guillaume Fillastre, dit : « Cet abbé fit faire à Valenciennes le retable du maître-autel. » Cette indication sommaire suffit au chanoine Deshaines pour restituer à Simon Marmion les peintures de Saint-Bertin, autour desquelles s’est peu à peu constitué le catalogue du « prince d’enluminure. » L’œuvre supposé de Marmion s’étend aujourd’hui des Grandes Chroniques de Saint-Denis (bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg) dues vraisemblablement au maître qui peignit le retable de Guillaume Fillastre, jusqu’aux scènes de la vie de saint Vincent-Ferrer à l’église de Saint-Pierre-Martyr à Naples, lesquelles sont certainement d’un maître hispano-napolitain ! L’auteur de la Vie de saint Bertin, — l’attribution à Simon Marmion reste hypothétique, — est un maître d’éducation flamande, voisin de Thierry Bouts, antérieur en épanouissement à Memlinc, lequel pourrait bien s’être imprégné de son style qu’on sent nourri de la tradition des grands enlumineurs du XVe siècle. Le tact, la grâce, le charmant esprit narratif déployés par l’auteur de cette série de petites scènes monacales conservées à Berlin, doivent-ils être considérés comme des indices du génie wallon, — ou, si l’on veut, français ? Peut-être. Mais ces mérites existent aussi chez les miniaturistes du quattrocento brugeois. Les maîtres néerlandais du XVe siècle sont très généralement semblables à leurs seigneurs, les ducs de Bourgogne, de la maison desquels le chanoine Molinet, panégyriste de Simon Marmion, disait : « Sa puissance estoit trop plus flamande que wallonne... »
Toutes les villes importantes de la Flandre wallonne, du Cambrésis, de l’Artois, du Hainaut, eurent des ateliers de peinture que l’on peut tenir pour des écoles. Douai, de son côté, vit naître à la fin du XVe siècle Jean Bellegambe, un maître charmant qui se souvient de Memlinc et qu’influencent Metsys et Gossart. Nous sommes, cette fois, à l’aube de la Renaissance italianisante... Douai avait connu une grande prospérité, grâce à la fabrication de ses écarlates, mais l’annexion de la Flandre wallonne à la France avait porté la plus grave atteinte à la ville en la séparant de Bruges, entrepôt des laines anglaises ; néanmoins, le luxe des habitans avait éveillé le goût de l’art. De nombreux peintres et imagiers sont cités pendant les XVe et XVIe siècles : les Lefebvre, Nicaise, Simon et Godefroi de Cambrai, Pierre Maillart, Pierre de Laet, Jean Viellard, Jean le Carlier, les Lescripvent. Ici, comme à Tournai, c’est en grande abondance que nous rencontrons tapisseries de haute lisse, toiles peintes, statues, tableaux, bahuts, chaises à dossier, coffres sculptés, joyaux, bijoux. Jean Bellegambe, que ses contemporains qualifient de « peintre excellent ou maître des couleurs, » et à qui Guichardin reconnaît un grand talent de paysagiste, continuait comme ses grands prédécesseurs flamands et wallons de fournir des modèles aux ouvriers d’art douaisiens, tout en peignant des retables pour les églises et les abbayes. Nous pouvons répéter en outre avec le chanoine Deshaines qui lui a consacré une imposante monographie : « Jean Bellegambe est un artiste chrétien, instruit, pieux, un peintre théologien, dirions-nous volontiers, qui connaît la doctrine de l’Eglise non seulement dans son ensemble, mais aussi dans ses détails et dans ses preuves par l’Écriture sainte, les saints Pères, la tradition et le symbolisme[14]. » On ne dit point qu’il fut clerc comme Jacques Daret, mais il eût mérité de l’être ; et certainement il était aussi profondément croyant que le peintre de la Vierge de Francfort et celui de la Descente de Croix de l’Escurial. Mais il n’a plus la facture énergique, la palette vivante des maîtres de Bruges, de Gand, de Tournai. Il accueille avec empressement les nouveautés que nos artistes italianisans introduisent dans la peinture au début du XVIe siècle : riches décors architectoniques, vêtemens pleins de fantaisie, paysages romantiques de rochers bleuâtres, nombreuse et pittoresque figuration de petits personnages ; mais sa technique est très inférieure à celle de Jean Gossart, de Metsys, de van Orley. Son chef-d’œuvre est un retable polyptyque « représentant sur les panneaux extérieurs le Sauveur offrant la croix à la vénération du monde entier, et, sur les panneaux intérieurs, la Sainte Trinité adorée par toute la hiérarchie céleste[15]. » Exécutée de 1516 à 1520 pour l’abbaye d’Anchin, l’œuvre est aujourd’hui conservée dans la sacristie de l’église Notre-Dame à Douai ; Jean Bellegambe s’y montre merveilleux architecturiste et peintre orfèvre. Le polyptyque n’est pas intact. Tel quel, il eût fait excellente figure au musée de Bruxelles auquel le docteur Escalier de Douai offrit de le céder avant de le vendre à ses concitoyens. Les deux tableaux de Bellegambe envoyés à l’exposition de Charleroi : l’Adoration de l’Enfant Jésus (1528) et le Christ entre les mains des bourreaux proviennent de cette antique et puissante abbaye de Saint-Vaast où nous conduisit Jacques Daret. Les qualités et les faiblesses de Bellegambe s’y harmonisent en une formule très sympathique. Ce maître, au pinceau un peu mou, aimait peindre des trognes avinées de tortionnaires. Il les prodigue dans un Martyre de sainte Agathe envoyé à Charleroi par M. Kleinberger et où s’impriment tous les caractères de son art.
Mons ne passe point pour un grand centre de notre peinture primitive. Pourtant la ville possède au XVe siècle une connétable de peintres, verriers, brodeurs, tapissiers, relieurs, sculpteurs et graveurs. Les statuts en furent renouvelés le 14 juillet 1487 ; leur connaissance complète les notions que la vie de Campin et Daret nous fournissent sur les devoirs, les droits corporatifs des artistes « syndiqués » à la fin du XVe siècle. L’apprentissage était de trois ans ; admis à la maîtrise après la production du chef-d’œuvre, l’artiste payait un droit, s’il n’était pas fils de maître. À chaque enfant qui lui naissait, il était tenu de faire un nouveau versement ; en échange, la gilde intervenait dans diverses occasions solennelles dont les deux principales étaient les noces et les obsèques. L’emploi de mauvaises couleurs était puni d’amende ; de rigoureuses prescriptions protectionnistes enlevaient aux maîtres étrangers le désir de venir lutter à Mons avec les artistes locaux. C’est dans ce milieu que naquit en 1462 Jean ou Jehan Prévost (en flamand, Johan Provoost)[16]. Mons ne sut point retenir ce peintre très doué. Après avoir acquis la maîtrise à Anvers en 1493, Prévost s’installe à Bruges où nous le trouvons inscrit au registre d’admission à la bourgeoisie le 10 février 1494, comme étant né à Mons en Hainaut. Lui aussi est à la fois ouvrier d’art et peintre en fines couleurs. En 1509, il est chargé de laver, restaurer et vernir les armoiries des chevaliers de la Toison d’Or suspendues dans le chœur de la cathédrale de Saint-Donatien et d’y ajouter six nouveaux panneaux. La même année, Johan Provoost ravive la polychromie d’une partie du jubé de la même église. Quatre ans plus tard il exécute pour les magistrats brugeois huit cartes topographiques dont l’une représente le Zwin ; en 1516, il fournit le plan d’une voûte en chêne pour le chœur de Saint-Jacques ; en 1520, il collabore aux décorations qui ornèrent Bruges à l’occasion de la joyeuse entrée de Charles-Quint ; en 1521, il offre un dîner à son illustre confrère Albert Dürer de passage à Bruges. Rien ne ressemble à la carrière d’un peintre du XVIe siècle flamand comme celle d’un peintre du siècle précédent... Marié trois fois, Jean Prévost avait épousé en premières noces Jeanne de Quaroube, veuve de Simon Marmion (morte en 1506), ce qui a fait supposer que notre peintre montois avait été l’élève du « prince d’enluminure. « Pour nous, Jean Prévost est bel et bien un représentant de l’école anversoise inaugurée avec tant d’éclat par Quentin Metsys. Il peignit, en 1525, pour l’Hôtel de Ville de Bruges un Jugement dernier, aujourd’hui au Musée communal où la transparence du coloris, le mouvement gracieux et un peu contraint des figures nues disent l’amour du maître montois pour le nouveau style. Autour de lui vivaient, à Bruges, Gérard David et ses disciples, que la nouvelle esthétique italianisante entraînait peu à peu et chez qui se font jour de curieuses préoccupations de clair-obscur léonardesque. Partisan des nouveautés, Prévost ne manqua pas d’adopter ces dernières. On en peut juger dans son triptyque de Jean van Riebeke (musée de Bruxelles) exposé à Charleroi avec le Jugement dernier de Bruges. Prévost mourut en 1529. Dürer lui avait fait l’amitié de dessiner son portrait. Ce délicieux crayon — monogramme — est conservé au musée de Weimar et passait jadis pour représenter Patinir, le peintre dinantais.
Mons ne sut point retenir un autre peintre de marque au- quel elle donna le jour deux ans avant la mort de Prévost, Nicolas Neufchatel, appelé aussi Colyn van Nieucastel, Nicolas de Novocastello et surtout Lucidel (Nutzschideel). Cet artiste ne se contenta même point d’élire domicile dans une autre ville des Pays-Bas. Il vécut en Allemagne et mourut vraisemblablement à Nuremberg en 1590. Élève à Anvers de Pierre Coeck, — lequel fut aussi le maître de Breugel l’ancien, — Lucidel était installé à Nuremberg en 1561 et travailla ensuite à Prague. Il fit trois fois le portrait de l’empereur Maximilien II et de sa fille aînée, l’archiduchesse Anna. Ses œuvres conservées sont nombreuses et souvent cataloguées sous le nom de Holbein. Il manque d’expression dans ses originaux féminins ; les grandes robes noires et les chaînes à la vieille mode nurembergeoise ne contribuent point d’ailleurs à les animer[17]. Ses portraits d’homme sont en revanche pleins de vérité, sobres et saisissans. Le portrait du Mathématicien Johann Neudörffer avec son fils (pinacothèque de Munich) est justement considéré comme son œuvre capitale. Le musée de Budapest a consenti à prêter à l’exposition de Charleroi les portraits de Hans Heinrich Pilgrim, de Bois-le-Duc (daté de 1561) et de sa femme. Hans Pilgrim, tout de noir vêtu ; silhouetté avec une finesse extrême, haussant sa tête pâle et morose sur son torse nerveux, est d’une représentation infiniment supérieure à celle de son insignifiante épouse. Un portrait de vieille dame de la collection Cardon (daté de 1572), attribué avec vraisemblance à Lucidel, a plus de vie et d’accent que celui de frau Pilgrim. Les œuvres de ce maître montois, dont l’art s’apparente à celui de Holbein, de Moro et de certains vénitiens de la terre ferme, sont exposées à Charleroi en regard des fragmens qui nous restent d’un jubé monumental élevé dans la collégiale de Sainte-Waudru, à Mons, par l’architecte-sculpteur Jacques Dubrœucq (né à Mons au commencement du XVIe siècle, mort en 1584). Ce Dubrœucq, de qui Jean de Bologne reçut ses premières leçons, fut un décorateur éminent, un ingénieux compositeur de bas-reliefs dramatiques et un délicieux arrangeur de draperies. Il parle un langage romain, et le sentiment de ses figures est assez conventionnel. D’ailleurs, il est difficile de juger de leur mérite dans une salle d’exposition ; une telle sculpture réclame son cadre architectural. Le jubé de Sainte-Waudru fut démoli à la fin du XVIIIe siècle. On rêve, dit-on, d’en utiliser les fragmens pour un nouveau maître-autel de la vieille église. Cette solution ne me paraît pas très heureuse ; dans de tels cas, on peut recourir, semble-t-il, à l’hospitalité d’un musée. La Commission des Monumens est saisie du problème. Souhaitons-lui de le traiter avec sagesse.
Jean Gossart, dit Mabuse, occupe une place d’honneur à l’exposition des « Arts anciens du Hainaut ; » il la remplit dignement, grâce aux superbes pages envoyées par les musées de Bruxelles et de Tournai et par les collections Ch.-L. Cardon et von Kauffman. De cette dernière est venu le portrait de l’artiste, — signé, — honnête et sympathique visage, assez proche comme caractère de la tête de Prévost dessinée par Albert Durer. Les chroniqueurs du XVIe siècle ont prêté à Gossart quelques vices, dont l’ivrognerie était le moindre ; à les en croire, le grand maître wallon aurait empoisonné son jeune confrère Lucas de Leyde qu’il jalousait ! Il n’y a rien de plus crédule que les vieux annalistes de la peinture ; comme ils sont peintres eux-mêmes, ils se montrent rarement indulgens pour les faiblesses de leurs confrères défunts, et n’ont aucun scrupule à inventer des anecdotes déshonorantes. Ainsi en firent-ils avec Gossart. Le tranquille visage du maître proteste avec une douce énergie contre de pareilles calomnies. Sa carrière, singulièrement remplie et attachante, est, elle aussi, une protestation. Il y a très peu de temps que l’on s’intéresse comme il convient aux œuvres de Gossart. On leur tenait rigueur de leur italianisme. Fromentin avait dit : « Le premier qui partit fut Mabuse, vers 1508. » Nombreux sans doute sont ceux qui, sur la foi de ce bout de phrase, croient encore aujourd’hui que Gossart fut le premier parmi nos peintres à s’imprégner de l’idéal italien. Notre art était plein d’italianisme avant son départ ; il se pourrait même qu’à la fin de sa carrière, Memlinc eût peint des Madones agrémentées d’amorini tenant des guirlandes à l’antique. L’italianisme, du moins sous ses formes initiales, n’est plus tenu aujourd’hui pour une tare, et la passion, très justifiée mais un peu exclusive, que l’on avait vouée aux primitifs du XVe siècle s’étant un peu calmée, on s’est aperçu enfin que la première moitié du XVIe siècle flamand abonde en talens séduisans, énergiques, infiniment dignes d’admiration. Cette réaction est récente. On finira par reconnaître que l’italianisme, à ses débuts, loin d’être un mal, assura la vie et l’éclat d’une période inédite de la peinture flamande. C’est une gloire pour Jean Mabuse d’avoir été désigné par la tradition comme l’auteur responsable de cet état de choses.
Jean Gossart, appelé également Mabuse, Malbodius, Mabusius, Malbogie et Melbodie, naquit vers 1470 à Maubeuge, petite ville de l’ancien comté de Hainaut[18] ; son éducation artistique fut vraisemblablement toute flamande. L’une des miniatures du bréviaire Grimani portant sa signature, nous pensons qu’il a travaillé dans l’atelier de Gérard David à Bruges ; il y a lieu de croire aussi qu’il s’inscrivit parmi les maîtres d’Anvers, — un Jennyn van Hennegouwen (Jean de Hainaut) figurant dans la gilde anversoise en 1503. Voici donc encore un maître wallon formé aux disciplines flamandes, — un artiste parfaitement belge par conséquent. Il joue vraiment le rôle d’un peintre national, et nos souverains et mécènes utilisent son talent sans répit. Il doit à leur faveur d’avoir fait le voyage d’Italie dans des conditions que ne connut point Roger van der Weyden.
Envoyé en ambassade auprès du pape Jules II, le bâtard de Bourgogne Philippe amena son historiographe Guillaume de Nimègue et ses deux peintres ; l’un des deux était un vieux maître vénitien qui avait longtemps séjourné en Allemagne, puis était venu dans les Pays-Bas, Jacopo dei Barbari ; l’autre était Jean Gossart. On organisa en l’honneur de Philippe de Bourgogne des réceptions magnifiques à Vérone, Florence et Rome. Jules II s’éprit de cet ambassadeur septentrional qui connaissait la peinture et la sculpture pour les avoir pratiquées, discutait bases, colonnes et couronnemens en architecte versé dans la science vitruvienne, qui dissertait aussi bien que quiconque de fontaines et d’aqueducs. « Rien ne lui plaisait tant à Rome, — dit Guillaume de Nimègue, — que de contempler ces monumens de l’antiquité qu’il faisait peindre par l’éminent artiste du nom de Jean Gossart de Maubeuge, quæ per clarissimum pictorem Joannem Gossardum Malbodium depingenda sibi curavit. » On peut être assuré que Mabuse, guidé par Jacobo dei Barbari, visita les ateliers de ses confrères italiens ; S’il s’appliqua à connaître les architectures antiques, il s’exerça avec non moins d’ardeur à pénétrer les secrets du sfumato léonardesque... Revenu dans les Pays-Bas, il suivit son maître au château de Zuytburg, puis à Utrecht où Philippe de Bourgogne reçut la mitre épiscopale en 1517 et mourut en 1524. Un autre grand bâtard bourguignon, Adolphe, seigneur de Beveren et de Veere, prit alors Mabuse à son service, et le peintre s’installa avec son nouveau protecteur à Middelbourg. Nos vieux chroniqueurs assurent qu’il y courait les tavernes, jouait, buvait, se livrait aux « extravagances d’un homme enyvré. » Le peintre aurait perdu au jeu une magnifique robe en damas blanc, brochée de fleurs d’or, qu’Adolphe de Bourgogne lui avait fait faire à l’occasion d’une visite de Charles-Quint. En une nuit, Mabuse se serait fabriqué une robe de papier, avec des fleurs peintes à miracle, et l’empereur, en voyant défiler Gossart parmi les dignitaires, aurait dit au seigneur Adolphe : « Je savais nos fabriques de Flandre très riches, mais j’ignorais qu’elles pussent produire de telles merveilles ! » L’admiration pour la technique du peintre perce dans ces légendes calomnieuses. Gossart avait travaillé pour Charles-Quint à Bruxelles en 1516 ; en 1523, Marguerite d’Autriche l’employait à Malines ; il n’est pas impossible qu’il ait « pourtraité » Christian de Danemark à Copenhague même. Il mourut vraisemblablement à Middelbourg entre 1533 et 1535.
Deux œuvres importantes de Jean Gossart illustrent les deux phases principales de sa carrière : l’Adoration des mages (collection de lord Carliste au château de Naworth) laquelle est d’avant le départ pour l’Italie, et le Saint Luc peignant la Vierge (musée de Prague) qui suit le retour. Gossart aurait travaillé pendant de nombreuses années à l’Adoration des mages, qu’il peignit pour une abbaye de Grammont et qui passa successivement dans les collections des archiducs Albert et Isabelle, de Charles de Lorraine et du duc d’Orléans[19]. C’est une merveille technique digne des grands joailliers du pinceau de notre XVIe siècle ; c’est une œuvre qui vise à la grandeur et tombe dans quelque étrangeté. Elle groupe une trentaine de figurines autour des personnages principaux, grands d’un demi-mètre et fait surgir d’immenses ruines en guise de décor rustique. On y sent un italianisme latent ; l’ingénuité de nos primitifs s’évanouit ; l’auteur s’aventure dans des complications et des fantaisies romantiques. Durer, en gardant une vérité surhumaine à ses personnages, avait obéi au même idéal dans son Adoration des Offices. Peu de temps après son retour d’Italie, Gossart peignait pour la chapelle des peintres de Malines (cathédrale de Saint-Bombaut), le magnifique et précieux retable où l’on voit Saint Luc peignant la Vierge. C’est la Prager Dombild, enlevée par l’empereur Mathias aux Malinois, réclamée vainement par ces derniers, déposée à la cathédrale de Prague et transportée finalement au musée de cette ville. Cette fois l’idéalisme de la Madone annonce la pénétration raphaëlesque en Flandre ; les architectures s’inspirent de Bramante. D’autres œuvres de Gossart dérivent de Jacopo dei Barbari, de Dürer, de Léonard de Vinci et même de Michel-Ange. Dans ses portraits, l’artiste se préoccupe du chiar-oscuro des Lombards contemporains, de la vérité de Durer et de Holbein, de l’élégance des Vénitiens de la terre ferme, — tout en peignant avec une énergie et un calme tout flamands comme on peut l’observer dans le Saint Donatien du musée de Tournai (volet d’un diptyque démembré), dans le portrait d’homme du musée de Bruxelles, dans son propre portrait de la collection Kauffman et dans le profil typique d’un prélat (collection Cardon) exposés à Charleroi. On peut se demander si le Gentilhomme à l’œillet et le Gentilhomme aux belles mains, envoyés également par M. Cardon, n’enrichissent pas indûment le catalogue de Jean Gossart. Ce sont des morceaux fastueux dont le peintre de Philippe de Bourgogne n’aurait pas eu à rougir. Mais tout grand virtuose qu’il fût, Mabuse ne déploya jamais l’étonnante désinvolture de l’auteur de ces portraits. Ces deux seigneurs ont été abondamment célébrés par la critique, et c’est justice ; le premier évoque les modèles de Boltraffio ; le second, en manteau de fourrure, pourpoint brodé, double chaîne d’or (broderies et bijoux sont dorés au métal et gravés dans la pâte) doit sa désignation à ses mains vives, fines, « botticelliennes. » On a prononcé pour le Gentilhomme à l’œillet et le Gentilhomme aux belles mains le nom de Jean Clouet. La question des « Clouet, » peintres de la cour de France est à peu près aussi confuse que celle du maître de Flémalle. Un Jean Clouet habitait Tours au commencement du XVIe siècle ; on croit pouvoir lui donner un François Ier et un Montmorency du Louvre. Certains critiques le tiennent pour l’auteur des deux Gentilshommes de la collection Cardon et des Ambassadeurs de la National Gallery attribués à Holbein. D’autres veulent voir en ce Jean Clouet, le peintre des Figures de femmes à mi-corps dont l’art n’est pas sans analogie avec celui de Gossart. En fait, nous savons peu de chose de Jean Clouet, si ce n’est qu’il fut peintre de François Ier et père du fameux François Clouet, peintre de quatre rois de France, de 1541 à 1572. Il paraît certain aussi que ce Jean, dit Jehannet ou Janet, venait du pays flamand ou wallon. On le croyait fils d’un Jean Cloët, peintre de Bruxelles, qui figure dans les comptes de Bourgogne en 1475 ; on n’est pas éloigné à présent de le croire originaire du Hainaut où l’on signale d’assez nombreux Clouwet ou Clauvet à la fin du XVe siècle. Un neveu de Simon Marmion, Michel Clauwet, fut peintre à Valenciennes et reçut, croit-on, des leçons de son oncle. Il eut deux fils, Janet et Polet. On ne sait s’ils furent peintres : c’est très probable toutefois, et il est bien tentant de ne voir en Janet Clauwet et Jean Clouet qu’un seul et même personnage. Cette identification est peut-être un peu prématurée ; et peut-être est-il trop tôt aussi pour mettre les deux gentilshommes de M. Cardon au compte d’une renommée aussi purement nominale que celle de Jean Clouet.
Deux maîtres wallons, Joachirh Patinir et Henri de Bouvignes, plus connu sous le nom de Blés, sont tenus pour les émancipateurs du paysage et les interprètes initiaux des sites mosans. Cette double gloire leur vaut un prestige marqué parmi les peintres de la « Wallonie » d’autrefois. Ils représentent une tradition que l’on invoque volontiers, et l’on ne saurait leur contester sérieusement le mérite d’avoir ouvert des voies indépendantes au paysage. Leur art s’est-il inspiré de la nature mosane ? Nous n’avons pas cru pouvoir répondre affirmativement à la question dans une étude spéciale que nous avons publiée ailleurs sur les « Paysagistes wallons du XVe au XXe siècle, » et que nous devons nous borner à résumer ici en nous excusant si nous ne réussissons pas à en renouveler suffisamment les termes[20].
Joachim Patinir, — ou Patenier, ou encore Pateniers, — naquit à Dinant en 1485 et mourut à Anvers le 5 octobre 1524. Il a très probablement travaillé à Bruges avant d’acquérir la maîtrise à Anvers, et peut-être fut-il dans la vieille capitale des Flandres l’élève de Gérard David, de qui les paysages bleuâtres portent des germes d’italianisme. On ne connaît que quatre tableaux indiscutablement authentiques de maître Joachim. L’un d’eux : la Tentation de saint Antoine, de Madrid, nous fait comprendre l’admiration de Durer pour Patenier qu’il appelle den guten Landschaftsmaler. — Henri, Hendrik, Henri Bles ou met de Blés, appelé également en France Henri à la Houppe et en Italie Civetta, naquit à Bouvignes, près de Dinant, vers le même temps que Patinir, au dire de van Mander et du poète-chroniqueur Lampronius. Il est certain que Blés séjourna longtemps en Italie où son surnom de Civetta, — à cause du hibou, parfois difficilement visible qu’il peignait souvent, pas toujours, dans ses œuvres, — resta longtemps populaire. On ne sait ni où, ni quand il mourut. Tout est obscurité dans son œuvre et sous ce nom de Blés (qui n’est qu’un sobriquet appliqué à l’artiste parce qu’il avait une mèche de cheveux blancs : een witte blés van hayr) sont cataloguées les productions d’un grand nombre d’artistes, aux tendances diverses. « Herri met de Bles, a-t-on dit justement, est le titre d’un chapitre difficile et confus. » Nous avons tenté naguère d’y mettre un peu d’ordre ; nous ne nous flattons pas d’avoir réussi[21]. Ce qui est certain, c’est que Bles comme Patinir sont dans les Pays-Bas les protagonistes d’une esthétique nouvelle du paysage. Avec Gérard David et ses élèves, l’école de Bruges à son déclin était devenue sans rivale dans l’art d’associer les beautés d’un site réel et doucement poétique aux émotions des belles figures pieuses. Mais déjà les lointains bleuâtres de « maître Gheeraert » voudraient s’embellir d’un peu de mystère. Une évolution se prépare. Le romantisme de nos italianisans des débuts du XVIe siècle apparaît. On en voit sortir la formule nouvelle du paysage telle que l’appliquent Patinir et Blés. Mais l’origine de ce romantisme est en Italie même, pensons-nous, dans les paysages de Léonard de Vinci, dans les sites mystérieux que le maître des maîtres semble tirer de son rêve et dont les moindres détails sont pourtant rigoureusement étudiés sur nature[22]. Toute la peinture septentrionale des débuts du XVIe siècle est déjà saturée de cette poésie nouvelle. Albert Durer sans doute contribua fort à sa diffusion. Mathias Grünewald en est très imprégné et c’est très vraisemblablement Jacopo dei Barbari qui en répandit la mode dans les Pays-Bas. Faut-il s’étonner de voir Gossart, l’ami de Jacopo et son collègue au service du bâtard Philippe, s’éprendre l’un des premiers des savoureuses étrangetés de ce romantisme encore gothique ? A Borne, nous l’avons vu, Gossart dessina des monumens antiques comme le firent tant de peintres après lui, — et c’est dans un mélange de réminiscences romaines et de visions alpestres qu’il puisa les motifs de ses paysages. Avec lui et autour de lui, tous nos peintres sans exception adoptent pour les fonds de leurs tableaux la poésie des sites léonardesques.
Ils n’en gardent pas toujours le mystère ; ils accumulent rochers sur rochers ; tous leurs horizons montrent les mêmes dentelures bleues ; leurs décors artificiels se peuplent de détails terre à terre ; ils n’ont aucun souci de logique, mais ils vouent un égal amour à l’idéal nouveau. Et cet idéal, on en trouvera des expressions infiniment délicates et hautes chez des maîtres flamands tels que Quentin Metsys, van Orley, van Clève, van Coninxloo, Blondeel, chez des maîtres wallons tels que Jean Bellegambe, Jean Prévost, Patinir et Bles. (Voir à cet égard à l’exposition de Charleroi le joli tableau de la collection Heseltine attribué à Patinir : Vierge dans un Paysage et la jolie Chasse de saint Hubert, de la collection Houtart, attribuée au même.) Au début de sa carrière Peter Bruegel l’ancien est encore tributaire de ces visions convenues ; après son retour d’Italie, il dessine force panoramas du Tyrol et du Frioul, où il se souvient, dirait-on, des exemples de Blés et de Patinir. Parmi tous ces peintres septentrionaux qui renonçaient à peindre leur milieu natal, plusieurs avaient vu les Alpes d’ailleurs, et la réalité de certaines formes laisse percer leur âme de réalistes impénitens à travers le mensonge de leurs paysages attrayans. Dans les premières années du XVIIe siècle, Van Valkenburgh, Tobie Verhagt, — le premier maître de Rubens, — restent encore inféodés à cette formule gothico-renaissante. Paul Bril s’en affranchit le premier ; la vue de la campagne romaine fit de lui l’un des créateurs du paysage classique. C’est l’Italie qui détourna nos peintres d’une esthétique italianisante déjà vieille d’un siècle.
Nous ne pouvons assigner à cette étude le cadre que les organisateurs de l’exposition de Charleroi ont rêvé pour leur démonstration ; nous devrions disposer d’un espace double, et l’on peut trouver que nous avons multiplié outre mesure nos monographies abrégées. Au surplus, avant le XIXe siècle, on ne rencontre plus en Wallonie que des talens sans éclat et un maître que l’on soumettrait plus difficilement encore que tous ses compatriotes gothiques ou renaissans à une classification régionaliste : Watteau.
Terminons par une énumération. Malgré leur titre, les « Arts anciens du Hainaut » ont fait une place à la peinture liégeoise. Lambert Lombard (né en 1505, mort en 1566) fut un grand chef d’atelier aux aptitudes multiples ; il n’était guère permis de se faire une haute opinion de sa peinture d’après les tableaux inscrits sans preuve à son catalogue. La révélation à Charleroi d’une de ses œuvres authentiques, — une Descente de Croix de la collection Meses, — ne grandira point son prestige comme peintre. Du moins apprenons-nous par ce tableau que le charme de Jean Mabuse ne subsiste guère chez Lombard (élève du peintre de Maubeuge), mais qu’en revanche, le maître liégeois possédait déjà la furia un peu grossière de son terrible disciple, Frans Floris, le plus roman de nos peintres avant Rubens. Gérard Douffet et Berthollet Flémalle, de Liège aussi, sont d’honnêtes épigones de Rubens. Gérard de Lairesse, de Liège encore, mort à Amsterdam en 1711, est célèbre pour avoir malmené Rembrandt devant des publics hollandais. Enfin Defrance (1725-1805) est un aimable et joyeux conteur de mœurs liégeoises du XVIIIe siècle. Namur peut également citer un peintre, Nicolas La Fabrique, mort à Liège d’ailleurs, après 1736, dont le musée de Bruxelles possède une bonne étude physionomique : le Compteur d’argent (prêté à l’exposition). Au XVIIe siècle, l’atelier de Michel Bouillon, peintre de fleurs et de natures mortes, attirait à Tournai de nombreux élèves de 1639 à 1677 ; au XVIIIe siècle, deux peintres tournaisiens sont encore à citer : Théobald Michaux, qui peignait d’amusantes vues de villes, et surtout P J. Sauvage dont les grisailles sont recherchées à l’égal des meilleures productions françaises contemporaines. Tous ces artistes sont au catalogue de l’exposition comme aussi Pater, François et Jean-Baptiste Watteau. Quelle tentation de parler longuement du Bain, — un morceau royal vraiment, — prêté par Son Altesse le duc d’Arenberg ! L’attribution à Jean-Baptiste ne doit-elle soulever aucun doute ? Que penser de la « wallonisation » du peintre de l’Embarquement ? La compétence nous fait défaut pour répondre au premier point[23] et la place pour traiter le second. Nous devons nous borner aussi à citer les artistes belges du XIXe siècle, nés en Wallonie : le classique Navez (de Charleroi), les romantiques Gallait (de Tournai) et Wiertz (de Dinant), les paysagistes Fourmnois (de Prestes) et Hippolyte Boulenger (de Tournai), et puis Félicien Rops (de Namur), le terrible Rops « qui a tout profané même l’amour, » mais qui fut le génie du dessin en personne, et aussi... Constantin Meunier qui, sans être Wallon, tira le premier « de cette région de forcené labeur un art d’humanité que le monde ignorait encore[24]. » La rétrospective des maîtres modernes évoque, comme celle des maîtres d’autrefois plus d’une vie glorieuse.
Sans prétendre découvrir, parmi tant d’expressions diverses de la sensibilité wallonne, les accens originaux et les émotions libres par quoi s’affirme l’âme d’une race, ne pouvons-nous tout au moins discerner dans les œuvres capitales les traits propres au génie de cette race et consentir à l’autonomie de sa production artistique ? En ramassant dans cette trop sèche étude des faits connus et contrôlés, notre étonnement admiratif pour l’abondance et la beauté de la production wallonne n’a cessé de grandir ; mais nous ne nous estimons pas suffisamment éclairé pour répondre de l’existence d’une peinture wallonne indépendante. La rigueur des apprentissages, l’intervention des maîtres dans l’immense champ de l’art décoratif, la valeur intellectuelle des grands artistes, leur extrême conscience science technique, aucune de ces vertus ou de ces conditions de vie esthétique, n’est le monopole des maîtres wallons au XVe et au XVIe siècle. Dirons-nous que le mysticisme lyrique fut le privilège de quelques grands wallons, et tout au moins de Roger de le Pasture ? Nous oublierions les maîtres de l’Adoration de l’Agneau et Thierry Bouts, si grave, si sensible, si religieux, et presque tous les maîtres flamands du XVe siècle. Le charme des mises en scène pittoresques, le goût du récit clair, spirituel, la multiplicité des accessoires finement traités, ne sont-ce pas là des mérites bien wallons, comme aussi cet amour de la forme si passionné et si exclusif parfois chez le maître de Flémalle, chez Gossart ? Mais nul ne poussa plus loin que Jean van Eyck l’amour de la forme, si ce n’est peut-être Hugo van der Goes, lequel, croit-on, en devint fou. Et ce n’est pas un Wallon qui créa la peinture de genre, mais un Flamand, Petrus Christus, plus prolixe dans la description de l’échoppe de saint Éloi que le maître de Flémalle dans celle de saint Joseph. Pourtant, c’est bien l’étude des mérites plastiques, linéaires et narratifs qui permettra de démêler l’originalité latente de cette peinture wallonne où l’on rencontre peut-être un peu plus de spiritualisme qu’en Flandre, de raffinement dans l’intervention et par momens même de drôlerie narquoise. Mais cette peinture, nous la considérons comme faisant corps avec la peinture des régions flamandes. Rien n’est changé de nos jours, à une étiquette près, l’art flamand étant devenu l’art belge. Constantin Meunier, Brabançon d’origine et personnifiant les spectacles tragiques de la Wallonie moderne, est le symbole même de cette antique et heureuse union.
- ↑ C’est-à-dire aux habitans des territoires constituant à peu près la Belgique actuelle.
- ↑ Pirenne, Histoire de Belgique.
- ↑ Pirenne, ouv. cité.
- ↑ Cf., pour les carrières de Robert Campin et Jacques Daret, la brochure de M. Houtart : Jacques Daret, peintre tournaisien du XVe siècle. Casterman, Tournai.
- ↑ Houtart, op. cit.
- ↑ « On recevait la tonsure cléricale dans le but, soit de jouir d’un bénéfice ecclésiastique, soit d’échapper aux juridictions laïques. » Houtart, ibid.
- ↑ Jarbuch der Königlich preussischen Kunstsammlungen, fasc. I et II. Berlin, 1898.
- ↑ An authentic work by Jaques Daret painted in 1434. Burlington Magazine, t. XV, p. 202 et suivantes. M. Hulin de Loo est revenu sur la question dans le Burlington de juin 1911 : Jacques Daret’s Nativity of our Lord.
- ↑ Voyez A portrait of Leonello d’Este by Roger van der Weyden, par Robert Fry. Burlington Magazine, janvier 1911.
- ↑ Lucas Beltrami, Il trittico detto degli Sforza. Corriere della Sera, 9 octobre 1910.
- ↑ Karl Voll, Die altniederländische Malerei. Leipzig, 1906.
- ↑ Pirenne, Histoire de Belgique.
- ↑ Cf., pour la biographie de Simon Marmion, le travail de M. Maurice Hénault : les Marmion, peintres amiénois du XVe siècle. Leroux, Paris, 1907. Voyez aussi de Fourcaud : Simon Marmion d’Amiens et la Vie de saint Berlin (Revue de l’Art ancien et moderne, nov.-déc. 1907).
- ↑ Chanoine Deshaires, la Vie et l’œuvre de Jean Bellegambe. Quarré, Lille, 1890.
- ↑ Ch. Deshaines, op. cité.
- ↑ Cf. Devillers, Léop., le Peintre Jean Prévost de Mons, dans la Revue Wallonia, 1903, p. 289.
- ↑ Cf. Wurzbach, Niederländisches Künstler-Lexikon, 1909.
- ↑ Les textes concernant Jean Gossart ont été rassemblés par M. Maurice Gossart, Jean Gossart de Maubeuge, Sa vie, son œuvre. Lille, 1902.
- ↑ Cf. pour l’histoire de ce chef-d’œuvre : A. J. Wauters, Bulletin des Musées royaux, novembre 1910. Bruxelles. — M. Maurice Brockwell assure, dans un des derniers numéros de l’Athenæum, que le tableau est à Londres chez un marchand et qu’il pourrait bien quitter l’Angleterre si on ne s’empresse de l’acheter pour la National Gallery.
- ↑ Cf. Les Paysagistes wallons du XVe au XXe siècle, dans les Arts anciens du Hainaut. Van Oest, Bruxelles ; 1911.
- ↑ Cf. nos Primitifs flamands (Van Oest, Bruxelles) et notre étude sur les Paysagistes wallons, art. cité.
- ↑ La formule fut préparée par plusieurs peintres du quattrocento italien ; elle se précise chez Verrocchio ; le Vinci l’impose.
- ↑ Le délicieux tableau, qui représente une jeune femme nue sortant du bain et autour de laquelle s’empressent des soubrettes, est généralement attribué aujourd’hui à Pater.
- ↑ Camille Lemonnier. Le Hainaut, terre d’art et de travail (dans le volume les Arts anciens du Hainaut).