La Peinture hollandaise au musée du Louvre

La Peinture hollandaise au musée du Louvre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 894-924).
LA PEINTURE HOLLANDAISE
AU MUSÉE DU LOUVRE


I

Comme la plupart des collections formées au XVIIe et au XVIIIe siècle, le musée du Louvre offre peu de renseignemens sur les origines de l’école hollandaise. Ces maîtres de la première heure, dont les franchises naïves et les tâtonnemens inquiets nous ravissent aujourd’hui, étaient alors considérés comme des barbares. Jan Yan Eyck, le grand génie des Flandres, n’est entré dans le vieux palais de rois que sous Napoléon Ier. Ses contemporains ou successeurs hollandais, au XVe siècle, presque tous marqués de son influence, Albert Ouwater, Geertgen van Sint Jans, Dirk Bouts, n’ont point trouvé encore l’occasion d’y pénétrer. Pour connaître cette première école de Harlem, si personnelle déjà, malgré ses affinités flamandes, il faut aller à Berlin, Bruxelles, Amsterdam, Vienne. C’est là qu’on y saisit certains traits instinctifs, qui s’accentueront vite, grâce à la continuité du labeur : franchise de l’observation, sincérité dans l’expression, le goût des scènes réelles et familières, une passion profonde et naïve pour la nature extérieure et tous ses accidens pittoresques, un vif amour des colorations hardies, dans la force ou dans la clarté, avec un sentiment de plus en plus résolu de l’unité harmonique.

Toutes ces qualités originales, durant le XVIe siècle, n’allaient d’ailleurs pleinement se développer que par le contact presque ininterrompu des peintres néerlandais avec les peintres italiens, dont la gloire emplissait le monde. Cette première période, si curieuse, de l’enthousiasme ultramontain, et qui ne fut qu’en apparence fatale aux septentrionaux, se caractérise à Amsterdam, par Cornelis van Ootsanen, à Utrecht par Jan Mostaert et Jan van Schorel, à Leyde, par Engelbrechtsen et Lucas de Leyde, à Harlem, par Martin Heemskerk : on ne saurait, non plus, jusqu’à présent, l’étudier au Louvre. Un seul petit maître, élève d’Engelbrechtsen, Alart Claeszoon (dit Aertgen van Leyden), dans la Montée au Calvaire et le Sacrifice d’Abraham, si ces pièces lui sont justement attribuées, nous prouverait l’habileté des peintres de Leyde. Presque tous, à la fois graveurs et illustrateurs, excellaient à grouper et mouvoir des figurines vives et expressives, soit dans un épisode restreint, soit dans une composition étendue, sous l’action d’une lumière bien déterminée.

Le seul artiste important du XVIe siècle qui se présente bien chez nous est le chevalier Anthonie Morvan Dashort, plus connu sous son nom italianisé d’Antonio Moro (1512-1576 ?). Celui-là est vraiment un maître, et personne, avant Rubens et van Dyck, ne montra, avec plus d’éclat, comment le génie du Nord peut, exceptionnellement, sans rien perdre de ses qualités natives, les exalter, au contraire, par l’assimilation intime de certaines qualités du Midi. Élève de Schorel à Utrecht, imitateur de Titien à Venise, peintre de Charles-Quint et de Philippe II à Madrid, d’Edouard VI et de Marie Tudor à Londres, Anthonie Mor est déjà le type de ces artistes mondains et cosmopolites qui, dans les siècles suivans, se transporteront sans cesse d’une cour à l’autre. Toutes ces migrations, d’ailleurs, semblent lui avoir été favorables. Obstinément fidèle à ses habitudes d’analyse rigoureuse, il ne cesse, chemin faisant, d’y joindre, par d’heureux emprunts, certaines qualités, alors rares en son pays, d’exécution et de style qui en firent le modèle des portraitistes contemporains. Si le Portrait d’Edouard VI, en pied, porte légitimement sa signature, nous aurions là un spécimen de sa manière juvénile, précise et minutieuse, encore sèche et froide, presque celle d’un miniaturiste. Plusieurs autres peintures, postérieures, justifient mieux sa grande renommée. Le Portrait d’homme, à mi-corps, vêtu de noir, regardant une montre, très repeint et de facture molle, peut sembler encore une œuvre douteuse, mais le Nain de Charles-Quint, probablement exécuté vers 1552, marque la pleine maturité d’un très grand artiste. Rien de plus simple, et, en même temps, de plus fier, que cet avorton robuste, puissamment musclé, gras et charnu, campé près du dogue géant, son protecteur et son ami. Chez les deux compagnons de chaîne et de bombance, favoris du maître et risées des valets, même sentiment de leur importance officielle, même orgueil tranquille d’en porter les insignes : le bout d’homme son beau pourpoint de velours vert, galonné d’or, avec l’épée ciselée, la canne de luxe, la chaîne d’orfèvrerie ; l’énorme bête son collier de velours rouge, brodé et blasonné. Le travail du pinceau est admirable. La mollesse suante des chairs grasses, le luisant soyeux du pelage jaunâtre, la souplesse cossue des étoffes, la vigueur intime de ces deux êtres bizarres s’expriment avec une sincérité virile, dans une harmonie de colorations profondes et soutenues, où s’unissent la précision d’Holbein et la chaleur de Titien. C’est, presque un siècle d’avance, une annonce magistrale de ce que fera Velasquez à Madrid, lorsqu’il traitera des sujets semblables.

Les deux autres portraits en pied d’Anthonie Mor, Louis del Rio et sa femme, ne présagent-ils pas de même Van Dyck à Anvers ? Ces deux hauts panneaux ont dû, à l’origine, servir de volets à un tableau central représentant quelque scène religieuse. La perte de la pièce principale est regrettable ; il serait intéressant de constater si Anthonie Mor, comme la plupart de ses compatriotes, comme Schorel, comme Heemskerk, est fatalement resté inférieur à lui-même, lorsqu’il abandonnait le portrait pour la peinture d’histoire. Quoi qu’il en soit, les deux fragmens conservés sont des chefs-d’œuvre, des témoignages admirables de l’aisance avec laquelle le peintre savait adapter sa façon de faire à la nature et à la qualité de ses modèles. Il s’agit ici de nobles personnes, d’un maître des requêtes au Conseil du Brabant, magistrat grave et savant, de sa femme, une grande dame, élégante et cultivée. L’artiste, naguère si haut en couleur, si libre et joyeux, lorsqu’il s’amusait à représenter un bouffon, devient tout à coup retenu et discret, sérieux et profond. Les deux figures sont agenouillées sur des gazons fleuris, dans un paysage montagneux : le mari, avec une calotte noire, en vêtement noir, ayant derrière lui ses deux jeunes fils, dans la même attitude et le même costume ; sa femme est seule, les cheveux enroulés sous un escoffion orné de perles, le corps serré dans une robe de velours noir lamée, à manches bouffantes et col relevé, ouverte, en bas, sur une jupe de satin blanc. L’expression intelligente et pieuse, très distinguée, de toutes les têtes, est fixée avec une sûreté et une finesse de main qui ne laissent nul doute sur la ressemblance. Le dessinateur net et consciencieux de ces visages parlans, de ces mains vivantes, de ces végétations enchevêtrées, s’y montre l’égal du peintre harmonieux qui accorde, avec un calme édifiant, le contraste des carnations claires et des étoffes sombres, dans la gravité concordante des panoramas majestueux. Tout le génie hollandais s’affirme déjà, chez Mor, avec toute sa franchise loyale et toute son intelligence passionnée de la vérité, dans un rare et bel élan de noblesse, qu’il ne retrouvera pas toujours.


II

Anthonie Mor est un peintre aristocratique ; aussi exerça-t-il moins d’influence sur les peintres de son pays, devenu, à la fin du XVIe siècle, protestant et républicain, qu’il ne fit sur les Flamands catholiques et soumis à la domination espagnole. Les innombrables peintres de corporations militaires et civiques dont les tableaux remplissent encore les musées, hôtels de ville, hospices de Hollande demandèrent bien, comme lui, des conseils aux Italiens, mais seulement pour la technique ; ils accentuèrent, en revanche, avec un réalisme croissant, le caractère local, la simplicité, la bonhomie, parfois la lourdeur, bourgeoise ou populaire, de leurs compatriotes. De tous ces portraitistes, modestes et scrupuleux, nous ne trouvons guère ici, pour marquer la transition entre Anthonie Mor et Frans Hals, que Michiel Jansz Mierevelt, de Delft (1567-1641) et Jan Antonisz van Ravesteyn, de La Haye (1572-1657). Tous deux furent, en leur temps, des maîtres considérables, aussi sincères que féconds, et dont les œuvres loyales gardent tout leur prix. Hommes de progrès, d’ailleurs, et très au courant de ce qui se faisait autour d’eux. Voyez Mierevelt ! Entre son Olden Barnevelt (1617) et sa Jeune femme (1634) en riche costume, vive, rosée, souriante sous son bonnet de guipures, tenant à la main de longs gants où sont brodés en or et couleurs éclatantes des oiseaux, des papillons, des fruits, la différence est telle, qu’on ne peut oublier combien Harlem est proche de Delft, et qu’à ce moment-là, Frans Hals y exécutait ses joyeux repas d’archers. Deux Portraits de femmes, par Ravesteyn, de la même époque (1633-1634), honnêtes, mais froids, ne suffisent pas à donner une idée exacte de ce maître qui, dans ses tableaux de corporations, à La Haye, se montre parfois d’une gravité si puissante.

C’est à Harlem, entre 1616 et 1630, que Frans Hals, peintre de portraits, adopta une manière de peindre, plus vive et plus libre, dans une gamme de tons plus riche et plus soutenue, qui l’éleva vite au-dessus de tous ses rivaux et qui imprima à l’école locale une direction nouvelle et féconde. Les trois tableaux, provenant de l’hospice des Beresteyn, entrés au Louvre en 1884, ont été peints durant cette période transitoire, à des intervalles rapprochés ; on y peut suivre aisément l’évolution de son talent en ces heures décisives. La toile la plus ancienne est celle où le chef de famille, assis dans un jardin, ayant à ses pieds sa femme qui s’appuie contre son genou, regarde jouer ses cinq enfans avec leurs deux gouvernantes. Le gentilhomme est en grand costume, chapeau noir à larges bords, vaste collerette bordée de guipure, manteau noir en draperie. La grande dame n’est pas moins parée : corsage jaune à ramages, jupe violacée, haute fraise godronnée, coiffe brodée à ailerons ; elle regarde amoureusement son mari, qui s’incline en lui souriant. Quelle bonne joie, devant eux, parmi ces diablotins et diablotines, qui se trémoussent, qui s’agitent, semblent faire un tapage infernal ! Une fillette, s’élançant vers sa mère, lui offre une tige fleurie ; un gamin va saisir la branche d’un cerisier qu’abaisse, en riant, sa gouvernante ; deux autres bambins, entre les bras d’une seconde bonne, se disputent un oiseau. Une cinquième fillette, assise à terre, ramasse des fleurs, en regardant son père. Une sixième semble jouer à cache-cache derrière le groupe. On ne saurait imaginer rien de plus franchement gai, familial, heureux. Il n’y a guère, à ce moment, que Cornelis de Vos, à Anvers, pour grouper aussi bien, dans ces dimensions, des enfans et des femmes ; mais Cornelis, de même âge que Hals, a bien moins d’entrain et de chaleur. Du premier coup, Hals, ce bohème débraillé, mais sincère et sensible, découvre et fait jaillir ce qu’il y a de poésie saine et profonde dans les bonheurs de la vie quotidienne ; ses compatriotes ne l’oublieront plus. Sans doute, l’exécution, dans cette scène rustique, n’est pas encore soutenue avec la virilité magistrale qu’on admirera bientôt dans le Repas des officiers d’archers de 1627, à Harlem. Quelques duretés dans les étoffes, quelques sécheresses dans la juxtaposition hasardeuse des tons vifs et uniformément clairs, trop d’égalité dans le coup de brosse, encore timide par instans et mince, semblent des restes d’une première manière semblable à celle de ses contemporains. Œuvre encore inexpérimentée, si l’on veut, mais avec toutes les vivacités, toute la verve heureuse de la jeunesse, où résonne même une note émue de tendresse qui deviendra rare chez ce maître aux rudes franchises.

La Dame de Beresteyn est une patricienne d’allure affable, un peu languissante, au visage doux et pâle, au sourire attristé ; la recherche de la distinction s’y affirme plus encore, autant dans la blancheur laiteuse des carnations que dans la finesse des modelés. Cette figure charmante et grave prouve que le jeune Frans Hals, le peintre des pêcheurs, des ivrognes, des fous, était capable de tout, même de devenir, s’il l’avait voulu, le peintre en titre de la noblesse. Il est certain qu’à ce moment, personne n’était capable de camper, le poing sur la hanche, un gentilhomme, avec plus de fierté mâle, qu’il ne fit pour le Seigneur de Beresteyn. Ce dernier tableau, daté de 1629, montre l’artiste en pleine possession de tous ses moyens, ne s’abandonnant plus, à l’aventure, aux emportemens de sa verve, mais sachant disposer et concentrer ses effets avec une sobriété énergique qui en décuple la force. La solide ossature et les carnations hâlées de la tête énergique, le bouillonnement de la grosse collerette plissée, le luxe éclatant et solide du pourpoint fleuri d’or, des hauts-de-chausses et du manteau noir, la maigreur forte des longues mains noueuses, y sont également rendus, dans une harmonie grave, apaisée et profonde, par ces coulées de belle pâte et ces touches hardies du pinceau, qui, désormais, seront la marque constante de ce praticien extraordinaire. Ici, de plus, le praticien s’accompagne d’un physionomiste puissant. L’art de Hals est désormais si sûr que, sans effort visible d’analyse, sans prétentions psychologiques, par la seule vision franche des choses et sa compréhension ardente de la vie, dans l’attitude et dans la physionomie de ses modèles, il saura fixer leur tempérament, leur caractère, leurs habitudes de sentir et de penser, autant et plus que les dessinateurs les plus rompus aux nuances délicates de la forme.

Si nous avons dans le Seigneur de Beresteyn un type complet du gentilhomme hollandais au XVe siècle, magnifique et cultivé, nous trouvons, sans doute, dans sa bonne dame de la Collection Lacaze, au visage couperosé et ratatiné qu’enserre une coiffe étroite, d’attitude modeste, avec une simple robe noire, des manchettes et une collerette plates, d’une irréprochable blancheur, le type de la bourgeoise de Harlem, sédentaire et silencieuse, d’intelligence un peu courte, mais de mœurs irréprochables, la ménagère accomplie. Ce tableau, d’une tenue plus discrète, dans une gamme plus restreinte de colorations fermes, peint entre 1640 et 1650, indique, chez le peintre, quelques pas en avant vers cette extrême simplicité de moyens qui marque ses dernières années. Le Portrait de Descartes (1596-1650) est du même temps. On peut croire que notre Roger Bontemps n’avait guère approfondi le Discours sur la méthode. Il nous a pourtant donné, du grand philosophe, avec son air triste, méditatif, légèrement négligé et inculte, sous ses longs cheveux, une image bien vive et qui saisit par la gravité sombre dont elle est empreinte. Singulier et admirable artiste que celui dont l’œil curieux passe, avec cette désinvolture et cette familiarité, sans nul effort, des visages les plus nobles aux visages les plus naïfs ! Heureux musée que celui du Louvre où l’on voit, non loin du Portrait de Descartes, celui de la Bohémienne ! Ce buste de bonne gouge, débraillée et échevelée, le rire aux lèvres, le désir dans les yeux, la gorge prête à jaillir des rougeurs du corsage entre-bâillé, est, sans nul doute, une improvisation antérieure, une pochade du bon temps où Hals se faisait réprimander pour ses escapades par les magistrats d’Harlem. Mais quelle belle humeur, quelle liberté joyeuse et franche dans le coup de brosse, et comme on comprend les surprises des peintres sages, Mierevelt, Ravesteyn, Morelsee, devant ces éclats de verve chaude !


III

L’artiste incomparable qui devait, après Hals, avoir le plus d’influence sur l’art hollandais, Rembrandt van Ryn (1606-1669), n’avait qu’une dizaine d’années, lorsque son prédécesseur avait déjà affranchi le naturalisme indigène de toutes les entraves que lui imposait la tradition. Le génie de Rembrandt fut précoce et d’autant mieux accepté, dans ses premiers efforts, par quelques amateurs qu’il ne semblait point rompre avec les habitudes des maîtres antérieurs, notamment des italianisans, dont Rembrandt fut d’abord l’imitateur, dont il resta toujours l’admirateur. C’est en quoi il diffère essentiellement de Hals. C’est pourquoi aussi, malgré son immense supériorité technique, intellectuelle et morale, Rembrandt, dans son pays et dans son temps, apparut bientôt comme un phénomène exceptionnel ; qu’il n’y fut plus que peu et mal compris dès qu’il devint trop lui-même ; et que, malgré le nombre et la qualité de ses élèves et copistes, il n’y détermina pas ce long courant de production facile et abondante qui suivit, à Harlem, puis dans tous les Pays-Bas, les affirmations bien plus grosses de Hals. Celui-ci, en remettant, purement et simplement, les peintres devant la réalité quotidienne et familière, correspondait aux sentimens les plus intimes de la race ; lorsqu’il donnait avec tant d’éclat, à la simple représentation des choses qu’on voit sans peine autour de soi, le droit de cité dans le grand domaine de l’art, jusque-là gardé par les mystiques ou les mythologues, il achevait l’entreprise, souvent interrompue, de Jérôme Bosch, Van Mandyn, Lucas de Leyde, Brueghel, et ouvrait décidément la place à la peinture de genre, à la peinture de paysage, à la peinture de marine, d’architecture, d’animaux, de fleurs, de toutes les manifestations quelconques de la nature et de la vie.

Désormais, durant tout le XVIIe siècle, c’est sous l’influence, exclusive ou combinée, de Hals et de Rembrandt que vont se mouvoir toutes les petites écoles, de plus en plus rapprochées et enchevêtrées, des Pays-Bas. Les italianisans les plus convaincus, les académiques, ceux qui continuent à jouir de la faveur des classes riches et des milieux mondains, n’échappent guère à leur action ; sinon ils s’effacent en une médiocrité navrante. De Rembrandt, toutefois, on n’imite guère que sa technique apparente, ses dispositions lumineuses, ses mouvemens d’ombre, la gravité souple de ses colorations fauves. Pour le reste, pour l’animation de la composition équilibrée, classique au fond, mais renouvelée par la plus forte et délicate puissance d’observation imitative que l’art ait jamais connue, pour la fusion, d’autant plus émouvante qu’elle est plus spontanée et quasi inconsciente, de ce génie hollandais, tout de vérité et d’humanité, et du génie italien, tout en clarté, drame et beauté, Rembrandt, ce frère lointain de Léonard de Vinci autant que de Van Eyck, qui leur succède, les continue, les complète, Rembrandt reste seul et inaccessible dans sa complication souveraine. Tous ceux qui le veulent suivre dans sa Bible et son Évangile, où les déguenillés rayonnent, où les gueux se divinisent, sont affolés et perdus, tombent dans la platitude et le grotesque. Les simples naturalistes, au contraire, ceux qui marchent, tranquillement, les yeux bien ouverts, devant eux, comme Frans Hals, ceux qui se contentent de demander à Rembrandt d’utiles conseils pour aimer la réalité avec plus de chaleur et de délicatesse et pour l’analyser avec plus de finesse et de profondeur, deviennent, en nombre énorme, la gloire immortelle de leur pays : ce seront Brouwer, les Ostade, Jan Steen, Pieter de Hooghe, Ter Borch, Van der Meer, Paul Potter, les Van de Welde, Van Goyen, les Ruysdael, Hobbema, les Cuyp, etc. Désormais, parmi eux, il n’y aura plus un portraitiste, un peintre de genre, un paysagiste qui, en fixant sur le bois ou la toile ses impressions immédiates, n’y fasse œuvre de peintre c’est-à-dire, n’ajoute, aux qualités d’observateur, de dessinateur, de compositeur qu’il y peut mettre, qu’il y met presque toujours, l’accord harmonieux des ombres et des lumières, la mise en justes rapports des notes colorées, en un mot, cette unité expressive par le jeu savant des couleurs, vraie marque de l’œuvre complète et supérieure, qui fait d’abord d’un tableau, pour les yeux, une joie exquise et une poétique exaltation, comme le fait, pour l’oreille, la combinaison des sonorités dans une œuvre musicale. Sous ce rapport, l’école hollandaise naturaliste du XVIIe siècle reste la première des écoles, celle où les vrais peintres s’instruiront toujours. Presque tous ses chefs sont représentés au Louvre par des ouvrages dignes de leur réputation.

Vingt tableaux de Rembrandt nous permettent d’y suivre l’évolution rapide, soutenue, sans arrêts, de son génie. Lui-même s’y exhibe en quatre portraits, trois de sa jeunesse, un de sa vieillesse. Dans les trois premiers, l’un de 1633 (un an après la Leçon d’Anatomie), l’autre de 1634 (l’année de son mariage avec Saskia van Uylenburgh), l’autre de 1637 (l’année de l’Ange quittant la famille de Tobie), c’est le jeune homme, au visage ouvert, prêt à sourire, ardent et heureux, l’artiste salué par la gloire, le fiancé et l’époux caressés par l’amour. Il se plaît alors à se regarder, à se prendre pour sujet d’étude, à se parer comme il pare Saskia, d’abord, d’une chaîne d’or et de pierreries étincelant au-dessous de sa bonne tête nue, tout expansive, de ses cheveux moutonnans, roux et crépus, puis d’une grosse toque de velours noir entourée d’une chaînette d’or, drapé dans un manteau noir, et, par exception, ganté, sans doute pour quelque visite de fiançailles, enfin, la perle à l’oreille, avec un vêtement vert et doré plus riche encore, de longs cheveux sous la grande toque, et, derrière lui, comme les grands personnages, des architectures. C’est merveille de voir comme la richesse de l’exécution s’accroît avec la richesse de l’ajustement, comme, en quatre années, la main du peintre s’affermit et s’assouplit, combien sa matière, d’abord mince et molle, un peu terne, s’épaissit, se consolide, s’illumine !

Si nous sautons ensuite par dessus vingt-trois années, vingt-trois années de douleurs, de déboires, de labeurs acharnés, quand nous nous retrouvons devant le Rembrandt de 1660, alourdi, épaissi, blanchi, inculte, tout ridé, tout couperosé (à cinquante-quatre ans, un an avant les Syndics des Drapiers), un gros linge enroulé au hasard autour de la tête, enveloppé d’une vieille houppelande fourrée, dans le demi-jour de la chambre sordide qui remplace le grand atelier d’autrefois, l’atelier si vaste, si clair, si encombré de tableaux, de plâtres, d’armes, d’étoffes, de bijoux, de bibelots précieux, quelle émotion nous secoue et nous pénètre ! Pourtant, le vieil artiste, flagellé par la vie, reste droit, robuste, vivant ; il tient, d’une main plus ferme que jamais, sa palette et ses pinceaux, et la simplicité, et l’énergie, et la franchise avec laquelle il dégage lentement, dans leur solidité résistante, de la tristesse et du trouble des pénombres environnantes, son masque puissamment résigné et ses mains obstinément laborieuses, nous semblent bien supérieures à ces caresses douces de lumières paisibles dans lesquelles le jeune homme, brillant et heureux, vaniteux et mondain, aimait à parader.

L’ascension constante de Rembrandt vers la force et la lumière est plus visible encore dans ses compositions figurées qui s’échelonnent depuis 1633 jusqu’à 1661. Les deux Philosophe en méditation, de 1633, sous des voûtes obscures, lisant près d’une fenêtre ouverte, rentrent dans la série de ces premières études de clair-obscur où le jeune graveur recherchait, sur la toile, avec toutes les finesses et les subtilités du burin, l’exactitude expressive des attitudes et des physionomies sous l’action bien déterminée d’un éclairage atténué et délicatement nuancé. L’aspect reste grisâtre, presque monochrome, la matière mince, encore un peu sèche. Quatre ans après, dans l’Ange quittant Tobie, l’élève de Lastman, sans oublier son maître, est entré en pleine possession de lui-même, et, pour la volonté et la clarté de la mise en scène, la mimique naturelle et puissante des actions, la concordance harmonique de l’expression et de la coloration, la liberté et la variété de la facture, il dépasse déjà, de haut, non seulement ses prédécesseurs, mais tous ses contemporains. Le sujet, très pittoresque, à cause de l’ange envolé, avait été souvent traité en Italie par les Bolonais, dans le Nord par les suivans d’Adam Elzheimer. Rembrandt, cette année-là, le reprit lui-même plusieurs fois et chercha sa composition dans plusieurs dessins, plaçant l’ange tantôt de face, tantôt de côté, parfois même le faisant disparaître dans un sillon lumineux. La difficulté, dans le tableau du Louvre, est abordée et résolue avec hardiesse. L’ange, qui, sous une forme humaine, vient de rendre la vue au vieux Tobie, révèle tout d’un coup son origine divine en ouvrant ses grandes ailes pour remonter aux cieux. Il s’envole en tournant le dos, tandis que toute la famille, sur le seuil du logis, le père, guéri, qui se prosterne, le fils, qui s’agenouille, sa jeune femme, qui dresse la tête en joignant les mains, la vieille mère, qui, fermant les yeux, s’affaisse sur l’épaule de sa belle-fille, le barbet, épouvanté, qui aboie, tous se tournent, émerveillés et stupéfaits, vers cette fuite resplendissante de l’envoyé miraculeux. La tunique et les ailes de l’ange, diaprées, chatoyantes, dans un frémissement de tons verdâtres, bleuâtres et violacés, dateraient presque ce chef-d’œuvre, où la science de la composition à la fois épique et familière et la science de l’illumination nuancée et dramatique atteignent une perfection inconnue avant Rembrandt.

Le Portrait de Vieillard, de 1638, est une étude savoureuse, mais dont l’intérêt diminue forcément à côté de la Sainte Famille de 1640, l’exquise Famille du Menuisier. Ici, non seulement Rembrandt dépasse, par le jeu délicat des tonalités brunes sous la caresse des lueurs tendres, ses contemporains les plus habiles, ses rivaux en ce genre, Brouwer et Adrien Van Ostade, mais il y marque, en chaque détail, la supériorité de son génie, par un goût exceptionnellement délicat, qu’il n’aura pas toujours. La Vierge-Mère offrant son sein blanc à l’enfant, par la régularité et la finesse de son profil, l’enfant lui-même, par les justes proportions de son petit corps potelé, rappellent que Rembrandt collectionnait avec passion les tableaux, gravures, dessins de Venise et de Lombardie, qu’il ne cessait de les étudier et qu’il savait s’en souvenir. Ses Vierges, tendrement éclairées, viennent parfois de chez Lorenzo Lotto, comme ses Christs, le plus souvent, arrivent de chez Titien ou Léonard, et son génie hollandais retrempe toutes ses réminiscences dans une source fraîche de vérité et de réalité qui les transforme et qui en décuple l’effet. Nulle part, il n’a exprimé, avec plus de tendresse délicate et profonde, le bonheur intime d’une famille modeste dans un milieu tranquille d’affection et de travail. Le père travaille sur l’établi, attentif à son coup de rabot, près de la lucarne ouverte sur la campagne, la jeune mère allaite son nourrisson, la grand’ mère interrompt sa lecture de la Bible, pour regarder l’enfantelet, sous une tombée de soleil oblique. Avec quel charme d’apaisement cette lumière, abondante et souple, accentue, en saillies douces, les clartés des linges et des chairs, les mouvemens significatifs des corps et des visages, tout en révélant et détaillant par degrés, discrètement, dans les pénombres des angles et du fond, les accessoires familiers qui racontent les habitudes de ce calme intérieur : le berceau bas, garni de bonnes couvertures et de bons coussins, la marmite, suspendue à la crémaillère sous le grand manteau de la cheminée, mitonnant sur un feu doux, le chat assoupi dans cette tiédeur, les provisions d’oignons accrochés à des clous, et, plus loin, dans l’ombre, tout dans l’ombre, derrière les escabeaux et les tables, un grand lit. Pour exprimer cette paix, le peintre, cette fois, trouve, sous son pinceau, dans ses colorations plus ardentes, des grâces admirables de tendresse, et vraiment irrésistibles.

De la même époque, et, comme pour prouver la sensibilité infinie du peintre, dans ses contemplations et ses admirations de la vie, voici la Baigneuse de la Collection Lacaze. Certes, elle n’a rien d’une déesse, avec ses bourrelets de chair, son allure gauche, ses gros pieds, cette lourde fille, qu’il va transformer en Suzanne (au musée de Berlin), mais comme ses mouvemens sont justes, comme son corps se modèle vivement et puissamment, quelle enveloppe de poésie jettent, sur ses réalités grossières, le mystère croissant des pénombres qui la gagnent et l’adieu du crépuscule dont la rougeur s’éteint, là-bas, dans les feuillages ! Depuis longtemps, d’ailleurs, quoi qu’il fasse, le peintre ne fait plus que des chefs-d’œuvre. Le Ménage du menuisier semblerait-il pouvoir être dépassé ? Voici pourtant que huit ans après, en 1648, le Bon Samaritain et les Pèlerins d’Emmaüs vont nous montrer, dans Rembrandt, un peintre plus accompli et un poète plus grand encore.

Le Bon Samaritain, un homme charitable recueillant un voyageur blessé sur une route, c’est bien un de ces sujets simples, humains, qui plaisaient à l’âme facilement apitoyée du bon Hollandais. Il l’avait déjà traité, au moins une fois, à l’eau-forte, en 1633. Scène en plein jour, devant un perron d’auberge rustique ; tandis que le Samaritain fait son prix avec l’hôte, un valet soulève le blessé sur le cheval qui l’a porté et que retient par la bride un gamin coiffé d’une toque à plumes. Figures très vivantes, d’un réalisme insistant, avec une abondance de détails pittoresques qui amuse l’œil, et dissémine l’émotion. Dans le tableau, au contraire, quinze ans après, quelle gravité, quel mépris des détails insignifians, quelle profondeur simple d’émotion, quelle solennité vraie et émouvante ! Jour tombé ; une vaste cour d’hôtellerie ; quelques chevaux au repos et quelques voyageurs qui regardent ; le Samaritain a réglé les choses, il fait signe aux deux serviteurs ; ceux-ci apportent, le soulevant par les épaules et les jambes, le blessé presque évanoui ; un jeune garçon tient le cheval par la bride. Tout se fait silencieusement, gravement, dans le recueillement de l’ombre qui descend et ne laisse plus qu’à peine percevoir, par degrés, les figures et les choses. Sur les qualités de l’exécution, il n’y a qu’à laisser parler Fromentin : « La toile est enfumée, tout imprégnée d’ors sombres, très riche en dessous, surtout très grasse... Nul contour apparent, une structure des choses qui semble exister en soi, presque dans les secours des formes connues, et rend sans nul moyen saisissable les incertitudes et les précisions de la nature. Pas une contorsion, pas un trait qui dépasse la mesure, pas une touche dans cette manière de rendre l’inexprimable qui ne soit pathétique et contenue, tout cela dicté par une impression profonde et traduit par des moyens tout à fait extraordinaires. »

La même année, le grand poète de la pitié et de la lumière se surpassait pourtant dans les Pèlerins d’Emmaüs. Il s’agissait là encore d’un de ces sujets si tentans pour les peintres, la transfiguration d’un homme en dieu. Aussi les Italiens, les Vénitiens surtout, l’avaient-ils fréquemment abordé. Rembrandt, lui-même, s’y était attaqué plusieurs fois, s’efforçant toujours d’y mettre plus de simplicité, d’émotion, quelque effet à la fois vraisemblable et surnaturel. Se contenta-t-il lui-même en peignant la toile merveilleuse de 1648 ? Non, probablement : ainsi que l’inquiet Léonard, il ne se contenta jamais ; mais, lorsqu’il reprit, plus tard, le même thème, cette fois-là, il ne put trouver mieux. De fait, il n’est point d’œuvre qui donne aux yeux et à l’âme une plus profonde, noble et durable satisfaction que ces Pèlerins du Louvre. La technique en est admirable, si souple et si libre qu’à l’abord on ne la sent point. Les couleurs sont discrètes, l’aspect presque monochrome ; et l’apothéose s’accomplit par le seul jeu de la lumière, presque éteinte dans les angles et sur les murailles, calme et caressante sur les profils des deux apôtres et du serviteur dont elle accentue doucement les expressions de surprise, plus vive sur les blancheurs de la nappe, puis, enfin, frémissante, chaleureuse, triomphante, divine, sur les mains, la poitrine, la tête du Christ, la tête surtout, extasiée, affable, toute douloureuse des angoisses de la passion, pâle encore de sa traversée dans le tombeau, d’où elle rayonne en des vapeurs d’or. Nulle pensée de décor, nulle exaltation plastique dans les attitudes, ou théâtrale dans la mimique, nul éclat artificiel dans l’illumination. C’est la vraisemblance même dans l’invraisemblance, la réalité palpable, irrésistible dans le miracle. Jamais plus haute poésie ne fut produite par des moyens moins appareils.

De 1651, nous avons la belle étude de la Galerie Lacaze, Portrait d’un jeune homme, tenant un bâton. La manière du maître se fortifie et s’élargit de plus en plus. Veuf depuis plusieurs années, avec un enfant en bas âge, un peu délaissé par les amateurs mondains, se débattant au milieu d’embarras financiers qui vont le mener à la déconfiture, s’enfermant plus que jamais dans son atelier, Rembrandt a trouvé, dans une servante intelligente, Hendrickie Stoffels, la compagne dévouée qui le soutiendra, jusqu’à y perdre la vie, dans ses afflictions et dans ses luttes. Elle est encore jeune alors, sinon belle ; c’est, pour le peintre, un modèle quotidien, complaisant et aimé. Hendrickie, la même année, se présente au Louvre sous deux aspects bien différens ; c’est, à la fois, le célèbre Portrait de Femme du Salon carré, et la Bethsabée, sortant du bain, de la collection Lacaze. Dans le premier de ces tableaux, l’expression de la physionomie féminine, d’un visage doux et charmant, tout rayonnant de bonté modeste et de tendresse discrète, arrive à un degré de délicatesse grave et pénétrante qu’on n’avait jamais atteint et qu’on n’a jamais dépassé ; dans la seconde, le rendu scrupuleux de la réalité, d’une réalité défectueuse et commune, dans l’étude d’un corps nu, est poussé jusqu’au bout, avec une franchise impitoyable, qu’il serait dangereux d’imiter. Tous les deux sont des chefs-d’œuvre qui tiennent justement une grande place dans l’histoire de la peinture.

Pour les gens du métier, pour tous ceux aussi qui, dans une peinture, savent goûter, comme il faut, la saveur de la mise en œuvre, l’exactitude des formes, la justesse de leurs reliefs et de leurs mouvemens, la souplesse et la chaleur de l’enveloppe atmosphérique et lumineuse, toutes les jouissances inexplicables et profondes que nous donne la contemplation de la nature vivante et que l’art exalte en s’efforçant de les fixer, la Bethsabée est un morceau de facture incomparable. On peut ajouter même que l’expression réfléchie d’Hendrickie transformée en dame biblique qui vient de recevoir une lettre de David et qui médite, sans trop de répugnance, sur les propositions amoureuses du vieux roi, tout en se faisant couper les ongles des pieds par sa duègne, est assez conforme au rôle passager que lui prête l’artiste. Cependant, ce n’est point là ce qui nous touche : toute la séduction, la forte et durable beauté de cet ouvrage, réside bien dans la naïveté enthousiaste, dans l’intelligence passionnée de la nature et de la vie, avec lesquelles il est modelé et ensoleillé.

Tout autre est l’impression dont nous frappe et nous pénètre l’extraordinaire Portrait d’Hendrickie au Salon Carré. Nulle part, la matière de la peinture, une matière à la fois solide et tendre, robuste et souple, trempée dans on ne sait quel bain de soleil, tout imprégnée d’or et de flamme, ne fut jamais pétrie avec tant d’amour pour représenter une tête vivante, pour exprimer une âme. Que faut-il admirer le plus, dans cette apparition à la fois si palpable et si lointaine, si réelle et si idéale ? Est-ce la beauté matérielle dont resplendissent les chairs souples et colorées, cette chevelure fine, ces yeux bien ouverts et brillans. ces riches étoffes et ces soyeuses fourrures, si savamment animées et réjouies par les étincellemens dispersés et concordans des perles et des orfèvreries ? Est-ce la beauté morale, une beauté simple, un peu mélancolique, douce, toute d’honnêteté, de résignation, d’affection, qui s’exhale de ce front si calme, de ces regards si droits et si francs, de cette bouche si affable ? Ce jour-là, avec tout son génie d’artiste, le peintre reconnaissant a répandu sur sa toile tout son amour et tout son cœur, et l’humble chambrière est devenue l’égale, devant la postérité, des plus nobles dames et des plus superbes favorites, ses fières voisines au Louvre, la Laura Dianti et la Monna Lisa ! Les dernières années de Rembrandt sont représentées encore par une série de morceaux dans lesquels sa virtuosité ne cesse de s’affirmer avec une liberté croissante. Le Portrait d’homme et le Bœuf écorché, de 1655, le Portrait de jeune homme de 1658, le Saint Mathieu et la Vénus et l’Amour de 1661, tiennent une excellente place au Musée. L’œuvre la plus intéressante de cette période reste, pourtant, le portrait du vieux peintre par lui-même, dont nous avons parlé. Aucune ne saurait faire oublier le Bon Samaritain, le Repas d’Emmaüs, la Bethsabée, le Portrait d’Hendrickie Stoffels.


IV

Presque aucun des peintres hollandais, entre 1620 et 1650, n’échappa à l’influence de Hals et de Rembrandt. Ceux qui parurent s’y soustraire le plus, ce furent les italianisans. Leur groupe, toujours considérable, très apprécié des amateurs riches et des bourgeois lettrés, continua à peindre, dans une manière molle, avec plus de prétentions que de charme, des mythologies maladroites, des nudités lourdes, des paysages conventionnels. C’est dans ce groupe que se conserve le culte de la facture correcte, sèche et froide, de la peinture unie, lisse et pâle qui finira par triompher avec l’école académique du XVIIIe siècle. Triomphe illusoire d’ailleurs et qui fut bien passager ! Tandis que tous ces favoris de la mode sont aujourd’hui oubliés, il n’est pas un seul petit maître de l’école naturaliste, de l’école indigène et populaire, de celle qui, à la suite de Hals et de Rembrandt, demeura tranquillement et résolument hollandaise, qui ne reprenne aujourd’hui sa place au soleil de la gloire, pas un seul dont nous ne soyons heureux d’admirer la loyauté et la franchise, l’esprit sain et la bonne humeur, dans leurs représentations naïves ou savantes de la vie simple qui les entourait, de leurs compatriotes et de leur pays.

Les italianisans de la génération précédente, à cheval sur les deux siècles, qui s’étaient trouvés en contact avec des artistes initiateurs, comme Baroccio, Michel-Angelo da Caravaggio, David Elzheimer, avaient apporté, on doit le reconnaître, un concours utile dans la formation définitive de l’École. La belle série de tableaux de corporations, réunis, depuis quelques années, au musée d’Amsterdam montre combien, pour la technique, les portraitistes hollandais ont emprunté aux Italiens. Dans la peinture d’histoire et de genre, les emprunts, plus apparens, sont plus nombreux encore. Bloemaert (1564-1651), d’Utrecht, la ville sacerdotale et classique, dont nous avons une Circoncision, malgré son maniérisme et les désaccords de sa palette, exerça, au moins comme compositeur, une longue influence sur ses compatriotes. Le petit Sacrifice d’Abraham par Pieter Lustman, le patron respecté de Rembrandt, suffit à montrer combien l’élève est redevable au maître, pour le caractère des figures, la disposition de l’effet général, le choix des costumes et accessoires. Quelques morceaux naturalistes (1590-1656) de Gérard van Honthorst, toujours d’Utrecht (Gherardo della Notte), un Concert, un Homme accordant son luth, dans le goût de Caravage, nous rappellent qu’Honthorst fut, en effet, un imitateur passionné des réalistes italiens, le propagateur le plus actif de leurs doctrines dans son pays, où il rentra en 1622, et où son action coïncide avec celle de Frans Hals. Déjà, chez Cornelis van Poelenburg (1586-1667), d’Utrecht (Brusco ou Satiro en Italie), le dilettantisme se rapetisse et se spécialise. Le soin minutieux avec lequel il ajustait ses figurines, costumées ou nues, dans les paysages romains à la mode en fit le fournisseur attitré des petits cabinets d’amateurs. Parmi les tableautins, qui portent son nom au Louvre, le Pâturage, les Baigneuses, les Ruines du Palais des Empereurs, les Bains de Diane, les Nymphes et Satyre, assez variés dans leur apparente monotonie, peuvent encore justifier, jusqu’à un certain point, cette réputation excessive.

L’artiste supérieur de cette génération, celui qui, avec Esaias Van de Velde (non représenté chez nous), apporte, dans la peinture de genre historique ou familière, une initiative vraiment féconde, c’est Adriaan Van de Venne (1589-1662). Où trouver un ensemble de figurines plus fines, mieux observées, mieux entremêlées et troussées, que cette multitude de gentilshommes et de guerriers s’agitant dans son tableau allégorique, Fête donnée à l’occasion de la trêve conclue, en 1609, entre l’archiduc Albert d’Autriche, souverain des Pays-Bas, et les Hollandais ? L’allégorie y tient peu de place et s’y dissimule ingénieusement. Que de vérité, de vivacité, d’entrain dans le moindre acteur de cette scène où le peintre, vif et délicat, héritier alerte du vieux Breughel, double si gaîment le dessinateur précis et fin que ses illustrations des poètes hollandais vont bientôt rendre célèbre ! Van de Venne est né à Delft ; c’est la ville des dessinateurs consciencieux, le pays de Mierevelt, d’où vient aussi Palamedes (1661-1673) avec son beau Portrait de jeune homme, d’où sortiront plus tard les trois Mieris et, par exception, un grand harmoniste, Van der Meer.

C’est à Harlem, toutefois, que les petits peintres de la vie hollandaise, urbaine ou rustique, se montrèrent les plus nombreux et les plus actifs sous la chaude impulsion de Hals. Portraitistes, anecdotiers galans ou militaires, observateurs mondains ou populaires, paysagistes, c’est, durant un demi-siècle, une poussée joyeuse et unique ! Nous ne les connaissons pas tous, ici, malheureusement ; néanmoins, nous possédons les meilleurs, Adriaan Brouwer et les deux Van Ostade. Pour les portraitistes, émules ou rivaux de Hals, qui se tinrent presque tous, d’ailleurs, dans une manière plus réservée et moins ardente, plus conforme au goût général, nous sommes, en revanche, insuffisamment documentés. Si Henri Pot (1585-1657) est véritablement l’auteur des Officiers d’Archers se rendant au tir, au musée de Harlem, notre petit Portrait de Charles Ier d’Angleterre, si authentique et précieux, si vivant même et coloré qu’il soit, est un spécimen insuffisant de son grand talent. Johannes Corneliez Verspronck (1597-1662), autre élève de Hals, se fait mieux connaître par son Portrait de Dame, en robe de soie noire à fleurs, coiffe, col, manchettes de guipures. C’est bien là cette facture loyale, consciencieuse, un peu heurtée, un peu triste, qui lui assura grand succès auprès des bourgeoises cossues et des respectables matrones de sa petite ville. L’excellente répétition (très réduite) du tableau d’Amsterdam, le Jugement du Prix de l’arc, par Barthélémy Van der Helst, d’une tenue si simple et si digne, dans une tonalité grave et sombre, montre une fermeté de style qui n’est pas commune en son œuvre. Toutefois, même en ajoutant à ce morceau deux portraits à mi-corps, homme et femme, de 1655, et le couple en pied de la Collection Lacaze, on doit regretter que cet artiste considérable, d’un talent inégal et parfois languissant, mais le plus souvent si vrai et si noble, dont le succès, parmi ses contemporains, balança ou dépassa ceux de Hals et de Rembrandt, ne soit pas connu à Paris par des œuvres plus importantes. On peut rattacher, nous le croyons, à l’Ecole de Harlem, un tableau de corporation, la Chambre de Rhétorique, attribué naguère, sans aucune vraisemblance, aux frères Le Nain.

Dirck Hals (1589 ?-1656), le frère cadet de Frans, fut l’un des premiers à peindre, en petites dimensions, ces tableaux de conversations qui devaient si rapidement se répandre dans les cabinets d’amateurs. Conversations bourgeoises, conversations militaires, le plus souvent conversations joyeuses, autour d’une table, avec accompagnement de musique, de danse ou de jeu, dans les salons de la haute et basse galanterie. Dirck a souvent mêlé l’imitation de son frère à celle des Harlémois antérieurs, avec plus d’agrément que dans son Festin champêtre de 1616 ; mais ce morceau, déjà très caractéristique, malgré ses inexpériences, est sa première œuvre connue et devient, à ce titre, un document intéressant. La Dame à sa toilette de Pieter Codde, l’un des plus habiles et courus, parmi ces peintres galans, et qui eut l’honneur, en 1637, d’achever, pour la ville d’Amsterdam, un grand tableau de son maître Hals, donne mieux l’idée de ce petit maître. Toutefois, de toute l’école, ceux qui lui font ici le plus d’honneur, ce sont les deux frères Van Ostade.

L’aîné, Adriaan Van Ostade (1610-1685) est un élève direct de Frans Hals, chez lequel il eut pour condisciple Adriaan Brouwer, né en Flandre, mort en Flandre, rangé, par conséquent, parmi les Flamands, mais qui, en réalité, pour l’esprit comme pour la technique, demeura toujours un bon Hollandais. Cette camaraderie explique les ressemblances de pratique qui frappent les yeux dans leurs œuvres juvéniles. Un peu plus tard, Adriaan fut séduit par le génie de Rembrandt : sur la fin de sa vie, comme la plupart de ses contemporains, il s’assoupit et se refroidit, sous l’influence de la réaction académique. De là, dans sa carrière, trois étapes dont MM. Bode et Brédins ont pu déterminer, avec leur expérience sagace, les principaux caractères : 1° de 1630 à 1640 environ, la jeunesse, rivalité avec Brouwer, un goût libre et hardi pour les rusticités franches et joviales, pour les types accentués, presque des caricatures, une touche d’abord un peu sèche et froide, bientôt chaude et large, dans une tonalité d’abord claire et bleuâtre qui de même se modifie, se fortifie, se brunit, se réchauffe ; 2° de 1640 à 1665, la maturité, l’admiration de Rembrandt, une perfection croissante dans l’art de la composition, tant pour le groupement des figures que pour la disposition de l’éclairage, une couleur plus blonde, plus fluide, avec une entente exquise des mouvemens lumineux et du clair-obscur ; 3° de 1665 à 1685, la vieillesse, retour lent aux pratiques d’école, au dessin par la ligne plus que par la forme et la couleur, affaiblissement progressif des tons locaux qui deviennent gris et ternes, en même temps qu’ils se désaccordent et que s’atténue le sens des valeurs. Dans ses trois périodes, d’ailleurs, c’est toujours un maître admirable pour la franchise, la belle humeur, l’aisance et la sûreté de la mise en scène. On peut facilement le suivre ici dans toutes ses évolutions, depuis quelques petits morceaux hésitans de la Collection Lacaze, jusqu’à sa maturité dans deux chefs-d’œuvre, Intérieur d’une chaumière (1642) et Maître d’école (1662), jusqu’à son affaiblissement dans le Buveur (1668). Un autre chef-d’œuvre, à sa gloire, serait ce délicieux tableau d’intérieur où se rangent, autour d’un père de famille et de sa femme, un jeune couple, un grand fils et cinq fillettes, si cet ensemble de portraits, si fins et si vivans, pouvait lui être attribué avec certitude. Il semble difficile de reconnaître dans cette belle exécution, plus plastique et plus rigoureuse, moins souple et moins dorée, la facture authentique du maître, non plus que son image dans celle du chef de famille, car Adriaan n’eut qu’une fille.

Isaak Van Ostade (1621-1640), le frère d’Adriaan, n’est pas un artiste de médiocre valeur. Bien qu’il soit mort à vingt-huit ans, il a laissé une œuvre considérable et très personnelle. Non seulement dans ses petites études d’intérieurs villageois, de scènes rustiques, d’animaux, il rivalise souvent, pour la précision et l’entrain, avec son frère et avec Paul Potter, mais, dans ses compositions plus étendues, où le paysage tient d’ordinaire une grande place, scènes d’hôtelleries, de voyages, de patinages, c’est un observateur très varié et très vivant, avec un goût spécial et réjouissant pour l’abondance et l’ingéniosité des détails pittoresques. Sa peinture, le plus souvent, surtout dans les petites pièces, conserve un aspect jaunâtre qui la fait aisément reconnaître. Dans ses grandes toiles, il est moins monochrome ; l’effet, en revanche, s’y disperse et s’y éparpille volontiers. Les Scènes d’intérieur, le Toit à porcs, le Paysage d’hiver, dans la Galerie Lacaze, le montrent avec ses savoureuses qualités de peintre. Dans les tableaux plus importans de l’ancienne collection, deux Haltes de voyageurs à la porte d’une hôtellerie, deux Canaux gelés en Hollande, on admire les dons supérieurs de l’observateur.

Dans la ville de Leyde, où Bailly (1584-1657), dont nous avons une fine étude, garde l’ancienne tradition, et d’où le condisciple de Rembrandt, Jan Lievens (1607-1674), s’échappe de bonne heure pour se métamorphoser en Flamand à Anvers (la Vierge visitant sainte Elisabeth), Gérard Dow (1613-1695), le premier élève de Rembrandt (de 1628 à 1631, le professeur ayant vingt et un ans, l’élève quinze), s’en tiendra toute sa vie, sauf de rares exceptions, à la première manière, nette et fine, de son maître qu’il ne suivra pas dans la liberté puissante de ses évolutions postérieures. L’extrême conscience et la singulière habileté avec laquelle Gérard Dow sut accommoder au goût timide de la société bourgeoise l’entente de l’effet lumineux en exagérant le rendu minutieux des accessoires assura à ses innombrables productions, toujours précieusement finies, les placemens les plus avantageux. Le Louvre ne possède pas moins de onze tableaux par Gérard Dow provenant de l’ancien fonds, et, parmi eux la Femme hydropique excite toujours l’étonnement des foules par l’extraordinaire patience de l’artiste à pousser jusqu’à l’extrême limite la sécheresse du trompe-l’œil dans la présentation détaillée des figures et des objets. Comment Dow ne perd-il pas tout à fait, à cet exercice périlleux, l’unité lumineuse et colorée ? C’est son secret, son mérite et son excuse. La Femme hydropique, du vivant de l’artiste, fut acquise par l’Électeur palatin au prix énorme de 30 000 florins. L’Épicière de village, en 1793, à la vente du duc de Praslin, fut vendue 34 850 livres, la Cuisinière, en 1780, à la vente Poulain, 10 700 livres. Il est vrai qu’à la même époque, le chef-d’œuvre de Rembrandt, les Pèlerins d’Emmaüs (1777, vente Randan du Boisset), atteignait difficilement le même chiffre, celui d’Adriaan Van Ostade, le Maître d’école, restait à 6 601 livres (1784, vente de Vaudreuil), celui de Pieter de Hooch, l’Intérieur hollandais (1777, vente Tolozan) était pris pour 680 francs ! Quant à Frans Hals, leur maître à tous, démodé, méprisé, oublié, il n’était même plus coté par les marchands et les connaisseurs !

Les vrais maîtres de Leyde dans le genre familier sont alors Jan Steen (1626-1679), Gabriel Metzu (1630-1667), Brekelenkam (1620-1668). Ceux-là sont des peintres, parlant un brave langage de peintre, saisissant toujours, dans la réalité, l’attitude expressive, la physionomie typique, l’éclairage significatif, le jeu, bien assorti et conforme au sujet, des belles colorations. Dans une ville de science, lettrés eux-mêmes, ils apportent souvent, dans leur façon d’observer, plus de finesse d’esprit qu’à Harlem, sans confondre pourtant l’esprit littéraire avec l’esprit pittoresque, ni tomber dans l’anecdote. Sous ce rapport, Jan Steen dont l’existence fut débraillée, qui tint des cabarets, où il trinquait avec le client, bon vivant, railleur, caustique, peu considéré de son temps, reste un type particulier, presque unique dans l’histoire de la peinture. Par son intelligence, franche et saine, du comique, par l’irrévérence avec laquelle il traite les médecins et les pédans, par le charme délicat et matin qu’il donne à ses jeunes filles, par son impudence naïve à nous conduire dans les mauvais lieux, c’est souvent un Mathurin Régnier, c’est parfois aussi un Molière. L’un des trois tableaux du Louvre, le meilleur, la Mauvaise compagnie, eût réjoui Mathurin. On ne saurait être plus artiste par la grâce des colorations, la souplesse du dessin, la vérité des types, que dans cette scène de mauvais gîte. Le jeune dadais, aviné et somnolent, qui s’affaisse, la tête tombée sur les genoux d’une trop aimable donzelle, l’avenante soubrette qui l’allège de sa montre pour la confier à la vieille Macette au nez pointu, embéguinée de noir, si fréquemment employée par le peintre, les mines réjouies et goguenardes du violoniste acharné et du vieux fumeur abruti, associés et complices de ces dames, sont tous des morceaux exquis, admirablement reliés par la brillante enveloppe de la peinture. L’originalité de Steen, comme peintre de fêtes bruyantes et de joyeux convives, n’est pas moins visible dans ses deux grandes toiles, Fête dans une auberge et Repas de famille. Dans la première, si mouvementée, si bien distribuée, la vivacité amusante des épisodes de beuveries et galanteries qui y sont accumulées y est aussi surprenante que leur variété ; la peinture, toutefois, qui a souffert, est terne et assez triste, l’exécution, relativement, un peu molle. Il y a plus d’entrain, de gaieté grasse et plébéienne, franche et communicative, dans les figures, un peu plus grandes, plus allègrement brossées, du Repas de famille (Coll. Lacaze).

Metzu est l’ami de Jan Steen, mais il travaille pour une clientèle plus distinguée. Il lui arrive même parfois de traiter des sujets religieux et historiques, par exemple, la Femme adultère ; cela ne lui réussit pas plus qu’à son compère, dont les escapades en ce genre sont célèbres et grotesques. Quand Metzu s’en tient à ce qu’il sait faire, sujets familiers et scènes d’intérieur, il est charmant, parfois exquis. Dans le Marché aux herbes, sous le feuillage frissonnant des grands arbres, près du canal bordé par les maisons de briques à minces colombages, presque percées à jour par la multitude des fenêtres et baies, c’est la vie d’Amsterdam en plein air : disputes entre marchandes, galanteries d’oisifs avec les ménagères, flâneurs et mendians, pêle-mêle d’animaux, de végétaux, d’ustensiles. Dans le Militaire et la Jeune Dame, dans la Leçon de Musique, le Chimiste, la Cuisinière, c’est la vie intime, mondaine, galante, bourgeoise ; partout, la même saveur de touche, franche et colorée, dans une harmonie calme et chaleureuse. Les imitateurs de Metzu et de Gérard Dow, à Delft, qui leur succédèrent dans l’admiration des collectionneurs, les trois Van Mieris, Frans le Vieux (1635-1681), Willem (1662-1747), son petit-fils Frans le Jeune (1689-1763), s’attachèrent plus, malheureusement, à exagérer les sécheresses du dernier, qu’à s’inspirer de la bonhomie du premier ; leurs tableautins galans, fignolés et lustrés avec un soin extrême, obtinrent un succès énorme au XVIIIe siècle. On y peut suivre, dans la famille, la décadence ininterrompue du sentiment pittoresque au profit de l’esprit littéraire et de l’ingéniosité anecdotique.

On peut rattacher à l’école de Harlem Gérard Ter Borch (1617-1681). S’il n’est point né à Harlem, il y travaillait, dès l’âge de seize ans, dans l’atelier de Pie ter Molyn, l’un des novateurs. Des voyages à Londres, en Italie, en Espagne, lui donnèrent une culture étendue. C’est un des peintres de conversations qui se trouvent le mieux à l’aise dans la bonne société bourgeoise et même dans la société aristocratique et dans le monde diplomatique. Ses portraits en pied, de petites dimensions, ont une allure particulièrement distinguée. Quel que soit le sujet traité, même le plus scabreux, il y apporte, dans le choix des types et les manières des acteurs, une aisance parfaite de bonne compagnie, comme il y excelle aux raffinemens les plus délicats des colorations douces dans la fraîcheur des visages, la légèreté des chevelures, la blancheur des carnations, la souplesse des tentures, le lustre des soieries. C’est, de plus, un observateur avisé, un physionomiste précis et aigu, avec un charme particulier de bienveillance et de tendresse dans ses analyses. Le Louvre le montre dans tout son honneur avec trois morceaux excellens, le Militaire offrant des pièces d’or à une jeune femme, la Leçon de musique et le Concert.

Autant que Steen, Metzu, Ter Borch, avec des originalités de peintres plus savoureuses encore, Albert Cuyp, Pieter de Hooch, Van der Meer, nous introduisent dans les intimités de la société hollandaise. Albert Cuyp (1620-1681) est de Dordrecht ; c’est un compatriote de Ferdinand Bol (1616-1681), dont nous avons trois bons portraits et de Nicolas Maes (1632-1695) l’auteur du Benedicite (Collection Lacaze). Fils d’un bon peintre, il ne quitta pas, comme eux, sa ville natale pour aller étudier chez Rembrandt ; il n’en resta que plus personnel, libre, curieux, chercheur, poussant, dans une école toujours lumineuse, la passion de la lumière à ses extrêmes limites. Cuyp s’est exercé dans tous les genres ; il est si varié qu’aucun musée d’Europe ne le présente sous tous ses aspects. Le Louvre est un des plus heureux, puisqu’il peut, à la fois, montrer en lui le portraitiste ingénieux et pittoresque (Portraits d’enfans), le peintre de figures, d’animaux et de paysages, associant presque toujours ces élémens divers sur la même toile, et le peintre de marines. Dans le Départ pour la promenade, et dans la Promenade, avec quelle force et quelle chaleur déjà, son bon ami le soleil répand-il sa lumière tranquille et caressante, sur les velours éclatans des vêtemens, les pelages lustrés des chevaux, la verdure des feuillages, les fuites bleuâtres des horizons ! Quelle sensation douce et pénétrante de bien-être et de calme ! Et pourtant ce soleil ne semble-t-il pas un soleil presque banal, un soleil bourgeois à côté du grand astre tombant qui, dans le Paysage au crépuscule, enveloppe sur le tertre attiédi le troupeau des vaches tournées vers lui en une inconsciente extase, tandis que le pâtre accompagne, sur son chalumeau, en quelques notes sans doute mélancoliques et traînantes, l’adieu triomphal de la divine lumière ? Les amateurs anglais, depuis longtemps, admirent et vénèrent Albert Cuyp, presque à l’égal de Claude Lorrain, et ce sont, peut-être, en effet, les deux plus beaux poètes des crépuscules.

Il y a bien des airs de parenté entre Albert Cuyp et Pieter de Hooch, comme entre Pieter de Hooch et Van der Meer. Alors que leurs peintures, également franches et lumineuses, étaient également méprisées, on les confondait volontiers. On les distingue plus communément aujourd’hui. Si Cuyp est l’homme de la lumière éclatante, libre, répandue à l’extérieur, Pieter de Hooch (1630-1677) reste l’homme des lumières emprisonnées dans les intérieurs, qui s’assoupissent ou qui s’exaspèrent dans ces clôtures, suivant la place et la matière des objets auxquels elles se heurtent ou sur lesquels elles s’endorment. Personne, mieux que Hooch, n’a fait sentir, par ces vivacités ou ces repos des clairs et des ombres, la tiédeur douce des appartemens, le recueillement silencieux du home, le bonheur d’être chez soi, dans un demi-jour frais, tandis que l’été fait rage au dehors. Nos deux Intérieurs hollandais, celui où une ménagère, dans un coin ombreux, épluche des légumes à côté d’une fillette qui s’amuse, tandis qu’une bonne dame traverse, au fond, la courette ensoleillée, celui où, dans un salon bien clos, de jeunes dames élégantes et des cavaliers galans jouent aux cartes, minaudent, fleurètent, boivent, prouvent également l’étonnante sensibilité du maître et son habileté à nous communiquer cette sensibilité dans les milieux les plus différens.

C’est de lueurs plus apaisées, plus délicates et subtiles encore que se sert le doux Van der Meer, de Delft (1632-1675), pour nous faire aimer, en leurs occupations paisibles, ses petites dames, grassouillettes et blondes, dont les chairs blanches s’enveloppent d’étoffes claires. Tout n’est pas dit encore, sur cet artiste extraordinaire, mort si jeune, très célèbre en son temps, tout à fait oublié durant deux siècles, et dont l’œuvre authentique nous montre à la fois des chefs-d’œuvre de précision éclatante, de colorations hardies et fortes, presque brutales, comme la Vue de Delft (musée de la Haye), la Laitière et la Maison hollandaise (collection Six à Amsterdam) et des chefs-d’œuvre de modelés à fleur de toile, légers, presque imperceptibles, de nuances presque éteintes, voluptueusement diaphanes et alanguies, comme la Liseuse d’Amsterdam, la Dame à la voilette de Berlin, comme notre Dentellière du Louvre. Est-elle assez attentive à son travail, la douce et honnête personne, sous le rayon tendre et pâle qui la caresse et qui réjouit de notes claires et brillantes, les cuivres, les livres, les bobines, les épingles, le métier, tous les associés de sa tranquillité et de son recueillement ! La courte activité de Van der Meer de Delft fut peut-être plus étendue qu’on ne l’a cru d’abord. On a quelque tendance à lui restituer aujourd’hui certaines peintures, plus académiques, attribuées naguère à quelque incertain Van der Meer d’Utrecht ou de Harlem ; peut-être n’a-t-on point tort ; mais il faut attendre les preuves.

Autour de ces maîtres vraiment originaux et typiques fourmille une multitude presque innombrable de petits maîtres. Parmi eux, il n’en est guère qui n’ait eu ses bonnes heures, fait à son tour d’heureuses trouvailles et qui ne nous intéresse toujours par sa franchise autant que par son savoir-faire. Nous ne les connaissons pas tous au Louvre, tant s’en faut ! Néanmoins, il en est un certain nombre qui s’y présentent bien. Parmi les italianisans, voici Pieter van Laar (Bamboccio) (m. en 1674) avec ses scènes champêtres, Karl Dujardin (1622-1678) avec une suite nombreuse de paysages et d’épisodes italiens qui témoignent encore aujourd’hui de son immense réputation en son temps ; Jean-Baptiste Weenix (1621-1660), Lingelbach (1625-1674) ; les deux Netscher, père et fils, d’origine allemande, comme Lingelbach, Gaspar (1639-1684) et Constantin (1670-1722), tous deux des artistes à la mode, très admirés, très recherchés, ne suffisant pas aux commandes. La Leçon de chant, la Leçon de basse de viole, le Portrait d’une jeune personne, montrent par quelles recherches d’élégance et quelle préciosité d’exécution ils savaient plaire à leur clientèle mondaine. Chez les élèves de Rembrandt, tant qu’ils n’ont pas oublié les exemples du maître, nous trouvons des œuvres d’un plus haut caractère, l’Annonciation aux Bergers et le Portrait de jeune fille par Flinck, la Bénédiction d’Isaac et un Portrait de jeune fille par Fictoor, Anne consacrant son fils au Seigneur, par Van den Eeckhout. On doit constater néanmoins qu’à la fin du siècle, ultramontaine ou nationale, la grande tradition chez tous est singulièrement affaiblie et toute prête à s’éteindre.


V

Durant la glorieuse période qui comprend les trois quarts du XVIIe siècle, ce n’est pas seulement dans le portrait et la peinture de mœurs contemporaines que les Hollandais avaient tenu le premier rang ; c’était aussi dans le paysage et dans tous les genres de peintures se rattachant au paysage, vues de villes et de monumens, tableaux, marines, animaux, fleurs, de tout ce qui est la bonne nature, vivante ou morte. Tous les peintres hollandais, à vrai dire, épris de vérité, admirant leur pays, amoureux de la vie, sont plus ou moins paysagistes. Aucun d’eux ne perd l’occasion de montrer un bout de campagne derrière ses figures, non plus que d’accumuler, devant et autour d’elles, le plus d’ustensiles possible toujours étudiés et rendus avec une passion joyeuse et scrupuleuse. Ce fut encore une des originalités de leur simplicité et de leur franchise d’aimer et de représenter la campagne solitaire et silencieuse, la campagne pour elle-même, sans interventions de réminiscences littéraires ou d’apparitions mythologiques. Simplicité mal récompensée tout d’abord, franchise tout à fait inconvenante et qui déplut au plus grand nombre !

Ce ne sont pas seulement les artistes supérieurs, dans la figure et le portrait, Hals, Rembrandt, Jan Steen, Pieter de Hooch, qui s’éteignirent dans l’abandon et l’indigence ! Le martyrologe des paysagistes, des vrais paysagistes, est plus long encore. Des trois plus grands, le premier, Van Goyen, spécule, pour vivre, sur les maisons, les tableaux, les tulipes, meurt insolvable ; le second, Jacob van Ruysdael, après avoir traîné la misère à Amsterdam, retourne agoniser dans sa ville natale, Harlem, à l’hospice des pauvres ; le troisième, Hobbema, ne peut nourrir sa famille qu’en remplissant l’emploi de jaugeur-juré sur les marchés d’Amsterdam ; il finit, avec sa femme, dans l’indigence, il ne laisse pas de quoi être enterré. Oh ! les braves gens qui travaillaient pour eux, par plaisir, par amour ! Ils n’ont fait, ceux-là, ni réclames, ni expositions ; ils ont accepté la pauvreté comme ils ont adoré la nature, franchement et virilement ; ils nous ont livré, sans hésitations, sans réticences, toute leur âme, toutes les joies saines, loyales, inépuisables de cette âme ravie par les communs accidens de leur terre et de leur ciel ; ils ont transformé, par la seule chaleur de leur sincérité, ces accidens modestes, ces accidens médiocres, en des beautés éternelles, aussi attirantes et plus pénétrantes que celles des altitudes sublimes et des panoramas grandioses !

Toute la gloire, tout l’argent allait alors aux italianisans, à ceux qui conciliaient le plus habilement le charme d’une observation exacte et d’une sensation délicate aux habitudes d’arrangement classique données par les premiers voyageurs en Italie. Quelques-uns de ces maîtres restent d’excellens artistes ; l’Italie n’a guère eu de meilleurs interprètes ; leur intelligence septentrionale des êtres et des choses simples et de la vie universelle par la lumière ne les abandonne presque jamais, et souvent éclate chez eux par des accens d’une émotion grave et d’une consciencieuse loyauté. Des artistes tels que Jan Both (1610-1652), avec son grand paysage, au soleil couchant, où une dame, montée sur un mulet, cause avec un paysan, Asselyn (1610-1652), avec ses ruines dans la campagne romaine, Berchem (1620-1683), si beau dessinateur, si beau compositeur, avec ses onze toiles de paysages et d’animaux, Pynacker même (1621-1693), ne sont pas des artistes méprisables ; Rembrandt, l’ami d’Asselyn, les estimait et les admirait, parfois rivalisait avec eux ; nous ne saurions être plus difficiles que Rembrandt ! Ce serait, d’ailleurs, nous priver d’un réel plaisir, en même temps que commettre une injustice, que de ne point reconnaître souvent, en ces paysagistes voyageurs, un sentiment de grandeur puissante dans le développement des magnificences végétales et des aspects panoramiques, une conscience admirable dans l’étude des terrains, des arbres, des animaux, et une intelligence émue des grands effets de lumière, qui les apparente plus d’une fois à notre Claude Lorrain.

Néanmoins, ce sont des internationaux. Ils ont les défauts comme les qualités du dilettantisme. S’ils s’adressent plus à l’imagination, ils vont moins droit au cœur ; pour nous émouvoir, un cri de joie ou de douleur humaine vaudra toujours mieux qu’une oraison académique. Une grisaille de Van Goyen, brossée naïvement, dans une barque, devant le quai et la tour de Dordrecht, est plus éloquente et plus rafraîchissante qu’une forêt décorative, avec groupes spirituels sur le premier plan. Cet excellent Hollandais a cinq tableaux au Louvre, tous bien hollandais, tous pris à peu près au même endroit, sur la Meuse, devant Dordrecht. Ce que c’est que de bien aimer les choses, de les aimer à fond, patiemment, pieusement ! Il y a des centaines de vues de Dordrecht, par Van Goyen, dispersées dans tous les cabinets du monde ; toutes présentent, pour un passant rapide, le même aspect, un aspect triste, terne, monochrome, plus ou moins grisâtre, jaunâtre ou verdâtre, suivant la période de sa vie ; mais que si ce passant est un artiste ou un poète, s’il aime la nature et la peinture, leur infinie variété et leurs délicatesses inexprimables, il s’arrête, contemple, admire, il reste ému et il remercie le vieil artiste de lui avoir montré tant de choses nouvelles là où il croyait trouver toujours la même. Les cinq tableaux du Louvre semblent, presque tous, faits à la même place. Au premier plan, les eaux de la Meuse, plus ou moins troublées ou limpides, traversées par des barques et des canots ; dans le lointain, la ville de Dordrecht, avec son clocher carré, tronqué, flanqué d’une flèche, sa grande église étalant sa masse rectangulaire au-dessus des maisons, parmi les tournoiemens des hauts moulins épars. Mais, suivant la saison, le jour et l’heure, voici que ce site familier prend une physionomie diverse, comme celle d’un homme dont le visage se plisse ou se déride au gré de ses impressions. Pour raconter cette diversité, le pinceau léger et rapide de Van Goyen trouve des délicatesses et des transparences d’une sensibilité unique.

De Salomon Ruysdael (1600-1670), l’élève probable de Van Goyen, nous ne possédons qu’une petite Vue de la Meuse, où leur parenté saute aux yeux ; ce n’est point assez pour donner la juste idée d’un maître si sincère et original, dont les leçons ne furent pas inutiles à son grand neveu, Jacob van Ruysdael (1628-1682). Pourquoi celui-ci est-il le plus grand paysagiste de l’école ? Parce qu’il en est à la fois, dans ses œuvres supérieures, le plus sincère et le plus ému. Comme Rembrandt, parmi tant d’honnêtes prosateurs, presque seul, Ruysdael est un poète ; comme lui, sans avoir vu l’Italie, il a respiré naïvement, à travers ses œuvres, le grand souffle de la beauté et de la noblesse antiques. Il voit, il analyse, avec la même perspicacité qu’Hobbema et Potter, tous les détails des prairies plates, des buttes sablonneuses, des buissons rabougris, des chaumières délabrées, mais il les admire d’un œil amoureux, et il les chante ensuite, sur un plus large rythme, et d’une voix plus inspirée. Le Louvre est un des lieux du monde où cette grande voix résonne le mieux, en des œuvres sincères, sans se gonfler, sans se forcer, naturelle et claire, vibrante et pénétrante. La Tempête sur les digues, le Buisson, le Coup de soleil, la Forêt comptent justement parmi ses chefs-d’œuvre les plus émouvans, parce qu’ils sont les plus simples, surtout les trois premiers, où des figurines anecdotiques, dues à un collaborateur, ne viennent pas, comme dans ses tableaux de commande ou de vente, troubler une impression profonde à laquelle elles restent étrangères.

Deux toiles de Jan Wynants (1625-1682), compatriote des Ruysdael, qui, comme eux, mais avec moins de hardiesse et plus de réminiscences traditionnelles, contribua à développer, dans l’école de Harlem, le goût du site naturel, deux autres d’Allart van Everdingen (1621-1675), l’ami de Jacob, et qui lui fournit sans doute ses modèles de paysages norvégiens, avec arbres brisés, torrens et cascades, dans ses heures de détresse, pour les marchands d’Amsterdam, représentent, convenablement, ces deux beaux paysagistes. Meindert Hobbema (1638-1709), le réaliste intransigeant, triomphe, lui, superbement, avec son Moulin à eau. Que de fois il a traité ce motif ! L’a-t-il jamais fait avec plus d’éclat ? Non, jamais, d’une main si sûre, d’un pinceau à la fois si net et si souple, il ne s’est plu à accumuler une multiplicité plus incroyable de détails dans une composition d’une ordonnance si ferme, où chaque chose, restant à sa place, sous la lumière vive d’un ciel pur, garde sa plus haute valeur sans altérer la valeur des choses voisines. Cette merveille de précision reste en même temps une merveille d’impression. Comme les primitifs, naïfs et virils, du XVe siècle, Meindert Hobbema est un adorateur pieux de la vérité, il la veut tout entière, il n’entend lui demander aucun sacrifice ; si sa rudesse est parfois rébarbative, sa franchise est toujours émouvante.

Ce sont encore des peintres bien sincères que Cornelis Decker (mort en 1678), avec sa Chaumière près d’une rivière, et ce délicieux Aert Van der Neer (1605-1677), l’ami de la lune et des doux crépuscules. Nul ne raconte si bien la grande paix des soirées silencieuses, la lente fuite des barques sur les eaux scintillantes, la descente fraîche des ombres sur les routes incertaines, les retours fatigués des causeurs somnolens et des troupeaux poussiéreux, la sérénité calmante et majestueuse du ciel illuminé. Ses Bords d’un canal et son Village traversé par une route le font bien connaître et aimer. Egbert van der Poel (1621-1664), qui imite parfois Van der Neer, n’est pas moins passionné pour les clartés lunaires ; il l’est beaucoup pour les incendies, dont il se fit une spécialité. Sa Chaumière au Louvre, toutefois, n’est pas en train de brûler ; on y sent la main d’un observateur scrupuleux qui étudie bien et peint bien, même sous un jour normal. Van der Hagen (1635-1699) est plus timide ; mais combien sa petite Plaine de Harlem, spacieuse, interminable, fuyante sous le ciel immense, ce vaste ciel de Hollande, toujours vivant, toujours peuplé par les sommeils ou les batailles des énormes nuées, le ciel de Van Goyen et de Ruysdael, est encore charmante à voir !

Celui qui, de son temps, passait déjà pour le plus sincère de tous, c’était Paul Potter (1626-1654). Il semble même qu’il périt à la peine, à vingt-neuf ans, s’acharnant à rendre tout ce qu’il voyait, brin à brin, poil à poil, feuille à feuille, comme un graveur, mais à le rendre en peintre, sous la vraie lumière, sans sacrifier ni une lueur ni un reflet, non plus qu’un relief ou qu’une ombre. C’est par ce sens lumineux qu’il se sauva, ne s’épuisa pas toujours dans cette analyse opiniâtre, et que la folie d’exactitude, à certains momens, chez lui, s’éleva presque jusqu’au génie. Ses petites études, les Chevaux attachés à la porte d’une chaumière, le Cheval blanc avec un cerf et deux biches, le Bois de la Haye, et surtout, la Prairie, où la lumière tendre et pâle du matin, qui glisse sur la rosée et réchauffe le bétail assoupi, se répand, sur toutes les choses, avec tant de pureté, nous font assister à la progression régulière et rapide de ce grand talent. Les Chevaux sont de 1647, la Prairie de 1652. Paul Potter mourut deux ans après. Le meilleur animalier, après Paul Potter, fut Adriaan van de Velde (1639-4672), moins naïvement rustique, très savant et très habile. C’est un des artistes qui se montrent le mieux au Louvre, sous les divers aspects de son talent varié, comme figuriste, paysagiste, animalier, dans une série de sept petites toiles.

Pour compléter au Louvre une visite en Hollande, il faudrait encore y regarder les marines de S. de Vlieger, de Backuysen, de Willem van de Velde, les vues de villes par Van Delen, Beerstraten, Van der Heyden, Isaack van Nickelle, les oiseaux de Hondekœter, les natures mortes de Heda, J. David de Heem, Kalf (1621-1693), Jan Weenix, J. van Huysum. Beaucoup de ces petits tableaux ont été trop longtemps écrasés ou perdus au milieu de la grande Galerie, sous la masse somptueuse des décorations de Rubens. Ils vont, par bonheur, nous l’espérons, reprendre tout leur prix dans les petits cabinets, consacrés à la Hollande, qui s’ouvriront dans quelques jours, en même temps, que de magnifiques publications illustrées sur le musée du Louvre, paraissant à la fois à Paris et en Amérique, s’apprêtent à les faire mieux connaître. Si on les examine avec attention, dans leur ordre chronologique, on prendra une idée assez nette de la fécondité extraordinaire et de la merveilleuse variété, de cette école originale, indépendante et féconde. C’est, en effet, l’école hollandaise, qui, en découvrant une source nouvelle et proche de poésie forte et saine dans la simple représentation de la vie quotidienne, de la vie de tous, avec ses joies simples, ses devoirs et ses souffrances, ses petitesses et ses grandeurs, a su ouvrir à l’art de l’avenir, en dehors et à côté de ses manifestations idéales et décoratives, les perspectives illimitées d’une activité constante. On se convaincra aussi que, malgré quelques lacunes inévitables, notre grand Musée national est un des lieux du monde où l’on peut le mieux comprendre et admirer cet art humain, loyal et salubre, dans une série de chefs-d’œuvre supérieurs.


GEORGES LAFENESTRE.