La Peinture en Italie d’après de nouveaux documens

La Peinture en Italie d’après de nouveaux documens
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 411-442).
LA
PEINTURE EN ITALIE
AUX DIVERSES PHASES DE SON HISTOIRE

I.
LES ORIGINES DE LA PEINTURE ITALIENNE

A new History’ of painting in Italy, by. J A. Crowe et G. B. Cavalcaselle. London 1864-1866.

Il y a quelques années, une société d’érudits italiens se formait à Florence pour réimprimer, en les complétant par de nouveaux renseignemens, les ouvrages classiques sur l’art national. Les écrivains qui choisissaient ainsi ce rôle modeste d’éditeurs apportaient dans l’entreprise commune un grand fonds de zèle, une expérience déjà longue des études historiques aussi bien que des choses pittoresques, et par-dessus tout une sobriété archéologique et critique, un esprit de mesure fort différens de la science sans merci dont ailleurs, en Allemagne particulièrement, on aurait peut-être fait étalage. Bientôt une excellente édition des Vies des peintres, par Vasari, venait, grâce aux notes qui accompagnent le texte, éclaircir bien des Mérités de détail, combler plus d’une lacune dans l’histoire de chaque talent et de ses œuvres, nous rendre enfin cette précieuse collection de portraits rajeunie par des retouches habiles ou enrichie par d’heureuses recherches. En même temps, d’autres savans s’attachaient à l’étude spéciale d’une époque pu d’une école. Des documens ignorés étaient mis en lumière, et, pour ne rappeler que cet exemple, M. Gaëtano Milanesi recueillait dans son livre, bien connu aujourd’hui, sur l’Art siennois tous les contrats authentiques, tous les actes relatifs aux maîtres que l’ancienne rivale de Florence avait vus naître ou qu’elle avait attirés du dehors. Si louables néanmoins que fussent ces investigations, si utiles qu’en dussent paraître les résultats, le tout n’arrivait encore qu’à augmenter la somme des matériaux dont se composerait l’ensemble d’un monument à la gloire de la peinture italienne. Il restait à coordonner et à mettre en œuvre ces élémens épars, à réunir dans le cadre d’une histoire générale ces épisodes ou ces détails biographiques ; il s’agissait en un mot de combiner tant de conquêtes isolées, tant de découvertes partielles, de manière à présenter les faits dans leur succession chronologique et les progrès des différentes écoles italiennes en regard ou à la suite les uns des autres.

Un écrivain anglais et un écrivain italien, M. Crowe et M. Cavalcaselle, se sont imposé cette tâché. Leur collaboration nous avait valu déjà un livre très instructif sur les Anciens peintres flamands ; en s’associant de nouveau pour écrire l’Histoire de la peinture en Italie, les deux érudits n’ont fait qu’appliquer à un plus vaste sujet, que continuer dans un travail plus important à tous égards la méthode judicieuse et les procédés exacts qui caractérisent leur premier ouvrage. Comme celui-ci, l’Histoire de la peinture en Italie se recommande par la sûreté des informations, par la justesse des aperçus techniques, par une attention scrupuleuse à n’omettre dans le récit aucune indication sur les vicissitudes de l’art, sur l’authenticité des traditions ou des œuvres ; mais ce récit, presque exclusivement à l’adresse des gens qui savent en partie déjà et qui peuvent comprendre à demi-mot, n’est pas exempt au fond d’une sorte de rigorisme didactique et dans la forme d’une certaine aridité. On serait mal venu sans doute, — les auteurs le déclarent eux-mêmes dans leur préface, — à chercher ici cette souplesse de l’imagination et du langage qui ajoute une rare valeur littéraire aux enseignemens fournis par Vasari. On n’y trouvera même pas cette animation, d’ailleurs un peu systématique, avec laquelle Baldinucci, Malvasia, Ridolfi et quelques autres écrivains du XVIIe siècle s’efforcent chacun de soutenir une thèse et de plaider au nom de la vérité historique pour la suprématie pittoresque de Florence, de Bologne ou de Venise. En revanche, l’ouvrage de MM. Crowe et Cavalcaselle a le mérite d’exposer clairement tous les événemens accomplis dans le domaine de l’art italien et d’en faire pressentir la signification relative sans aucun parti pris arbitraire, sans autre préoccupation apparence que le désir de nous donner des notions précises et de ne rien avancer qu’à bon escient. Peut-être l’histoire ainsi traitée Garde-t-elle un peu trop les stricts caractères de la narration ; peut-être cet extrême désintéressement personnel ne laisse-t-il pas de compromettre parfois l’autorité du juge ou l’influence du critique, et de réduire presque la fonction de celui-ci au simple rôle d’un chroniqueur. Ne nous en plaignons pas trop au surplus. L’habitude de s’effacer derrière les gens ou les souvenirs qu’on ressuscite n’est pas si fort dans les inclinations de notre temps que la contagion d’un pareil défaut nous semble en réalité un danger bien redoutable. Qu’il nous suffise donc d’en avoir indiqué quelque chose dans le cas particulier dont il s’agit. Cette réserve une fois faite sur la nature des procédés d’exécution adoptés par MM. Crowe et Cavalcaselle, il ne nous reste plus qu’à louer ce qu’il y a dans leur savant travail de logique au point de vue de la composition, de foncièrement sain au point de vue des doctrines. Nous avons le devoir surtout de rendre hommage à d’aussi studieux efforts pour mettre en lumière toutes les circonstances historiques et pour contrôler tous les détails que le sujet comporte, de manière à ne laisser de place nulle part à une tradition équivoque ou à un renseignement suspect.

Suit-il de ce qui précède qu’avant l’History of painting in Italy aucun livre n’existât sur la matière, et qu’en Italie même tout se réduisît à quelques travaux partiels, à des études plus ou moins étendues sur la vie de certains maîtres ou sur la marche isolée de certaines écoles ? On ne saurait sans injustice oublier ainsi plus d’une entreprise antérieure à celle que poursuivent MM. Crowe et Cavalcaselle, et moins qu’aucune autre la très estimable Histoire de la peinture italienne dont l’abbé Lanzi achevait la publication en 1809. Trente ans plus tard, l’auteur de plusieurs romans et de poésies dont on n’a pas oublié le succès, M. Rosini, reprenait le même thème, et le développait à son tour avec un talent littéraire assez remarquable pour dissimuler à peu près sous les dehors de la certitude les secrètes hésitations du goût pittoresque ou du savoir. Toutefois ni Lanzi malgré son érudition et la netteté de son esprit, ni M. Rosini malgré les séductions de son style, n’ayant si bien épuisé le sujet que rien après eux ne restât plus à tenter. Les deux écrivains d’ailleurs pouvaient-ils deviner le mouvement archéologique qui devait suivre, et profiter à l’avance des découvertes que d’autres allaient faire ? Au point où se trouvaient de leur temps la science et la critique, ils étaient en mesure de retracer avec une précision suffisante l’histoire de la peinture italienne à partir de la seconde phase de la renaissance ; mais pour ce qui intéresse les origines même de l’art national, pour tout ce qui appartient à la périple d’incubation en quelque sorte et aux phénomènes de l’éclosion, les données certaines leur faisaient à peu près défaut, ou elles se résumaient dans quelques témoignages dont, Séroux d’Agincourt excepté, personne au commencement de ce siècle n’avait encore paru tenir grand compte. Survinrent en Allemagne les travaux de Rumohr, de Kügler et de plusieurs autres, en France quelques essais diversement intéressans, en Italie enfin les recherches entreprises par les érudits dont nous rappelions tout à l’heure la persévérance féconde et le zèle. Désormais la question était, sinon résolue, au moins en bonne voie de solution, et l’attention publique en éveil. En nous parlant de tel vieux maître trecentista dont nos pères auraient peut-être ignoré jusqu’au nom, on ne courrait plus le risque de s’adresser à des esprits indifférens ou défavorablement prévenus ; en remontant aux époques primitives, aux incunables de la peinture en Italie, on n’aurait plus à craindre d’outrager par un semblant d’ingratitude, la gloire des maîtres souverains et l’admiration due aux époques qu’ils ont illustrées.

MM. Crowe et Cavalcaselle ont jugé avec raison le moment propice pour continuer à cet égard la justice et pour achever de consacrer tous les souvenirs d’un passé trop longtemps raccourci à plaisir ou involontairement méconnu dans plusieurs parties essentielles. Les volumes de leur ouvrage aujourd’hui publiés et comprenant la série des faits et des travaux qui se succèdent avant le siècle des progrès suprêmes sont, jusqu’à présent, le précis le plus exact, l’ensemble d’informations le plus complet que l’on nous ait donné sur ce sujet. Sans songer à résumer dans un simple article une histoire aussi compliquée de détails, encore moins à recommencer ce qui vient d’être fait et bienfait, nous voudrions indiquer quelque chose des caractères qui distinguent eu des mérites qui recommandent les débuts de la peinture en Italie. Peut-être, même en dehors de l’occasion fournie par la nouvelle publication, un pareil essai ne sera-t-il pas sans opportunité à l’heure où nous sommes. On se souvient de certaines conjectures ou appréciations critiques qui se sont produites récemment, de certains efforts, aussi brillans d’ailleurs que hasardeux, pour approprier l’art italien et son histoire aux exigences de la fantaisie humoristique. A ceux qui ne veulent reconnaître dans les plus nobles monumens de la peinture italienne que des portraits ressemblans de « l’animal humain, » comme aux gens qui pourraient être tentés de les croire sur parole, ne convient-il pas de rappeler par des exemples irrécusables la tradition toute contraire fondée dès les premiers jours, et se continuant ensuite, se confirmant à mesure, que les formes d’expression s’améliorent, à mesure que l’habileté pittoresque grandit ? Aux théoriciens de l’incrédulité en matière de génie et d’inspiration personnelle, tels progrès imprévus, tels travaux en éloquent démenti avec les coutumes du moment répondront que les belles œuvres ne dépendent pas uniquement des bonnes conditions environnantes, que tout, dans le domaine de l’art, n’est pas affaire de mœurs et de milieux, de fluides ambians et d’atmosphère. Encore faudrait-il, à côté et au-dessus de ces influences inhérentes à la civilisation ou au climat, pressentir l’élément mystérieux qui les féconde, et qui des dons faits en apparence à tous tire en réalité un privilège pour quelques-uns. Là, comme ailleurs sans doute, « l’esprit de Dieu souffle où il veut, » et l’ambition nous semblerait étrange de prétendre en régler les caprices, ou de s’armer de l’histoire qui les proclame pour en nier, pour en anéantir l’action.


I

D’où vient par exemple qu’après tant d’années d’engourdissement et de sommeil l’art se soit réveillé comme en sursaut sous la main du sculpteur Nicolas de Pise, ou que, un peu plus tard, le génie de Dante ait converti tout à coup en un fleuve de poésie l’humble source qui n’avait jailli encore que pour alimenter la veine des premiers poètes franciscains ? A ne parler que de la peinture et des peintres, pourquoi un Ducoio à Sienne ou avant lui un Cimabue à Florence fait-il, du jour au lendemain, oublier ses prédécesseurs, et réussit-il à s’emparer de la renommée, comme d’autres vers la même époque, se saisissent du pouvoir politique, — de vive force et sans perdre leur temps à chercher des prétextes ? Était-ce donc que l’état des mœurs, pudiques à ce moment, dût nécessairement susciter un pareil progrès ? Rien n’annonce pourtant que les mœurs se fussent fort sensiblement modifiées dans le sens d’une réforme pittoresque, et que les traditions byzantines dont on s’accommodait depuis le bas-empire eussent commencé à perdre de leur crédit. La fameuse Madone de Cimabue, triomphalement promenée dans les rues de Florence en 1267, ne traduisait pas les idées et les besoins du temps plus exactement, que ne les représentaient la veille les fresques ou les mosaïques exécutées suivant la vieille méthode. Elle exprimait les hardiesses d’une imagination d’élite ; elle révélait, elle livrait à l’admiration de la foule un art nouveau. Reste à savoir toutefois jusqu’à quel point les innovations s’isolaient du passé ou déconcertaient les habitudes présentes, dans quelle mesure on doit à ce sujet se fier au récit de Vasari, quels précurseurs enfin avaient pu préparer la voie au peintre en qui l’on a coutume de saluer une sorte de messie de l’art italien ; car tout en attribuant sa part légitime à l’action, à l’inspiration personnelle, tout en honorant les élus, il faut de ce côté aussi se garder d’exagérer la justice. Il faut craindre d’arriver soi-même à prêcher le fatalisme sous une autre forme en prétendant réprouver la foi dans l’influence fatale des circonstances et des faits extérieurs.

Vasari avait, il est vrai, ses raisons pour mettre en oubli les secours venus à Cimabue du dehors et pour vanter, au détriment de quelques talens rivaux, un talent qui s’était produit, sur le territoire de la république florentine. Son orgueil national pouvait y trouver son compte, et de plus Côme Ier, qui avait accepté la dédicace du livre composé par le peintre-écrivain, n’était pas homme, on le sait, à passer facilement condamnation, en matière d’histoire comme ailleurs, sur un acte d’indépendance ou de franchise. La gloire du pays qu’il gouvernait lui semblait trop bien inféodée à celle de sa famille et à la sienne pour qu’il consentît à entendre parler de progrès accomplis au-delà des murs qui avaient vu naître les Médicis. De là sans doute la partialité de Vasari en ce qui concerne la révolution opérée par Cimabue et le silence presque absolu qu’il garde non-seulement sur les origines de la peinture dans l’Ombrie ou dans la Lombardie, mais même sur ce qui se passait à Sienne et à Pise à l’époque où ces vieilles républiques toscanes n’appartenaient pas encore au duché de Florence. Et cependant, quels que soient à cet égard les calculs prudens du courtisan de Côme ou, si l’on veut, ses dénis de justice, avec quelque zèle qu’il travaille à célébrer, à surfaire peut-être les mérites du fondateur de l’école florentine, ces mérites sont assez considérables en eux-mêmes pour légitimer, pour excuser au moins des opinions aussi exclusives et pour ne compromettre à peu prés que la chronologie dans les erreurs qu’elles ont accréditées. Toutes les rectifications archéologiques, toutes les découvertes dues à la patience ou à la sagacité des érudits modernes ne sauraient en effet infirmer le témoignage de Vasari que sur quelques points de détail. Que Cimabue n’ait pas, à proprement parler, « fait briller les premiers rayons de la peinture, » comme son complaisant biographe le croit ou feint de le croire ; — que de son temps ou même avant lui il y ait eu ailleurs qu’à Florence des peintres dont les efforts méritent d’être rapprochés des siens, — cela maintenant n’est plus douteux ; mais il est certain aussi que la Madone de Santa-Maria-Novella et la Madone du Louvre ont une éloquence pittoresque qui manque aux autres œuvres contemporaines, que les tableaux authentiques de Giunta à Pise, de Guido à Sienne, de Coppo di Marcovaldo ou de tels anciens maîtres imagiers récemment recommandés à l’attention n’accusent que des intentions de progrès relativement timides, qu’en un mot si Cimabue n’est ni le premier, ni le seul réformateur de la peinture italienne au XIIIe siècle, il n’en demeure pas moins le plus remarquable par le talent, le plus influent par les exemples. À ce titre, la renommée exceptionnelle qu’on lui a faite ne doit pas paraître usurpée, et le tort n’est pas grand après tout d’avoir quelque peu négligé pour elle des réputations moins visiblement justifiées, des droits moins sûrement établis.

Il arrive bien rarement au surplus que la postérité se méprenne absolument en pareil cas, et qu’en s’obstinant dans la reconnaissance envers la mémoire d’un homme, elle ne fasse que perpétuer un préjugé. Sa gratitude peut être à quelques égards excessive, mais elle a au fond pour principe un juste instinct de la vérité et comme une fidélité naturelle aux souvenirs dignes de prévaloir. Que n’a-t-on pas tenté, depuis un demi-siècle, pour déposséder de leur gloire Gutenberg et Finiguerra ! Que de pièces retrouvées et produites pour démontrer que les deux prétendus inventeurs de l’imprimerie et de la gravure avaient eu chacun des devanciers ! Et pourtant, malgré ces preuves authentiques, malgré les fragmens des Douats conservés à Harlem et les estampes allemandes ou néerlandaises antérieures aux nielles florentins, les noms de Gutenberg et de Finiguerra continuent à bon droit de personnifier la double découverte. Les Lettres d’indulgence, imprimées en 1454, et l’épreuve de la Paix, gravée deux ans auparavant, n’ont pas cessé et ne cesseront pas d’en représenter les premiers résultats, parce que ces beaux monumens de la typographie et de la gravure marquent la fin des essais préalables et de la période des tâtonnemens, parce qu’ils installent l’art et un art désormais sûr de lui-même là où l’on n’aurait pu surprendre que les présages d’une industrie incertaine et, pour ainsi parler, des procédés en formation.

Les privilèges attribués par l’opinion à Cimabue ont une raison d’être analogue. Il y a de l’intérêt sans doute, il y a surtout pour l’historien un devoir de conscience à contrôler les traditions, à rechercher, par-delà les succès consacrés, les symptômes qui permettent de les pressentir ou les faits oubliés qui les expliquent. Il ne faut pas toutefois que le goût des réhabilitations et des découvertes dégénère en prévention systématique contre ce qui a été généralement admis, et que, sous prétexte de rétablir la succession des choses, on arrive en réalité à intervertir l’ordre ou à méconnaître l’importance relative des talens. Nous n’affirmerions pas que MM. Crowe et Cavalcaselle aient toujours su se préserver des tentations de cette espèce. Peut-être le plaisir de reconquérir sur l’oubli quelque œuvre ou quelque nom les a-t-il parfois un peu distraits d’autres tâches moins neuves, mais plus utiles encore. En tout cas, si cette prédilection pour certains problèmes archéologiques ne laisse pas de s’accuser un peu trop dans leur livre, elle a cet avantage d’y introduire un enseignement fondé sur des preuves et de substituer, en face des questions obscures, l’examen direct et l’analyse à la méthode dédaigneuse ou aux procédés superficiel adoptés par la plupart des écrivains intérieurs.

A n’envisager que le côté essentiel des événemens et des progrès, on ne risquera donc pas de partager une erreur en se conformant à l’opinion commune qui fait des dernières années du XIIIe siècle le point de départ de la renaissance italienne et du nom de Cimabue le signe principal de ce mouvement. Les origines de la peinture moderne remontent en effet à cette époque, mais il ne suit pas de là que, depuis l’antiquité, l’art ait cessé d’exister en Italie ; il ne s’ensuit pas que tout soit à mépriser dans les anciens monumens de la peinture chrétienne, dans ces œuvres, expressives à leur manière, que l’école dite byzantine multipliait sur les murs des basilique ou sur le vélin des manuscrits. A une époque plus reculée encore, avant le temps où le christianisme, entrant en possession légale des édifices de Rome païenne, en sanctifie les voûtes au grand jour par les scènes religieuses figurées sur le champ d’or des mosaïques, les pinceaux qui décorent en secret les catacombes consacrent à la fois les préceptes de la loi nouvelle et le programme pittoresque conforme à cette loi. On connaît, au moins par les reproductions publiées en France il y a quelques années, les peintures qui ornent les cimetières de Sainte-Agnès, de Saint-Calixte, tant d’autres parties de la Rome souterraine. Ne faut-il voir dans ces reliques des premiers âges chrétiens que les rudes essais d’un art impuissant à se définir, et se parant, faute de mieux, d’une sorte d’orgueilleuse ignorance ? Ou bien les peintres des catacombes ne sont-ils, ainsi qu’on l’a prétendu, que les imitateurs maladroits de la manière antique, les continuateurs de certaines formules dont ils songent seulement à détourner le sens, et qu’ils approprient tant bien que mal à l’interprétation des livres saints, comme ils s’en seraient servis naguère pour traduire la mythologie ?

De ces deux opinions, ni l’une ni l’autre ne serait rigoureusement exacte. Il est certain qu’au point de vue de la correction matérielle et de la vraisemblance, les scènes représentées sur les murs des catacombes accusent en général chez ceux qui les ont peintes plus d’inexpérience confiante, plus de naïve supercherie que d’habileté ; il est certain aussi qu’en bien des occasions le besoin d’innover se concilie ou se confond avec un respect traditionnel pour de vieilles habitudes, et que, par un mélange singulier au premier aspect, les décorateurs de ces hypogées chrétiens utilisent quelquefois sans scrupule les procédés d’ornementation profane, les types même des personnages de la fable, pour célébrer la défaite du paganisme et l’avènement du Sauveur. Qu’importe après tout, si une inspiration originale et sincère se fait jour sous ces dehors d’emprunt ou sous ces formes d’expression incomplètes, si, malgré l’imperfection des moyens employés, on discerne ici des intentions morales d’un ordre supérieur, un ensemble de sentimens et d’ordre vivifiant l’art, épuisé ou immobilisé dans le matérialisme, en renouvelant, les sources, en émancipant l’esprit ? Les fresques que recèle Rome souterraine méritent d’être comptées parmi les monumens les plus intéressans de la peinture dans tous les temps et dans tous les pays. Pour ne parler que de la peinture italienne, elles marquent dans l’histoire de celle-ci l’ère de l’affranchissement ou plutôt la période des premiers essais d’indépendance compliqués d’un attachement involontaire à certaines coutumes du passé. Elles soutien un mot, un souvenir, une promesse à peu près comme les écrits des pères de l’église, au milieu du conflit de deux civilisations, en reflètent la double physionomie, en résument à la fois les influences, et traduisent les espérances du monde qui commence dans la langue même du monde qui vient de finir.

Nous n’avons pas à insister sur l’importance archéologique des documens fournis par les catacombes. Ce que nous voulons rappeler seulement, c’est le caractère particulier de certains progrès accomplis dans l’ombre de ces nécropoles ; c’est la profondeur et la douceur d’expression qui donnent à ces chœurs d’hommes et de femmes en prière une signification intime, imprévue, bien décidément différente de la majesté ou des élégances accoutumées de l’art antique. Dans les peintures des catacombes l’expression de la vie morale prédomine : elle prévaut si bien sur la forme matérielle que celle-ci semble se dérober et comme s’évaporer sous le rayonnement de ce foyer intérieur. Un penseur délicat, Joubert, a dit en parlant de lui-même qu’il avait aux yeux de ses amis « l’air d’une âme qui a rencontré par hasard un corps et qui s’en tire comme elle peut. » Et Joubert a dit encore : « tout œil est beau quand il regarde le ciel. » Appliqués aux figures tracées par les premiers chrétiens, ces deux mots en définiraient avec justesse l’aspect et les caractères. La beauté physique en effet, la force, la santé même sont à peu près absentes de ces images non pas grêles et maladives à la façon de certains types du moyen âge, mais inconsistantes dans l’extrême simplicité de leurs apparences comme des ébauches où le pinceau ne se serait préoccupé encore ni du relief, ni du modelé. Les contours enserrant tant bien que mal des teintes presque plates et assez souvent débordés par elles, quelques lignes esquissées du bout du pinceau et indiquant soit les doigts des main et des pieds, soit les plis intérieurs des draperies, voilà ce qui suffit aux artistes chrétiens des premiers siècles pour représenter les formes du corps ou les détails de la nature inanimée. En revanche, avec quel soin pieux, avec quelle ardente bonne foi ne s’appliquent-ils pas à traduire sur le visage les secrets des profondeurs de l’âme, à rendre la prière et l’adoration du cœur visibles sur ces fronts enivrés de ferveur, sur ces lèvres qui frémissent d’amour en parlant à Dieu, dans ces regards surtout qui se détournent de la terre pour s’emparer du ciel et interroger l’infini !

Ainsi, malgré ce qui survit et se continue des traditions antiques dans l’ordonnance des scènes ou dans les parties purement décoratives, les peintures des catacombes ont leur physionomie propre, leur originalité ; malgré l’insuffisance ou les incorrections du dessin, elles tendent à un perfectionnement de l’art en ce sens qu’elles en élèvent le niveau moral et en confirment l’action spiritualiste. C’est là ce qui en constitue le mérite, c’est par là qu’elles commandent l’étude et le respect. Elles en sont dignes encore à un autre titre, car elles marquent un moment d’inspiration sincère, — un temps d’arrêt dans la décadence, entre l’époque déshonorée qui s’ouvre pour le vieil art romain avec le règne de Commode et la période stérilement féconde, stationnaire dans l’imitation des exemples importés de l’Orient, qui, depuis les premiers successeurs de Constantin jusqu’au XIIIe siècle, représentera en Italie la vie de la peinture chrétienne. Plus d’autre ambition alors chez les artistes que celle de reproduire, comme autrefois les Égyptiens, d’invariables formules hiératiques ; plus d’efforts en dehors de certaines règles conventionnelles établies et acceptées une fois pour toutes. Au lieu de la naïve éloquence des débuts, la peinture, à mesure que les années et les siècles se succéderont, n’aura qu’un langage d’emprunt, un style appris, artificiel, mécanique, si bien que, jusqu’au jour où elle commence à se régénérer sous les pinceaux des artistes toscans, elle semble réduite à l’état d’un simple moyen industriel. L’art ne consiste plus que dans la combinaison et l’enchâssement de petits cubes en pierre ou en verre ; les peintres ne sont plus que des mosaïstes, et de même que les couleurs naturelles des matériaux donnés dispensent ceux qui les emploient de faire par eux-mêmes acte de coloristes, le programme symbolique dont il s’agit simplement de transcrire les termes interdit ou épargne à chacun les tentatives en vue d’une représentation plus expressive où plus vraisemblable, d’un progrès, quel qu’il soit, de l’imagination, de la science ou du goût.

Et cependant quelles espérances cet art de la mosaïque ne paraît-il pas autoriser d’abord ! Avec quelle simplicité robuste, avec quel surcroît de franchise des procédés aussi compliqués ne servent-ils pas à traduire publiquement, à transporter sur les murs des églises les intentions et les pensées figurées jusqu’alors dans le mystère des catacombes ! Le style de l’antiquité rajeuni par le sentiment chrétien, l’ampleur et la majesté des formes alliées à une expression morale pénétrante, voilà ce qu’on trouve dans les plus anciennes mosaïques romaines et particulièrement dans la belle mosaïque du IVe siècle qui orne l’église de Sainte-Pudentienne : œuvre aujourd’hui célèbre, naguère encore bien peu connue et que, même avant MM. Crowe et Cavalcaselle, des écrivains français avaient eu le mérite de venger de l’injuste oubli où elle était tombée.

Poussin, dit-on, admirait beaucoup la mosaïque de Sainte-Pudentienne. Rien de plus vraisemblable. L’imposante distribution des lignes, la beauté grave de la figure du Christ assis sur son trône de gloire et ayant à ses côtés saint Pierre et saint Paul, la grandeur du geste que font les deux sœurs, sainte Pudentienne et sainte Praxède, pour couronner les deux apôtres, la symétrie sans inertie avec laquelle les autres personnages sont groupés, tout, jusqu’à ce caractère de fermeté voisin de la rudesse empreint sur quelques visages, correspondait trop bien aux instincts du maître ou aux habitudes de son mâle génie pour qu’une pareille prédilection ait de quoi nous étonner. Le moyen toutefois de supposer que Poussin tînt en aussi haute estime les mosaïques postérieures d’un siècle à l’époque de Constantin, celles par exemple que l’on voit dans la nef de Sainte-Marie-Majeure et à plus forte raison les nombreux travaux du même genre qui, du VIe siècle au XIIIe, revêtent les absides des basiliques ? Quelle que fût, en matière de peinture religieuse, sa légitime aversion pour les types doucereux choisis par certains artistes de son temps, — pour ce qu’il appelle dans une de ses lettres « les apparences d’un torticolis ou d’un père Douillet, » Poussin ne devait guère mieux s’accommoder de ces âpres dehors donnés aux personnages sacrés par les mosaïstes du bas-empire, de ces décorations farouches où l’expression de la sainteté, de la majesté divine n’est plus que celle d’une intraitable dureté. Que sont devenues ces virginales figures d’adolescens, — le Bon Pasteur, Jonas, les Apôtres, — que les chrétiens traçaient autrefois sur les voûtes des catacombes, comme ils se représentaient eux-mêmes, dans la première fleur de l’âge, exprimant ainsi la régénération de l’âme par la jeunesse des traits et du corps ? Que reste-t-il des souvenirs de l’antiquité vivifiés par la foi qui, dans les mosaïques primitives, disciplinaient le style et le préservaient si bien des exagérations et de l’emphase ? Toute velléité de progrès s’est anéantie, tout s’est immobilisé dans la routine. La nuit se fait pour l’art italien vers les dernières années du IVe siècle, comme, près de quatre siècles et demi plus, tard, après Charlemagne, l’aurore d’une civilisation imprévue s’éteint et disparaît dans les ténèbres qui s’appesantissent de nouveau sur le monde. On pourrait dire de la longue période qualifiée à tort ou à raison de byzantine[1]. Que malgré tant de travaux accomplis, malgré sa fécondité somptueuse, elle ne réussit en somme qu’à installer officiellement, à légitimer la barbarie, et que, loin d’ouvrir à l’art des horizons nouveaux, elle le circonscrit et l’emprisonne dans le champ clos de l’imitation banale, dans le cercle étroit des règles, des formules, des recettes, une fois transmises ou imposées par autrui.

Singulier contraste d’ailleurs ! l’art byzantin ne commence qu’auprès que les persécutions contre les chrétiens ont cessé, et jusqu’à la fin il gardera une physionomie irritée, je ne sais quel aspect de colère vengeresse et de menace, comme s’il s’adressait aux ennemis de la foi plutôt qu’aux âmes qui la possèdent, ou qu’il s’agit de persuader. On dirait que ces colossales figures du Christ, aux yeux hagards, au visage respirant une sévérité implacable, que ces apôtres ou ces saints rangés aux côtés du Sauveur moins pour adorer sa présence que pour surveiller et tenir en effroi ceux qui ont franchi le seuil de l’église,, on dirait que toutes ces images idéales n’ont d’autre objet, que de personnifier le courroux humain et de nous montrer dans les hôtes du ciel les complices de nos propres rancunes ou de nos violences. Quelle différence entre cet art atrabilaire et l’inspiration sereine dont toutes les peintures des catacombes portent l’empreinte ! Et cependant les chrétiens qui dédiaient celles-ci à la mémoire des martyrs étaient à leur tour victime des mêmes iniquités et peut-être promis aux mêmes bourreaux. Quoi de plus naturel pour eux en apparence que de pressentir devant Dieu les châtimens mérités par leurs persécuteurs, de recommander le mal à ses colères, de chercher dans les représentations terribles du juge et des patrons célestes une amère consolation ou la sombre joie d’une vengeance ? Sur les murs des catacombes, nulle trace de ces préoccupations haineuses, de ces représailles à l’adresse des meurtriers ou des tyrans : rien que des images de pardon, d’espérance et d’amour. En se réfugiant sous le sol qui porte les oppresseurs de la pensée chrétienne, l’art s’abrite aussi contre les souvenirs et les passions du monde. Il semble qu’il oublie jusqu’aux périls de la veille ou aux souffrances du lendemain pour ne se rappeler que les miséricordes divines et en célébrer les bienfaits ou les promesses dans un langage tout désintéressé des événemens terrestres, tout plein déjà des félicités de la vie future et du pressentiment de l’infini.

L’art byzantin au contraire a, dans le fond comme dans la forme, quelque chose de dominateur et d’intraitable, d’étroitement limité, puisqu’il ne sait traduire qu’un seul ordre de sentimens, puisque, au lieu d’encourager les regards et les cœurs, il ne réussit qu’à les intimider. Que les mosaïques italiennes des bas-siècles intéressent la science historique ou la curiosité ; que quelques-unes même, comme celles qui décorent les églises de San-Vitale et de Sant’-Apollinario-in-Classe, à Ravenne, fournissent aux artistes un peu plus que des documens sur les costumes des Romains et des barbares au temps de Justinien ou au temps de Théodoric, — l’art ayant produit cet ensemble de travaux à la symétrie farouche, à la majesté sinistre et uniforme, n’en demeure pas moins en dehors de toutes les conditions qui caractérisent un progrès. A partir du Ve siècle, il n’y a de progrès que dans la décadence, ou plutôt, si des données pittoresques restent à peu près immuables depuis cette époque, la manière de les mettre en œuvre empire à mesure que les générations se succèdent pour aboutir, vers le milieu du IXe siècle, au style ultra-barbare de la mosaïque de Saint-Marc à Rome, ou deux cents ans plus tard à de pédantesques platitudes telles que les miniature de l’Hippocrate et de quelques autres manuscrits conservés à Florence dans la bibliothèque Laurentienne.

En citant ce fâcheux Hippocrate comme un spécimen de ce qu’était la peinture en Italie à l’heure de sa plus sauvage inertie, nous n’entendons pas confondre dans le même dédain toutes les miniatures exécutées durant la période byzantine ; nous voudrions encore moins accuser en lui-même un procédé qui, sans compter tant de chefs-d’œuvre futurs, avait déjà fait ses preuves, et, mieux que d’autres procédés plus ambitieux, sauvegardé et continué quelque chose des saines traditions. S’il fallait en effet, parmi les témoignages contraires que l’école byzantine nous a légués, retrouver un lointain souvenir du beau, un certain respect pour les exemples antiques, c’est dans les vignettes des manuscrits qu’il conviendrait surtout d’en rechercher les traces. Les miniatures du célèbre Térence et de l’Histoire de Josué conservés dans la bibliothèque du Vatican, celles d’un Virgile faisant partie de la même collection, d’autres monumens analogues appartenant à la bibliothèque de Sainte-Marie de la Minerve et aussi justement appréciés qu’exactement décrits par MM. Crowe et Cavalcaselle, prouvent qu’au VIIIe ou au IXe siècle tout dans l’art n’avait pas disparu du goût et du style antiques, et que quelquefois le pinceau des enlumineurs s’efforçait encore de s’en approprier les élémens. — Mais laissons là cette triste époque et les témoignages qui ont survécu de ses longues erreurs ou de ses velléités archaïques : il est temps de chercher à entrevoir ailleurs l’aube des jours glorieux qui se lèveront pour l’art italien, et de demander à quelques travaux du XIIIe siècle, aux essais des premiers peintres florentins et siennois, mieux que des renseignemens sur les formes de la décadence ; il est temps d’interroger ces tentatives de l’esprit nouveau pour y surprendre la promesse des éclatans progrès qui vont suivre, les commencemens d’une renaissance dans le sens de la vraisemblance pittoresque, des principes antiques et de l’imitation des grands modèles.


II

Et d’abord, il faut bien s’entendre sur la signification de ces deux mots employés en général un peu au hasard et pour les besoins de toutes les causes, — « l’imitation de l’antiquité » et « la renaissance. » Si celui-ci, conformément à l’usage qu’on en fait d’ordinaire, ne devait exprimer que le mouvement d’idées accompli en Italie dans la seconde moitié du XVe siècle, il s’ensuivrait que toutes les entreprises antérieures, tous les chefs-d’œuvre déjà produits, y compris les sculptures de la cathédrale d’Orvieto, les fresques de Giotto et le poème de Dante, appartiennent à une époque de léthargie ou de mort ; il s’ensuivrait que les plus fiers édifices de Pise, de Florence, de Sienne et de tant d’autres villes attestent seulement l’ignorance de ceux qui les ont construits ou la naïveté de ceux qui les admirent. D’une autre part, si les artistes italiens ont attendu la venue et l’influence des Médicis pour se préoccuper des exemples antiques, comment concilier cette initiation tardive avec les efforts inspirés par l’étude des mêmes modèles à Nicolas de Pise et à son école aussi bien qu’à Pétrarque, à Boccace, à une foule d’autres lettrés ? Nous avons vu d’ailleurs que, même sous l’empire des doctrines byzantines, il n’était pas impossible de reconnaître çà et là les indices de certaines vieilles habitudes, d’un certain archaïsme, tantôt brutal, tantôt maladroit ou timide. Jusque dans cette période d’avilissement, tout souvenir de l’art ancien n’avait donc pas péri. Seulement, le peu qui en subsistait et qu’on essayait parfois de transporter sur le vélin des manuscrits ne tendait à continuer que les coutumes de la manière romaine, les procédés consacrés par quelques monumens de l’époque impériale. Malgré ses origines et les doctrines qu’elle semblait naturellement appelée à faire prévaloir, l’école byzantine ne sut rien restaurer, rien renouveler des leçons de l’antiquité grecque. Elle n’importa en Italie que la parodie de la grandeur, un goût fastueusement dépravé, la manie d’un luxe pesant sous lequel l’art disparaît et l’inspiration de l’artiste succombe.

C’est l’honneur éternel de Nicolas de Pise d’avoir, par un acte spontané de hardiesse, par un véritable coup de génie, secoué le joug de ces traditions dégénérées et d’en avoir brusquement rompu la chaîne. Les bas-reliefs d’un sarcophage grec suffirent pour lui révéler, dans le domaine de la statuaire, les secrets de la majesté sans ostentation, de la vérité sans bassesse, et bientôt les sculptures de la Chaire du baptistère à Pise vinrent faire justice des vieux préjugés de l’école aussi bien que de l’indifférence qu’elle témoignait pour les plus beaux exemples de l’antiquité. Nous avons eu l’occasion déjà de rappeler les titres de ce grand maître et d’indiquer, à propos de la sculpture toscane, les caractères de la révolution qu’il entreprit[2]. En citant aujourd’hui son nom avant ceux des premiers réformateurs de la peinture, nous ne voulons que marquer par là le point de départ de l’art italien rajeuni et retrempé, la vraie date de sa régénération. Jusqu’à Nicolas de Pise, c’est-à-dire jusqu’à la seconde moitié du XIIIe siècle, l’antique était encore pour les artistes une lettre morte, la nature un danger, facile d’ailleurs à conjurer moyennant les prescriptions et les pratiques de la routine. Après lui et grâce à lui, les deux sources qui devaient Alimente l’art moderne avaient recouvré leur vertu et n’inspiraient plus que la confiance. L’art renaissait en un mot depuis le jour où, en face de l’antiquité et de la nature animée, il avait appris à les contrôler l’une par l’autre, à rectifier la réalité sans la fausser, et à l’élever sans lui faire perdre terre.

Cependant le succès qui avait récompensé tout d’abord les efforts de Nicolas de Pise ne pouvait être obtenu, dans les tentatives purement pittoresques, ni aussi complètement, ni aussi vite. Ici en effet les termes de comparaison faisaient défauts. La peinture antique ayant partout disparu, les peintres italiens du XIIIe siècle n’avaient pas comme les sculpteurs contemporains, la facilité d’interpréter leurs modèles sans changer les conditions matérielles de l’exécution et pour ainsi dire la langue même dans laquelle ces modèles avaient été produits. Il leur fallait, en s’inspirant de la sculpture grecque, en approprier les formes aux exigences de procédés tout différens et rechercher, en même temps que l’imitation d’un style, les moyens propres à donner aux choses la vraisemblance et le relief. De là sans doute les indécisions du dessin et du modelé dans les tableaux postérieurs aux premiers travaux de Nicolas de Pise, de là aussi cette insuffisance ou cette absence du clair-obscur qui laisse aux œuvres de Cimabue lui-même l’aspect de l’inachèvement et une apparence presque diaphane. Rapprochées des bas-reliefs pisans, mes Vierges peintes par le maître florentin semblent, quant aux caractères de la pratique, appartenir à une époque moins avancée. Quelque préférables qu’elles soient aux tableaux du même siècle, elles prouvent par la comparaison avec d’autres produits que le pinceau le plus habile ne possédait pas encore l’expérience et la certitude qui, depuis plusieurs années, ne manquaient déjà plus au ciseau.

Quoi de plus ordinaire d’ailleurs dans l’histoire des diverses écoles que ces timidités et ces lenteurs de la peinture, en regard des progrès rapides et des hardiesses de la statuaire ? Les peintres de l’antiquité grecque en étaient encore à tracer des figures monochromes, à cerner d’un inexorable contour, une teinte plate pour indiquer le mouvement extérieur des lignes ou le dessin intérieur du corps humain, lorsque les sculpteurs du temple d’Égine acheminaient déjà leur art vers cette expression de beauté et de vérité suprême à laquelle il allait achever d’atteindre au temps de Phidias. Chez nous, les admirables statues qui ornent les porches latéraux de la cathédrale de Chartres ou la façade de la cathédrale de Reims sont du même âge que les figures, relativement barbares, peintes sur les verrières de ces deux édifices. Partout au XIIIe siècle l’habileté des maîtres tailleurs de pierre devance celle des maîtres imagiers, et lorsque plus tard des artistes comme Orgagna se rencontreront pour manier à tour de rôle l’ébauchoir et le ciseau, la science dont ils feront preuve ne s’accusera ni avec la même aisance, ni avec la même autorité dans l’une et l’autre série de leurs travaux. Si hautement inspiré par exemple que se montre le peintre du Triomphe de la Mort au Campo-Santo de Pise, il n’a pas là au service de sa pensée des ressources d’exécution et des connaissances techniques légales à celles dont il disposera en sculptant le Tabernacle d’Or-San-Michele. Faut-il conclure de pareils faits que la sculpture est un art moins difficile à bien pratiquer que la peinture ? La multiplicité des conditions imposées à celle-ci lu crée-t-elle, quand elles sont remplies, une prééminence et des titres qu’on ne saurait reconnaître à sa ravale ? Peut-être. Le souvenir de ces faits servira du moins d’explication ou d’excuse pour le cas particulier dont il s’agit, en étant à la marche quelque peu en retard de la peinture italienne au XIIIe siècle l’apparence d’une anomalie.

Rien de moins languissant au fond, rien de plus énergique en soi-même que ce réveil d’un art engourdi depuis si longtemps dans le dogmatisme byzantin. Je me trompe : il y a peut-être quelque chose de plus animé, de plus imprévu que cette activité subite et ces premiers efforts du talent, ce sont les controverses auxquelles ils ont parfois donné lieu. Tant que Vasari fut la seule autorité historique à invoquer, Toscans ou mon, il fallut bien que tous les Italiens se résignassent à saluer dans Cimabue le fondateur de l’école nationale et dans Florence le berceau de la peinture ; mais la partialité ou les erreurs du biographe une fois dénoncées par d’autres écrivains, ce fut à qui détournerait le plus résolûment sur sa ville natale et sur quelqu’un de ses compatriotes l’honneur dont on entendait déposséder la patrie de Cimabue et le nom de celui-ci. Tandis que la cause de Bologne trouvait dans Malvasia un avocat passionné jusqu’à l’emportement, le Napolitain Dominici, le Vénitien Ridolfi, plaidaient chacun une cause contraire avec le même zèle patriotique, avec la même indignation contre les « ruses » de Vasari pour escamoter au profit de la Toscane les conquêtes et la gloire d’autrui. En Toscane même, dans notre siècle, l’accord ne fut pas d’abord mieux en voie de se faire, et, à en juger par les plus récentes publications, il ne paraît pas encore très prochain. Les écrivains nés sur l’ancien territoire toscan sont unanimes, il est vrai, pour réfuter les thèses soutenues ailleurs en faveur d’autres provinces ; mais s’agit-il de choisir entre les villes et les hommes de leur propre pays, l’entente cesse, et de même qu’en sa qualité de Pisan M. Rosini essayait, il y a trente ans, d’installer Giunta de Pise à cette place où les Florentins s’obstinaient à maintenir Cimabue, plusieurs de ceux qui défendent aujourd’hui les droits de Guido de Sienne, de Berlinghieri de Lucques ou de Margaritone d’Arezzo ne laissent pas d’obéir peut-être à quelque secrète suggestion du vieil esprit municipal, à quelque souvenir involontaire des anciennes divisions politiques et des rivalités passées.

N’y aurait-il pas un moyen pourtant de donner satisfaction à tout le monde, et de ramener, sur cette question pittoresque si vivement débattue, les opinions italiennes à l’unité que l’on poursuit ailleurs ? Ce serait de distinguer entre les argumens favorables seulement à la priorité chronologique des œuvres et les preuves qui en établissent le mérite intrinsèque ; ce serait, comme nous le disions en commençant, de ne plus confondre les curiosités de l’archéologie avec les symptômes de l’art, les doyens des monumens de la peinture avec les premiers-nés du talent. Plus de contestations alors, plus de querelles sur des hypothèses. Quelques vérités essentielles et manifestes auraient, une fois pour toutes, raison des interprétations secondaires ou des préjugés de parti. Tout en accordant, — ce qui ne serait ni difficile ni méritoire pour personne, puisque les dates existent, — que les peintres florentins du XIIIe siècle ont eu des devanciers à Sienne et à Pise, tout en reconnaissant même, avec un des derniers et des plus ardens adversaires de la cause florentine[3], que Vérone est en mesure de fournir sur ce point des témoignages de sa fécondité, on constaterait, en dehors de ces particularités historiques, les progrès pittoresques là où ils apparaissent effectivement à Florence dans les tableaux de Cimabue, — à Sienne dans l’admirable série de compositions sur la Passion peinte par Duccio et que possède la cathédrale de la ville, — à Rome enfin dans les mosaïques de Santa-Maria-in-Trastevere, exécutées avant la seconde moitié du XIVe siècle par Pietro Cavallini, avec un talent digne de trouver son emploi ailleurs que dans la pratique de procédés qui désormais avaient fait leur temps.

Un des mérites du livre publié par MM. Crowe et Cavalcaselle est de tendre à simplifier en ce sens les difficultés dont on a compliqué l’histoire des origines de la peinture italienne. Quelque scrupuleux qu’y soit l’examen des questions de millésime ou l’exposé des faits que l’érudition moderne a retrouvés, cette sorte de règlement de compte avec certaines exigences du sujet n’en laisse pas moins une part principale aux enseignemens qu’il importait surtout de nous donner, et dont il convenait de rechercher les élémens dans les œuvres elles-mêmes plus encore que dans les documens écrits et dans les revendications scientifiques. Les auteurs de la nouvelle Histoire de la peinture en Italie ont donc pour eux mieux que des théories ou des traditions discutables ; ils ont ce qui subsiste au grand jour, ce que les regards de tous peuvent interroger, lorsqu’ils représentent les travaux de Cimabue et de l’école dont il est le chef comme les témoignages les plus considérables des progrès pittoresques appartenant aux premières années de la renaissance. Ils sont à la fois dans la stricte vérité et dans la justice quand ils ne consentent à attribuer au reste qu’une valeur ou une signification secondaire, et l’on ne peut, en particulier, que souscrire à ce jugement sur l’art siennois dont on a voulu quelquefois exhausser les débuts au niveau, au-dessus même des premières conquêtes de l’art florentin, « Sienne, disent-ils après avoir résumé la vie et les travaux de Guido, Sienne n’a pas le droit de prétendre à une supériorité d’aucun genre dans les arts, tant que dure le XIIIe siècle. Elle dut recourir aux talens de Nicolas et de Jean de Pise pour la principale décoration de sa cathédrale ; sous l’influence de ces deux maîtres et de quelques autres artistes étrangers, l’école (d’architecture et de sculpture) qu’ont honorée Agnolo et Agostino ne prit naissance qu’en 1300. Dans la pratique de la peinture, les Siennois se montrèrent les rivaux des Florentins, mais seulement après l’époque de Cimabue. Duccio, Ugolino, Simone, Lorenzetti, eurent beau acquérir des titres incontestables à l’admiration ; leur influence n’en demeura pas moins toujours au-dessous de l’action exercée par l’école florentine[4]. »

A quoi bon insister au surplus et nous attarder sur un terrain trop continuellement, trop vivement disputé jusqu’ici pour qu’il soit permis d’espérer que d’aucun côté l’on songe à désarmer encore ? Nous voici parvenus à un moment, nous voici en face d’un homme qui ne sauraient ni l’un ni l’autre susciter les dissentimens et laisser place nulle part à la controverse ou au doute. L’heure où Giotto apparaît sur la scène de l’art est, comme celle où Dante parle pour la première fois au monde, une de ces heures d’initiation souveraine dont il suffit d’évoquer le souvenir pour réveiller d’abord chez les plus oublieux la gratitude et incliner les plus indifférens au respect. Fions-nous donc, en prononçant ce grand nom, à l’unanimité des sentimens qu’il inspire. Il ne s’agit plus ici d’opinions en divergence à rapprocher ou d’un ordre de faits interverti à rétablir, il s’agit simplement de rappeler une fois de plus des titres reconnus et acceptés par tous. La tâche, à vrai dire, n’est difficile qu’en raison de la majesté même du sujet, et, si l’on court en l’abordant quelque risque pour son propre compte, on n’a pas à craindre du moins, pour le fond des choses et pour la gloire du maître, de rien compromettre ou de rien affaiblir.

On sait la rencontre, dans une vallée du Mugello, de Cimabue et de cet enfant de dix ans qui, tout en gardant ses chèvres, cherchait, un charbon à la main, à en reproduire les formes sur la surface des rochers ou sur les pierres ramassées en chemin. Les poètes, les romanciers, les peintres surtout ont pris soin depuis longtemps de populariser le récit de cette aventure, et de nos jours encore il n’est guère d’exposition de tableaux où l’on ne rencontre quelque image, bonne ou mauvaise, destinée à en entretenir, la mémoire. Qu’advint-il de Giotto dans l’atelier de Cimabue, lorsque celui-ci, après avoir emmené le petit pâtre de Vespignano à Florence, eut entrepris de l’initier à ce qu’il savait lui-même de la peinture et de ses secrets ? Il va sans dire que rien ne subsiste des premiers essais du disciple, et qu’il faut s’en tenir, en ce qui concerne cette période de sa vie, aux renseignemens indirects fournis par la période suivante. Serait-ce toutefois abuser de la liberté des conjectures que d’attribuer ici une médiocre influence aux exemples et aux avis du maître ? Malgré la supériorité de son talent sur la maigre habileté des peintres contemporains, Cimabue n’était pas en mesure de révéler à son élève les puissans moyens d’expression, dont, au bout de quelques années à peine, cet étrange apprenti disposait déjà, pour figurer, dans l’église supérieure du couvent d’Assise, diverses scènes de la Vie de saint François, et, sur les voûtes de l’église basse, les représentations mystiques des principales vertus que le saint avait pratiquées[5]. Pour Giotto sans doute, comme pour cet autre prodigieux enfant qui devait, trois siècles et demi plus tard, trouver « avec des bâtons et des ronds » la solution des problèmes les plus compliqués de la géométrie, la partie technique de l’art elle-même était affaire d’invention et de découverte personnelle. Si, à ne tenir compte que des procédés employés, on compare les fresques d’Assise, à la célèbre Madone Peinte par Cimabue pour l’église de Santa-Maria Novella[6], comment ne pas reconnaître ce qu’il y a, dans la manière du jeune maître, de facilité, de hardiesse, de franche originalité ? Que sera-ce si, au lieu d’avoir égard seulement aux qualités de la pratique et de la touche, on apprécie au point de vue de l’ordonnance et des intentions morales les différences que comportent les immenses progrès qu’attestent les plus récens de ces travaux !

Comme les autres tableaux du même genre qu’a laissés Cimabue, la Madone de Santa-Maria-Novella se recommande par une certaine sérénité dans l’expression, par un commencement de souplesse dans l’agencement des lignes, déjà bien préférables à la physionomie rébarbative et à l’attitude raide des Vierges byzantines. En outre Cimabue cherchait et plus d’une fois il avait réussi à concilier une imitation plus ingénue de la réalité avec une étude plus attentive du style antique, et l’on peut citer, comme un témoignage remarquable de ses efforts en ce sens, la draperie recouvrant les genoux de la Vierge dans le grand tableau que nous avons au Louvre. Toutefois, soit réserve volontaire, soit insuffisance de l’imagination, les innovations introduites par lui ne dépassent guère le cercle des perfectionnemens purement pittoresques. Elles consistent surtout dans l’habileté avec laquelle les thèmes ordinaires sont variés et les modes d’expression améliorés ou rajeunis. Quant au fond, quant au choix des sujets et à l’invention proprement dite, il n’y a rien encore d’absolument changé, rien qui soit venu anéantir, réduire même l’empire des traditions accoutumées. Lorsque Giotto au contraire s’empare du champ de l’art, c’est pour en reculer dès les premiers jours les limites et pour y implanter une doctrine toute nouvelle. Avec Giotto, tout s’agrandit, se développe, se régénère. La nature, dont on osait à peine simuler les aspects strictement immobiles, est étudiée et reproduite jusque dans les violences du mouvement et du geste. Pour la première vois, d’autres personnages que les hôtes du ciel interviennent dans la composition d’une scène religieuse, et en généralisent la signification, soit par la vraisemblance extérieure des types, soit par l’élévation ou la force des sentimens que résument ces figures sans nom historique, sans consécration de sainteté. Pour la première fois, l’image toute humaine des vertus ou des passions, des grandeurs de l’âme ou de ses faiblesses, se mêle à la représentation des choses surnaturelles ; pour la première fois enfin, la recherche des choses naturelles ; pour la première fois enfin, la recherche du beau pittoresque se combine avec l’emploi de l’élément dramatique. Sans renoncer, tant s’en faut, à idéaliser la vérité, le pinceau veut et sait désormais en analyser toutes les conditions et en aborder toutes les faces.

Les fresques de l’église basse à Assise, et en particulier trois grandes compositions sur la Pauvreté volontaire, l’Obéissance et la Chasteté, annoncent avec éclat cette révolution opérée dans l’art par Giotto. Que reste-t-il ici, non-seulement de l’inflexibilité byzantine, mais même de ces demi-mesures dans l’interprétation du vrai, de ce naturalisme craintif que, la veille encore, les mieux inspirés parmi les novateurs croyaient le dernier terme des audaces permises, ou tout au moins la formule nécessaire pour le temps de la sincérité pittoresque et du progrès ? Certes il y a loin encore des procédés sommaires employés par Giotto pour rendre la nature à la perfection et aux scrupules avec lesquels les maîtres du XVe et du XVIe siècle en feront revivre les plus délicates beautés ; mais la distance n’est guère moindre entre les exemples de véracité qu’il donne et les compromis ou les mensonges dont on s’accommodait avant lui.

Il suffira, pour mesurer cette distance, de se rappeler les deux groupes qui dans l’allégorie sur la Pauvreté personnifient l’un la bienfaisance, l’autre l’avarice et l’attachement aux plaisirs, ou de comparer les anges agenouillés dans la composition sur l’Obéissance aux figures du même genre que les peintres antérieurs superposaient, depuis la base jusqu’au sommet, autour du trône de la Madone. Quoi de plus vrai, au moins par les intentions, que les lignes inégalement agitées ou assouplies exprimant ici l’empressement d’un homme à se dépouiller de son manteau pour en vêtir un pauvre, là les résistances qu’opposent à l’influence de ce charitable exemple deux personnages dont l’un tient dans ses mains et serre avec un redoublement de tendresse un sac rempli d’or ? Lorsqu’on examine les chœurs d’anges environnant le sanctuaire au fond duquel un franciscain courbe la tête sous le joug présenté par l’ange de l’obéissance, comment ne pas s’étonner que le pinceau ait pu réussir si vite à conformer le mouvement des draperies aux diverses attitudes du corps, à varier ainsi les apparences de la vie par les caractères particuliers de chaque type, de chaque visage, de chaque trait ? Encore une fois, on serait mal venu à prétendre trouver dans le dessin souvent incomplet de Giotto l’équivalent des formes achevées que tracera deux cents ans plus tard la main de Léonard ou celle de Raphaël. Même avant l’époque qu’illustreront ces maîtres incomparables et les plus grands parmi leurs contemporains, Masaccio, Ghirlandaïo, Filippino Lippi, modèleront plus savamment une tête ou les plis d’une étoffe : Giotto néanmoins, dès les dernières années du XIIIe siècle, avait fait plus qu’entrevoir et reproduire quelques linéamens de la réalité. Il lui avait dérobé déjà plus d’un secret intime, en attendant le jour où, mieux informé encore, il allait, comme dit Vasari, « ressusciter » l’art du portrait et livrer aux regards des Florentins les images strictement ressemblantes de Dante, de Brunetto Latini, de Corso Donati, dans la fresque qui orne l’ancienne chapelle du palais du podestat.

Sous d’autres rapports d’ailleurs, les travaux successivement accomplis par Giotto soutiendraient la comparaison avec les chefs-d’œuvre les plus renommés de la peinture dans toutes les écoles et à toutes les époques. Les compositions de fra Angelico lui-même sur l’Adoration des Mages et sur la Fuite en Égypte n’ont pas plus d’onction et de grâce que ces deux scènes n’en empruntent au pinceau de Giotto dans l’oratoire dell’ Arena à Padoue. Je ne crois pas qu’aucun peintre ait trouvé des formules allégoriques plus énergiques, plus expressives, que les figures de la Force, de la Tempérance, de l’Incrédulité, peintes sur les murs de la même chapelle. Les sujets tirés de la Passion, de la vie de la Vierge ou de l’histoire de saint Jean-Baptiste ont-ils été traités jamais avec un sentiment plus profond du pathétique, avec une imagination mieux inspirée qu’au temps où le maître exécutait soit ces fresques de l’oratoire de Padoue, soit celles qui décorent à Santa-Croce de Florence la chapelle des Peruzzi ? On ne finirait pas, si l’on entreprenait de relever chacune des preuves de-fécondité ou de puissance que nous a léguées ce merveilleux génie. Et cependant, quelque nombreux qu’ils soient encore, de pareils témoignages ne constituent pas la moitié peut-être de ceux qu’on pourrait invoquer, si toutes les peintures de Giotto avaient survécu. Combien d’œuvres mentionnées par Vasari ont disparu sous la pioche qui démolissait les murailles ou sous les mains, plus outrageantes encore, qui les badigeonnaient ! Où trouver maintenant quelques traces de tant de travaux importans à Rome, à Milan, à Ravenne, dans bien d’autres villes encore[7], car, depuis Vérone jusqu’à Naples, il n’en était guère qui n’eussent sollicité et tout à tout obtenu l’honneur de posséder au moins un édifice consacré par les talens du « peintre sans rival ? » — Qu’importe après tout ? Les monumens que le temps ou la barbarie humaine a épargnés nous parlent assez haut de cette gloire pour nous dispenser d’en rechercher l’écho dans quelques ruines équivoques ou dans les récits des historiens. Lors même qu’on n’interrogerait que les fresques d’Assise et de Padoue, on devinerait de reste quels privilèges appartiennent à celui qui les a faites et quel rang il mérite d’occuper dans la famille des grands artistes.

Ce qui caractérise principalement l’admirable organisation de Giotto, c’est l’universalité de ses aptitudes ; c’est cette faculté, propre aussi au génie de Dante, de tout sentir, tout comprendre, tout exprimer, depuis la sombre énergie du désespoir jusqu’aux douleurs qui ont des larmes, depuis des emportemens criminels jusqu’à la paix sereine de l’âme, jusqu’à ses plus chastes tendresses. Comme le poète dont quelques paroles ont voué à une immortelle compassion la faute de Françoise de Rimini et les malheurs de Pia de’ Tolomei, comme le chantre de Mathilde et de Béatrice, Giotto n’a besoin que de quelques traits pour recommander la souffrance à notre pitié, la grâce à nos sympathies, la majesté de la vertu à notre vénération. C’est à l’exemple de Dante encore qu’il ose dénoncer sans merci, qu’il dépeint avec une intraitable rigueur les bassesses et les injustices, toutes les perfidies ou les misères humaines. Il fallait la vaillante effronterie d’un moraliste, et d’un moraliste chrétien, pour associer à la figure d’un ange dans une des fresques d’Assise, celle de ce jeune débauché indiquant par un geste cynique quels conseils il entend suivre et de quels plaisirs il est l’esclave ; il fallait ailleurs une inspiration plus hardie encore pour grouper autour du Christ des hommes personnifiant l’impiété et l’insulte dans ce qu’elles ont de plus immonde ou de plus violent, — ou pour représenter dans le Jugement universel, pour exprimer sans en amoindrir l’horreur, les épouvantes du dernier jour, les tortures des coupables déjà livrés au supplice et la rage hideuse des bourreaux. Partout une incroyable souplesse d’imagination et de style, partout le don de s’assimiler les contraires, de scruter avec une égale certitude les passions qui tourmentent ou qui dégradent l’âme humaine et les sentimens qui en sont l’honneur ; partout enfin l’art de traduire en termes aussi simples que décisifs les vérités ou les Beautés, quelles qu’elles soient, d’en résumer le sens, d’en imiter sincèrement les formes.

Parmi les qualités si diverses qui donnent aux œuvres de Giotto leur physionomie et leur valeur, il en est une pourtant qu’on pourrait signaler comme révélant plus particulièrement qu’aucune autre les inclinations intimes, la générosité de bienveillance unie dans les types sacrés qu’il définit, souvent même dans l’image de la beauté terrestre, à la majesté ou à la force. On l’a dit avec raison, Giotto « régénéra l’art en y apportant un principe nouveau, la bonté, sans laquelle le génie même est impuissant à obtenir l’amour[8]. » Le premier, il sut encourager la piété ou gagner la confiance du spectateur par la douceur de l’aspect que prennent sous son pinceau la personne divine et les saints, par la représentation familière et persuasive des joies pures, de la jeunesse, de tout ce qui sourit innocemment ou fleurit sans orgueil dans la vie. On trouverait parmi d’autres monumens contemporains les équivalens ou les symptômes de l’énergie avec laquelle Giotto a traité les sujets terribles, et les bas-reliefs qui ornent la façade de la cathédrale d’Orvieto fourniraient sous ce rapport matière à plus d’un rapprochement. Ailleurs, dans les sculptures de Nicolas de Pise par exemple, on pourrait constater des souvenirs de l’antique aussi fidèles que ceux dont plusieurs peintures du maître porte l’empreinte, — les figures entre autres de la Prudence et de la Justice qui ornent la chapelle dell’Arena à Padoue ; mais nulle part il n’apparaîtra quelque indice de préoccupation étrangères à ces preuves de vigueur ou à ces studieux efforts. La bonté est absente même des figures du Sauveur ou de la Vierge que modèle alors le ciseau ou le pinceau. Il semble que l’unique condition du travail consiste dans l’expression de la sévérité, que l’on se défie, comme d’un danger pour le beau, de tout ce qui tendrait à le rendre aimable. Une des conquêtes de Giotto, et la plus méritoire peut-être, est d’avoir agrandi ces horizons et élevé il art au-dessus de ces craintes. Grâce à lui, la peinture put impunément s’attendrir, aborder le domaine des sentimens délicats aussi bien que celui des émotions fières ou terribles, et représenter les mélancolies maternelles de la Madone, la douce majesté de l’Enfant-Dieu, la beauté adolescente des anges, sans dérober comme autrefois ces types par excellence de la mansuétude ou de la candeur sous le type d’une dignité contrainte et d’une gravité presque sinistre.

Giotto n’avait que soixante ans lorsqu’il mourut (1336). Quarante années seulement s’étaient écoulées depuis l’époque où il arrivait à Assise, et cet espace de temps lui avait suffi pour peupler l’Italie de ses œuvres, pour couvrir de ses fresques ou de ses tableaux plus de murailles que n’en auraient décoré dans le même intervalle vingt peintres appartenant à la génération précédente. La facilité du travail et l’abondance peuvent donc être comptées aussi parmi les innovations qu’il introduisit. Et quand on se rappelle que l’artiste qui exécuta ces innombrables peintures est aussi celui qui travailla pendant plusieurs années à l’achèvement de la cathédrale de Florence, construisit le campanile et en sculpta les bas-reliefs ; quand on songe que ce peintre, cet architecte, ce sculpteur était encore poète à ses heures[9], qu’il trouvait même le temps de préparer et de jouer de bons tours à la vanité ou à la crédulité des sots, et, comme Boccace le raconte dans le Décaméron, de s’en amuser longuement avec ses amis, — il est difficile d’imaginer un ensemble plus remarquable de tous les dons sérieux et de toutes les brillantes vivacités de l’esprit, une vie plus diversement occupée et mieux remplie. Seule peut-être, celle de Léonard de Vinci offrirait un exemple aussi extraordinaire de force et de souplesse, de grandeur morale et de bonne grâce. Malgré la merveilleuse puissance et l’excellence de ses facultés, Raphaël lui-même ne saurait déposséder Giotto de cette place à part dans l’histoire de l’art italien. Raphaël, de quelques récentes offenses qu’on ait essayé d’égratigner une aussi invulnérable gloire, Raphaël est et restera pour tout le monde le type du peintre parfait : Giotto représente l’artiste dans l’acception la plus large du mot, c’est-à-dire un homme capable, de parcourir et d’exploiter d’un bout à l’autre le champ de l’invention, de manier tous les instrumens de travail, et de donner à la curiosité de son génie tous les alimens comme à sa pensée toutes les formes.

Tandis que Giotto ouvrait ainsi pour l’art italien l’ère des progrès décisifs, que se passait-il autour de lui ou à quelque distance de ses exemples, et comment les enseignemens que prodiguait son pinceau étaient-ils mis à profit par les artistes de Florence ou des autres villes ? Nous n’avons ici ni à mesurer l’étendue, ni à calculer la durée de l’influence exercée par le maître sur ses disciples, sur les élèves de ceux-ci, et, même au-delà du XIVe siècle, sur une nouvelle génération de peintres. La riche série des talens qui se succèdent depuis Taddeo Gaddi jusqu’à Spinello Aretino appartient à une époque déjà trop éloignée de celle que nous nous sommes proposé d’examiner : il nous faut donc laisser à son dévouement et à la pratique sans concession de ses principes cette nombreuse famille des Giotteschi, dont, cent ans après la mort du chef de la race, un des derniers membres, Cennino Cennini, enregistrait pieusement dans son traité les croyances obstinées et célébrait les vertus traditionnelles. Ce qu’il convient seulement de rechercher, ce sont les preuves de soumission ou d’indépendance qu’ont pu laisser quelques peintres contemporains de Giotto et les souvenirs qui méritent de vivre en compagnie de cette glorieuse mémoire, les noms qu’il est juste d’inscrire à côté de cet illustre nom.

Des diverses écoles ou plutôt, — car les écoles n’étaient pas, à vrai dire, constituées encore, — des divers groupes de peintres qui, dès les premières années du XIVe siècle, contribuent, avec le réformateur principal, à donner à l’art italien une nouvelle vie, le plus zélé sans contredit comme le plus considérable par le talent est celui des peintres siennois. Florence, qui devait bientôt fournir à Giotto tant d’élèves dignes de lui, Florence ne compte d’abord auprès du maître que des artistes aussi peu en mesure de seconder utilement ses efforts que d’opposer un semblant de rivalité à sa doctrine et à son influence. Un d’entre eux dont le nom doit peut-être la meilleure part de sa célébrité aux souvenirs de gaieté qui s’y rattachent et que Boccace a popularisés, Buonamico Buffalmacco, nous a transmis sur les murailles du Campo-Santo à Pise des spécimens de sa manière outrée, bizarre, d’un goût si violent pour les grimaces et les laideurs qu’il tyrannise l’imagination du peintre jusque dans l’expression de la majesté divine, et que la figure du Christ elle-même prend sous son pinceau je ne sais quelle apparence convulsive. Un autre Florentin que Buffalmacco eut pour associé ou pour complice dans la plupart de ses travaux, et dont le nom se trouve aussi dans le Décaméron mêlé au récit de plus d’une joyeuse aventure, Giovanni Bruno, ne se montre, quand il agit pour son propre compte, ni mieux inspiré, ni plus habile, et le tableau de sa main représentant Sainte Ursule, que possède l’Académie des beaux-arts à Pise, ne nous semble guère mériter l’attention qu’à titre de curiosité archéologique. Les œuvres des Siennois Ugo-lino, Segna et de quelques autres ont au contraire une sérieuse valeur pittoresque, un genre de beauté sinon sans inégalité, au moins sans démenti, et par-dessus tout une physionomie trop ouvertement nationale pour qu’on puisse les confondre avec les travaux accomplis ailleurs vers le même temps. Serait-on autorisé pourtant à n’y voir que l’expression d’une doctrine uniforme et acceptée par tous avec une égale docilité ? N’y a-t-il, parmi les artistes qui travaillent à Sienne au commencement du XIVe siècle, que des gens mettant au service d’une même cause la même somme de qualités, les mêmes ressources ? L’erreur serait grande de ne pas distinguer entre des talens si dissemblables au fond malgré l’analogie des formes employées, et d’attribuer par exemple à tel contemporain ou à tel élève de Duccio ce qui n’appartient en réalité qu’à ce maître, le plus éminent de beaucoup et le mieux inspiré de l’école.

Les ouvrages de Duccio qui ont survécu sont malheureusement en bien petit membre. Une Vierge glorieuse ornant aujourd’hui, ainsi qu’une série de vingt-six scènes de la Passion, la cathédrale de Sienne, — deux tableaux, à l’Académie des beaux-arts de cette ville, représentant chacun une Vierge entourée de saints, — quatre ou cinq autres tableaux de sainteté disséminés, loin de l’Italie, dans quelques galeries publiques, — voilà peut-être les seuls élémens d’information, les seuls documens authentiques qui nous restent. C’en est assez toutefois pour donner la mesure de ce rare talent et pour assurer à l’artiste qui a fait ainsi ses preuves une des premières places dans l’histoire de la renaissance italienne. Giotto excepté, aucun peintre de l’époque aurait-il su, dans ces scènes successives de la Passion, se conformer aussi bien aux exigences de chaque sujet, varier avec cette sûreté de sentiment et de goût l’ordonnance de chaque tableau, les intentions exprimées par chaque groupe ou chaque personnage, depuis la joyeuse indiscipline de la foule qui précède Jésus dans l’entrée à Jérusalem jusqu’à la gravité des disciples symétriquement rangés à sa suite et alignés comme pour une escorte triomphale, jusqu’à ce mouvement de surprise terrifiée que font les saintes femmes en face du tombeau vide et de l’ange qui leur en dit les miraculeux secrets ? Giotto lui-même aurait-il mieux peint la figure de cet ange, — une des plus belles, il est vrai, de la série, — ou en général plus ingénieusement combiné des lignes, ajusté des draperies, résolu toutes les difficultés matérielles de la mise en scène et de l’exécution proprement dite ? Il est permis d’en douter ; mais en dehors de ces mérites jusqu’à un certain point scientifiques, à ne considérer que la force spontanée et personnelle, la franche originalité des inspirations, Giotto garde sur le seul rival qu’on pourrait être tenté de lui opposer une supériorité incontestable.

Duccio en effet, si riche qu’il soit de son propre fonds, ne dédaigne pas toujours d’emprunter quelque chose à autrui. Sa manière, sans aucun mélange d’ailleurs du style et des procédés florentins, cette manière caractéristique, toute siennoise par le choix des types, par l’élégance un peu tourmentée du dessin et la fermeté un peu âpre du coloris, semble proclamer l’indépendance du génie national et protester contre les faits extérieurs qui tendraient à la compromettre ; mais, tout en récusant ainsi les exemples donnés dans un pays voisin, Duccio n’éprouve, en face d’autres exemples, ni un sentiment de fierté aussi opiniâtre, ni les mêmes défiances. On pourrait, d’après les listes indications que fournissent à ce sujet MM. Crowe et Cavalcaselle, retrouver dans les mosaïques. byzantines, dans certains bas-reliefs, dans les miniatures de quelques manuscrits, l’origine de plus d’une figure, le principe de plus d’une scène peinte par le maître siennois, et reconnaître, chez celui-ci l’art de rajeunir ou d’améliorer une donnée traditionnelle plutôt que la puissance d’invention nécessaire pour créer lui-même une tradition. Par quels liens au contraire les œuvres de Giotto se rattachent-elles au passé ? Où surprendre l’indice, je ne dirai pas d’un emprunt, mais d’un souvenir quelconque, de la moindre velléité d’imitation ? Tout y est neuf, imprévu, absolument imaginé, et l’on peut dire que, sauf les couleurs consacrées, des draperies, dont il revêt les personnages évangéliques, sauf, certaines, formules, hiératiques qu’il lui était interdit de modifier, sous peine de profanation, Giotto a trouvé chaque élément de compositions dans les seules ressources de sa pensée. C’est par là qu’il l’emporte sur tous les autres peintres trecentisti. Le mieux doué de ceux-ci parmi les Siennois se venge, en quelque sorte de cette souveraineté du génie, en refusant ouvertement de la subir, en cherchant à ses propres risques, en lui-même ou dans les monumens de l’art antérieur, les moyens de conquérir aussi ses privilèges et d’opposer d’autres progrès aux progrès qui s’accomplissent à Florence. Duccio néanmoins, malgré la vigueur de ses efforts et les légitimes succès qui les récompensent, Duccio ne réussit s’élever qu’au rang d’un chef d’école, à n’exercer qu’un empire restreint au lieu du vaste pouvoir et des prérogatives qui appartiennent presque dès les premiers jours à Giotto.

Bien plus : en dépit des résistances de Duccio et des siens, le moment vient où une partie de l’école siennoise elle-même, se laisse séduire, où, sans renier tout à fait ses origines, sans passer résolûment à l’ennemi, elle consent du moins à accepter quelque chose de la domination qu’elle semblait d’abord si énergiquement repousser. C’est alors que Simone Memmi ou, pour l’appeler de son vrai nom, Simone Martini, renonçant à la méthode adoptée pour l’exécution de ses premières fresques dans le palais public à Sienne, entreprend, dans l’église d’Assise les peintures de cette chapelle de saint Martin que l’on a confondues quelquefois avec les travaux voisins des Giotteschi, et qu’il se prépare aux grandes tâches dont il s’acquittera à Sienne, à Florence et à Pise ; c’est alors, qu’à l’exemple de Simone, mais avec une moins haute habileté, plusieurs autres peintres siennois, Lippo Memmi, les frères Lorenzetti, Pietro Laurati, travaillent à combiner dans leurs ouvrages l’expression des inclinations, des coutumes mêmes de l’art national et la part qu’il convient de faire aux exigences de l’esprit nouveau. Vers la même époque à peu près, un artiste étranger à l’école de Sienne, Pietro Cavallini, exécute à Rome, probablement sous les regards de Giotto, cette belle mosaïque de Santa-Maria-in-Trastevere que nous indiquions tout à l’heure comme le dernier spécimen considérable du genre, et en même temps comme le premier terme de la renaissance de l’art romain.

Les peintres dont nous venons de rappeler les noms ne survécurent que fort peu d’années à Giotto. A l’exception de Cavallini, mort en 1364, aucun d’eux ne dépassa la première moitié du XIVe siècle : leurs travaux, strictement contemporains des ouvrages qu’a laissés le maître florentin, appartiennent donc comme ceux-ci à la période d’initiation proprement dite. Sans doute bien d’autres noms mériteraient d’être cités, si l’on se proposait de rechercher jusque dans les témoignages secondaires les origines de la peinture moderne en Italie. On pourrait, ailleurs qu’en Toscane ou à Rome, constater une certaine activité de l’art, même avant le moment où l’école de Giotto se constitue, avant le temps à plus forte raison où l’auteur anonyme des admirables fresques de l’Incoronata à Naples, et Antonio Veneziano, le peintre de la Vie de saint Ranier au Campo-Santo de Pise, viennent grossir le nombre des imitateurs du maître et ajouter au succès d’une doctrine que les peintres de l’oratoire de San-Giorgio, Altichieri et Jacopo Avanzi, propagent de leur côté à Padoue ; mais l’examen de ces questions de détail, aussi opportun que complet dans l’ouvrage de MM. Crowe et Cavalcaselle, ne saurait trouver ici sa place : il est donc au moins prudent de nous arrêter et de résumer en quelques mots la pensée de cette étude.

Les commencemens de la peinture en Italie ou, pour parler plus exactement, les premiers travaux qui en marquent la renaissance ont un caractère de certitude et de grandeur digne des éclatans succès qui vont suivre, bien digne aussi d’être considéré en lui-même, à titre d’exemple et de résultat une fois obtenu. Si, par impossible, la vie de l’école italienne ne se fût pas prolongée au-delà de l’époque de Giotto, si la seconde moitié du XIVe siècle eût été, à Florence et à Sienne, le terme de tous les progrès, si enfin, pour remonter aux premières promesses de l’art chrétien, Rome n’avait à nous offrir aujourd’hui que les fresques de ses catacombes et quelques-unes de ses mosaïques, de tels souvenirs et de tels monumens suffiraient encore pour illustrer les âges qui nous les ont légués. Certes on sait de reste de quels glorieux chefs-d’œuvre cette interruption de l’histoire pittoresque aurait privé le monde, de quels trésors le patrimoine de l’humanité se trouverait ainsi appauvri ; mais avec ce qui subsiste des découvertes primitives les principes du beau et du vrai seraient du moins indiqués sans équivoque et jusqu’à un certain point définis. Il y aurait là des leçons assez nettes, des exemples assez éloquens pour instruire la postérité et lui inspirer le goût des grandes choses ; il y aurait de quoi nous faire pressentir à tous, gens du métier ou hommes du monde, les conditions essentielles de l’art, les lois nécessaires qui le régissent et les franchises qui lui appartiennent. On se tromperait donc en prétendant reléguer des enseignemens aussi généralement profitables dans le domaine réservé aux spéculations des érudits, et les artistes en particulier qui se détourneraient de pareils secours ne réussiraient peut-être pas à en rencontrer ailleurs de plus utiles, même en face des spécimens achevés du talent, même en face des irréprochables chefs-d’œuvre.

Ne saurait-on dire en effet sans paradoxe que le spectacle de la perfection dans l’art, « si plein, comme l’écrivait Poussin, de divertissement et de délectation pour l’esprit, » n’est pas toujours, au point de vue de la production personnelle, le plus encourageant et le plus fécond ? Comment un sentiment d’admiration absolue pour les inventions d’autrui stimulerait-il chez celui qui l’éprouve le désir d’inventer à son tour et d’engager une lutte dans laquelle il se sait vaincu d’avance ? Au lieu de songer à faire ses preuves pour son propre compte, il sera plutôt tenté de recourir à la contrefaçon et de répudier, en raison même de sa confiance dans les beautés qu’il a devant les yeux, toute arrière-pensée d’influence future, toute ambition d’autorité. On ne peut guère que copier Raphaël ou Léonard, parce que chez ces deux grands maîtres l’harmonie de toutes les qualités est si parfaite qu’elle ne laisse place nulle part à une modification quelconque des formes choisies ou au développement des sentimens exprimés. En prétendant s’inspirer de leurs exemples, on se condamnera fatalement à en transcrire la lettre, à moins de posséder soi-même l’esprit qui les animait l’un et l’autre, et de trouver, comme eux, l’originalité dans la mesure, la force dans l’équilibre des plus délicates facultés.

Avec des modèles voisins des origines de l’art, ce danger d’une imitation textuelle n’existera plus qu’autant qu’il y aura chez ceux qui les étudieront une intention préconçue et systématique, un véritable parti-pris d’archaïsme. Rien de plus facile que de séparer ici le fond de la forme, de compléter par la pensée ces esquisses pour ainsi dire d’idées générales, d’en approprier les indications succinctes aux exigences de l’instinct et du goût personnels. Les moyens d’expression employés gardent encore une telle simplicité qu’ils ne peuvent plus que de raison s’emparer au regard en l’intéressant seulement aux procédés, ni laisser l’esprit incertain sur la signification morale de l’œuvre, sur la nature des sentimens qui l’ont inspirée. L’antique lui-même n’est si instructif que parce qu’il traduit un certain ordre de vérités sans complications, sans subtilités d’aucune sorte, et, parmi les monumens de l’antiquité, les plus favorables souvent à l’éducation des artistes modernes sont ceux qu’appartiennent aux époques les plus rapprochées de la période des débuts. Par la franchise des inspirations et la sobriété du style, par ce qu’elles nous enseignent d’un art au-dessus des raffinemens et des ruses, les fresques des catacombes et les œuvres des trecentisti italiens peuvent avoir sur les progrès de notre temps une influence analogue. N’est-ce pas d’ailleurs à partir du jour où l’on a commencé de consulter ces lointains exemples que la peinture religieuse a été régénérée dans notre pays ? Ne sont-ce pas là les modelés qu’avait choisis Hippolyte Flandrin, les secours du moins dont il s’aidait, non pour s’attribuer, comme certains peintres allemands, le faux-semblant d’un droit à l’imitation impitoyable des formes du moyen âge, mais pour contrôler sans l’asservir son propre sentiment, pour en confirmer les suggestions en les associant au souvenir de ces purs témoignages de la sincérité et de la bonne foi ? Puissent les principes si noblement développés sur les murs de Saint-Vincent-de-Paul et de Saint-Germain-des-Prés persuader parmi nous d’autres talens et les préserver des tentations mesquines ou des séductions grossières ! Quant aux talens dès longtemps convaincus qui nous restent, quant à ceux dont les efforts ont tendu jusqu’ici à maintenir l’art dans cette sphère des choses de l’âme où les maîtres l’avaient d’abord fait entrer, puissent-ils redoubler de zèle et multiplier, en face des entreprises contraires, les résistances et les démentis ! Mieux que toutes les dissertations et les considérations historiques, leurs œuvres auront raison de nos ingratitudes ou de nos faiblesses. C’est à elles surtout qu’il appartient de nous prémunir ou de nous désabuser en rejetant dans l’ombre qu’elles méritent les tristes supercheries d’un idéalisme sans entrailles, aussi bien que les méprises matérialistes qu’on voudrait ériger en doctrine esthétique, et nous donner, sérieusement ou non, pour l’expression de la vérité.


HENRI DELABORDE.

  1. La prédominance de l’élément oriental dans les œuvres d’art appartenant à cette époque est-elle en effet si absolue que le titre sous laquelle on a coutume de les classer en résume exactement l’esprit et les caractères. Sans doute, par la forme des costumes, par le goût et le choix des ornemens, les mosaïques et les peintures exécutées alors en Italie attestent l’influence des exemples importés de l’Orient. Ne saurait-on pourtant sous ces habitudes acquises, sous cette imitation matérielle du style byzantin, entrevoir au moins dans les premiers siècles, un certain fonds d’idées ou de traditions latines ? Ne faudrait-il pas surtout, en ce qui concerne les siècles suivans, tenir compte des peuplades venues du nord et de l’empire, exercé par elles ? Ce prétendu art byzantin ne pouvait se continuer sans modification après les invasions successives des Goths et des Huns, des Vandales et des Hérules. Ce n’est plus lui qu’on retrouve à Ravenne pendant l’éclair de civilisation qui y brille sous le règne de Théodoric, en Lombardie sous Luitprand, en Sicile même et à Venise aux époques qui nous ont légué les décorations siculo-normandes de la cathédrale de Monréale et les équivoques mosaïques de Saint-Marc. Ce n’est plus lui enfin, c’est un mélange sans nom d’ignorance et d’archaïsme, c’est un amalgame des principes et des moyens pratiques les plus contraires qui défraie, jusqu’aux premiers symptômes de la renaissance, l’industrie pittoresque en Italie. Le mot byzantin, dont on se sert pour désigner dans l’histoire de l’art le temps intermédiaire entre l’antiquité et le XIIIe siècle, est donc, à vrai dire, un terme de convention. Comme le mot gothique, improprement appliqué à l’architecture de tous les édifices du moyen âge antérieurs au XVIe siècle, il comporte en réalité une signification différente de celle qu’on lui attribue ; mais l’usage l’a consacré, et faute d’un autre, il faut bien l’employer quand on aborde les questions qui nous oocupent.
  2. Voyez la Revue du 1er octobre 1865.
  3. M. Cesare Bernasconi, Studj sopra la storia della pittura italiana e della scuola pittorica Veronese. Vérone 1865.
  4. History of painting in Italy, t. Ier, p. 185.
  5. MM. Crowe et Cavalcaselle, et avant eux les derniers annotateurs de Vasari, se sont appuyés sur des documens authentiques pour établir que la venue de Giotto à Assise remonte à la fin de l’année 1296. Giotto, né en 1276, n’était donc alors âgé que de vingt-ans. Il n’en avait que vingt-quatre lorsqu’il fût appelé à Rome par Boniface VIII, — et pour ne citer parmi les travaux de sa main que quelques-uns de ceux qui ont survécu, — il avait à cette époque exécuté déjà, outre les fresques d’Assise, les petits tableaux sur la Vie de Jésus-Christ conservés dans la galerie de l’académie des Beaux-Arts à Florence ; il avait même, si l’on s’en rapporte à la chronologie fixée par Vasari, achevé de peindre le beau Couronnement de la Vierge qui orne la chapelle dei Baroncelli à Santa-Croce, et le Saint François recevant les stigmates que possède le musée du Louvre.
  6. Ce tableau, qui occupe encore dans l’église la place à laquelle il avait été primitivement destiné, est celui que le peuple florentin avait accueilli en. 1267 comme un miracle de la peinture. Il devait en effet paraître tel à des regards condamnés jusqu’alors à ne pressentir l’art que dans les spécimens de la manière byzantine.
  7. De tous les travaux de Giotto à Rome, il ne subsiste plus aujourd’hui que la grande mosaïque exécutée d’après ses dessins et restaurée, c’est tout dire, sous la direction de Bernin, qui orne le vestibule de Saint-Pierre, — dans la sacristie de la même église trois panneaux peints chacun sur l’une et l’autre face, — à Saint-Jean-de-Lutran une fresque commémorative du jubilé de 1300, trop endommagée par le temps et par les retouches pour qu’il soit possible d’en deviner l’état primitif. Ravenne, que nous sachions, ne possède de la main de Giotto que le plafond fort retouché aussi d’une chapelle dans l’église de Saint-Jean-l’Évangéliste, et Milan qu’un tableau, une Vierge, conservé dans le musée Bréra. Nous ne parlons pas des prétendues peintures du maître dans une des salles de l’ancien château des papes à Avignon. Non-seulement ces peintures ne justifient sous aucun rapport l’origine illustre qu’on leur attribue, mais il est vraisemblable même, quoi qu’en aient dit Vasari et beaucoup d’autres écrivains après lui que Giotto ne séjourna jamais à Avignon, Benoit XI, qui l’y avait appelé, étant mort, comme le font remarquer MM. Crowe et Cavalcaselle, avant que le peintre ait eu le temps de s’y rendre.
  8. Raphaël et l’Antiquité, par A. Gruyer, t. Ier, p. 115.
  9. Rumohr (Italienische Forschungen, t. II, p. 51) et après lui M. Rosini ont publié un cansone de Giotto sur la pauvreté, dont l’original est conservé à la bibliothèque Laurentienne.