La Peinture contemporaine en Allemagne - Kaulbach et l’Ecole réaliste

LA
PEINTURE CONTEMPORAINE
EN ALLEMAGNE

KAULBACH ET L’ÉCOLE RÉALISTE

Pendant toute la première moitié de ce siècle, l’Allemagne a porté dans les arts une activité, une ardeur singulières. Deux villes, Munich et Düsseldorf, donnaient leur nom à deux grandes écoles, et la première surtout avait le privilège d’exciter l’enthousiasme des voyageurs : on parlait de vingt monumens qui s’achevaient à la fois, de musées magnifiques qui réunissaient tout à coup des chefs-d’œuvre jusque-là inconnus ou dispersés. Dévoré de l’amour, quelques-uns ont dit de la manie des beaux-arts, le roi Louis avait rêvé de faire de sa capitale une des villes les plus monumentales du monde ; lui-même dirigeait les travaux, visitant les ateliers et tirant, par des prodiges d’économie, d’une liste civile de quelques millions des ressources inimaginables. Dans ce mouvement, l’architecture était de tous les arts celui qui se trouvait appelé à prendre le plus vigoureux essor, et en effet, si féconde, si brillante que fût l’école de peinture qui se développa en même temps à Munich, elle a toujours, eu pour caractère d’être presque exclusivement monumentale.

À Düsseldorf, les circonstances étaient bien différentes. L’art qui jetait un si vif éclat à Munich s’était épanoui principalement sous l’influence des encouragemens officiels ; mais Düsseldorf, qui n’est ni un centre politique, ni un centre intellectuel, pas même un centre commercial, ne semblait, à aucun titre, prédestinée à devenir une capitale du goût. C’est une ville aux mœurs paisibles et régulières, qu’encadre un paysage aussi monotone que la vie qu’on y mène ; le talent n’a pu y trouver d’excitation qu’en lui-même, et tout doit y être rapporté à l’initiative des individus. Aussi entre les productions de cette école et celles des artistes bavarois remarque-t-on une différence bien tranchée : les travaux de Düsseldorf restent complètement indépendans de l’architecture ; plus libres dans leurs tendances, les artistes de cette ville ont su se garantir des exagérations symboliques ou allégoriques auxquelles la peinture monumentale se laisse si facilement entraîner.

Chacune de ces deux écoles a subi, dans son développement, plus d’une transformation remarquable. L’esprit qui les anime aujourd’hui n’est plus celui qui a inspiré leurs premières productions. Dans l’enivrement d’une nouvelle renaissance, les maîtres allemands s’étaient posés en régénérateurs de l’art ; ils n’avaient pas hésité à proclamer qu’avant eux la peinture avait fait fausse route, et qu’elle commençait seulement à prendre conscience de sa véritable mission. La métaphysique avait envahi le domaine du goût : on ne se croyait plus le droit de tenir un pinceau avant de s’être construit un système sur la fin de l’art en général, sur ses rapports avec la science, la morale et la religion. L’Allemand aime à faire précéder la pratique d’une théorie ; si d’ordinaire il manque de tact dans le choix des principes, il excelle du moins à en tirer toutes les conséquences rigoureuses. A-t-il adopté une manière de voir, vraie ou fausse, il juge à priori que tout ce qui en sera une application doit être beau et irréprochable ; il admire avec sa logique bien plus qu’avec son goût. Il en résulte que toute doctrine d’esthétique, quelle qu’elle soit, a dû avoir en Allemagne un retentissement dans l’art contemporain. Au lieu des préjugés de l’ignorance, ce pays a trop souvent les préjugés de l’érudition, et il ne faut pas s’étonner de le voir revenir dans la peinture à des formes surannées qui paraissent même en contradiction avec l’esprit et les besoins de l’époque. C’est encore cette disposition du génie allemand qui explique comment le symbolisme, le réalisme, l’idéalisme classique et l’idéalisme romantique, qui au premier abord semblent s’exclure, répondre à des goûts opposés et appartenir à des périodes bien distinctes du progrès de l’art, ont pu s’y manifester presque simultanément. Il arrive souvent en Allemagne que la naissance d’une école ou un changement de manière dans cette école est moins un fait spontané ou commandé par les circonstances que le résultat de vues systématiques.

Nous voudrions passer en revue les différentes phases que la peinture allemande a parcourues depuis le commencement du siècle. Deux grands maîtres, Overbeck et Cornélius, lui ont donné l’impulsion ; mais ces peintres ont été si souvent étudiés en France, les caractères de leur talent y sont si bien connus, qu’il nous suffira d’indiquer en quelques mots l’influence qu’ils ont exercée sur le développement postérieur de l’art. Presque tous les peintres de Munich ont été les élèves de Cornélius, tandis que l’école de Düsseldorf s’est inspirée surtout dans ses premiers essais de l’idéalisme romantique et religieux d’Overbeck. Ce n’est pas que toute la peinture se soit tenue renfermée dans ces deux foyers primitifs : l’Allemagne n’est pas un pays de centralisation, et, une fois formées, les deux écoles ont fondé de nombreuses colonies. Vienne, Dresde, Prague, Francfort, Berlin, produisirent à leur tour des artistes d’un talent remarquable. Néanmoins Munich et Düsseldorf sont restées jusqu’à présent les deux capitales du goût. À force d’étendre leur influence, elles ont même fini par agir l’une sur l’autre et par faire en quelque sorte un échange de leurs tendances ; chacune de ces deux écoles est entrée depuis quelque temps dans la voie précisément opposée à celle qu’elle avait suivie à son origine : le réalisme a pénétré à Düsseldorf au moment où l’idéalisme classique de Kaulbach commençait à tempérer à Munich les exagérations symboliques ou réalistes de l’école de Cornélius.

Kaulbach n’est guère « connu en France que par des œuvres de jeunesse, exécutées pour la plupart sous la direction de Cornélius. Parvenu à sa maturité et passé maître à son tour, il a cependant adopté une manière nouvelle, qui est une véritable réaction contre ses premières tendances. Dans l’école de Cornélius, la forme avait été sacrifiée à l’idée : le tableau n’avait plus d’autre but que d’offrir un enseignement historique ou métaphysique ; l’élément esthétique était entièrement négligé ; le dessin était devenu d’une incorrection choquante, le coloris d’une insupportable monotonie. Kaulbach comprit que le peintre devait au contraire s’adresser au goût plus encore qu’à l’intelligence ; il s’est montré plutôt artiste qu’historien ou philosophe : chez lui, la beauté a repris la première place, et s’il se hasarde quelquefois encore dans le domaine du symbole ou de l’histoire, on doit reconnaître qu’il a su conserver dans la manière tout idéaliste de traduire sa pensée la plus complète indépendance.

Quant à la tendance réaliste, qui a fini par se répandre dans l’Allemagne entière, elle n’a pas, à rigoureusement parler, de chefs reconnus. Comme c’était de toutes les formes de l’art celle qui répondait le mieux aux exigences et aux doctrines du moment, on a pu la voir se manifester en même temps chez une multitude d’artistes, Dans ce système, c’est la foule qui règne, parce que les qualités qui font régner sont à la portée de la foule. Aussi ne sera-t-il pas sans intérêt de mettre en opposition cette monarchie de l’art classique, où Kaulbach gouverne sans rival, avec la démocratie réaliste, qui n’a de puissance et d’éclat que par la masse de ses adhérens.


I

On connaît l’idéalisme religieux d’Overbeck ; on sait que ce peintre, amené par une conviction sincère à se convertir à la foi romaine, avait rêvé de réaliser dans toute sa perfection le type de l’artiste catholique. S’il s’en était tenu là, Overbeck aurait pu n’être qu’un peintre religieux comme il y en a tant ; mais c’est sa manière rigoureuse a interpréter le catholicisme qui lui a fait dans la peinture une place à part. il distingua en effet deux espèces de catholicisme, l’un mondain, vivant de transactions, sachant s’accommoder aux passions humaines et se prêter aux jouissances de la vie, l’autre austère et pur de tout sensualisme, sanctifiant la souffrance et prescrivant le triomphe de l’esprit sur la chair comme un des principes les plus essentiels de la morale. Le premier peut devenir pour le goût, comme il l’a été pour la politique, d’une exploitation féconde ; mais, aux yeux d’Overbeck, dès que le catholicisme est pris au sérieux, il conduit à l’ascétisme. Partant de cette manière de voir, il avait reproché à Raphaël et aux autres peintres de l’Italie d’introduire dans leurs œuvres trop d’élémens païens, trop d’agrémens plastiques : comment concilier en effet ces figures fraîches et roses, pleines de vie et de santé, heureuses et souriantes, avec les enseignemens d’une religion qui est hostile à la beauté du corps, moins encore parce qu’elle ne développe que certaines qualités de l’âme que parce qu’elle prêche avant tout la mortification ? Pour Raphaël, l’art était devenu le but principal ; la religion n’avait plus qu’une importance secondaire, et fournissait seulement au génie, avec des occasions de s’exercer, une matière qu’il élaborait et transformait suivant tous les caprices du goût. Ce qui avait fait la gloire de Raphaël aux yeux des critiques et des artistes devenait, dans la pensée du pieux Overbeck, une sorte de profanation. Le peintre allemand prit la résolution de soumettre à son tour l’art à la religion, et de ne s’adresser dans ses œuvres qu’à des sentimens qui fussent en harmonie complète avec l’esprit chrétien. Ce principe écartait tout d’abord la beauté, la beauté plastique et italienne. D’un autre côté, Overbeck n’était pas homme à recourir aux jeux de la couleur et de la lumière, que recherchent les écoles du nord, et qui, sans être positivement, comme la beauté du corps, en contradiction avec l’ascétisme, ne s’y rattachent pas du moins par des rapports nécessaires. À défaut de la beauté plastique et des effets pittoresques, il ne lui restait plus que le sublime, c’est-à-dire ce qui porte la pensée à la méditation et à la rêverie. Le sentiment du sublime a toujours dominé le goût de l’Allemagne, et c’est par là qu’Overbeck est un peintre vraiment national. Son plus grand tort est d’avoir voulu proscrire tous ceux qui n’assignaient point à l’art la même fin que lui : de peintre se faisant critique, il nous offre, dans son célèbre tableau du Triomphe de la Religion dans les Arts, cette profession de foi exclusive que « l’art est d’origine divine, et que l’art mis au service de la religion catholique est le seul art digne de ce nom. » Quand Overbeck condamne ainsi toutes ces écoles qui, sans préoccupation religieuse, n’ont poursuivi qu’un but esthétique, qui ont aimé et recherché la beauté pour elle-même, et n’ont pas cru devoir s’astreindre à puiser leurs matériaux dans les annales de l’église romaine, ce n’est plus un homme de goût qui parle, c’est un théologien intolérant. Nous ne le blâmons pas d’avoir consacré sa vie à traduire par le pinceau les élans de la piété la plus austère : l’ascétisme, s’il ne doit pas être pris pour règle, peut du moins être accepté comme un fait, et à ce titre il a le droit d’occuper une place dans les créations de l’art. Le peintre est libre de choisir le thème qui lui convient ; mais cette liberté qu’il revendique pour lui-même, il doit aussi l’accorder aux autres.

Les qualités du maître sont devenues d’ailleurs des défauts chez ses imitateurs. Aucun d’eux n’était doué de cette foi profonde qui seule, dans la peinture religieuse, peut inspirer des chefs-d’œuvre. Au lieu de peindre la candeur et la piété, ils n’ont à offrir que des figures efféminées et sans caractère ; ce n’est plus l’austérité qu’ils expriment, c’est la mollesse et l’apathie. Les Schnorr, les Philippe Veit, les Fuerich, les Schraudolph, les Steinle, n’ont produit que des œuvres fades où l’insignifiance de la conception n’est guère propre à dissimuler la pâleur du coloris et le trait languissant du dessin. C’est cependant à un de ces disciples d’Overbeck, Shadow, qu’appartient la gloire d’avoir fondé l’école de Düsseldorf. L’académie établie dans cette ville en 1767 était restée, jusque vers 1819, stérile et obscure comme tant d’académies de province. Cornélius, qui en fut nommé directeur à cette époque, ne fit qu’y passer et ne paraît pas y avoir exercé d’influence durable. Shadow fut désigné pour le remplacer. Il avait déjà professé à Berlin, et il amena dans la ville rhénane ses meilleurs disciples. Peintre médiocre, mais doué pour l’enseignement d’une grande habileté, il réussit à répandre dans l’école un esprit de vigoureuse émulation. On y vit bientôt surgir des talens distingués. Hildebrandt s’est rendu célèbre par son tableau des Enfans d’Edouard, moins dramatique assurément que celui de Paul Delaroche, mais supérieur peut-être par l’expression et la disposition harmonieuse des figures. Il faut citer aussi Bendemann, dont les deux tableaux de la Captivité de Babylone et de Jérémie sur les ruines de Jérusalem sont de belles compositions, simples et grandioses à la fois. Malheureusement presque toutes les autres œuvres de l’école à cette époque sont empreintes d’un défaut qui tient aux circonstances mêmes au sein desquelles elles étaient conçues. On y sent une timidité toute provinciale, un goût qui n’est pas sûr de lui-même. Pas d’idées larges et élevées, pas de créations originales ; la conception reste molle et fade, le dessin est vague et le coloris monotone. La poésie romantique de Tieck et d’Uhland est à peu près l’unique source d’inspiration où s’abreuve cet art qui prend pour mot d’ordre ces quatre vers de l’auteur de Phantasus si souvent cités en Allemagne :

Mondbeglänzte Zaubernacht,
Die den Sinn gefangen hält,
Wundervolle Märchenwelt,
Steig’ auf in der alten Pracht[1] !


Scènes de croisades ou de chevalerie, contes de fées, légendes populaires, voilà ses sujets de prédilection : il s’attache aux dames blanches et aux chasseurs noirs, aux Geneviève, aux Mignon, aux Marguerite, à tout ce qui est idyllique et vaporeux, aux anges, aux elfes et aux chérubins.

On vit cependant, au milieu de cette blonde école, se manifester une brillante exception. Charles Lessing est un des noms illustres de la peinture moderne : c’est un artiste selon le cœur de l’Allemagne ; il a cultivé le sentiment national, ce sentiment du sublime qui occupe la première place dans le goût germanique. Le but qu’Albert Dürer avait poursuivi dans ses compositions humoristiques et Overbeck dans ses toiles religieuses, Lessing s’est appliqué à l’atteindre dans ses tableaux historiques et surtout dans ses paysages. Lessing, il est vrai, reste parfois en route ; souvent on ne sent chez lui que l’intention et l’effort. Il tombe dans la recherche et dans la subtilité ; il a trop de prédilection pour tout ce qui est outré. Il a beau, dans ses compositions d’histoire, s’attacher aux sujets les plus tragiques et les plus saisissans (Ezzelin en prison, Jean Huss sur le bûcher) : les physionomies de ses personnages, quoique fort travaillées, n’ont pas toujours un sens clair et frappant, et son coloris manque parfois de vérité. On a prétendu que Lessing avait fait de la peinture symbolique, que par exemple, dans sa toile célèbre de Jean Huss devant le concile de Constance, qui se trouve à l’institut Staedel, de Francfort, tel personnage représentait le dogme inflexible, tel autre le jésuitisme, un troisième la force brutale, un autre encore la luxure et l’orgueil ecclésiastiques, que Huss enfin était l’apôtre de la libre pensée humaine. Cette subtile interprétation nous parait bien hasardée, et l’on ne voit guère ce qu’y peut gagner l’œuvre de l’artiste. Sans recourir à l’allégorie, on saisit aisément le sens du tableau ; on y trouve simplement l’expression du caractère des différens personnages mis en scène, et il n’y a là rien qui s’éloigne des habitudes de la peinture d’histoire ; ce n’est point de l’allégorie, c’est tout au plus de l’idéalisme. Toutefois le plus grand titre de gloire pour Lessing est la beauté de ses paysages. Qui peut s’empêcher de rêver devant ces toiles profondément mélancoliques, où l’humanité intervient presque toujours à côté de la nature ? Tantôt l’artiste nous montre un guerrier qui se repose avec son cheval dans une forêt obscure : il y a là un silence qui fait frémir ; on mesure la profondeur de la forêt à la fatigue du cheval, on a la conception d’une immensité au sein de laquelle ce petit groupe est pour ainsi dire perdu ; l’homme ne sert là qu’à faire ressortir la grandeur de la nature. Tantôt c’est un cimetière inculte sous un ciel sombre et orageux, d’où il ne se détache qu’un seul rayon de soleil pour éclairer une tombe. Ailleurs nous apparaît un cloître couvert de neige avec une procession de religieuses qui vont enterrer une de leurs sœurs ; plus loin, le cimetière d’un cloître encore, également couvert de neige, où un vieux moine vient de creuser sa tombe. Un tableau moins sombre et empreint pourtant d’un charme mystique est ce paysage où est suspendue à un chêne une image de la madone : un chevalier et une noble damoiselle viennent de descendre de leurs montures pour s’agenouiller devant elle. Il est regrettable seulement que chez Lessing l’exécution ne soit pas toujours à la hauteur de la pensée.

Cette manière de peindre le paysage, non d’après la nature, mais d’après l’imagination, n’a rencontré en Allemagne que peu d’imitateurs. Cependant un autre artiste de l’école de Düsseldorf, Schirmer, peintre d’une grande habileté et au courant de toutes les ressources de son art, a également idéalisé le paysage, mais il ne l’a pas idéalisé comme Lessing ; au lieu de faire la nature plus sublime ou plus horrible qu’elle ne l’est en réalité, il a voulu la rendre plus belle. À l’exemple de nos paysagistes classiques, de Claude Lorrain et de Nicolas Poussin, c’est le côté architectonique du paysage qu’il a surtout cultivé (Chute d’eau de Terni, Grotte de la nymphe Egérie, etc.). Ses effets de lumière de soir et matin sont très remarquables.

C’est vers le second tiers de ce siècle que l’école de Düsseldorf a changé complètement de caractère, et elle en a changé sous une double influence : sous celle des tendances réalistes qui commençaient à se répandre dans les idées et les mœurs de l’Allemagne, et en outre sous celle de l’école de Munich, engagée depuis sa naissance dans une voie toute contraire et dont les principales productions étaient devenues l’objet d’un engouement universel. Ce n’est pas que les peintres de Düsseldorf aient pris ceux de Munich pour modèles et se soient abaissés au rôle de simples imitateurs : leur réalisme diffère notablement, au contraire, de celui des artistes bavarois ; mais à leur insu, pour ainsi dire, ils ont été conduits à satisfaire aux exigences d’un goût nouveau, que les œuvres de l’école de Munich avaient contribué à éveiller.

Quand un Français se trouve pour la première fois en présence des peintures de Cornélius ou de celles de ses disciples, il éprouve une sorte d’étonnement mêlé d’embarras, et cet embarras est d’autant plus grand que son goût s’est exercé davantage sur les chefs-d’œuvre des autres siècles et des autres écoles. Il ne trouve là rien de ce qu’il a l’habitude de demander à la peinture : tout y dérange ses associations d’idées, il se sent transporté au sein d’une esthétique nouvelle dont le secret lui échappe. La peinture à Munich devait être subordonnée à l’architecture ; mais les peintres ont compris d’une manière exclusive et trop étroite le rapport qui existe entre les deux arts. On ne saurait les blâmer d’avoir interprété le terme de monument dans le sens étymologique le plus rigoureux et d’avoir pensé que tout ce qui est monumental doit renfermer un enseignement soit métaphysique, soit historique. Ils ont eu raison du moins en ce qui touche la peinture historique : c’est assurément le genre qui convient le mieux à l’ornementation d’un édifice public ; mais on ne peut en dire autant de la peinture métaphysique. L’allégorie est le seul moyen d’exprimer une idée abstraite, une vérité générale, au moyen de signes sensibles, et dans la peinture ce n’est jamais qu’un pis-aller auquel il ne faut recourir qu’avec de grands ménagemens. L’école de Cornélius a eu le tort d’en abuser, et elle est ainsi tombée dans les plus étranges exagérations. Elle a commis une seconde faute, bien plus grave encore : les peintres de Munich ont pensé que l’art avait atteint son but quand le symbole exprimait suffisamment une idée, ou quand le tableau représentait exactement un fait historique. Ils n’ont rien fait pour rendre leurs œuvres attrayantes, pour embellir les matériaux dont ils se servaient. Leur système est, à vrai dire, une abdication de l’art, car leur peinture, qui ne s’adresse qu’à l’intelligence, ne se soucie d’éveiller aucune émotion esthétique.

On a voulu voir dans le système symbolique de Cornélius une forme de l’idéalisme : c’est là une erreur. L’idéalisme dans les arts ne consiste pas à exprimer d’une manière allégorique et détournée une vérité de l’ordre métaphysique, mais à présenter au goût et à l’imagination un objet idéal. Il y a deux choses à distinguer dans le symbole, la chose signifiée et le signe ; la première peut être une idée sans qu’il y ait absolument rien d’idéal dans le second. Plus d’un artiste a introduit la beauté et le pittoresque dans les conceptions allégoriques : Ingres l’a fait en France, Kaulbach le fait aujourd’hui en Allemagne. Cornélius, lui, n’y a jamais songé. Exclusivement préoccupé de la valeur du symbole comme signe, il s’inquiète peu de lui prêter des agrémens esthétiques. S’il est idéaliste comme philosophe, il ne l’est pas comme peintre. Les charmes de la composition, de la couleur et du dessin n’ont pas chez lui plus d’importance que ceux de la mélodie dans la musique de Richard Wagner. C’est un singulier artiste que celui qu’on pourrait ranger dans l’histoire de la métaphysique entre un Schelling et un Hegel. Une des dernières productions de la vieillesse de Cornélius, l’ensemble de fresques qu’il a composées pour le mausolée de la famille royale de Berlin, a été appelée par lui-même sa thèse pour le doctorat (meine Doctordissertation). Le mot mérite d’être recueilli avec soin : il nous offre le peintre admirablement peint par lui-même. Ce n’est pas autre chose en effet qu’une thèse de théologie : « la peine du péché est la mort ; mais la grâce de Dieu nous rend la vie éternelle en Jésus-Christ notre seigneur. » Telle est la proposition que Cornélius a voulu prouver et qui se divise en quatre points ; chacun de ces points se subdivise à son tour en quatre propositions principales dont chacune est traitée dans un panneau, et à chacune desquelles est subordonné un nombre considérable d’autres propositions relatives qui sont développées dans des niches ou dans les angles.

Si les critiques français se sont suffisamment occupés des allégories de Cornélius, ils ont trop négligé d’étudier les tendances de la peinture historique à Munich. C’est dans cette peinture cependant qu’on peut retrouver la première et peut-être la plus complète manifestation du réalisme en Allemagne. Du moment que l’art adopte pour principe la reproduction des événemens qu’il veut rappeler au souvenir des peuples, il ne peut atteindre son but qu’en retraçant fidèlement l’exacte réalité : telle a été la pensée des artistes bavarois, et cette manière de voir les a conduits à bannir tout idéalisme de la peinture d’histoire, comme Cornélius l’avait fait pour la peinture allégorique. La préoccupation tout utilitaire de cet enseignement monumental dont ils se croyaient chargés les a empêchés de comprendre que l’artiste doit considérer l’histoire en poète épique et non pas en archéologue, que les matériaux fournis par le passé ne peuvent satisfaire le goût qu’à la condition d’être élaborés et transformés par l’imagination. Au lieu d’user de leur droit de mêler la fiction à la vérité, ils ont mis leur gloire à faire étalage d’une érudition méticuleuse, à obtenir dans leurs personnages la ressemblance la plus rigoureuse, à étudier avec le soin le plus scrupuleux les costumes et les usages du passé. Le réalisme allemand n’est pas précisément la même chose que le réalisme français : chez nous, ce mot est le plus souvent pris en mauvaise part ; nous ne désignons point par là l’imitation de la réalité en général, mais seulement d’une certaine réalité, de celle qui est basse ou grossière : l’imitation de la belle nature ne serait pas à nos yeux du réalisme. Il n’en est pas de même de l’autre côté du Rhin : tout ce qui n’est pas un pur produit de l’imagination est considéré comme du réalisme. Quand l’artiste trouve sur son chemin la beauté, le pittoresque, le sublime, s’il ne fait que les reproduire dans ses œuvres sans les avoir inventés, il ne cesse pas, si élevée que soit la matière, d’être réaliste, car cette rencontre de la beauté est chez lui purement accidentelle : elle vient de son modèle et non pas de son génie. Le réalisme français est surtout le choix d’un certain modèle ; le réalisme allemand est plutôt un procédé de composition. Les Français tombent dans le réalisme par un abaissement du goût, quelquefois par la recherche de la bizarrerie ; les Allemands s’y laissent entraîner par l’esprit de système, et chez eux la corruption de l’art est encore le résultat d’une théorie préconçue : ils croient utile de diriger la pensée du public vers les objets réels ; leur but est d’instruire, et leur réalisme devrait être appelé rigoureusement de la peinture didactique. S’ils font fausse route, c’est par pédantisme. À cet égard, le réalisme allemand est véritablement le frère du symbolisme : les deux systèmes, nés d’ailleurs ensemble et dans les mêmes circonstances, ont cela de commun de voir seulement dans la peinture un instrument pour une fin qui est tout indépendante des émotions du goût.

Le meilleur moyen de se convaincre de l’affinité qui existe entre ces deux formes ou plutôt entre ces deux abus de l’art, c’est de parcourir à Munich ces longues suites de tableaux qui se complètent les uns les autres et se succèdent comme les chapitres d’un même livre. Un peintre s’est-il attaché à un fait, il faut qu’il en montre tous les détails ; l’objet qu’il a choisi, il le retourne et le présente sous toutes ses faces. Il suit son héros dans toutes les circonstances de sa vie. Les paysages même se débitent par douzaines, se classent par contrées et par provinces. Tout cela sent singulièrement le cours d’histoire et de géographie. N’est-ce pas déjà du réalisme que cette longue histoire de l’art moderne racontée ; par Cornélius à la Pinacothèque dans une série de plus de quatre cents peintures dont aucune peut-être, prise isolément, n’a de valeur esthétique, et qui n’étonnent que par leur ensemble ? Sur les murs extérieurs de la Nouvelle-Pinacothèque, Kaulbach a représenté, lui aussi, en une douzaine de fresques immenses, le progrès de l’art allemand au XIXe siècle. C’est une de ses fautes de jeunesse. Munich possède à la Nouvelle-Résidence ses galeries de Versailles. Schnorr y a peint, dans trois grandes salles, les principaux exploits de Charlemagne, de Frédéric Barberousse et de Rodolphe de Habsbourg. Le dessin de Schnorr est moins négligé que celui de Cornélius, mais son coloris est aussi faible ; il n’y a pas d’ombres dans ses peintures, et une lumière douce et uniforme se répand avec monotonie sur toutes les figures de ses tableaux. Dans une salle dite des batailles s’étalent quatorze grandes compositions de Hess, de Kobell, d’Adam, de Monten. À la Basilique, Hess a présenté en vingt-deux tableaux la vie de l’apôtre allemand saint Boniface, et en trente-six autres la propagation du christianisme en Allemagne. Sous les arcades du palais, il a résumé en trente-neuf compositions à l’encaustique les principaux épisodes de la délivrance de la nation grecque. Il faut reconnaître que le dessin de Hess est d’une correction remarquable, et qu’il y a dans son coloris plus de vigueur et d’éclat que dans celui des autres peintres bavarois de la même époque. Sous les arcades du jardin de la Résidence, on peut voir les exploits des princes bavarois à raison de deux exploits par siècle, ni plus ni moins. Rappelons enfin les collections de paysages grecs et italiens de Rottmann. Qu’on n’aille pas s’imaginer que l’artiste a choisi les sites les plus beaux ou les plus pittoresques : l’œuvre était commandée, et c’étaient seulement les paysages historiques que Rottmann avait l’ordre de reproduire. Malheureusement ce ne sont pas toujours les lieux qui ont été le théâtre de grands événemens qui sont les plus agréables pour l’imagination : ces vues de Rottmann, tant vantées, ne méritent guère leur réputation ; la touche en est très négligée, et il ne faut pas les regarder de trop près. La lumière qui les éclaire semble plutôt celle du gaz que celle du soleil, et ils produisent un effet analogue à celui de décors d’opéra, Ce qu’on doit surtout reprocher à toutes ces collections ou cycles historiques, c’est d’inspirer la monotonie et l’ennui ; au lieu de promettre les plaisirs du goût, on sent qu’elles provoquent plutôt l’étude, et elles sont sans aucun attrait pour tous ceux qui n’ont pas le désir de s’instruire. Elles prouvent que l’Allemand est, à un très haut degré, doué de l’esprit de suite, qu’il se plaît à mener à fin de longues entreprises avec une persévérance que rien ne peut lasser, et qu’il se montre dans les arts aussi méthodique et amateur de classifications qu’il l’est dans les matières philosophiques. Ce procédé a d’ailleurs profité plus d’une fois à la réputation et à la popularité d’un artiste : le public ne se rend pas toujours bien compte des impressions qu’il reçoit ; le grand nombre des œuvres le frappe quelquefois plus fortement que l’exécution même, un tableau médiocre n’attire pas l’attention, mais une suite de cinquante tableaux médiocres devient quelque chose d’important, et finit par occuper une place considérable parmi les productions de l’époque.

Le reste de l’Allemagne n’était que trop disposé à subir l’influence du réalisme qui régnait à Munich. Depuis quelque, temps déjà, la civilisation allemande était entrée dans une voie nouvelle. Les esprits commençaient à se préoccuper plus vivement des intérêts politiques et économiques de la nation ; une tendance pratique assez gauche dans ses débuts, et qui jusqu’à présent n’a pas produit de résultat bien sérieux, s’était répandue peu à peu sur ce sol du mysticisme et de la rêverie. De contemplative qu’elle était, la pensée était redescendue vers les choses de ce monde. On avait craint de rester trop en arrière du progrès utilitaire de l’Angleterre et de la France ; le naturalisme remplaçait la métaphysique transcendantale, la culture des sciences positives prenait un essor jusque-là inconnu. D’un autre côté, la poésie proprement dite faisait place aux recherches savantes de l’histoire nationale et aux études de mœurs. Tous ces changemens devaient avoir leur contre-coup dans les arts : au lieu de demander à ces derniers de simples jouissances esthétiques, on exigea d’eux la représentation de ces objets auxquels on portait tant d’intérêt dans la réalité ; on voulut trouver en même temps l’utile et l’agréable, utile dulci. Le goût d’ailleurs, dans cette direction exclusive de l’intelligence, avait dû se rétrécir : les émotions du beau, du sublime, du pittoresque, n’avaient plus chez les individus assez d’intensité pour se soutenir seules, et à des fictions propres à charmer l’imagination on préférait désormais des œuvres qui répondissent mieux aux exigences d’un public désireux d’apprendre, avide d’étudier la vie et la nature.

Le réalisme, en s’étendant ainsi hors des limites de son berceau, devait toutefois, subir des métamorphoses. Il avait jusqu’alors offert avant tout un caractère monumental : en pénétrant à Düsseldorf, où la peinture n’avait aucun rapport avec l’architecture, il fut ramené à des prétentions beaucoup plus modestes. D’un autre côté, à Munich même, l’architecture, après avoir rempli la ville de ses constructions, voyait sa tâche à peu près accomplie, et la place commençait à manquer pour des fresques nouvelles ; la fièvre des beaux-arts s’était peu à peu calmée, et une période de réaction était devenue inévitable. On s’apercevait aussi que la peinture murale ne convient pas au climat rigoureux de la Bavière, et que l’école de Munich, en s’attachant à orner les édifices publics, n’avait pas travaillé pour la postérité. Il est peu de ses œuvres qui n’aient subi des altérations plus ou moins graves : quelques-unes sont déjà complètement effacées, et celles mêmes qui se trouvent à l’intérieur des monumens n’ont pas été tout à fait à l’abri des intempéries de l’air. Enfin, depuis la révolution de 1848 et l’abdication du roi Louis, le gouvernement avait changé de politique : il ne faisait plus, comme vingt ans auparavant, dépendre des beaux-arts le salut de l’état ; il commençait même à trouver onéreuse la seule charge d’entretenir ce que le passé lui avait légué. Rangé désormais sous l’influence autrichienne, il faisait fondre des canons au lieu de commander des fresques, et n’élevait plus, en fait de monumens, que des séminaires et des casernes ; les intérêts de la cour de Rome lui tenaient plus au cœur que ceux de l’esthétique, et l’art ne trouvait plus d’aliment que dans le goût des particuliers. Toutes ces circonstances ont contribué à faire entrer le réalisme dans une période entièrement nouvelle et très distincte de la première en ce qu’elle reste indépendante de l’architecture.

Un autre trait caractéristique de cette seconde phase du réalisme est d’avoir été moins brutale que la précédente. À Düsseldorf, il était impossible de passer sans transition de ce romantisme dont l’école s’était jusque-là inspirée à la pure imitation de la nature. À Munich, les artistes, ne travaillant plus exclusivement pour les monumens publics, cessèrent de se considérer comme les dispensateurs d’un enseignement national, et purent dès lors accorder une attention plus libre à la partie esthétique de l’art. On peut dire qu’à cette époque le réalisme, devenu général, a été tempéré à Düsseldorf par l’idéalisme ancien, à Munich au contraire par l’idéalisme naissant. Tout en se renfermant dans l’imitation de la réalité, les peintres ont du moins cherché à la saisir sous ses aspects les plus favorables. Parmi les matériaux que fournit la nature, ils ont choisi ceux que le goût préfère ; ils en ont étudié avec un grand soin les aspects les plus intéressans, et par exemple, dans le paysage, les clairs de lune, les crépuscules, les effets d’hiver, de printemps ou de tempête. Grâce à la variété et aux richesses de leur modèle, ils ont pu s’élever très souvent jusqu’à la beauté là même où ils ne songeaient qu’à l’exactitude. De plus, ils ont cultivé avec succès le côté technique de la peinture. Si leur dessin manque de hardiesse et parfois d’élégance, il est presque toujours d’une correction remarquable. les derniers peintres de Düsseldorf ont fait notamment du coloris une étude toute particulière ; ils ont distribué et combiné les teintes avec une habileté savante qui forme contraste avec la monotonie des premiers peintres de cette école et avec la négligence de Cornélius.

Un dernier caractère du réalisme de cette époque est de ne pas s’être renfermé, comme autrefois, dans les limites de l’histoire, et d’avoir envahi le domaine de l’art tout entier. C’est surtout dans la peinture de genre et dans le paysage qu’il a fait preuve d’une étonnante fécondité. Les mœurs populaires, les sites les plus intéressans de l’Allemagne et même des pays étrangers, tous les événemens importans de l’histoire nationale ont été successivement étudiés avec la plus scrupuleuse exactitude. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est l’esprit d’ordre qui a présidé au partage de la besogne : tel peintre s’est attaché à observer exclusivement les mœurs de telle profession, tel autre celles de tel âge de la vie, un troisième celles de telle province. Il en est de même du paysage : chaque région de l’Allemagne a été décrite. Klein ne peint que des scènes bavaroises ou les mœurs des charbonniers ; Ritter et Jordan, de Düsseldorf, ne vivent qu’avec les marins et les pêcheurs ; J. Becker ne quitte pas les villages et les forêts de l’ouest de l’Allemagne ; Kaltenmoser ne représente que des vues et des scènes de la Forêt-Noire ; Gauermann et Ruben, de Vienne, s’établissent, pour n’en plus sortir, dans les montagnes du Tyrol et de la Bavière ; Burkel, de Munich, raconte les chasses de ces mêmes montagnes ; Meyer, de Brème, a consacré sa carrière d’artiste à peindre des scènes de l’enfance. D’autres ont fait des excursions en dehors de l’Allemagne : A. Achenbach, de Düsseldorf, a confié à la toile ses souvenirs de voyage en Norvège et en Italie ; il y a dans son talent une grande souplesse et beaucoup de variété ; les formes du nord et celles du midi lui sont également familières, et ses marines ne sont pas moins remarquables que ses vues de montagnes. Il passe en Allemagne pour un des plus grands paysagistes contemporains, et c’est peut-être celui qui compte aujourd’hui le plus d’imitateurs.

La plupart des peintres d’histoire de l’école réaliste ne font que cacher sous un certain éclat de coloris, ou sous une grande correction de dessin, la nullité de l’invention et la platitude de la pensée. Quelques-uns cependant ont su s’élever au-dessus de la médiocrité et donner à leurs compositions, sans s’écarter de la réalité, un caractère de beauté plus ou moins marqué. Les Allemands se sont d’ailleurs dans ce genre inspirés plus d’une fois de l’étranger : Piloty, par exemple, s’est distingué dans la manière de Gallait et de Paul Delaroche ; il est aujourd’hui le chef de l’école réaliste à Munich, où on l’oppose à Kaulbach, considéré comme le plus grand représentant de l’idéalisme classique. Piloty compte de nombreux disciples, qui tous ont une tendance à négliger, beaucoup plus encore que le maître, l’idéal au profit du réel[2]. La manière de Delaroche a été encore reproduite par Bewer[3] et par Schrader[4], de Düsseldorf, dont on vante trop le coloris. Dietz, de Munich, imitateur d’Horace Vernet, passe pour le meilleur peintre de batailles que l’Allemagne possède actuellement ; mais il ne sait pas grouper ses personnages, et son coloris pèche par des tons criards et tranchans. Les traditions et les légendes populaires ont été illustrées par Schwind, qui est, à vrai dire, plus remarquable comme graveur que comme peintre ; il a transporté dans ses tableaux les qualités et les défauts de son art de prédilection : si ses lignes sont d’une pureté et d’une correction extraordinaires, jamais peut-être on n’a vu de coloris plus pâle ; on sent que l’artiste a l’habitude d’imaginer des conceptions sans couleur. Cependant cette imperfection devient moins sensible dans ses peintures murales, dont les plus célèbres sont celles de la Wartbourg et de l’académie de Carlsruhe. Un peintre de Berlin, Menzel, s’est occupé surtout de Frédéric le Grand ; ses tableaux indiquent un pinceau soigneux jusque dans les moindres détails. On fait grand cas en Allemagne d’une toile d’un artiste de Düsseldorf, Lentze, qui a vécu quelque temps en Amérique et qui a représenté le Passage de la Delamare par Washington. Enfin un peintre de Bayreuth qui est actuellement fixé en Italie, Riedel, a enrichi la Nouvelle-Pinacothèque d’une admirable Judith. L’expression de la physionomie est d’une étonnante vérité : la fatigue d’une nuit de débauche, le dégoût et en même temps la préoccupation d’un grand dessein, tout cela se peint dans ses yeux et sur ses lèvres, très sensuelles d’ailleurs, éclairées en dessous par les premiers rayons du soleil levant. À tous ces noms on peut encore ajouter celui d’un jeune peintre de Cologne, A. Schmitz, qui s’est fait connaître dans ces derniers temps par plusieurs toiles véritablement remarquables. Il est, à vrai dire, impossible de donner aujourd’hui une histoire complète de cette école, car elle se trouve au milieu même de son développement : elle comprend une multitude d’artistes qui en sont à leurs premiers essais, et que la critique ne saurait encore juger définitivement.

Il ne faut pas croire que les peintres que nous venons de citer bannissent de leurs œuvres tout élément idéal. La plupart se tiennent plutôt sur la frontière du réalisme et de l’idéalisme, mêlant dans des proportions variables les élémens de ces deux systèmes. À côté d’eux se place une catégorie spéciale d’artistes qui ont donné à leurs compositions de genre un tour spirituel ou humoristique, plaisant ou satirique, qui les ont idéalisées, sinon dans le sens de la beauté, du moins dans le sens comique : Geyer par exemple[5], Hasenclever[6], Danhauser[7], qui a fait aussi quelques excursions médiocrement heureuses dans le genre larmoyant et mélodramatique[8] ; Spitzweg, qui a poursuivi de ses caricatures la petite bourgeoisie, les philistins, comme l’on dit en Allemagne ; Schrœdter, célèbre par ses parodies et ses types comiques ; enfin Richter, plutôt dessinateur que peintre, le Gavarni d’outre-Rhin, qui a représenté avec beaucoup d’esprit et une grande finesse de trait les mœurs de toutes les classes de la société.


II

En dehors du mouvement dont nous venons de retracer les diverses évolutions et de nommer les nombreux représentans, on rencontre un artiste qui, après avoir sacrifié dans sa jeunesse au réalisme et à toutes les tendances de l’école de Munich, a fini par se créer une manière entièrement indépendante. Il est rentré résolument dans la voie de l’idéalisme classique et se trouve aujourd’hui en opposition avec toutes les écoles allemandes. L’élévation et la fécondité de son talent le placent au premier rang parmi les peintres modernes. Ceux qui en France ont présenté Kaulbach comme étant simplement le disciple et le continuateur de Cornélius n’ont assurément pas fait de son œuvre une étude sérieuse et complète. Ils se seront sans doute contentés d’observer ces fresques de la Nouvelle-Pinacothèque à Munich, où l’artiste s’est peint lui-même chevauchant sur Pégase en croupe derrière Cornélius et Overbeck, et ils n’auront pu penser que, dans cette représentation monumentale, Kaulbach ne se fût pas rendu justice à lui-même. S’ils avaient considéré attentivement le reste de ses productions, s’ils avaient surtout connu les plus récentes, ils se seraient aperçus du contraste qui existe entre le style de ces fresques et la manière définitivement adoptée par le peintre. Ces compositions forment une exception, on pourrait dire une tache dans sa carrière : il ne faut y voir qu’une concession fâcheuse du peintre au mauvais goût de ceux qui lui faisaient des commandes. En chargeant Kaulbach de représenter sur les murs extérieurs de la Nouvelle-Pinacothèque l’histoire de l’art allemand au XIXe siècle, le roi de Bavière lui avait imposé un sujet bien ingrat. Demander la reproduction en fresques immenses d’événemens contemporains dénués pour la plupart de grandeur et d’éclat, et d’ailleurs trop rapprochés de nous pour qu’on puisse les idéaliser, c’était déjà faire acte d’un réalisme fort exagéré. Que cette histoire fût retracée allégoriquement ou par des scènes tirées de la vie des peintres, ou encore, comme l’artiste a préféré le faire, par une combinaison des deux procédés, cela devait être également mauvais. Kaulbach l’a senti tout le premier sans doute ; aussi ne s’est-il jamais donné si peu de peine dans la composition, et n’a-t-il jamais mis tant de négligence dans l’exécution. Qu’on s’imagine les peintres, les sculpteurs et les architectes de notre siècle représentés avec leurs habits noirs, leurs robes de chambre vertes ou leurs paletots noisette. Certes, dans un tableau de genre, il est permis de montrer tout le désordre d’un atelier, et l’effet produit peut être très pittoresque ; mais placer de pareilles scènes sur les murs d’un édifice public, où l’on s’attend à trouver quelque chose de sublime et de grandiose, c’est tomber dans le ridicule. On est tenté de croire que le peintre a voulu se moquer de l’école dont on lui avait confié l’apothéose. Dans cette caricature qui représente le Combat contre le mauvais goût, il semble qu’il ait entrepris de montrer lui-même où peuvent mener les exagérations de l’école de Cornélius ; peut-être encore a-t-il voulu mettre en pratique le précepte de certains romantiques, de Solger et de Frédéric Schlegel, qui considèrent l’ironie comme le principe le plus élevé de l’art, comme le moment où l’artiste devient tellement maître de sa matière qu’il joue librement avec elle. Il n’en est pas moins regrettable pour la gloire de Kaulbach que ces fresques soient, de toutes ses œuvres, celles qui se trouvent le plus en évidence ; elles ôtent à un grand nombre de touristes mal renseignés l’envie de s’enquérir de ses autres ouvrages, et plus d’un est revenu d’Allemagne persuadé que le peintre n’avait jamais rien fait de mieux. Soyons plus juste et passons vite devant cette mauvaise plaisanterie, ainsi que devant quelques autres allégories, productions de jeunesse et de commande que l’on voit encore à Munich sous les arcades du jardin de la Résidence : il est temps que nous arrivions aux chefs-d’œuvre.

Deux grandes qualités dominent chez Kaulbach : la première, c’est l’esprit, quelque chose de fin, de vif, d’ingénieux et de moqueur qui tient le milieu entre l’esprit français et l’humour britannique, moins gai que l’un, moins enclin que l’autre à la tristesse et au sarcasme ; la seconde, c’est l’amour du beau, qui lui a donné toutes les perfections qui manquaient précisément à Cornélius. La correction du dessin, la richesse d’un coloris qui forme contraste avec celui d’Overbeck et de l’école allégorique, une connaissance profonde de la technique de la peinture et une admirable fécondité achèvent de placer Kaulbach au premier rang parmi les représentans contemporains de l’art classique. Pour bien étudier ses œuvres, il convient de les diviser en deux catégories : d’un côté tout ce qu’il a produit dans le domaine de la fantaisie ou de la satire ; de l’autre, ses grandes compositions historiques.

Les compositions légères, gracieuses ou satiriques de Kaulbach mériteraient à elles seules un examen approfondi. Doué d’une grande finesse d’observation, il s’attache à découvrir tout ce qu’il y a de piquant dans l’expression de certains mouvemens de l’âme, toutes les charmantes surprises que peut procurer la nature, ou encore ces traits qui révèlent des caractères et où se trahissent les travers de l’esprit et les mesquineries du cœur ; il met tout cela en relief dans les situations les plus ingénieuses et les plus imprévues, et exerce sa sagacité sur les matières les plus variées. Tantôt il nous fait sourire par des scènes touchantes, pleines de naïveté ou de sérénité, comme dans ces œuvres où il a illustré Goethe, Anacréon et Wieland ; tantôt il prend en main le fouet de la satire, comme dans ses dessins pour le Reineke Fuchs ; tantôt enfin il entreprend d’exciter le rire ; mais ce n’est point par des caricatures qu’il procède ; dans ses créations comiques, dans sa Maison de fous par exemple, il se trouve toujours un élément sérieux, et le rire qu’il provoque en nous, c’est ce rire de l’humour qui n’est pas le rire de la gaîté.

La plupart de ces compositions ne sont pas des peintures, mais de simples dessins, et en réalité des traits piquans ou gracieux, des saillies spirituelles ou risibles, n’ont pas besoin du secours de la couleur. C’est surtout quand il s’agit, comme dans les tableaux des Flamands et des Hollandais, de plaire par la richesse et la variété des détails, par le jeu de la lumière, des ombres et des teintes diverses, que la couleur contribue à l’effet général pour une très grande part. Quand c’est le sentiment du beau que l’artiste a pour but d’éveiller, la couleur est encore utile, et prête à son œuvre un charme de plus : aussi voit-on l’école italienne la cultiver de son côté avec le plus grand soin. Cependant il y a cette différence, que chez elle ce n’est plus comme chez les peintres du nord par l’opposition, mais par l’harmonie des teintes que le coloris produit son effet. Quant aux genres qui s’adressent plutôt à l’entendement qu’à l’imagination, le coloris devient chose à peu près secondaire. Overbeck notamment, qui vise surtout au sublime et au pathétique, s’en était presque trouvé gêné, et il prit le plus grand soin de ne pas lui donner trop d’éclat. En détournant sur des agrémens extérieurs une partie de l’attention, il aurait craint d’affaiblir l’impression mystique de ses figures ; ses teintes sont douces comme les âmes qu’il met en scène, et se fondent si harmonieusement qu’elles semblent vouloir passer inaperçues. Le coloris ne redevient utile dans les œuvres de ce genre que si l’artiste se propose, comme Albert Dürer, d’unir les agrémens du pittoresque à ceux de la pensée : on retrouve en effet à un très haut degré, chez ce grand artiste, l’influence des écoles du nord.

Kaulbach dessine avec la plus grande habileté ; ses lignes sont d’une précision et d’une fermeté extraordinaires. Même dans ses œuvres les plus légères, il se plaît à n’offrir que des formes élégantes et correctes. Les Fables de La Fontaine illustrées par Grandville ne peuvent, à aucun égard, soutenir la comparaison avec les dessins de Kaulbach pour le Reineke Fuchs ; il y a chez l’artiste français une fâcheuse négligence de dessin et parfois même une incorrection grossière, tandis que les compositions du peintre allemand, bien plus spirituelles au fond et d’une plus grande portée, sont, quant à la forme, des modèles accomplis. Il y avait là un double monde à reproduire : il fallait d’abord représenter les animaux comme animaux, et ensuite offrir en eux l’image de l’humanité ; Kaulbach s’est tiré avec le plus grand bonheur de cette double difficulté. Le grand peintre de Munich, dans ses satires, n’a pas le réalisme d’Hogarth. Il ne se propose pas pour but, comme l’artiste anglais, de donner une leçon de morale, et ne prend pas le crayon pour esquisser un sermon. C’est toujours au goût, non à la raison qu’il parle ; il choisit, parmi les scènes de la vie, non celles qu’il est le plus utile de représenter, mais celles qui offrent les traits les plus piquans ou les plus agréables. Chez Kaulbach, l’art n’est jamais au service d’un but qui lui soit étranger, et sa plus grande gloire, selon nous, est de lui avoir rendu son indépendance, si gravement compromise par Cornélius. Kaulbach a même produit, à certains momens de gaîté, quelques pièces qui, aux yeux de la morale, sont plus que légères, et qui forment contraste avec la pruderie ordinaire des peintres allemands ; il circule à Munich, sous le manteau, bien entendu[9], plusieurs dessins dont on excuse volontiers la licence quand on considère toute la finesse d’esprit et tout le talent plastique que l’artiste a trouvé l’occasion d’y déployer.

Il est devenu assez fréquent, à notre époque, de voir les peintres emprunter leurs sujets à la poésie, et les critiques ont plus d’une fois éprouvé quelque embarras à classer les œuvres qui étaient l’application d’un tel procédé. Faut-il les regarder comme des compositions historiques, puisqu’elles sont la reproduction d’un fait, ou bien faut-il les rapporter à la classe des œuvres de genre ? Il est nécessaire, selon nous, d’établir ici une distinction : si l’artiste, se bornant à emprunter sa matière au poète, en tire une œuvre indépendante et complète en soi, offrant une signification claire et intelligible pour ceux mêmes qui ne connaissent pas le poème, il a fait « un tableau de genre, » comme disent les peintres. Si au contraire il a pour but de ramener l’imagination vers le poème, de faire penser, comme le peintre réaliste, à la chose représentée, si on ne peut le comprendre qu’à la condition d’avoir lu un livre, comme on ne comprend tant de toiles historiques qu’à la condition de consulter un livret, son œuvre devient analogue aux compositions d’histoire. Dans le premier cas, le dessinateur a cherché avant tout à produire l’impression propre à son art ; dans le second cas, il s’est attaché principalement à l’exactitude de la représentation. Il faut avouer que dans ce dernier procédé il y a souvent un véritable abus. Le peintre est excusable de négliger le côté esthétique de la peinture quand il consacre son talent à représenter de grands événemens dont il est utile de conserver le souvenir ; mais cette utilité ne peut plus être invoquée lorsqu’il s’agit d’un événement fictif et tout poétique. Si Kaulbach mérite des éloges pour avoir, en traduisant Goethe, garde sa propre originalité et avoir offert des scènes charmantes à nos regards, il est à blâmer d’avoir entrepris le commentaire de Shakspeare, dont les tragédies ne fournissent que rarement la matière d’un dessin complet en lui-même : il est impossible, par exemple, de comprendre, sans le secours du poète anglais, les illustrations de Macbeth ou de la Tempête. Pourquoi l’artiste s’est-il donc engagé dans une voie où il n’est pas capable de marcher seul ?

Bien des dessins humoristiques de Kaulbach ont été publiés dans des almanachs de Munich ou dans des brochures populaires ; mais son chef-d’œuvre en ce genre, et la première production éclatante qui a commencé d’attirer sur lui l’attention, c’est son célèbre tableau de la Maison de fous. On ne saurait unir plus intimement dans le même sujet le grotesque et le pathétique. Ce tableau est d’une saisissante vérité ; la signification en est claire et frappante. Chacun de ces malheureux a son idée fixe, et ce qui le rend tristement risible, c’est qu’il prend une chimère pour la réalité. Cette œuvre est trop connue en France pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici une description détaillée. L’esprit qui forme le fond de ces compositions satiriques se retrouve dans les élémens des grands tableaux d’histoire de Kaulbach. Il faut toutefois un examen attentif pour le découvrir là où il va se cacher, et voilà pourquoi, lorsque l’impression produite par l’ensemble de l’œuvre est épuisée, on trouve encore du charme à la contempler dans ses moindres détails ; là nous attendent de véritables surprises, et l’imagination s’y récrée sans cesse. La grande fresque de la Tour de Babel montre dans un coin, à gauche, un jeune veau qui vient avec une docilité charmante prendre de l’herbe dans la bouche de sa mère, thème qui, pour certains peintres d’animaux, suffirait aisément à une composition tout entière ; à droite, et sans doute pour faire pendant à cette petite scène rustique, un enfant se jette au cou de sa mère et reste suspendu à ses lèvres, comme la grappe au cep qui l’a produite. On n’en finirait pas, si l’on voulait énumérer tous les traits de ce genre qui se rencontrent dans ces chefs-d’œuvre de l’art contemporain. Par exemple, lorsque nous avons visité, au mois de septembre dernier, l’atelier de Kaulbach, le peintre était en train de dessiner une scène de l’Hermann et Dorothée ; au premier plan, deux bœufs traînent un chariot et passent près d’une fontaine : celui qui en est le plus rapproché trouve le temps, en allongeant le cou, de s’y désaltérer largement ; son camarade, attelé de l’autre côté, voudrait bien profiter de l’occasion ; tourmenté à la fois par la soif et la jalousie, il fait la mine la plus piteuse. Cela n’est encore qu’un détail dans la composition, mais il est impossible de rien offrir de plus gracieux et de plus expressif.

Nous avons dit que, dans ses grands tableaux d’histoire, Kaulbach s’était montré rigoureusement classique. Il excelle en effet à disposer les figures de ses groupes, à établir une correspondance harmonieuse entre les différentes parties de son œuvre, à les détacher clairement les unes des autres, et sous ce rapport il rivalise presque avec Rubens. Il sait choisir les formes les plus élégantes et les poses les plus gracieuses ; son coloris est distribué de main de maître ; il n’a point, comme plusieurs de ses compatriotes, cette horreur du nu qui, chez quelques-uns, provient d’une pruderie ridicule, et chez la plupart d’impuissance. Kaulbach n’est pas classique dans le sens étroit de l’école de David, qui, au lieu de s’inspirer largement de l’esprit de l’antiquité, s’est seulement efforcée d’introduire dans la peinture le style de la statuaire et a confondu deux arts différens. Le classicisme de Kaulbach est opposé à la fois au réalisme et au romantisme : au réalisme, en ce qu’il a restitué à la peinture sa fin véritable et relégué au second plan toute préoccupation d’utilité ou d’exactitude ; au romantisme, en ce qu’il essaie avant tout d’éveiller le sentiment de la beauté.

De toutes les compositions historiques de Kaulbach, la seule peut-être dont le sens ne frappe pas à première vue, et qu’on ne puisse comprendre sans avoir lu une page de livret, est celle qui se trouve au musée germanique de Nuremberg. En l’an 1000, l’empereur Othon III conçut, après une orgie, la fantaisie de visiter le tombeau de Charlemagne, enterré depuis environ deux siècles dans son caveau de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Tel est l’événement que l’artiste a voulu représenter. Charlemagne est assis sur son trône, revêtu des insignes impériaux, terrible encore et plein de majesté. À sa vue Othon s’arrête étonné sur le seuil. Un vieux guerrier se laisse tomber à genoux ; un page recule épouvanté, tandis qu’un Lombard, encore pris de vin, montre le cadavre d’un air railleur. Un évêque conjure Othon de respecter ce lieu sacré. Le tombeau est éclairé par une double lumière : la porte laisse pénétrer quelques rayons de la lueur bleuâtre des souterrains, et au premier plan une torche que tient le guerrier à genoux projette ses jaunes reflets sur le cadavre impérial.

Nous avons pu voir, dans l’atelier même de l’artiste, une magnifique toile qu’il vient de terminer pour le Maximilianeum[10]. C’est la Bataille de Salamine. Le peintre a mis tant de soin à l’exécution de ce tableau, qu’il en a deux fois refait le carton avant de l’entreprendre ; le coloris est d’une richesse extrême ; à la lumière du jour se mêle de la manière la plus pittoresque la lueur rouge des vaisseaux incendiés. On y retrouve seulement l’exagération de mouvement commune aux tableaux de batailles : tant de gestes, tant d’efforts violens, brusquement interrompus, rappellent trop que c’est une toile qu’on a sous les yeux, et obligent le regard de s’en détourner pour laisser l’imagination se figurer la suite des attitudes. Il n’y a que ce qui est susceptible de permanence et d’une certaine stabilité qui puisse être contemplé longtemps sans fatigue. Il est vrai qu’ici l’on peut largement se dédommager en promenant successivement ses regards sur les nombreux détails de cette œuvre immense. Là est Thémistocle, ici Aristide ? d’un côté Eschyle combat, et Sophocle invoque les dieux ; de l’autre, Xerxès, assis sur son trône, contemple sa défaite. La reine Artémise lutte encore en fuyant, mais avec toute la bravoure d’un héros. Le vaisseau qui portait les femmes du roi de Perse est mis en pièces, et ces corps de femmes qui tombent dans la mer ont fourni au peintre l’occasion de consacrer à la beauté plastique un admirable premier plan. Dans le ciel apparaissent les héros d’Homère, qui volent au secours de leurs descendans. Ce mélange d’élémens surnaturels avec des faits historiques est une témérité que la critique réaliste ne peut pardonner à Kaulbach. C’est cependant là une des ressources précieuses de l’art classique, qui y trouve un moyen d’animer ses ciels, de produire des contrastes et d’ajouter à la beauté de ses groupes. Cette intervention des héros de l’Iliade était d’ailleurs, pour les Grecs eux-mêmes, l’objet d’une croyance légendaire, et c’est dans Plutarque que Kaulbach a dû en puiser l’idée.

L’œuvre capitale de Kaulbach, celle que ses admirateurs ont proclamée la plus remarquable de l’art moderne, ce sont les fresques dont il a décoré le vestibule du nouveau musée de Berlin. Ces fresques, peintes suivant le procédé stéréochromique, sont au nombre de six. On a dit que le peintre avait voulu y représenter par allégorie le développement de la civilisation ; mais comment figurer au moyen du dessin le développement d’un principe ou d’une idée ? On ne peut offrir aux yeux ou à l’imagination qu’une succession de faits ; quant au rapport de causalité qui les enchaîne, le livret seul est capable de l’exprimer, car les abstractions sont du domaine de la parole. Ce rapport peut être conçu par la raison, il n’est pas susceptible d’être saisi par les sens. Il est certain que Kaulbach est tombé plus d’une fois dans les aberrations de la peinture allégorique ; c’est la religion dans laquelle il avait été élevé, et dont sa maturité n’a jamais pu se dépouiller entièrement. Les arabesques qui entourent les grandes compositions dont nous allons parler, et qui complètent la décoration du vestibule qui les renferme, sont tout à fait dans le style symbolique, et cependant c’est dans sa manière de traiter le symbole et l’allégorie que Kaulbach se montre précisément en réaction contre tous les défauts de Cornélius et de son école. Chez ces derniers, le symbole occupait la première place, il était tout pour ainsi dire ; chez Kaulbach, il n’a réellement qu’un rôle secondaire, ce n’est plus que la matière du tableau. Dans Cornélius, une fois le sens du symbole compris, l’œuvre a produit tout son effet ; elle n’offre rien de beau et de pittoresque, rien d’esthétique, rien qui puisse agir sur la sensibilité. Dans Kaulbach, c’est précisément le contraire ; le tableau se fait admirer tout d’abord par une qualité frappante, par la beauté et l’harmonie des groupes. À cet égard, le peintre contemporain ne le cède à aucun des grands maîtres de l’art classique. Avec lui, c’est le goût qui est le premier mis en jeu, et c’est seulement par une réflexion qui ne peut venir que plus tard qu’on s’interroge sur le sens de l’œuvre ; on ne découvre les défauts du penseur qu’après avoir applaudi le peintre. Au lieu des hiéroglyphes de Cornélius, on se trouve en face d’un art empreint de l’idéalisme le plus élevé et en même temps le plus classique, car il est toujours dans la voie de la beauté.

Non-seulement Kaulbach a restitué au goût toutes ses prérogatives, mais il a rendu à l’art son universalité, également compromise par Cornélius. La spéculation métaphysique est un champ vague où viennent se combattre les systèmes les plus contradictoires : le peintre qui fait des excursions sur ce domaine est obligé d’adopter tel système, et s’expose par cela même non-seulement à être blâmé par tous ceux qui appartiennent à d’autres écoles, mais encore à ne plus être compris quand son système aura fait son temps et sera universellement rejeté ; il ne peint réellement que pour ceux qui ont avec lui une communauté de pensée. C’est ainsi que Cornélius avait récusé le tribunal impartial du goût pour se livrer à toutes les vicissitudes de la théorie. Les compositions de Kaulbach peuvent au contraire, par leur beauté même et en dehors de leur signification, produire sur tout le monde, malgré la diversité des opinions et des systèmes, une impression esthétique.

La première fresque de Kaulbach représente au premier plan la Dispersion des peuples, et au second la Destruction de la tour de Babel, c’est-à-dire deux événemens qui, bien que rapprochés et corrélatifs, n’ont pu être complètement simultanés. Il est évident qu’au moment même où Jéhovah lança ses foudres sur les idoles et sur la tour, les peuples n’étaient point déjà en marche pour se répandre dans l’univers. Les deux actions sont du reste nettement séparées dans le tableau lui-même. Au centre se trouve le roi de Babel, à ses pieds, les idoles tombent foudroyées et écrasent son propre fils dans leur chute ; autour de cette scène, le désordre et l’épouvante. Sur une autre ligne se développe la seconde action : au milieu s’avancent les descendans de Cham, la race nègre et maudite, emportant avec elle ses hideuses divinités ; sur les physionomies de ce groupe se peignent l’abrutissement et la sensualité. à gauche est la race nomade de Sera, chassant ses troupeaux devant elle ; à droite viennent les descendans de Japhet, pleins de noblesse, de grâce et de vigueur. Dans un coin, l’architecte de la tour est lapidé par ses propres ouvriers. Malgré toutes les invraisemblances et le manque d’unité de cette œuvre, elle offre dans les détails et dans la disposition des élémens une saisissante beauté.

La seconde fresque représente la Jeunesse de la Grèce. Kaulbach s’est inspiré de ce passage d’Hérodote qui prétend qu’Homère dota la Grèce de ses dieux. Homère s’approche eh chantant du rivage, et la sibylle de Cumes dirige son esquif. Les héros, les poètes, les artistes, les philosophes se rassemblent pour l’entendre ; on peut reconnaître parmi eux le vieil Hésiode, Eschyle, Sophocle et Euripide, Aristophane, Pindare, Périclès et Alcibiade. Sur un arc-en-ciel s’avancent les dieux de l’Olympe, précédés des Grâces et des Muses ; Thétis et les Néréides sortent de la mer pour écouter le chantre divin. On sait à quelles objections peut donner prise ce mélange du surnaturel avec la réalité. Quant à la réunion dans une seule assemblée d’un grand nombre de personnages qui n’ont pas vécu à la même époque, il faudrait être singulièrement préoccupé de la réalité littérale pour chercher à ce propos chicané à l’artiste. Ne peut-il pas invoquer l’exemple de l’École d’Athènes ? L’action est une, et cela suffit ; en voit un poète qu’admire une foule attentive, et il n’est pas nécessaire, pour que le tableau satisfasse aux conditions de l’art, de nommer chacun des personnages. Que Kaulbach ait voulu prêter à telle de ses figures les traits d’un Grec de telle époque, à telle autre ceux d’un Grec d’un autre siècle, peu nous importe : n’est-il pas libre de prendre ses modèles où il lui convient ? Considérée comme une page d’histoire, cette fresque serait assurément absurde ; mais au point de vue de l’art elle devient un chef-d’œuvre. Le peintre se ferait tort à lui-même, s’il prétendait être jugé autrement.

Nous arrivons au troisième tableau, la Destruction de Jérusalem par Titus. Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette composition, c’est la surabondance des détails, qui, malgré cette profusion, se distinguent nettement les uns des autres, grâce à une habile distribution et à d’admirables effets de perspective. En haut, sur des nuages, sont assis les quatre prophètes, Isaïe, Jérémie, Daniel et Ézéchiel ; plus bas, les sept anges exterminateurs de l’Apocalypse, brandissant des glaives de feu, se précipitent pour exécuter l’arrêt céleste. Dans le fond, à droite, Titus s’avance avec ses légions victorieuses sur des ruines fumantes. Ses soldats se sont déjà emparés de l’autel abandonné et y font sonner les fanfares du triomphe. Au premier plan, le grand-prêtre et les siens se tuent pour échapper à l’ennemi ; des jeunes filles effrayées se cachent ; quelques-unes sont enlevées par des guerriers. À gauche, le temple est en proie à l’incendie ; entre les colonnes, Jean de Gischkala et Simon, fils de Gioras, attendent, impassibles, le sort qui leur est réservé ; sur les marches, des hommes, des femmes et des enfans tombent sous les coups des anges. Le tableau serait parfait, s’il ne renfermait pas autre chose ; mais Kaulbach en a affaibli l’intérêt dramatique en y ajoutant certains détails dont les uns sont en contradiction avec la donnée principale, et dont les autres, purement symboliques, sont au moins étrangers à l’action. Ainsi nous voyons, à gauche de l’autel, des femmes tourmentées par la faim se mordre les bras avec rage ou dévorer leurs enfans ; que vient faire ici cette scène hideuse, puisque la guerre est terminée ? Elle sert sans doute à rappeler le passé, comme les deux suivantes servent à symboliser l’avenir. D’un côté, de nouveaux chrétiens, chantant des psaumes, se mettent en marche sous la conduite de trois anges : c’est le christianisme qui va se répandre dans l’univers. De l’autre côté, Ahasvère s’enfuit, poursuivi par des démons : c’est la destinée de la race juive condamnée à vivre sans patrie.

En quatrième lieu vient la célèbre Bataille des Huns, un véritable chef-d’œuvre. Ce n’est plus ici un fait historique, mais bien un fait légendaire. Kaulbach a voulu illustrer la tradition d’une lutte entre les esprits des Huns et des Romains tombés sur le champ de bataille. Le sol est couvert de cadavres, mais on voit commencer pour les âmes une vie nouvelle : elles se réveillent peu à peu, secouent le poids du sommeil, et s’élèvent par légions dans l’air pour y reprendre le combat. Des femmes animées de la fureur guerrière s’efforcent de rappeler à la conscience de lui-même un barbare tombé sous son cheval. Les deux races en présence sont parfaitement caractérisées : ici la grossièreté sauvage, là une civilisation raffinée. Le terrible Attila est porté par les siens sur un bouclier. La victoire est laissée indécise : si une partie de l’armée romaine serre vigoureusement les barbares, l’autre plie sous leurs efforts. Ce tableau fantastique et plein de feu est d’un puissant effet. Les groupes, disposés en couronne de manière à encadrer la vue lointaine des remparts de Rome (ou de Châlons suivant quelques-uns), sont de la plus grande beauté.

La cinquième fresque représente les Croisés arrivant sous les murs de Jérusalem. Dans le ciel apparaît Jésus-Christ ; Godefroy de Bouillon tend vers lui la couronne de Jérusalem. Du haut d’une colline, des chevaliers, des évêques, des prêtres contemplent la ville sainte. Au premier plan, Pierre l’Ermite à genoux est entouré de pénitens et de flagellans. La belle Armide, assise sur une litière, est portée par des Mores et conduite vers la ville par Renaud. Dans ce tableau, Kaulbach a combiné les données de l’histoire avec celles de la poésie.

La dernière peinture est le Siècle de la Réforme. Par l’exécution, c’est une œuvre magnifique ; la conception n’en est pas moins entachée d’un vice capital. Comme toutes les productions de Kaulbach, celle-ci excite l’admiration avant d’être comprise ; mais une attention soutenue y fait découvrir de graves défauts. Elle mérite une description détaillée. Tous les grands hommes qui ont joué un rôle dans le double mouvement de la réforme et de la renaissance se trouvent réunis dans ce tableau. À droite est un groupe dominé par l’idée de la tradition antique ; ce groupe est lui-même subdivisé en deux autres, dans le haut les artistes, et au premier plan les poètes, les philosophes, les érudits. Ces derniers sont assis au milieu de débris de statues grecques, ou s’appuient sur un sarcophage orné d’un bas-relief symbolique sur lequel est représenté Prométhée sculptant le premier homme, tandis que Minerve lui présente une âme sous la forme d’un papillon. Pic de la Mirandole apporte des manuscrits ; Pétrarque a ouvert un Homère qu’il montre à Shakspeare, à Cervantes et au jurisconsulte français Dumoulin. Erasme s’avance en robe de professeur, un volume de Cicéron à la main, l’ironie sur les lèvres ; Reuchlin l’accompagne. Autour d’eux se pressent les adversaires de la scolastique, parmi lesquels on distingue Ulrich de Hutten, Marsile Ficin, Nicolas de Cusa, Vivès, Machiavel et Campanella. Un peu à l’écart se tiennent deux poètes allemands, le célèbre cordonnier Hans Sachs et Jacob Balde, l’Horace bavarois. Dans le groupe des artistes, Albert Dürer travaille à son célèbre portrait de l’apôtre saint Paul ; son préparateur de couleurs, qui n’est autre que Kaulbach lui-même, vient lui annoncer la visite de Michel-Ange, de Léonard de Vinci et de Raphaël, tenant à la main le carton de son École d’Athènes. Auprès d’eux, on remarque Pierre Vischer, le sculpteur de Nuremberg. La découverte de l’imprimerie, que Kaulbach, nous ne savons pourquoi, a mieux aimé rappeler dans le groupe des beaux-arts que dans celui des sciences, y est doublement représentée, par Gutenberg, l’inventeur suivant les Allemands, et par Laurent Koster, l’inventeur suivant les Hollandais. De l’autre côté du tableau se développe un second groupe qui forme contraste avec celui que nous venons de décrire. Au lieu de débris de l’antiquité, le premier plan est couvert d’instrumens scientifiques : nous y voyons la boussole, la mappemonde, des compas, et en outre des armes, des costumes, des plantes et même des oiseaux du Nouveau-Monde. Au milieu se dresse magistralement la grande figure de Christophe Colomb, dont les mains sont chargées de chaînes ; autour de lui se pressent des voyageurs et des savans, Bacon, Harvey, Paracelse, Vésale. Dans le fond du tableau s’élève un observatoire d’astronomie : Copernic y dessine son système sur la muraille, Galilée s’appuie sur un télescope, Cardan est plongé dans une méditation profonde, Kepler discute avec Tycho-Brahé, tandis que le philosophe italien Giordano Bruno monte l’escalier qui mène jusqu’à eux. Au centre du tableau, entre le mouvement des arts et le mouvement des sciences, se trouve concentrée toute la vie religieuse du XVe et du XVIe siècle : devant un autel où, dans le fond, est peinte la Cène de Léonard de Vinci sont groupés les chefs de la réforme ; Luther tient la Bible ouverte à la page où sont écrits ces mots : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Près des réformateurs se trouvent les princes et les hommes d’état qui ont encouragé ou protégé leurs efforts : au premier rang s’avancent Gustave-Adolphe et Elisabeth. Au fond du chœur, le peintre a rassemblé les penseurs du moyen âge qui, par leurs écrits, ont été les précurseurs de la réforme, Wiclef, Jean Huss, Abailard, Arnauld de Brescia, Savonarole, Tauler. Devant Luther, un catholique, le chancelier Ulrich Jasius, et un protestant, le chevalier Eberhard de Tann, se serrent la main sur le traité de paix d’Augsbourg de 1555. Mélanchthon se tient près d’eux et leur montre la Bible de Luther.

Ce tableau semble fait pour prouver combien peut avoir de prestige l’art de disposer les personnages et les élémens d’une composition ; mais, après avoir suffisamment contemplé ce magnifique ensemble et parcouru cette variété de figures, de costumes et de poses, si l’on se demande ce que cette toile signifie, on se trouve singulièrement embarrassé. Ce n’est pas que nous blâmions l’artiste d’avoir rassemblé dans un seul lieu des hommes de différens siècles et de différens pays, qui n’ont jamais pu se rencontrer ; nous ne lui demanderons même pas pourquoi, ayant remonté jusqu’à Abailard et à Arnauld de Brescia, il n’a pas introduit, pour être conséquent, Dante dans son œuvre, ni pourquoi, s’il a voulu représenter la renaissance aussi bien que la réforme, nous n’y voyons pas Léon X ou François Ier à côté de Gustave-Adolphe ou d’Elisabeth ; ce serait critiquer son œuvre en historien plutôt qu’en homme de goût. Nous aimons mieux n’y voir, comme dans l’École d’Athènes, qu’une réunion fictive d’hommes illustres ; mais ce que nous ne pouvons admettre, c’est la combinaison dans le même cadre d’élémens essentiellement contradictoires. En quel lieu sommes-nous ? Au milieu du tableau, c’est le chœur d’une cathédrale ; à droite, c’est un atelier d’artiste ; à gauche, c’est un observatoire de savans. Qui pourra concilier ces décors incompatibles ? Il y a plus : dans toute la composition sont répandus les signes de l’activité, et cependant, lorsqu’on cherche quelle est l’action vers laquelle convergent tous les mouvemens particuliers, il n’y a rien à trouver. Luther, il est vrai, domine tout le tableau ; mais cette Bible qu’il montre à tout le monde, personne ne la regarde, et chacun reste absorbé dans ses occupations personnelles. Est-ce que par hasard il y aurait là un profond symbolisme ? Kaulbach a-t-il eu l’intention de réfuter ces historiens qui soutiennent que le mouvement religieux a déterminé la renaissance, tandis que le progrès des arts et des sciences s’est accompli spontanément et par lui-même ? A-t-il voulu railler cette prétention de la religion d’avoir enfanté tout le bien qui s’est fait sans elle ? Cela serait par trop subtil. De mauvais plaisans ont trouvé autre chose : dans le carton de cette fresque, Kaulbach avait montré Luther tenant la Bible ouverte au-dessus de sa tête ; on prétendit que le tableau représentait une vente publique de livres à l’époque de la réforme. La satire était si bien fondée que Kaulbach lui-même la prit au sérieux et reconnut la nécessité de corriger son œuvre. Dans l’exécution définitive, Luther tient simplement la Bible devant lui, et, pour que toute pensée irrévérencieuse soit écartée, des rayons de lumière partent du livre sacré, détail qui, soit dit en passant, a été à son tour vivement censuré par les critiques réalistes. Il faut donc se résoudre à ne voir dans ce tableau aucune action générale et à le considérer comme un assemblage purement accidentel d’élémens hétérogènes. Tout en jugeant cette œuvre comme répréhensible au point de vue de la conception, il nous semble cependant que ses défauts servent encore à faire ressortir dans tout son éclat le mérite de Kaulbach. Quel talent, il a fallu mettre dans la composition architectonique et dans la forme de ce tableau pour que, malgré ses non-sens, il excite encore l’admiration au plus haut degré !

Nous n’avons pas épuisé la liste des tableaux historiques de Kaulbach ; nous avons dû choisir les plus importans, et nous croyons en avoir dit assez pour bien faire comprendre son rôle dans la peinture contemporaine. Nous ne parlerons pas non plus de ses portraits : son imagination a besoin de trop d’indépendance et se sent gênée dans les limites d’une reproduction exacte de la figure humaine ; ses essais dans cette branche de l’art ne s’élèvent pas au-dessus de la médiocrité. Kaulbach heureusement n’a pas atteint le terme de sa carrière ; son talent a conservé toute son énergie et promet encore plus d’un chef-d’œuvre. C’est un de ces esprits féconds qui, aimant à s’exercer sur les matières les plus variées, ne se laissent pas engourdir dans les séductions de la routine et ne consacrent pas leur vie à remanier sans cesse le même sujet. Un fait néanmoins est à noter encore, et il caractérise aussi bien le génie de Kaulbach que les tendances actuelles de la peinture allemande. Kaulbach est aujourd’hui le directeur de l’école des beaux-arts de Munich ; mais, malgré toute l’autorité et la popularité de son génie, il n’a point, à proprement parler, de disciples. Les jeunes peintres n’osent pas se risquer dans la voie de son idéalisme large et élevé, et se laissent volontiers entraîner dans la carrière plus facile du réalisme, qui règne dans la capitale de la Bavière plus encore que dans le reste de l’Allemagne.


III

Telle qu’on vient de la résumer, l’histoire de la peinture allemande au XIXe siècle offre plus d’un enseignement utile. L’abus de certains systèmes en a mieux fait ressortir les défauts. De vaines tentatives pour faire exprimer à la peinture des idées qui ne sont pas de son domaine ont contribué à rappeler dans quelles limites elle doit savoir se tenir et quelle est sa véritable portée. Sans doute, aussi bien que la parole, la peinture peut être mise au service de tous les modes de la pensée ; mais, de même que tout ce qui s’écrit en vers n’est pas de la poésie, de même il ne suffit pas de manier un pinceau pour mériter le nom d’artiste. On peut réduire la peinture à n’être qu’un système d’écriture servant à l’expression d’idées abstraites, et c’est ce qu’a tenté de faire toute l’école allégorique : mais une pensée philosophique traduite par des signes visibles, sans qu’il y ait rien dans ces signes qui puisse agréer à la sensibilité, n’est que de la métaphysique peinte, comme il y a de la métaphysique parlée. Si le réalisme a eu si aisément raison de cet abus, c’est que l’allégorie se trouvait déjà en désaccord avec les besoins de notre époque. Dans les temps de civilisation naissante, quand le goût n’existe encore qu’en germe dans les sociétés, que les hommes, soumis aux conditions économiques les moins favorables, concentrent toute leur activité dans la production de ce qui est nécessaire ou utile, et n’ont point de loisir pour cultiver ce que Kant a si bien appelé les pouvoirs désintéressés de l’âme, il est tout naturel alors que la peinture ne soit consacrée qu’à des représentations utiles ou instructives ; elle ne peut être encore sa propre fin à elle-même, et se trouve réduite à servir d’instrument à la morale ou à la religion. Aussi ne voyons-nous au moyen âge que des productions naïves de symbolique religieuse, de même que dans les siècles les plus reculés de l’antiquité les monumens de la sculpture offrent tous un caractère hiéroglyphique et de convention. En s’efforçant de ressusciter la peinture allégorique, Cornélius avait réellement fait injure à son siècle. Le bon sens fournit d’ailleurs une règle qui peut être considérée comme sa condamnation : c’est que la science, l’histoire et l’art ont chacun leur domaine, que chacune de ces trois formes de la pensée doit s’attacher de préférence à ces objets ou à ces idées qu’elle présente ou qu’elle exprime mieux que les deux autres, que la peinture tombe par conséquent dans le ridicule quand elle s’obstine à mal remplir un rôle dont la parole seule peut s’acquitter avec succès. À une époque de culture grossière, on comprend que les limites des sciences et des arts ne soient pas nettement fixées et que les préceptes de la philosophie ou de la religion empruntent le langage de la poésie ; mais cette confusion des langues, qui se produit spontanément à l’origine de toute civilisation, ne doit pas être systématiquement imitée par des esprits éclairés. Quand la peinture entreprend aujourd’hui d’exprimer des idées générales, elle empiète sur le domaine du livre : elle poursuit un but qu’elle n’est pas capable d’atteindre, car les représentations visibles ne peuvent aller au-delà de ce qui est particulier et individuel. Pour expliquer le succès que ce genre a obtenu pendant quelques années, il fallait cette disposition, si commune en Allemagne, à prendre l’obscur pour le sublime. Il y a dans ce pays tant de bonnes gens qui diraient volontiers comme ce baron de Destouches : « Quand je vois quelque chose et que je ne le comprends pas, je suis toujours dans l’admiration ! » Au moyen âge, le peintre allégorique sentait du moins qu’il était nécessaire d’ajouter une inscription à son tableau, ou d’écrire sur une sorte de ruban qu’il faisait sortir de la bouche de ses personnages les pensées qu’il leur attribuait. Nous n’avons plus d’inscriptions ni de rubans, mais on peut dire que c’est le livret qui les a remplacés. Combien d’œuvres modernes dont il est devenu l’accessoire indispensable ! Combien de fois on ne retrouve que péniblement dans le tableau ce qu’on a vu clairement dans le livret ! Combien de fois le livret est lui-même plus intéressant à lire que le tableau à regarder ! Ce contraste entre les prétentions du peintre métaphysicien et l’impuissance de la peinture est porté à un si haut degré chez Cornélius, qu’on est tenté de lui crier, chaque fois qu’on rencontre ses œuvres : « Prenez donc une plume et jetez là vos pinceaux ! »

Le réalisme a, vis-à-vis du genre symbolique, le mérite d’avoir ramené la peinture vers des objets qu’elle est du moins capable de présenter d’une manière claire et complète ; mais d’un autre côté il offre encore avec lui plus d’un caractère commun. Le réalisme, quand il est brutal, quand il ne s’attache qu’à la simple reproduction des faits, et a pour règle, non la beauté, mais l’exactitude, quand il se renferme en un mot dans les limites d’une copie, n’est pas plus de l’art que le symbolisme ; il n’est à l’égard de la peinture que ce que l’histoire est à la poésie. Ce n’est pas cependant que nous voulions le proscrire d’une manière absolue. Malgré nos préférences pour l’idéalisme, nous devons reconnaître que la représentation du vrai est quelquefois utile et même agréable. Aristote fait observer avec raison que toute imitation de quelque objet que ce soit cause déjà du plaisir en tant qu’imitation, et parce qu’elle excite notre imagination à s’exercer sur la chose représentée ; mais ce charme n’est que celui que l’on rencontre aussi dans la méditation de l’histoire, quand notre pensée se reporte vers les événemens racontés. L’élément esthétique est là à son minimum, et nous n’avons en pareil cas que l’art à son plus bas degré. Au-dessus du réalisme se placent déjà tous ces peintres qui, en prenant encore la nature, la vie réelle ou l’histoire pour base, savent ne choisir que les matériaux les plus propres à nous charmer, ou qui, tout en reproduisant des événemens et des paysages, ou en offrant des portraits, élaborent les élémens de leur représentation de manière à leur prêter plus de beauté, de pittoresque ou de grandeur qu’ils n’en ont dans la réalité. Cette combinaison de l’agréable et du vrai comporte une multitude de degrés. Ce réalisme plus ou moins mitigé est aujourd’hui très répandu en Allemagne, et, pour peu que le côté esthétique y prenne plus d’importance, on peut s’attendre à en voir sortir quelque jour un idéalisme nouveau.

L’idéalisme, c’est l’art lui-même dans toute sa pureté et son indépendance ; c’est ce système dans lequel l’artiste, affranchi de toute préoccupation étrangère à l’art, recherche avant tout la beauté et les autres qualités esthétiques. Il peut encore emprunter des matériaux à l’histoire, quelquefois même, comme l’a fait Kaulbach, au symbolisme ; mais c’est le goût, et non l’exactitude ou l’esprit philosophique, qui le dirige dans le choix et la distribution des élémens qu’il demande à ces diverses sources. C’est ainsi que dans les toiles de Raphaël la religion n’a plus que l’importance d’un prétexte : ce que le génie de l’artiste a voulu avant tout, c’est inspirer ce sentiment de beauté qui naît, dans la peinture, de la perfection du dessin, de l’élégance des formes, de la disposition relative des personnages, de la richesse et de l’harmonie des couleurs, de l’expression des gestes et des figures. Il n’est pas nécessaire, pour que telle de ses saintes familles nous transporte d’admiration, de penser précisément que cette femme est Marie, que cet homme est Joseph, et que cet enfant est Jésus : on voit un père, une mère et un enfant groupés d’une manière charmante, et cela suffit. De même les écoles flamande et hollandaise, arrivées à leur plus haut degré de développement, n’ont plus d’autre but que de procurer, sinon le sentiment du beau, du moins celui du pittoresque. Enfin l’école allemande, réalisant sa perfection dans Albert Durer, s’est efforcée d’éveiller surtout le sentiment du sublime. C’est à ce même sentiment que se sont adressés dans notre siècle l’idéalisme religieux d’Overbeck et l’idéalisme romantique des premiers peintres de Düsseldorf et particulièrement de Lessing. Quant à l’idéalisme de Kaulbach, il se rapproche plutôt, par ses tendances classiques, de celui des Italiens.

Des deux tendances qui règnent aujourd’hui en Allemagne, est-ce le réalisme qui est destiné à triompher ? Cette victoire serait le signe d’un grand affaiblissement du goût. Nous ne croyons pas heureusement qu’elle soit à craindre, et nous sommes même persuadé que dans le réalisme actuel, qui est loin d’exclure tout élément esthétique, on pourrait déjà trouver le germe d’une transformation prochaine. Nous croyons aussi qu’à toutes les époques le réalisme doit se conserver au moins dans une certaine mesure, et rester le partage des imaginations ordinaires et des talens de second ordre. De tout temps il y a eu des peintres qui ne faisaient que copier. L’idéalisme, dans sa forme la plus élevée, suppose des qualités supérieures et toujours rares : il est facile sans doute de devenir idéaliste par imitation, et c’est ce qui est souvent arrivé dans les écoles classiques ; mais, pour l’être avec indépendance et originalité, il faut une puissance d’imagination dont les natures d’élite peuvent seules être douées. N’oublions pas d’ailleurs que notre siècle n’est pas une époque de pure contemplation : nous vivons dans une période de transition et d’effort, d’amélioration économique et de transformation sociale, et il ne faut pas trop se plaindre de voir l’activité contemporaine s’absorber en grande partie, en vue d’un progrès nécessaire, dans les préoccupations positives et pratiques. Tout ce qu’on peut demander, c’est que le goût ne perde pas entièrement ses droits, et que, si le temps n’est pas encore venu pour lui de régner seul dans les arts, il y reprenne du moins la grande place qui lui convient.


LEON DUMONT.


  1. « Nuit magique, éclairée par la lune, et qui captives l’ame, monde plein de contes merveilleux, renaissez dans votre ancienne splendeur. »
  2. Nous citerons, parmi les tableaux de Piloty, l’Astrologue Seni devant le cadavre de Wallenstein, qui se trouve à la Nouvelle-Pinacothèque ; Wallenstein marchant vers Egra, où il doit être assassiné, toile qui n’est pas encore achevée ; le Triomphe de Germanicus, — la Promenade de Néron après l’incendie de Rome. Son Galilée en prison offre un effet de lumière remarquable : un rayon de soleil pénétrant par une lucarne élevée tombe sur le plancher, d’où il est réfléchi sur la figure du captif.
  3. Les Derniers momens de Charles Ier, — Milton, etc.
  4. La Prise de Calais, etc.
  5. La Consultation de médecins, etc.
  6. Scènes de la Jobsiade.
  7. L’Atelier de peinture, l’Ouverture du Testament, etc.
  8. Une Jeune fille faisant à son père l’aveu d’une faute, etc.
  9. La Génération de la vapeur : — Qui veut acheter les dieux d’amour ? etc.
  10. École normale d’administration à Munich.