La Peine de mort (Simon)/Préface/I

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 7-14).
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I


Auray, que nous appelons une ville en Bretagne, ne serait qu’un hameau si on la transportait dans les environs de Paris. Elle a de trois à quatre mille habitants. Elle baigne le pied de ses vieilles murailles dans une petite rivière dont les eaux se confondent un peu plus loin avec celles de la mer. Une grande rue mal pavée et bordée de maisons en bois et en terre commence au pont, et grimpe par une côte escarpée jusqu’à une place oblongue, sur laquelle s’élève la mairie, bâtiment assez maussade et presque moderne, car il ne remonte pas au delà de la première moitié du xviie siècle. Quelques ruelles étroites partent de cette artère principale, et vont se perdre dans la campagne. Les architectes qui les ont bâties ne connaissaient pas les règles de la symétrie, ce qui n’est pas un très-grand malheur. Chaque maison s’en va capricieusement sans se soucier de sa voisine, avançant, reculant, montrant son pignon ou sa façade, selon les accidents du terrain et les limites des propriétés. Le rez-de-chaussée est le plus souvent en pierres de taille ; mais le premier étage, qui se prolonge en saillie sur la rue, se compose de vieilles poutres à peine équarries, peintes d’un rouge sombre, et servant de supports à des barasseaux de paille et de torchis. Des fenêtres irrégulières, garnies de carreaux larges comme la main, des niches avec des statues de plâtre grossièrement enluminées, de naïves enseignes grinçant sur une verge de fer, de longs toits en ardoises surmontés d’une calotte de plomb ou de quelque animal fantastique en fer-blanc, donnent à l’ensemble l’aspect d’une ville du moyen âge qui serait restée sous cloche pendant trois ou quatre siècles. Les habitants ne font rien pour détruire cette illusion. Les paysans qu’on rencontre dans les rues les jours de marché portent de lourds sabots de bois blanc, des guêtres brunes montant jusqu’aux genoux, des culottes courtes à mille plis, une ceinture de cuir, un habit brun ou bleu à larges basques et un chapeau plat dont les immenses bords laissent à peine apercevoir dans l’ombre leurs traits accentués et quelque peu sauvages. Jeunes et vieux ne parlent entre eux que bas-breton, le français étant considéré comme une langue savante à l’usage des messieurs qui ont été à Vannes. Les marchands étalent les objets de leur commerce jusque dans le milieu de la rue : une pile de drap sur une table, un baril de lard, une montagne de savon rouge et noir, de la mélasse, des chandelles, confondus dans un pêle-mêle des plus pittoresques, servent d’appeaux pour affriander les chalands. Si vous entrez dans la boutique, espèce d’antre qui ne reçoit de jour que par la porte, et où l’on arrive en descendant quatre ou cinq marches de pierre, la maîtresse du logis vous vendra sur la même table un quarteron de beurre et deux aunes de ruban : la spécialité n’a pas encore pénétré dans la bonne ville d’Auray. On y compte par livres, sous et deniers à la mode du vieux temps ; il n’y a de centimes que pour le percepteur. J’y achetai étourdiment, en 1833, un almanach qui se trouva être de l’année du sacre de Charles X. Je voulus plus tard en faire l’observation au vendeur ; mais il me répondit avec beaucoup de sang-froid que j’y trouverais toujours les foires, les marchés et les pardons. Des almanachs de cette nouveauté, avec quelques alphabets, des Eucologes et force livres de prières en bas-breton, formaient à cette époque l’assortiment de l’unique libraire de la ville. C’est pourtant là que je me suis procuré un livre, presque introuvable aujourd’hui, le Supplément à l’histoire de France, publié par le P. Loriquet en 1816.

Auray est un petit port et fait un commerce de cabotage assez actif avec Vannes, Lorient et Belle-Île. Quelques maisons se sont bâties successivement tout le long du quai, de manière à former une ville basse assez peu considérée des gens de la ville haute, mais plus active et plus au courant des affaires de ce monde. Entre les deux villes se dresse encore menaçante une cuirasse de pierre, tout armée de ses tours et de ses créneaux, derrière laquelle s’est abrité Duguesclin. Ce reste de la puissance de nos ducs a une solidité et une grandeur qui contrastent fortement avec les chétives maisons qui se pressent alentour comme un timide troupeau. Le temps n’a pas eu de prise sur ces larges pierres, d’un grain rouge et puissant, qui défieraient les efforts de l’artillerie. Sur le haut des tours, à la place des toits en pointe dont il ne reste plus de vestiges, d’honnêtes Alrésiens ont bâti de petites maisons toutes blanches, aux joyeux contrevents verts. Ils y ont ménagé des jardinets, où s’élèvent des berceaux couverts de sureaux et d’aubépines. Ces frêles plantes couronnent les créneaux, s’échappent par les portes béantes et à demi ruinées, et pendillent sur les sombres flancs du géant de granit. C’est le soir qu’il fait bon remonter la mer jusqu’à l’embouchure de la petite rivière qui porte le même nom que la ville. Tout est silencieux comme en rase campagne ; les grands pans de muraille se détachent crûment sur le ciel, entourés d’un inextricable fouillis de petites maisons, d’arbres verts et de clochers pointus. Les chasse-marée, immobiles, projettent sur l’eau leurs ombres noires, et l’on entend les mille ruisseaux de la rivière bruire doucement sur les galets de la grève en se déchargeant dans le golfe.