La Peine de mort (Simon)/Le récit/VII

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 111-124).
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VII


Je ne me charge pas d’expliquer comment il se fait que ces deux longues audiences n’ont laissé dans mon esprit qu’un souvenir tout à fait confus, tandis que je me rappelle dans leurs moindres détails tous les autres incidents de cette triste histoire. Fermement convaincu qu’un acquittement était impossible, et préférant pour mes amis l’échafaud aux galères, j’assistais là comme au commencement d’un long supplice, et non comme à un procès. Les pauvres garçons étaient pâlis et maigris par les soucis et la captivité. Ils entrèrent pourtant avec assez de fermeté ; mais quand ils virent à deux pas de leur banc ces deux femmes et ce vieux père, leur courage les abandonna. Jean-Louis put tendre la main à sa femme, qui la couvrit de larmes et de baisers ; ensuite il se retourna vers le tribunal, et je vis bien qu’aucun d’eux ne voulait plus regarder de notre côté.

Je ne prêtai nulle attention à la lecture de l’acte d’accusation, qui ne pouvait contenir que des faits malheureusement trop connus ; mais M. Jourdan me dit à l’oreille qu’il était rédigé avec une habileté funeste, et que les dispositions du jury n’étaient pas bonnes. Je m’aperçus, en effet, que pendant la lecture de cette pièce, qui était fort longue, les impressions de l’auditoire devenaient de plus en plus hostiles. Il n’y avait là que des habitants de la ville, pour lesquels un chouan était un ennemi, et qui, n’entendant parler depuis plus d’un an que de vols à main armée, d’assassinats, d’incendies, de bandes parcourant la campagne, étaient animés du désir de mettre fin à ces désordres par une répression sévère. Le mouvement de pitié excité par la famille des accusés à son entrée dans la salle fut bien vite oublié quand on entendit les émouvants détails de la mort de M. Brossard. Le procureur du roi s’était fait un devoir de raconter tout ce qui pouvait être à l’honneur de la victime ; c’était évidemment un honnête homme, généreux, loyal, et qui pouvait justement passer pour le bienfaiteur de sa commune. En dénonçant les réfractaires, il n’avait fait que remplir le devoir strict de sa place. N’était-ce pas aussi le devoir d’un bon citoyen que de combattre une rébellion si funeste au pays, et qui, sous couleur de politique, n’était en réalité qu’un brigandage ? M. Brossard avait poussé la modération jusqu’à ses dernières limites, puisqu’il avait laissé aux coupables un délai pour sortir du pays. Ce n’était pas seulement de la modération ; c’était de la faiblesse. Cependant, ils étaient allés le surprendre dans son sommeil ; ils l’avaient pour ainsi dire haché en morceaux, car l’acte d’accusation comptait les plaies, et cet acharnement des meurtriers faisait frémir. On se rappelait avec horreur ce couteau planté dans la poitrine du mort avec une proclamation, et on se demandait où s’arrêterait la témérité des assassins.

L’interrogatoire fut écouté avec une malveillance manifeste. Jean-Louis, l’aîné, qui répondit le premier, déclara nettement qu’il n’avait pas pris part à l’assassinat, qu’il s’était même efforcé de l’empêcher, mais qu’on l’avait solidement tenu, lui et ses frères, dans un coin de la chambre, pendant que le crime se consommait. Le président remontra combien ces allégations étaient invraisemblables. « Pourquoi, s’ils étaient opposés à l’assassinat, avaient-ils accompagné les assassins ? — On les y avait forcés. — Dans quel but ? — Impossible de le dire. — Mais quand on va faire un mauvais coup, on ne mène pas avec soi des gens tout exprès pour servir plus tard de témoins. — À cela l’accusé ne répondait pas. — Vous êtes tous les trois vigoureux ; Brossard était d’une force extraordinaire. Si vous aviez lutté, vous auriez au moins servi à donner l’alarme. Un assassinat est impossible au milieu d’un bourg, même par une bande, en présence de trois hommes déterminés. » Point de réponse. Quand ce fut le tour du jeune frère, et qu’on lui demanda pourquoi, au lieu de rejoindre son régiment, il s’était jeté dans la bande des réfractaires, il se troubla et ne répondit pas.

« Est-ce votre père qui vous a donné ce conseil ?

— J’ai fait comme les autres, répondit-il ; mais pour l’assassinat, ni moi ni mes frères n’y avons trempé ; nous nous serions fait tuer pour l’empêcher.

— Taisez-vous, dit impérieusement le président, au moins pas d’hypocrisie. »

On fit entendre plusieurs témoins pour démontrer que les frères Nayl étaient depuis huit jours avec les réfractaires du canton de Saint-Jean-Brévelay ; qu’ils avaient accompagné la bande à Kerdroguen, et soupé chez le meunier, et qu’enfin ils étaient entrés avec les autres dans la maison du maire.

Ces dépositions, qui portaient sur des faits connus et avoués, n’offraient aucun intérêt. Les voisins attestèrent qu’ils n’avaient rien entendu, ce qui prouvait qu’il n’y avait pas eu de lutte. De la maison située en face de celle de M. Brossard, on avait vu de la lumière dans sa chambre, et l’ombre de plusieurs personnes ; mais on n’y avait pas pris garde, parce qu’il était naturel qu’il conférât cette nuit-là avec les soldats et les gendarmes. Une déposition terrible fut celle du médecin. Il dit que, selon toutes les probabilités, Brossard avait été fortement saisi aux quatre membres, et qu’on l’avait ainsi assassiné sans qu’il pût essayer de se défendre. Il avait reçu dix-huit coups de couteau, dont les plaies étaient horribles. Les assassins s’étaient acharnés sur son cadavre, car il avait dû mourir après les premiers coups. Ces détails produisirent un tel effet, que l’audience ayant été levée en ce moment, après une journée fatigante, le président crut devoir prendre des mesures pour empêcher l’escorte des prisonniers de traverser les groupes. L’agitation durait encore le lendemain dans la salle, et l’on se répétait tout haut les détails de la déposition du médecin avant l’entrée de la cour. Il n’y avait plus à entendre que les témoins à décharge et les plaidoiries. M. Jourdan avait passé plusieurs heures avec les accusés après l’audience de la veille, et l’énergie de leurs protestations avait fini par triompher de ses doutes ; mais il me dit avec accablement, que toutes les convictions étaient faites, et qu’il fallait accoutumer la famille à l’idée d’un recours en grâce. Le principal témoin à décharge était le vénérable curé de Saint-Allouestre, vieillard de soixante-seize ans, qui émut un instant l’auditoire par la chaleur de ses protestations.

« Les croyez-vous capables d’une méchante action ? disait M. Jourdan ; capables d’un assassinat ? »

Mais quand le témoin avait répondu à ces questions, le procureur du roi lui demandait quelles étaient les opinions de la famille. Le père des accusés n’était-il pas ce même Nayl qui, en 1802, avec Sapinaud et l’abbé Moisan, avait réussi à jeter sur la côte de Saint-Gildas dix mille fusils envoyés par les Anglais ? N’avait-il pas gardé pendant trente ans, pendue dans sa maison, à côté de son crucifix, l’épée d’un capitaine de volontaires qu’il avait tué de sa propre main ? Un tel homme, après avoir poussé ses fils à se faire réfractaires, ne pouvait-il pas leur avoir soufflé l’idée de l’assassinat ? Le curé lui-même n’avait-il aucun reproche à se faire ? Depuis la révolution, on ne chantait plus le Domine salvum à la paroisse de Saint-Allouestre. Pas un des jeunes conscrits des deux dernières années n’avait rejoint son régiment. L’évêque lui en avait écrit. Et qu’avait-il répondu à son supérieur ecclésiastique, à son père spirituel ? « Je ne puis condamner une conduite que j’aurais tenue si j’étais à leur âge. Je ne puis conseiller de prêter un serment que je ne prêterais pas, si on me le demandait. » La pièce était au dossier. Le curé avait poussé l’aveuglement jusqu’à prêcher l’insurrection en termes à peine couverts. N’avait-il pas, un dimanche, après le prône, récité tout haut, sur les marches de l’autel, un Pater et un Ave Maria pour nos braves jeunes-gens ? Personne ne s’y était trompé… »

M. Jourdan voulut intervenir ; mais le procureur du roi prit le témoin à partie, et lui parla sévèrement de ses devoirs et de la responsabilité qu’il encourait. Les débats étaient terminés. Avant d’en prononcer la clôture, le président s’adressa aux trois frères, et leur rappela qu’aucun témoin n’avait appuyé la supposition invraisemblable sur laquelle était fondée leur défense :

« Je vous répète, ajouta-t-il, ce qui a été dit dans l’instruction : s’il est vrai que vous soyez les victimes des assassins et non leurs complices, ils sont vos plus cruels ennemis, et vous ne leur devez aucun ménagement. Il vous est facile de mettre la justice sur leurs traces. Ce sont vos seuls témoins à décharge, il ne peut y en avoir d’autres. Votre obstination à ne pas les dénoncer sera relevée contre vous comme une preuve que vous n’attendez rien de leur témoignage. Jean-Louis, dit-il en s’adressant à l’aîné des frères, vous avez une jeune femme que vous aimez… Je vous indique le seul moyen de vous sauver… »

Marion s’était levée convulsivement en entendant prononcer son nom. Son mari se leva aussi. Sa figure devint rouge, puis toute pâle. Il ouvrit la bouche, comme s’il allait parler ; mais il resta muet. Ses deux frères s’étaient levés à demi en se tournant vers lui. Il regarda Marion, qui avait l’air d’une morte ; mais elle dit à demi-voix, de manière à être entendue jusqu’aux siéges de la cour :

« Plutôt mourir ! »

Son mari se retourna vers la cour, et dit d’une voix assurée :

« Je n’ai rien à dire ; je suis innocent ! »

Les plaidoiries ne pouvaient être longues. La délibération du jury ne dura que quelques instants ; et la cour ne tarda pas à rapporter un arrêt portant trois condamnations à la peine de mort. Je m’étais épuisé en vains efforts pour emmener les parents. Le président lui-même les avait fait conjurer de se retirer ; mais ils restèrent jusqu’au bout. À les voir à ce dernier moment, on aurait dit que leur raison était égarée.