La Peine de mort (Simon)/Le récit/IV

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 87-94).
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IV


M. Brossard demeurait au centre du bourg. Il habitait une petite maison neuve, qui n’avait qu’un seul étage et deux fenêtres de champ sur la façade. Le rez-de-chaussée contenait deux pièces ; d’un côté la cuisine, de l’autre une salle à manger ; l’escalier était entre les deux. La chambre du maire était au-dessus de la salle à manger ; une grande salle attenante servait de réserve et ne renfermait que deux ou trois grandes armoires. Au-dessus, dans une mansarde unique, couchait une vieille paysanne entièrement sourde, qui faisait le ménage, et quelquefois un peu de cuisine quand M. Brossard ne dînait pas à l’auberge du Cheval blanc. La porte principale donnant sur la rue n’était jamais fermée qu’au loquet. Une sonnette placée à l’intérieur, et que la porte faisait mouvoir en s’ouvrant, suffisait à la sécurité de M. Brossard, dans un pays où l’on assassine quelquefois, mais où on ne vole presque jamais. Il y avait sur une planche, à l’entrée de l’allée, une lanterne et des allumettes qui servaient au maire quand il rentrait chez lui à la nuit close. L’adjoint, qui connaissait les habitudes de la maison, fit stationner les soldats devant la porte, entra avec les trois sous-officiers, alluma la lanterne, monta l’escalier, et vint heurter contre la porte du maire. En ce moment, le brigadier de gendarmerie l’arrêta brusquement par le bras.

« Vous marchez dans l’eau, » lui dit-il.

L’adjoint regarda et vit une mare à ses pieds. Il baissa vivement la lanterne et poussa un cri. Ses trois compagnons s’étaient penchés en même temps que lui, et tous trois contemplaient cette mare avec horreur.

Le brigadier se releva le premier.

« C’est du sang, dit-il ; il y a eu ici un malheur ! »

Ils entrèrent précipitamment dans la chambre du maire.

Ils sentirent une odeur âcre qui les saisit, mais rien ne paraissait dérangé. Les meubles étaient à leur place ; les rideaux blancs tombaient des deux côtés du lit sur lequel le maire était étendu. Ils s’avancèrent vers lui, et virent que les draps étaient tachés de sang ; mais on les avait relevés soigneusement sur le cadavre. L’adjoint le toucha ; il était déjà refroidi. Quand il souleva le drap pour porter la main sur le cœur, les trois sous-officiers poussèrent une exclamation d’effroi. La proclamation menaçante des chouans était plantée avec un couteau sur la poitrine de la victime.

Le maréchal-des-logis, qui avait été chargé de plus d’une instruction, se mit alors à examiner l’état des lieux. Il fut au secrétaire ; la clef était à la serrure, il l’ouvrit : tout était en ordre ; l’argent était dans le tiroir. Une commode contenant du linge et d’autres effets n’avait pas été touchée. Une table de bois noirci, qui servait de bureau, était dans l’état où M. Brossard l’avait laissée. Les plumes, l’encrier, les crayons, le papier blanc, tout était rangé avec symétrie comme il l’avait laissé la veille. Le plancher était couvert de boue et de sang ; il était évident que plus de quinze personnes étaient entrées et qu’elles venaient de marcher dans des chemins humides. On remarqua même des traces de terre glaise comme il y en avait sur la route de Kerdroguen. L’empreinte des souliers ferrés et des sabots était encore visible sur cette poussière humide, où la crosse des fusils avait aussi laissé sa trace. Le maréchal-des-logis regarda sous le lit, souleva un tapis de pied, secoua les rideaux sans trouver aucun indice qui pût faire reconnaître les coupables. Ce ne fut qu’au moment de sortir de la chambre que l’adjoint aperçut derrière une chaise un chapeau qu’il ne reconnut pas pour avoir appartenu au maire ; il le prit, et quand on en eut approché la lanterne, on put voir ces mots écrits à l’intérieur, selon la mode des écoliers : Jean-Pierre Nayl, élève du collége de Vannes, rue des Chanoines, no 17.

Pendant qu’on se livrait à ces perquisitions, les gendarmes et les soldats battaient les chemins de tous côtés. Les esprits furent divisés le lendemain pendant la foire. Quelques-uns approuvaient les meurtriers ; le plus grand nombre les blâmait ; les légitimistes surtout exprimaient avec vivacité leur indignation ; cependant personne ne bougea pour aider les recherches des gendarmes. Jean Brien, qu’on regardait comme le chef de l’expédition, ne put être arrêté ; mais on mit la main sur Jean-Pierre Nayl et ses deux frères. Il fut prouvé qu’il était parti avec eux pour se réunir à la bande de Bignan quatre jours avant l’attentat. On les arrêta dans une hutte de charbonniers, à une portée de fusil de Saint-Allouestre. Ils ne firent aucune résistance et se laissèrent conduire à la prison de Vannes. Tout le monde les connaissait dans la rue du Mené, et tout le monde les plaignait quand ils y passèrent en plein jour, attachés tous les trois avec une corde. La veuve Guillemin, chez laquelle ils logeaient, eut le courage d’aller les embrasser au milieu de la rue, et de leur dire qu’elle ne doutait pas de leur innocence. On apprit à Vannes, quelques jours après, que le dimanche qui avait précédé l’assassinat, le vieux père Nayl, étant au jeu de boule, avait dit devant tout le monde, que si un maire dénonçait les réfractaires, il faudrait lui faire son affaire, que ce serait bien fait, et qu’il espérait bien, si ses fils étaient dénoncés, qu’ils auraient le temps de se venger avant d’être pris.